Le Grand Refus d’Herbert Marcuse (1/3)

Gérard Mendel
mercredi 15 mars 2017
par  LieuxCommuns

Chapitre éponyme du livre de Gérard Mendel, La crise des génération. Étude sociopsychanalytique, Payot, 1969, pp. 83-116

Les quelques réserves de notre part quant à certains points développés ici ont été succintement évoquées dans l’introduction du pécédent texte de G. Mendel mis en ligne.


Préambule

« Les communistes croient avoir découvert la voie de la délivrance du mal. D’après eux, l’homme est uniquement bon, ne veut que le bien de son prochain ; mais l’institution de la propriété privée a vicié sa nature. (...) En ce qui concerne son postulat psychologique, je me crois toutefois autorisé à y reconnaître une illusion sans consistance aucune. (...) Il faut, en tout cas, prévoir ceci : quelque voie qu’elle choisisse, le trait indestructible de la nature humaine l’y suivra toujours. »

Freud, Malaise dans la civilisation, pp. 37-38

« Il est vrai que ceux qui préfèrent les contes de fées font la sourde oreille quand on leur parle de la tendance native de l’homme à la ’’méchanceté’’, à l’agression, à la destruction, et donc aussi à la cruauté. Dieu n’a-t-il pas fait l’homme à l’image de sa propre perfection ? »

Freud, op.cit. p.42

La libération, la liberté pour Herbert Marcuse, comme nous avions commencé à la montrer au début de la première partie de cet Essai en utilisant sa thèse comme « révélateur » des ambiguïtés et des contradictions de la pensée sociologique de Freud, consiste à libérer ce qui a été refoulé afin d’obtenir « une satisfaction instinctuelle primaire » et le règne absolu du principe de plaisir.

Nous allons montrer que le fantasme marcusien – son œuvre apparaît en effet comme l’expression d’un désir, d’un fantasme – est une tentative pour nier la réalité du conflit œdipien dans ses deux volets maternel et paternel, pour faire « commé si » ce conflit n’existait plus. Nous le montrerons suivant quatre rubriques qui seront l’étude :

  • de la sous-estimation théorique par Marcuse du conflit œdipien ;
  • de la valorisation par lui des perversions en tant que machine de guerre contre la monogamie patriarcale ;
  • de la nostalgie chez lui d’un retour en amère vers les imagos maternelles « bonnes » et, en deçà, vers le stade anobjectal du Moi-Tout, nostalgie s’exprimant soit directement, soit au travers des mythes de Narcisse et d’Orphée ;
  • de la condamnation par lui de la sublimation, processus lié à une identification à des images paternelles.

En un mot le Grand Refus marcusien est un refus de tout le père, et un refus de toute la mère à l’exception de l’imago archaïque « bonne ».

1 – Une sous-estimation théorique du conflit œdipien

« (...) le conflit œdipien, bien qu’il soit la source primaire et le modèle de tous les conflits névrotiques, n’est certainement pas la cause centrale du malaise dans la civilisation, et n’est pas l’obstacle central à sa guérison : le complexe d’Œdipe « passe », même sous le règne d’un principe de réalité répressif [1]. »

Rappelons simplement que pour Freud tout dépassement du conflit œdipien implique la formation d’une instance répressive, le Surmoi.
Rappelons encore que, toujours pour Freud, le malaise dans la civilisation est dû au fait que les frustrations instinctuelle entraînent une agressivité qui se tourne contre la société, vécue inconsciemment comme incarnant précisément le Surmoi-héritier du conflit œdipien. Le sujet se sent inconsciemment coupable de cette agressivité, et le malaise ressenti est l’expression consciente de cette culpabilité inconsciente. C’est donc à partir du modèle fourni par le conflit œdipien individuel que se met en forme le rapport individu-société.
Tout dépassement du conflit impliquant la formation du Surmoi, pour abolir le pouvoir du Surmoi sur le plan individuel et collectif, comme le souhaite Marcuse, implique nécessairement une position en deçà du conflit œdipien avec le père, en deçà des identifications paternelles, et non au delà.
Mais, d’une part un « en deçà » total de l’Œdipe est impossible, tout homme vivant inéluctablement ce conflit et selon l’actif ou le passif accumulé dans les phases antérieures le dépasse, ou régresse devant lui en entraînant dans cette régression des éléments œdipiens qui vont s’amalgamer aux éléments pré-œdipiens. Rien, après, ne sera plus exactement pareil. D’autre part, l’ « en-deçà » de l’Œdipe n’implique nullement la liberté mais la présence d’instances archaïques, en particulier maternelles, bien davantage répressives et mortifères que le Surmoi post-œdipien puisqu’elles sont constituées avant tout par l’imago de la Mère « mauvaise ».

2 – Valorisation par Marcuse des perversions en tant que machine de guerre contre la monogamie patriarcale.
Marcuse et Reich

Le point de départ est une erreur théorique de Marcuse quant au concept de perversion :

Pour Marcuse :

« L’organisation de la sexualité reflète les traits fondamentaux da principe de rendement (...) le processus unificateur [des instincts partiels] est répressif (...) » [2].

Or, ce n’est pas une interdiction venue du père qui assure la primauté de la génitalité c’est, bien au contraire, une interdiction vécue comme venant du père qui dans certains cas empêche la primauté de la génitalité : « tu n’auras pas le droit de faire ce que, moi le père, je fais avec ta mère. »

L’idéal sexuel de Marcuse – et en ceci il s’oppose au Willhem Reich de la Révolution sexuelle — est l’épanouissement à l’âge adulte de la sexualité prégénitale, des pulsions partielles.

« La régression impliquée dans un tel développement se manifesterait d’abord par une activation de tontes les zones érotiques et donc par la renaissance de la sexualité polymorphe prégénitale, et par le déchu de la suprématie génitale. Tout le corps deviendrait un objet d’investissement, une chose pour jouir, un instrument de plaisir. Cette transformation (...) conduirait à la désintégration des institutions dans lesquelles les relations interpersonnelles ont été organisées et particulièrement de la famille monogamique patriarcale » [3]

Ce qui est prôné explicitement :

« La réactivation de désirs et d’attitudes préhistoriques et enfantines » [4]

La position de Wilhelm Reich apparaît comme bien davantage solide, qui considère que l’interdiction d’une sexualité libre chez le jeune enfant est la condition nécessaire du maintien d’un type de société autoritaire. Elle est le préalable à l’acceptation de la frustration sexuelle adulte, frustration affaiblissant le Moi de manière décisive et le poussant à reproduire compulsivement la famille patriarcale de son enfance et à se soumettre aux divers Pères sociaux autoritaires détenteurs d’une autorité. Reich s’oppose à la formulation de Freud selon laquelle :

« la sexualité, si elle se manifestait d’une façon trop précoce, romprait toutes les barrières et emporterait tous les résultats si péniblement acquis par la culture. » [5]

Elle n’emporterait, selon Reich, que la forme d’organisation autoritaire de la société, la maturation sexuelle aboutissant normalement à la génitalité et à l’autonomie caractérielle.
La persistance d’une sexualité « partielle » , perverse, lui apparaît, au contraire de Marcuse, comme pathologique, nuisible pour la société et liée à des conflits infantiles irrésolus qui devront, dans une société libre, être soignés :

« La punition d’actes comme la séduction d’enfants par les adultes ne sera pas abolie tant que la structure psychique d’un grand nombre d’adultes contiendra l’impulsion à séduire les enfants. Dans cette mesure, les conditions postérieures à la révolution pourraient sembler identiques à celles de la société autoritaire. La différence, très importante, serait cependant qu’une société non autoritaire ne mettrait aucun obstacle à la satisfaction des besoins naturels. Elle ne se contenterait pas, par exemple, de ne pas interdire une relation amoureuse entre deux adolescents ; elle lui donnerait pleine protection.elle ne se contenterait pas, par exemple, de ne pas interdire la masturbation infantile : elle traiterait sévèrement tout adulte qui empêcherait l’enfant de développer sa sexualité naturelle » [6]

Mais Reich distingue bien, en clinicien averti qu’il fut, sexualité génitale et pulsions partielles - sexualité prégénitale :

« Une seule et même manifestation peut être naturelle dans une situation et à un moment donné, asociale et non naturelle dans une autre situation et à un autre moment. Par exemple : si un enfant d’un an ou deux mouille son lit ou joue avec ses matière fécales, il s’agit d’une phase normale du développement prégénital. A ce moment, punir l’enfant pour ces impulsions est une action qui mérite elle-même la punition la plus sévère. Si, cependant, le même individu, à l’âge de 14 ans, accomplit ces mêmes actions, cela serait une impulsion secondaire, asociale et pathologique ; l’individu ne devrait pas être puni, mais hospitalisé. Mais, dans une société libre, cela ne suffirait pas, la tâche la plus importante serait plutôt de changer l’éducation en sorte que ces impulsions pathologiques ne se développent pas du tout. » [7]

Reich, étant donnée l’importance fondamentale de cette distinction, prend un autre exemple :

« Si un garçon de 15 ans entreprenait une relation amoureuse avec une fille de 13 ans, une société libre non seulement n’interviendrait pas, mais encouragerait et protégerait cette relation. Si cependant le garçon de 15 ans tentait de séduire des petites filles de 3 ans ou tentait d’obliger une fille de son âge à entrer en relations sexuelles, cela serait considéré comme antisocial. Cela indiquerait que l’impulsion saine du garçon à établir une relation sexuelle normale avec une fille de son âge a été inhibée. » [8]

Ces considérations, pour Reich, ne sont valables que pour la période de transition entre société autoritaire et société libre. En effet, pour lui, une fois corrigées les conséquences pathologiques de l’éducation en société autoritaire, il n’existera plus aucun problème les hommes auront recouvré leur santé et leur bonté naturelles.

Comment conçoit-il en effet le lien entre société et psychisme ?

« Le but de l’éducation, dès son origine, est d’élever les enfants en rue du mariage et de ta famille (...). En effet, par attention excessive accordée aux fonctions alimentaires et excrétoires, l’enfant se trouve fixé aux stades érotiques prégénitaux, tandis que l’activité génitale est fermement inhibée (interdiction de la masturbation). Fixation prégénitale et inhibition prégénitale opèrent un déplacement de l’intérêt sexuel dans le sens du sadisme. » [9]

« Il faut prêter attention à deux faits essentiels pour l’issue de cette expérience infantile. D’abord, il ne se produirait aucun refoulement si le garçon, quoique subissant l’interdiction de l’inceste, était cependant autorisé à pratiquer l’onanisme et le jeu génital avec les filles de son âge » [10]

Sinon :

« L’enfant ne peut échapper à la fixation sexuelle [sur la mère] et autoritaire [sujétion à l’autorité du père] à l’égard des parents (...). Et précisément parce que cette fixation autoritaire est essentiellement inconsciente, elle n’est plus accessible aux résolutions conscientes. » [11]

Dès lors

« A l’inhibition sexuelle résultant directement de la fixation aux parents viennent s’ajouter les sentiments de culpabilité qui dérivent de l’énormité de la haine accumulée au cours d’années de vie familiale (...). Si cette haine reste consciente, elle peut devenir un puissant facteur révolutionnaire individuel (...). Si au contraire cette haine e est refoulée, elle donne naissance aux attitudes inverses de la fidélité aveugle et d’obéissance infantile. »

A cet endroit, Reich met l’accent sur un point très important :

« Mais la même situation familiale peut aussi produire l’individu « névrotiquement révolutionnaire », spécimen fréquent chez les intellectuels bourgeois. Les sentiments de culpabilité liés aux sentiments révolutionnaires en font un militant peu sûr dans un mouvement révolutionnaire » [12].

A partir de la séquence :

répression de la sexualité infantile → refoulement du désir incestueux → fixation inconsciente, sexuelle à la mère et sujétion craintive à l’autorité du père → haine intense inconsciente contre les parents, liée à l’inhibition sexuelle → sentiments de culpabilité → fidélité aveugle et obéissance infantile, se met en forme pour Reich le schéma de la société autoritaire fondée sur une :

« structure mentale qui est la base psychique collective de toute société autoritaire. La structure servile est un mixte d’impuissance sexuelle, de détresse, d’aspiration à un appui, à un Führer, de crainte de l’autorité, de peur de la vie et de mysticisme. Elle se caractérise par un loyalisme dévot mêlé de révolte (...). Les individus ayant cette structure (...) constituent le terrain psychologique sur lequel peuvent proliférer les tendances dictatoriales ou bureaucratiques de dirigeants démocratiquement élus.  » [13]

Pour Reich, et il peut être opposé sur ce point à Marcuse, il n’est pas question de donner droit de cité, chez l’adulte, aux pulsions partielles orales et anales, à la sexualité prégénitale, aux perversions, tous cas où il s’est opéré un « déplacement de l’intérêt sexuel dans le sens du sadisme. »

Pour Reich, et il s’oppose là à Freud — tout au moins au Freud de 1916 —, le libre-jeu précoce de la sexualité ne détruira pas la culture, mais sera au contraire hautement profitable à la civilisation. Autre point où ils s’opposent : le refoulement du désir incestueux pour la mère est, pour Reich, toxique, alors que pour Freud il est la condition de la santé psychique. C’est que pour Reich, le conflit œdipien se volatiliserait de lui-même dans certaines conditions : à savoir onanisme, jeux sexuels avec des enfants du sexe opposé, vie en communauté d’enfants :

« Un enfant qui serait élevé en communauté avec d’autres enfants, et sans subir l’influence des fixations aux parents, développerait tout autrement sa sexualité. » [14]

Pour Reich, dans ces conditions, l’identification au père qui, pour Freud, seule permet le dépassement du conflit œdipien, n’a pas lieu de s’opérer et ne remplit aucune fonction nécessaire. Très curieusement, il existe chez l’auteur de la Révolution sexuelle et de la Fonction de l’orgasme, une sous-estimation du conflit œdipien, en même temps que, par rapport au Freud d’après 1908, une importance plus grande est donnée à la question sexuelle. Reich est le seul des déviants de la psychanalyse qui n’ait pas désexualisé la théorie psychanalytique : bien au contraire c’est Freud qui sur ce point parait avoir reculé et lorsque chez lui la sexualité, à partir de 1920, prend le nom d’Éros, on ne peut pas ne pas songer aux semblables idéalisations d’un Jung et à son animus-anima.
Si l’on voulait essayer de situer Reich par rapport aux considérations anthropologiques que nous avons développées dans la seconde partie de cet Essai, on pourrait dire que pour Reich, dans la société libre de ses rêves, tout ce qui était l’objet d’étude de la Psychanalyse n’existe plus : pas de refoulé ni d’Inconscient, pas de Surmoi. Pour lui, l’homme est naturellement bon, et c’est de la société se perpétuant par l’éducation familiale que vient tout le mal. Supprimons ce mal social et nous sommes dans le domaine de la Nature, de la bonne nature dans laquelle il existe une « aptitude de l’organisme à l’autorégulation ».  [15]

« Si l’expression « nouvelle moralités » doit avoir un sens, ce ne peut être que celui de superfluité de toute réglementation morale et d’instauration d’une auto-régulation de la vie sociale. Celui qui ne meurt pas de faim, n’a pu d’impulsion au vol et n’a donc pas besoin d’une moralité qui l’empêche de voler » [16]

Nous dirions que, pour lui, l’appareil psychique décrit par la Psychanalyse et la dimension du désir sont une création de la société autoritaire. Tous les éléments de ce que nous avons dénommé « noyau anthropogène spécifiques » s’interposant « organiquement » entre le constituant biologique de l’homme (cette nature de Reich qui donne lieu à des « besoins naturels » s’auto-régulant) et le constituant culturel n’existent pas pour lui.
Dans notre perspective, nous décririons une telle position comme un essai de fuite devant les deux volets du conflit œdipien, s’appuyant sur le fantasme inconscient d’une génitalité s’exerçant avec la Mère et selon l’ordre de la Mère (la Nature) mais miraculeusement délestée de tout reliquat gênant, c’est-à-dire de l’imago de la Mère « mauvaise » et des images et imagos paternelles dans leur totalité.
On ne semble pas avoir remarqué la sorte d’admiration qui apparaît chez Reich pour l’idéologie nationale-socialiste :

« [La] vie n’est pas absolue. Si nous prenons en considération des laps de temps d’échelle cosmique, la vie est alors quelque chose qui émerge de la matière inorganique et qui y retournera. Ces considérations nous font mieux comprendre que toute autre l’extrême petitesse et l’insignifiance des illusions humaines, concernant les tâches « spirituelles, transcendantes », et la grande importance au contraire de la connexion entre la vie végétative de l’homme et le tout de la nature (...) L’idéologie nationale-socialiste possède un noyau rationnel, exprimé dans le slogan de s fidélité an sang et à la terre s, qui confère un élan exceptionnel au mouvement réactionnaire. _ La pratique nationale-socialiste, en revanche, ne cesse d’adhérer aux forces sociales qui contrarient le principe de l’action révolutionnaire, à savoir l’unification de la société, de la nature et de la technique (...). Le national-socialisme exprime par son idéologie, de façon mystique, ce qui constitue le noyau rationnel dans le mouvement révolutionnaire : l’idée d’une société sans classe et d’une vie en harmonie avec la nature. Le mouvement révolutionnaire quant à lui, quoique n’ayant pas encore la parfaite conscience de son idéologie propre, a éclairci les conditions économiques et sociales (...) d’une réalisation du bonheur dans la vie. » [17]

Dans cette sorte de quête mystique de la Totalité et de l’Absolu, explicitement opposée au Père et inévitablement opposée aux valeurs (les tâches « spirituelles, transcendantes »), le fantasme de Reich comme celui de Marcuse est construit sur la base d’une identification à l’imago archaïque de la Mère « bonne » (« connexion entre la vie végétative de l’homme et le tout de la nature »), d’une dénégation de l’agressivité humaine fondamentale et d’une annulation du Père. Cette position — quels que soient les apports très importants de Reich dans le domaine qui nous intéresse [18] — nous apparaît comme dangereuse. Elle ne diffère du fascisme ou du nazisme que parce que, point malgré tout essentiel, le fantasme inconscient de ces deux mouvements est construit sur la base de l’identification à la Mère archaïque « mauvaise ».
Sur un plan clinique – et non plus sociopolitique — l’attitude de Reich nous parait moins dangereuse que celle de Marcuse, dans la mesure où il sait reconnaître tout le potentiel destructif et agressif des pulsions prégénitales chez l’adulte, et où il décrit un stade transitoire de « rééducation sexuelle ».

Si nous venons ainsi de laisser la parole à Wilhem Reich, c’est afin de bien montrer qu’aucun psychanalyste praticien, fût-il aussi fortement porté par ses aspirations qu’un Wilhem Reich, n’aurait commis l’erreur qui a été celle de Marcuse, à savoir de ne pas tenir compte du fait qu’aux stades prégénitaux correspondant aux pulsions partielles, qu’il s’agisse du stade oral (sadisme oral) ou du stade anal (sadisme ana, où se remet en forme le sadisme oral avec l’appoint capital de l’agressivité anale), correspond l’agressivité la plus intense, al plus destructrice. Il convient de ne pas oublier que la théorie psychanalytique, dans ses secteurs acceptés par l’ensemble des analystes, s’appuie sur la clinique quotidienne de la cure qu’elle a charge de formuler. L’exemple de Marcuse confirmerait, s’il en était besoin, qu’un théoricien de la Psychanalyse ne peut se passer de l’enseignement et des correctifs apportés par la clinique. D’autre part, l’existence même de l’Inconscient est littéralement incroyable, puisque la fonction des mécanismes de défense est précisément d’empêcher l’Inconscient de faire objet d’une prise de connaissance. Sans la confirmation insistante apportée chaque jour par la cure, le pur théoricien risquera très vite de donner à l’Inconscient la place d’un concept comme les autres, puis, comme Marcuse dans son œuvre postérieure à Eros et Civilisation, plus de place du tout. Alors que la dimension de l’Inconscient est précisément ce qui modifie tous les concepts et toutes les théories dans le domaine de la psychologie individuelle et collective.

Marcuse n’est d’ailleurs pas sans soupçonner le danger de sa position quant à la prégénitalité et aux pulsions partielle, puisque, à cet endroit précis de l’ouvrage, en plein panégyrique de la perversion, il éprouve la nécessité de prendre ses distances d’avec :

« Les orgies sadiques et masochistes, »

ou bien

« d’avec les activités des SS. » :

« la fonction, du sadisme, écrit-il, n’est pas la même dans une relation libidinale libre et dans les activités des S. S. » [19]

Hé si ! elle est très exactement la même, puisque l’activité d’un S. S. est sous-tendue par une sexualité ayant régressé du stade phallique au stade sadique-anal, d’une sexualité intriquée, donc, avec une agressivité de nature sadique [20]. Et il s’agit bien d’une relation libidinale libre, c’est-à-dire s’exerçant sans retenue, puisqu’elle se trouve d’accord avec un Moi lui-même infantile et pervers. Si cet accord n’existait pas, si le Moi s’opposait à la régression sexuelle, il y aurait conflit, refoulement, névrose — et non perversion. Nous reparlerons plus loin du danger qu’implique cette prise de position à propos de ce que nous nommerons le « pari marcusien ».

Un mot encore sur le danger pratique de cet encouragement théorique aux perversions donné* par Marcuse aux jeunes gens. Donné par naïveté et ignorance pourrait-on penser, plutôt que pour d’autres motifs, Marcuse apparaissant, aux dires de ceux qui le connaissent ou l’ont connu, comme le meilleur des hommes. Mais c’est précisément le travail du psychanalyste que de ne pas être dupe des apparences et de savoir reconnaître le sadisme inconscient qui peut se camoufler sous la générosité et l’oblativité les plus manifestes...
Car, même si l’on n’est pas aussi catégorique que Freud qui pensait que :

« en réalité, les pervers sont plutôt de pauvres diables qui expient très durement la satisfaction qu’ils ont tant de peine à se procurer » [21]

La clinique quotidienne, et la simple observation de ce qui se passe autour de nous, sont là pour nous montrer que le corrélatif psycho-affectif de la perversion est la compulsion et la dépendance étroite à l’objet, que celui-ci soit nettement individualisé ou bien seulement fonctionnel. Aussi bien le sado-masochisme (pulsion partielle anale) que la toxicomanie (pulsion partielle orale) sont des maîtres tyranniques dont il devient très vite fort difficile, voire impossible, de se délivrer. Et il apparaît bien difficile, dans le cas de grand masochistes ou d’êtres accoutumés à des drogues majeures, de trouver son idéal humain en de tels sujets, ainsi soumis à un esclavage complet.

(.../...)

Deuxième partie disponible ici


[1E. et C., p. 178.

[2E. et C., p. 50.

[3E. et C., p. 176

[4E. et C. p. 178

[5Freud, Introd. d la Psychanalyse, p. 291

[6La Révolution sexuelle, p. 64. Souligné par Reich.

[7op. cit. p.65

[8op. cit. p.65

[9Op. cit., p. 115. On voit bien là que pour Reich, comme pour Freud et comme pour tons les psychanalystes, les fixations prégénitales sur lesquelles s’appuieront ultérieurement, en cas de régression devant le conflit œdipien, les perversions, toutes alimentées par la sexualité prégénitale, ont un caractère hautement toxique. Ce qui est à redouter chez l’adulte du point de vue des tendances agressives et antisociales, c’est la perversion et non la génitalité.

[10op. cit. p.116

[11op. cit. p.117

[12Op. cit., p. 119

[13Op. cit., p. 119 et 120

[14Op. cit., p. 117

[15Op. cit., p. 47

[16Op. cit., p. 35

[17Op. cit., p. 36-37

[18Notre attitude critique vise ce qui nous apparaît comme utopique chez Reich : l’homme naturellement bon. Son apport nous apparaît pourtant fondamental — bien davantage que celui de Marcuse qui lui doit tant sans toujours le reconnaître. Outre son aspect de clinicien de la cure (« l’Analyse du caractère »), il nous parait avoir su relier le thème de la répression sexuelle infantile et le thème de la société autoritaire. L’accent mis sur l’importance des communautés d’enfants, ce que nous appellerions aujourd’hui la « co-éducation », nous apparaît prophétique. Enfin, il existe chez lui une volonté de rassembler l’étude des phénomènes proprement psychologiques et des phénomènes socio-économiques, et, bien que pensant que l’homme est conditionné par la société, il estime que cette dernière n’agit pas directement mais au travers de cette institution médiatrice qu’est la famille.

[19E. et C.

[20C’est seulement lorsque la pulsion anale s’est intégrée dans la génitalité que la fonction du sadisme devient différente — ou plutôt que l’agressivité cesse d’être de nature sadique. Dans la perversion, à la régression sexuelle s’associent une infantilisation et une perversion du Moi, tout au moins dans des secteurs importants.

[21Intro. à la psych. p.301


Commentaires

Navigation

Articles de la rubrique

Soutenir par un don