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Mais ce n’est pas tout.
- Si le peuple est immature, s’il est comme un enfant, il faut le guider, mais aussi le surveiller pour qu’il marche droit, et au besoin, le corriger. Ce rôle est dévolu à la police politique (Tchéka) créée par Lénine et Dzerjinski dès 1918.
Lénine est fasciné par le taylorisme, cette rationalisation du travail qui consiste à faire faire aux ouvriers une seule tâche répétitive. Pour lui, ce n’est pas la tâche en soi qui est aliénante. C’est le fait qu’elle soit accomplie dans le cadre de l’exploitation capitaliste. La même tâche dans le cadre de la construction du socialisme est forcément émancipatrice. Lénine part ici du postulat que la technique est neutre, que le mode de production en lui-même n’a pas d’incidence sur l’état physique et psychique de l’ouvrier. Or, le taylorisme contient l’aspect le plus aliénant, le plus totalitaire du capitalisme moderne. C’est sur cette base managériale qu’après leur prise de pouvoir, les bolcheviks développent l’industrie soviétique. La racine du totalitarisme réside bien dans l’usine tayloriste, proprement capitaliste. Mais les bolcheviks l’étendent à une société qui n’a pas les acquis sociaux et politiques de l’Occident comme garde-fous.
Contrairement à ce que disent encore aujourd’hui les trotskystes, ce ne sont pas seulement des circonstances défavorables (guerre civile, famine) qui ont conduit à la « dégénérescence de l’Etat ouvrier ». Le parti antidémocratique, l’Etat policier, le mode de production fordiste étaient dans les cartons des bolcheviks avant leur prise de pouvoir.
Mais la pire implication du messianisme façon Lénine, c’est l’idée que la fin justifie les moyens. Les bolcheviks pensaient détenir une méthode infaillible pour parvenir à la société sans classes. Sûrs du résultat final, ils ne se sont pas demandés quelle incidence le choix des moyens utilisés pouvait avoir sur ce résultat. En d’autres termes, peu importait que ces moyens soient décents ou atroces. Seul le résultat compte. Cette conception transforme les militants en fanatiques et les opposants en vermine à éliminer. Dans la même logique, si échec il y a, cela ne saurait remettre en question l’action de dirigeants éclairés par le « materialisme scientifique ». Cela ne peut être que l’œuvre de traîtres et de saboteurs.
Nous, nous pensons au contraire que chaque choix politique, chaque méthode employée a une incidence sur la société. Lorsqu’on transforme les soviets en fantoches du Parti, qu’on fusille en masse, qu’on ouvre des camps de travail, qu’on instaure une discipline militaire dans le Parti et à l’usine, qu’on adopte un mode de production fordiste, qu’on développe une police politique, qu’on estime que la souffrance et la vie humaine sont accessoires en regard du but à atteindre, on contribue à créer une forme de société particulière. A cet égard, Staline est la continuation de ce que Lénine et Trotsky ont commencé, et non une « rupture bonapartiste » avec la « révolution ».
Les bolcheviks ont aussi repris les aspirations profondes du peuple russe (la paix avec l’Allemagne, la terre aux paysans), et les revendications du mouvement ouvrier : l’abolition de la propriété privée des moyens de production, les droits des femmes, l’alphabétisation… Mais leur contribution à la déshumanisation des individus, au développement de leurs instincts les plus brutaux ont annulé ou dénaturé tout les bienfaits que ces mesures auraient pu produire.
3. Pourquoi ce texte ?
Pourquoi faire maintenant une critique du marxisme-léninisme ? Les organisations qui l’incarnent sont moribondes. Nous avons l’air de tirer sur l’ambulance.
Ces organisations ne nous intéressent pas. Nous ne cherchons pas à convaincre leurs dirigeants (ou plutôt à les ébranler dans leur foi), et ils ne peuvent nous convaincre par leurs raisonnements fondés sur des postulats que nous estimons erronés. Nous ne cherchons pas non plus à débaucher leurs militants. Nous sommes un collectif démocratique, pas un parti. Nous cherchons à provoquer et à enrichir la réflexion d’individus pensants, pas à recruter des petits soldats.
Nous avons écrit ce texte parce que nous redoutons que, la crise s’aggravant, les gens ne se réfugient dans une forme de messianisme ou une autre. Il y a le messianisme religieux, bien sûr. Il peut aussi y avoir un repli sur soi d’extrême droite ou un écofascisme. Il faut espérer que nous serons nombreux à refuser ces formes de régression sociale. Mais que pourrons-nous leur opposer ? Quel projet de société ? A cet égard, le marxisme-léninisme ne nous apporte aucune solution. Pire, il pose problème, moins comme force politique (il a peu de chances d’accéder au pouvoir) que comme mentalité. Ses schémas de pensée ont largement essaimé dans la population, et ils ressurgissent sans cesse à travers les propos ou les raisonnements. Non pas qu’il reste beaucoup de marxistes aujourd’hui. Mais pour trois raisons :
La première est que les schémas de pensée marxistes bénéficient d’un terrain favorable. Le marxisme et le capitalisme reposent sur les mêmes postulats.
Ecoutez les informations. Vous entendrez des propos du genre : « les enfants qui naissent aujourd’hui auront une espérance de vie de cent ans » ou « bonne nouvelle : les ventes de voitures repartent à la hausse ». Ce genre de propos dénote d’une certaine conception, celle d’un monde aux ressources illimitées, connaissant un progrès constant et tendant vers la société d’abondance. Là-dessus, capitalistes et marxistes se rejoignent. Ils ne divergent que sur la façon dont les richesses doivent être réparties.
Les média, les politiciens, continuent à relayer cette conception scientiste qui a régné quasiment sans partage jusqu’au milieu du XXe siècle. Le hic, c’est qu’aujourd’hui, la totalité des études scientifiques font le constat d’un monde fini, aux ressources limitées. L’épuisement des sols risque de causer des famines. L’augmentation de la consommation accélère l’épuisement des énergies fossiles. De manière générale, La biosphère se transforme à grande vitesse : nous la rendons de plus en plus difficilement habitable. C’est une société de manque qui se profile, avec une récession économique, une espérance de vie plus courte, etc.
On assiste ainsi à la coexistence de deux conceptions contradictoires et inconciliables. D’un côté, le productivisme à court terme, qui ne remet en question ni la sacro-sainte croissance du PIB ni la mentalité consumériste. Et de l’autre, une recherche de solutions durables, qui pose la question d’un changement profond des mentalités vers plus de sobriété. Dans ce nouveau paradigme, marxisme et libéralisme économique ne s’opposent plus. Ils sont du même côté, celui des idéologies fondées sur la croyance devenue délirante d’un monde aux ressources illimitées. C’est ainsi, par exemple, que face aux cris d’alarme des écologistes, l’ingénieur des Mines et le syndicaliste CGT se retrouvent au coude à coude dans la défense de la filière nucléaire. Admirable illustration du fantastique dégagement de sottise que peut générer la fusion entre productivisme, scientisme, délire de puissance et vision à court terme. Faut-il pour autant s’en remettre aux écologistes ? Voire. Nous verrons cela un peu plus bas.
La deuxième raison, c’est le rôle que continuent de jouer les diverses organisations et groupuscules marxistes-léninistes dans les mouvements sociaux. A l’échelle de la société, ils n’ont qu’une capacité politique réduite. Mais à l’échelle des mouvements sociaux contemporains, peu puissants, leur influence reste considérable.
Ca a été le cas, par exemple, lors du Mouvement des Places en Grèce de mai-août 2011. Malgré les différences dogmatiques qui les opposent en temps normal,, les divers vestiges du marxisme (staliniens, maoïstes, trotskystes, sociaux-démocrates à la Mélenchon, etc.) se sont tous unis pour tenter de contrôler le mouvement et de le purger de tout élément radical et démocratique. Ils s’en sont tenus au cadre étriqué de leur agenda : invocation naïve d’un retour au keynésianisme, réduction de l’horizon politique de tout mouvement à l’ « élection d’un gouvernement de gauche », étatisme, etc. Ils sont les premiers à essayer de noyauter et de chapeauter tout mouvement social qui exprime des tendances démocratiques et autonomes, tout mouvement, en d’autres termes, qui n’émane pas d’eux.
Quelle légitimité ont-ils à agir ainsi ? Aucune. Leur supposé « savoir suprême », leur conception de la Science et du Progrès retarde d’au moins un demi-siècle. Et quel rôle pourront-ils jouer lorsque – comme c’est à prévoir – les oligarchies imposeront de plus en plus ouvertement l’austérité ? Au lieu de prendre acte de la fin de la société d’abondance et de proposer une société égalitaire basé sur plus de frugalité, ils conforteront les populations dans l’illusion que la société d’abondance est toujours possible. Ils entretiennent déjà cette illusion en scandant « résistance ! ». Bref, ils tromperont leur monde. Ils empêcheront tout changement salutaire de mentalité. Ils joueront le rôle idéologique, réactionnaire et contre-révolutionnaire qu’ils prêtent volontiers à leurs détracteurs.
La troisième raison, enfin, c’est que la mentalité marxiste-léniniste ne cesse de s’incarner dans de nouvelles figures tout en reprenant les mêmes vieux tropes. Jusque dans les années 1960, les partis et groupuscules des IIIe et IVe Internationales dominaient l’espace politique, avec l’ouvrier comme figure de l’opprimé et du révolutionnaire. Dans les années 1960, le gauchisme fut une tentative de sortir de ces schémas, sans parvenir à rompre avec ses postulats. Par exemple, le mouvement libertaire de Mai 68 est vite retombé dans ces ornières, notamment à travers les courants de décolonisation (« comités Vietnam ») : ici, l’ouvrier censé sauver le monde fut remplacé par le paysan du tiers-monde, et le capitalisme comme mécanisme d’oppression, par l’Occidental, alors souvent réduits à la figure auto-flagellatrice du « sale Blanc ». Quelques années plus tard, cette idéologie tiers-mondiste se dépouille de toute prétention théorique et devient la posture humanitaire, avec pour figure le boat-people (1977). Ce fatras devient, dans les années 1980 la sanctification de l’immigré, devenu la figure même de l’opprimé discriminé venant régénérer les sociétés occidentales colonialistes, capitalistes et racistes. La décennie suivante idolâtre la figure du sans-papiers. Cette évolution se déroule dans des petits milieux de plus en plus déconnectés de la réalité vécue par les peuples, mais qui irradient une part importante de la société française (et occidentale), en accompagnant la régression sociale et politique. On aboutit aujourd’hui à un divorce total entre cette mentalité messianique et le vécu des gens. Le terrain est ainsi abandonné aux populistes de tout poil – les Le Pen, les Mélenchon – qui prétendent parler de la « vraie vie des gens », mais qui le font de façon tout aussi délirante et démagogique.
Derrière ce mouvement général, il y a l’idée simpliste d’une division du monde en Bien et Mal. C’est une régression totale, même d’un point de vue théologique. Les opprimés sont devenus pures victimes, et les oppresseurs, des gens ordinaires culpabilisés d’être blancs, hommes, jeunes ou vieux, bénéficiant de droits, etc.
L’étape ultime de ce processus, c’est l’écologie. Dans cette idéologie qui monte, ce n’est plus l’ouvrier ou l’immigré qui est l’incarnation du salut, mais la Nature et les Génération Futures. Et le Mal n’est plus simplement le riche ou l’Occidental, mais l’être humain tout court. Il y a même un lien direct entre cette conception et Marx, si l’on va chercher dans ses premiers écrits les fortes tendances primitivistes.
A terme, l’écologie, comme toute autre idéologie, peut servir de base théorique au totalitarisme. Tant que nous nous en remettrons à l’idée qu’un jour, ce sera la Fin de l’Histoire et que nous pourrons poser nos valises, il y aura danger. Nous devons rester perpétuellement vigilants.
Nous dénonçons la mentalité marxiste-léniniste, mais nous sommes au moins autant consternés face au cynisme et au chacun-pour-soi qui imprègnent les comportements ordinaires actuels. Ceux qui ont connu le Front populaire, la Résistance et l’après-guerre ont vécu des temps difficiles, mais au moins, dans l’adversité, ils se serraient les coudes. Ils discutaient, ils s’engueulaient parfois, mais sur un fond de solidarité, d’affection, de convivialité, d’idées généreuses et d’altruisme. A la « grande époque » du PCF (du Parti, comme on disait), les quartiers populaires étaient tenus, les militants éloignaient les jeunes de l’alcool et de la drogue. Les affinités politiques contribuaient à un lien social qui n’existe plus aujourd’hui. Mais ceux qui seraient tentés de regarder ce passé avec nostalgie ne doivent pas oublier le revers de la médaille : les railleries ou les visages durs lorsqu’on n’était pas « dans la ligne » (et la ligne pouvait changer brusquement au gré du vent qui soufflait de Moscou), les intimidations, le conformisme étriqué et moraliste des Thorez, Vermeersch et Duclos, la chasse aux homosexuels, le cassage des gueules dissidentes à coups de manche de pioche. Il y avait les couleuvres du grand frère soviétique qu’il fallait avaler. Et surtout, il y avait l’appréhension d’être exclu du Parti, d’être mis au ban de cet entre-soi qui s’étendait parfois à des villes entières. Dans le monde glacé d’aujourd’hui, de vieux communistes et des jeunes désemparés éprouvent le besoin de se tenir chaud. Cela, nous le comprenons tout à fait. Mais cela ne doit se faire ni au prix de l’oubli des horreurs passées, ni à celui de l’abandon de tout esprit critique.
Aujourd’hui, la notion de classe ouvrière est devenue étrangère aux travailleurs eux-mêmes. Ils se conforment au consumérisme ambiant. Mais le consumérisme n’est pas la seule explication à la disparition de la classe ouvrière comme force politique. Le fait que depuis un siècle, des courants politiques parlent, massacrent et asservissent en son nom n’y est pas étranger non plus.
Le Parti s’est effondré avec la fin des illusions sur le paradis soviétique. « Communiste » n’a jamais été le nom d’une société libre et égalitaire. Ca n’a été que le nom de régimes ignobles. Quelques révolutions ont abouti à de réels progrès sociaux, mais aucune n’a réussi à établir durablement un système de liberté et d’égalité.
On peut réinventer une société libre, égalitaire et fraternelle, mais il faut partir de la réalité actuelle, pas de celle de Marx. Sur ce point, nous n’avons pas le sentiment de rompre avec sa démarche : lui-même essayait de réinventer une société libre, égalitaire et fraternelle. Il partait de la réalité du XIXe siècle, qui n’était déjà plus celle de la Révolution française où ces notions avaient été érigées en principes.
Collectif Lieux Communs, Février – juin 2012
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