Sofia : On pourrait commencer la discussion par ce que vous avez pensé du texte proposé. Ce texte se veut une synthèse des discussions avec des arabes membres ou sympathisants du collectif « Lieux Communs » ; il a été écrit sous l’influence des lectures des textes de ce même collectif, notamment “La Confusion occidentale”, mais aussi ceux de Guy Fargette, par exemple “La motivation actuelle du stalino-gauchisme et des “bien-pensants””. Mais il faut dire aussi que l’évolution de la situation géopolitique des pays arabes a une influence certaine sur l’ambiance de la ville de banlieue où je vis et sur mon quartier (Cité HLM de Seine-Saint Denis) ce qui m’a incitée à écrire ce texte que j’avais en tête depuis un moment. Je suis partie du constat qu’il y avait certains avis critiques sur la montée de l’islamisme chez les immigrés originaires du Maghreb, mais rien de collectif et de déterminé. Le texte a été posté par un inconnu sur un forum algérien ; ceci a donné lieu à quelques réactions de sympathie, mais surtout du blabla défensif, illustration assez flagrante des postures hystériques ou de résignation de nombreux Maghrébins. L’annonce du rétablissement de la charia en Libye et de l’autorisation de la polygamie totale m’a frappée, tout comme le résultat des élections en Tunisie ou en Egypte. Mais si on pouvait s’attendre à une offensive islamiste dans ces pays, j’ai été très intriguée surtout par le vote des Tunisiens de France, favorable aux islamistes dans les mêmes proportions que celui des Tunisiens de Tunisie.
Philippe : Y a-t-il eu beaucoup d’abstentions ?
Sofia : Le même taux qu’en Tunisie, et les mêmes pourcentages de votants pour les différents partis. 300-400 laïcs ont manifesté après les élections pour protester en Tunisie contre la montée de l’islamisme, en France, zéro. Il n’y a eu aucune réaction, même pas un billet d’humeur. Ce qui me gêne, c’est l’attitude ambiguë des Arabes, même dans le privé, envers l’islamisme. En plus, je mesure jour après jour l’extension de l’islamisme dans mon quartier. Dans la communauté noire, qui était jusqu’à récemment peu atteinte par l’islamisme, on voit aujourd’hui des gamines voilées. Des attitudes changent également dans le quotidien des habitants de banlieue… Il m’est, par exemple, aujourd’hui impossible d’acheter de la bière dans la superette de mon quartier, sans être regardée, toisée voire interpellée. J’ai des voisines marocaines qui ont tout oublié de la culture arabe très ancrée du don et du contre-don, mais qui affichent une intolérance grandissante envers celles qui, comme moi, vivent avec une personne d’« apparence non-musulmane » et n’affichent aucune appartenance religieuse. Il y a un véritable repli identitaire et religieux. Avec l’affaire Merah, la litanie anti-amalgamiste m’a passablement énervée : Ceux qui protestent contre les amalgames ne prennent jamais position sur les problèmes réels que pose la radicalisation de l’islamisation des populations immigrés.
Chantal : C’est un peu logique qu’un pratiquant ne renie pas sa religion, même s’il peut indiquer à l’occasion sa distance à l’égard de tel ou tel acte.
Sofia : Je connais des gens d’origine musulmane qui ont une pratique plutôt athée, mais on ne les entend pas. Je n’insiste pas sur la question bon islam/mauvais islam, car c’est une fuite de la question de l’évacuation de l’islam − et non des musulmans évidemment − du point de vue d’un projet de démocratie directe. Aujourd’hui on ne peut condamner l’islamisme sans se répandre en précautions oratoires valorisant l’islam et ses nombreux apports… Nos soucis de démocratie directe n’ont rien à voir a priori avec l’islam, pas plus qu’avec une autre religion.
Larry : On a souvent parlé de la panne de l’ascenseur social, frappant spécialement les immigrés. Le phénomène des ghettos est dû au fait que l’immigration a continué, notamment par le regroupement familial, et non pas parce que les anciens arrivés n’arrivaient pas à s’intégrer. J’observe en plus un renouvellement ethnique dans certains quartiers que je connais : il y a beaucoup plus d’Africains noirs et de Sri-lankais. Même chez les Maghrébins, il y a des nouveaux qui continuent d’arriver. Or les gens qui ont vécu une partie de leur vie en Afrique du Nord en sont marqués, et c’est normal. Que les gens qui arrivent à vingt ans gardent leurs coutumes d’origine, j’aurais envie de dire que ce n’est pas important ; mais lorsqu’il s’agit de gens qui sont nés et ont grandi en France, qu’ils se vivent étrangers dans ce pays, c’est un autre problème. Peux-tu nous en dire quelque chose ?
Sofia : Je mets les deux dans le même sac. Il y a des gens qui sont là depuis les années 1970 et qui régressent. Le père d’une de mes amies, qui est algérien et harki, s’est volontairement installé en cité depuis vingt ans, a fait un retour spectaculaire à la religion. Alors qu’il parlait très bien français, son niveau régresse. Même chose pour une femme de service de mon école qui a fui la guerre civile en Algérie dans les années 1990 : son mari, depuis trois-quatre ans, devient islamiste, et elle tend à minimiser la chose. Il y a une uniformisation de l’identité musulmane, où la date d’arrivée ne semble plus significative.
Helen : Même chose pour les enfants nés en France ?
Sofia : J’ai une amie qui est complètement dépassée par le discours religieux de ses enfants nés ici.
D.S.J. : Gilles Kepel fait la même observation à propos du regroupement familial. Quand les femmes sont arrivées, beaucoup ne parlaient pas français et importaient leurs habitudes de là-bas. C’est là que les Frères musulmans ont essayé d’imposer le voile, mais ça n’a pas marché. Aujourd’hui, ils réessaient à travers le « halal ». Mais c’est quelque chose qui, jusqu’à un certain point, me semble favorisé par les gouvernements en place. Le modèle que Sarkozy a instauré est celui de communautés régies par leurs propres responsables religieux, comme sous l’Empire ottoman. Ennahda a le modèle de l’AKP turque en tête. Pour ce qui est du texte, ce qui le rend important c’est qu’il est issu d’arabes. Parce que moi aussi je peux dire du mal de l’islam, je peux aussi en dire du bien : ça n’a aucune importance. Il y a une culture musulmane dont il faut prendre ce qu’il y a de bon et rejeter le reste.
Christian : Abdelwahab Meddeb a osé prendre des positions athées. Qu’est-ce qu’on entend par « islam » ? Selon la définition qu’on va en donner, on va être dans le respect ou dans le rejet. Tu ne veux pas confondre culture et communauté et ça me semble important.
Sofia : Chaque fois qu’on veut émettre une critique de l’islam, on est obligé d’en faire des pages. C’est vrai que je n’ai pas présenté les aspects positifs de l’islam, j’ai choisi une position de rupture. Moi, je parle de l’islam qui se pratique en bas de chez moi, où je ne vois pas l’ombre de ce qui a pu briller dans cette religion. Meddeb n’a jamais affirmé être athée, si sa critique érudite de l’islamisme est brillante et sans concession, elle n’aboutit en rien à une rupture avec la religion.
Chantal : Tu as aussi un point de vue de militante.
Pierre-Do : J’ai pu constater le phénomène dont tu parles dans différentes situations où je me suis trouvé, et j’ai donné ce texte à lire à différentes personnes. D’anciennes élèves à moi qui étaient assez ouvertes sont à présent voilées. La question que j’ai envie de leur soumettre est : qu’est-ce qu’il y a d’universel qui nous rapproche ? Il s’agit de voir comment on peut critiquer notre monde à partir de nos points communs. Or aujourd’hui, c’est devenu très difficile d’avoir ce genre de discussions. Les adultes aussi ont perdu l’habitude de critiquer. Le lendemain de l’affaire Merah, des élèves qui étaient allés à Auschwitz ont fait une affiche avec une étoile jaune marquée Auschwitz, et ça a provoqué un tollé : « Les Juifs, c’est nous aujourd’hui. » Après il y a eu une discussion. Mais il y a quelques années il y avait beaucoup plus de discussions et de conflits. Spatialement, il y a des transformations importantes. A Rosny-sous-Bois, où il y a deux grosses communautés juive et musulmane, il y avait des débats ; aujourd’hui il n’y a plus de juifs séfarades au lycée, ils sont partis, donc plus de débats. C’est une régression épouvantable.
Daniel : On parle sans cesse de l’islam, de la civilisation islamique. On impute à la religion des productions culturelles qui sont le fruit de toute une société. C’est comme si on imputait Galilée au christianisme. Je me demande ce qu’il y a derrière quand on parle d’islam. J’ai enseigné dans un pays d’Afrique noire juste après l’indépendance et les élèves se sont mis tout à coup à se revendiquer musulmans. C’était une réaction de colonisés. Est-ce que le mouvement actuel de réislamisation ne cache pas un phénomène à interroger ? Un contenu social ? Est-ce uniquement de la religion ?
D.S.J. : Admettons trente secondes qu’il en soit ainsi. Est-ce que ça change quelque chose à la critique de l’attitude victimaire que fait Sofia ? L’islam a été un frein au développement scientifique du monde arabe. Les dirigeants turcs qui faisaient le siège de Vienne croyaient encore que la terre était plate. La découverte de l’Amérique a été capitale en Occident, parce qu’on y a découvert des peuples non répertoriés dans la Bible.
Eduardo : On a tendance à voir les cultures comme un seul bloc. L’essence de la modernité, c’est la critique de la religion, qui a déterminé des tas de choses. Au sein de la culture catholique, il y a eu la critique la plus virulente de l’exploitation des Amérindiens. Dans le fondamentalisme, il y a l’identité d’un groupe conquérant. Le monde islamique connaît une misère plus grande qu’en Occident. Mais il n’y a pas d’autonomie sans critique de l’idée de Dieu. On constate une adhésion identitaire.
Daniel : Le développement capitaliste s’est plutôt appuyé sur la réforme protestante.
Eduardo : Avant, la société chrétienne était dichotomique : il y avait l’ici-bas, la chose publique, et l’au-delà, le royaume de Dieu. La modernité a introduit la différenciation.
Henri S. : Dans l’évolution que tu décris, Sofia, quelle est la part du sentiment d’exclusion sociale, surtout chez les jeunes ? Les immigrés maghrébins d’autrefois adoptaient une attitude de soumission, la discrimination leur paraissait « normale ». La génération suivante, elle, se rebelle contre cette attitude, elle remet en cause la discrimination.
Sofia : 15 % des habitants de France vivent au-dessous du seuil de pauvreté, et les catégories les mieux représentées parmi eux sont les mères célibataires, les femmes âgées et les jeunes. Mais est-ce pire chez les immigrés de banlieue que chez les jeunes ruraux ? Je n’en suis pas sûre.
Quentin : D’abord, sur la question du bon et du mauvais islam, c’est LA question piégée par excellence : on peut toujours nous demander si l’on connaît Ibn Khaldoun, les Mu’tazilites, ect. Comme s’il fallait être érudit, on est toujours renvoyé à des détails, ou à une exégèse sans fin. La seule manière de couper court, il me semble, c’est de poser à celui qui s’en réclame la question « Quelle société tu veux ? ». Ce n’est qu’à partir de là qu’on peut ensuite interpréter politiquement l’histoire des civilisations. Ensuite, si on dit que la religiosité, l’intégrisme, le terrorisme naissent de la misère et de la discrimination, la seule véritable conclusion est que l’Etat doit aider ces gens. Je crois que ce qui nous réunit, c’est ce vieux principe que « l’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes ». La question n’est donc pas de plaindre les gens mais de se demander qu’est-ce qui les empêche de s’émanciper par eux-mêmes pour sortir de ces situations ? Il y a un travail à faire à la base sur nos cultures, comme cela a été fait dans le passé.
Henri S. : Je parlais plutôt de discrimination dans la vie quotidienne, qui se traduit par exemple par une plus grande difficulté à trouver du travail. Les anciens acceptaient cet état de fait.
Heloisa : Sofia, tu écris que les immigrés sont majoritairement issus des classes moyennes. Cela m’a surprise. En 1971, j’ai travaillé avec des immigrés (50 % maghrébins, 50 % portugais) et je ne comprenais pas pourquoi ces Maghrébins d’origine très modeste, alors qu’ils avaient obtenu leur indépendance, venaient volontairement travailler chez colonisateur. Les Portugais évoluaient, mais les Maghrébins non. Tu as l’air de dire que les gens avaient quitté leur pays parce qu’ils se méfiaient des gouvernements arabes.
Sofia : Si on les compare avec les réfugiés espagnols, les Maghrébins, à la fin des années 1970, début 1980, avaient un minimum de moyens de se payer un billet d’avion, de laisser le père tout seul à la ferme. L’exemple le plus frappant est l’arrivée des « Lampédusiens » : leur premier geste après le soulèvement tunisien de décembre-janvier, c’est de quitter la Tunisie et de venir en France ! Ce n’étaient pas des gens qui crevaient de faim. Les gauchistes français les ont présentés comme les acteurs de la révolution : c’est délirant. On peut même se demander s’il n’y avait pas parmi eux des indicateurs ou des personnages qui avaient intérêt à partir parce que ça sentait mauvais pour eux, désormais.
Daniel : Cela recoupe tout à fait ce que racontait Galbraith sur les Indiens qui quittaient leur pays. Ce ne sont pas les plus pauvres qui partent.
Philippe : Sur la question de la pauvreté ou pas des gens qui émigrent, il faudrait distinguer entre l’émigration subsaharienne et l’émigration maghrébine. La plus grande immigration se passe à l’intérieur de l’Afrique. Ce n’est pas la magie de l’Eldorado européen qui joue.
Daniel : Oui, mais il y a aussi des gens qui quittent leur pays parce qu’ils en ont marre, marre de cette société étouffante, dominée par les patriarches locaux, et ce n’est pas du tout un reproche que je leur fais.
Quentin : L’immigration intra-africaine est une étape pour rallier l’Occident. Entre l’Afrique noire et l’Europe, il y a le Maghreb, où le sort des clandestins est sans commune mesure avec leur situation en France.
Henri D. : En quoi c’est différent des immigrations d’autrefois, au XIXe siècle ? Je pense notamment aux Européens partis aux États-Unis.
Christian : Sofia a parlé de musulmans qui étaient dans les faits athées. La culture « musulmane athée » était un vecteur d’émancipation. Ce qui me semble régressif aujourd’hui, c’est le retour aux pratiques traditionnelles. Dans les années 1970, les femmes arabes pouvaient revendiquer des choix.
Sofia : En Tunisie ou en Égypte, il y a des gens courageux qui protestent encore contre la religion et l’espace qu’elle gagne dans les institutions et les esprits, et les immigrés ici ne les aident pas du tout, au contraire.
Helen : Y a-t-il une liaison entre ces gens courageux là-bas et des gens d’ici ?
Sofia : Je n’en ai pas vu.
Pierre : Quand il s’agit de manifester pour la Palestine, pas de problème. Mais pour la Syrie, rien. Bizarre, non ? Lorsque l’oppresseur est lui-même arabe, on se tait.
Marc : On oublie les Berbères dans l’affaire. A Ménilmontant, cela fourmille d’associations berbères (Algérie, Maroc, Tunisie) ; il y a plusieurs patrons de bar berbères qui rejettent l’identité arabo-musulmane et qui jouent un rôle actif dans le quartier… Je connais des Berbères qui rejettent l’islam au point de changer leurs prénoms musulmans contre des prénoms berbères.
Pierre : Est-ce une ouverture ou du communautarisme ?
Marc : Ce n’est pas du communautarisme. Ils ne cherchent absolument pas à faire des troquets kabyles. Ce rejet de la religion musulmane et de l’arabo-islamisme peut aller jusqu’à la jonction avec des thèses libertaires. Un certain nombre de ces camarades se retrouvent à la FA, à SUD ou à la CNT. Ils organisent des débats, avec les altermondialistes notamment et ils ont lancé des enquêtes sur la religion.
Quentin : Sur la question de l’islam aussi ? Parce qu’effectivement, il y a des maghrébins qui sortent totalement de leurs références culturelles, mais l’enjeu est ici de les critiquer de l’intérieur, et pas simplement de s’acculturer en passant de l’autre côté.
Marc : Ces associations berbéristes ont établi des liens suivis avec, par exemple, le festival de Douarnenez, qui ouvre chaque année des questionnements sociaux et culturels rejoignant la thématique de l’autonomie.
Quentin : Nous avons cherché des textes qui abordent ces questions, nous n’avons strictement rien trouvé. Quant aux libertaires, si tu parles par exemple de Mohamed du Monde Libertaire, ses articles sur la Tunisie sont convenables, mais nulle part ne sont abordées les questions soulevées ici.
Marc : Justement, Mohamed s’est associé avec un autre collaborateur du Monde libertaire (qui signe, je crois, Nestor Potkine) pour une enquête à long terme sur l’athéisme et le rejet de l’islam en terres musulmanes. Cette enquête passe par un questionnaire et des contacts individuels. Elle donnera un jour lieu à publication. Mustapha Khayati, qui est tunisien, avait mené des recherches historiques allant dans le même sens (en relation avec Vaneigem, qui écrivait alors sur La Résistance au christianisme) il y a une trentaine d’années.
Gianni : Je voudrais revenir aux questions abordées dans ce texte très riche, mais qui méritent d’être creusées. Les motivations de l’immigration : elles sont souvent les mêmes que celles de l’immigration italienne des années 1920-1930, ou plus récemment de l’immigration des pays de l’Europe de l’Est. Dans toutes les émigrations, notamment les émigrations économiques, ce qui les attire est l’espoir d’une vie meilleure, face à une situation invivable. Toutes les immigrations posent le problème de la relation à la société d’accueil. Les Italiens du début du siècle ont été montrés du doigt, avec des arguments assez semblables. Or, on n’a plus affaire à une société en pleine expansion, comme autrefois, mais à une société crispée et en crise, où l’Etat utilise les immigrés comme repoussoir, ce qui explique pas mal d’outrances des immigrés (notamment quand ils sont jeunes et de la deuxième génération). Plus que le malaise de l’identité arabe, c’est le problème de l’identité tout court qui se pose.
Daniel : Oui, mais ce que raconte le texte de Sofia, c’est la régression.
Gianni : C’est le renouveau d’une mentalité traditionaliste dans les pays d’origine. Tu parles de la réaction de l’Arabe moyen : est-elle si différente de celle du Français moyen ? Pour ce qui est du comportement électoral, le mythe des racines joue souvent un rôle important : les Italiens d’Amérique latine par exemple votent généralement plus à droite que les Italiens d’Italie. On aimerait qu’au foyer ce soit comme on se souvenait que c’était au pays (image mythique). Les pays du Maghreb sont restés 30-40 ans sous la dictature, il est compréhensible qu’il y ait un retour de bâton. Quand le bouchon saute, cela fait ressortir tout ce que ces sociétés contiennent et qui a été refoulé ou réprimé. On ne peut pas considérer que ces sociétés ont donné tout ce qu’elles pouvaient à la suite des soulèvements lors du « printemps arabe ». Enfin, sur la question du peuple ici qui aurait profité de la colonisation du peuple là-bas, je pense qu’il faudrait réintroduire la notion de classe sociale. Quels sont les groupes sociaux qui se sont enrichis ici et là-bas du néocolonialisme ?
Quentin : C’est un peu un tir de barrage, mais je ne comprends pas trop contre quoi.
Georges : Sofia a parlé de régression, chose qu’on n’a pas vue dans les immigrations précédentes.
Philippe : A Aubervilliers où j’ai vécu, à la fin des années 1970, on ne parlait jamais des religions. Le tournant semble avoir été la révolution iranienne. Une amie, revenue à Oran en 1980, m’a raconté qu’elle avait retrouvé des amies à elles qui portaient le voile. Il y a aussi le non-dit, qui rend difficile de critiquer l’islam. A mon avis, ce sont des relents de tiers-mondisme.
Larry : Georges rappelle qu’il n’y a pas eu de régression dans les immigrations précédentes. Je crois que le fait que ces deux pôles, le monde proche-oriental et l’Europe, se perçoivent comme différents, c’est une très vieille histoire. Est-elle illusoire ? Il y a sûrement quelques grands traits qui distinguent ces civilisations, mais certains comme Emmanuel Todd pensent qu’on va vers un rapprochement et non pas vers une différenciation plus forte, grâce à l’alphabétisation et à la baisse de la natalité, surtout en Iran. Mais Todd se garde bien de nous dire sur quelle période il prévoit ce rapprochement. C’est toujours intéressant de voir quels aspects se retrouvent dans toutes les immigrations et quels aspects sont spécifiques à l’immigration nord-africaine. C’est très salutaire que des gens qui ont vécu l’expérience de l’intérieur fassent la critique de leur groupe. C’est un réflexe « tribal » de refuser la critique venue de l’extérieur, comme j’ai pu le vivre dans la communauté juive aux Etats-Unis. Il y a donc un effort à faire pour dépasser le réflexe premier de défense du groupe. Que les gens qui ne sont pas à l’aise avec l’islamisme n’aient pas le courage d’exprimer leur sentiment, c’est assez normal. Par ailleurs, il y a une part non chiffrée de la population israélienne qui émigre pour échapper à un phénomène étouffant où tu es toujours obligé de choisir ton camp. Chez les musulmans, il y a la conscience d’avoir eu autrefois une civilisation florissante qui rend incompréhensible et inacceptable de se retrouver aujourd’hui en position de faiblesse face à d’autres cultures. C’est comme si le maître devait prendre des leçons chez ses anciens disciples.
Christian : La comparaison culture/communauté juive et musulmane est très utile. Il y a des tas de juifs athées, alors qu’en France il y a une sorte d’équation sociologique entre musulman et arabe. Il faudrait pouvoir parler en quelques sorte de « musulmans athées ».
Eduardo : L’immigration juive d’Europe centrale était athée.
Pierre : Il y a aussi un retour du religieux chez les Juifs.
Larry : Effectivement, j’ai des amis qui se sont retrouvés avec un fils qui priait tout le temps, et dans le XIXe arrondissement on le voit. Quand j’étais gosse, on prenait ça comme des vestiges voués à disparaître. Personne n’imaginait que cela prendrait plus tard de l’ampleur.
Gianni : Il y aussi une reprise dans le catholicisme ou les sectes chrétiennes.
Nicole : Pour revenir à la question de l’immigration, je pense qu’il faut faire la différence entre l’immigration d’aujourd’hui et l’immigration des années 1960, qui était une immigration paysanne et pauvre, et non pas de classes moyennes. Aujourd’hui, c’est sans doute différent. Autre point : ton texte assimile l’émancipation vis-à-vis de la religion aux luttes pour la liberté. Par moment tu utilises un langage presque « républicain ». Or l’athéisme de la plupart des Français d’aujourd’hui n’est pas le fruit d’une bataille, c’est un athéisme « confortable », ils ont simplement grandi dans une société déchristianisée.
Georges : Dans ce cas, c’est très récent.
Nicole : Pour la plupart, non. C’est pourquoi l’appel à ne pas oublier les luttes pour la liberté me paraît tomber à plat. Il y a actuellement des libertés qui sont en train de foutre le camp, une panoplie de lois liberticides qui se met en place au fil des ans, et qui réagit contre ça en France ? Une infime minorité. Enfin, je remarque que dans la fin de ton texte, tu pars sur d’autres réflexions : tu parles de l’islamisme comme porteur d’une approche comptable, d’opportunisme. C’est une piste à creuser : l’islamisme est peut-être plus un phénomène moderne qu’un retour de l’ancien. François Burgat, qui a étudié les sociétés proche-orientales, considère l’islamisme comme une réaction moderne aux violentes transformations subies par des sociétés longtemps figées.
Sofia : D’accord, mais je ne comprends pas pourquoi l’athéisme ne devrait pas être convoqué dans ce qui nous importe, qui est l’émancipation politique et personnelle. Les gens que je connais qui quittent l’islam évoluent malheureusement le plus souvent vers une sorte de nihilisme.
Eduardo : A une autre époque, la lutte contre la religion était fondamentale. Les jeunes qui n’ont pas vécu cette lutte n’éprouvent pas le besoin de lutter. Le problème central qui se pose, c’est pourquoi une réaction contre l’exclusion ou la discrimination prend aujourd’hui la forme d’un retour à la religion ?
Philippe : Aux États-Unis, les Black Muslims ont adopté l’islam comme religion non officielle.
D.S.J. : Il y a eu récemment une manif à New York en faveur de l’athéisme. Une femme portait une pancarte sur la quelle elle affirmait : « Je suis athée et je vis très bien sans Dieu. » Sur une autre pancarte on lisait : « Beaucoup de chrétiens et très peu de lions. » Cette dernière expression d’un humour américain qu’il serait impossible d’adopter ici, est révélatrice de l’existence aux États-Unis d’un fond de religiosité souvent agressif.
Gianni : Il ne faut pas confondre la lutte contre les religions dominantes en Occident avec la déchristianisation de fait qui a suivi la Seconde Guerre mondiale.
Claude O. : La prégnance religieuse de la France des années 1950 s’est effacée décennie après décennie. Les gens qui avaient des convictions religieuses et en faisaient état faisaient rigoler. Il y a eu des retours, des réactivations, mais le mouvement de fond a continué. La religion a reculé parce qu’elle est partie.
Christian : Pendant la guerre d’Algérie, nous sous-estimions le poids du religieux. Mohammed Harbi l’a souligné. Le FLN de France était beaucoup moins marqué par l’islam que le FLN d’Algérie. Interroger comment on mange, on boit, on fait l’amour… le holisme religieux c’est ce qui quadrille toute la journée.
Pierre-Do : Après cette période d’indifférence au fait religieux, de nouvelles religions ont fait leur apparition. Hétéronomie. Les frères musulmans organisent en banlieue des cours du soir. Et parmi ces jeunes il y en a qui ne sont pas maghrébins.
Philippe : On ne peut pas dissocier cette montée de l’islam de l’éclipse du PC en banlieue.
Quentin : Il y a cette question récurrente sur l’origine de l’intégrisme comme phénomène moderne ou pas ? Je crois qu’il y a quatre réponses possibles, qui me semblent toutes vraies. Il y a d’abord cette dimension originaire, communes à toutes les religions : c’est le livre de Meddeb « La maladie de l’Islam », qui montre bien que cette volonté de restauration est intrinsèque à l’histoire arabo-musulmane. Ensuite, il y a la frustration devant la destitution de la supériorité arabo-musulmane qui s’exprime : on ne supporte pas d’être ravalé au rang de nation parmi d’autres, dépassée par une puissance étrangère. Bien sûr, on peut aussi dire que c’est le cas des Portugais, ou même de la plupart des grandes civilisations passées... Et puis il y a bien sûr la réaction face à la modernité, l’aspect absolument insupportable qu’est la brisure qu’elle impose à l’hétéronomie et aussi son versant totalitaire qui invite à repenser, à refonder en totalité la société.
Daniel : L’aspect moderne de l’islamisme est porté par des gens instruits qui s’en servent pour instrumentaliser, il tient aussi à la formation surtout technique de ses militants (ingénieurs) : ils ont une vision instrumentale et codifiée des relations humaines, qui cadre bien avec le caractère du capitalisme contemporain. La fixation sur la charia comme mode d’emploi est typique de cette modernité.
Quentin : Et enfin, il y a l’intégrisme comme mouvement contre une modernité qui ne tient pas ses promesses, qui étaient essentiellement l’infini de la consommation, mais aussi les perspectives émancipatrices. Cela n’a plus de sens aujourd’hui de se détourner de la religion pour une société qui s’épuise et où rien ne fait plus véritablement sens : On peut quitter Dieu pour Franprix, mais si le Franprix est vide, on retourne à Dieu. On assiste à l’effondrement de la modernité, sans parler de la crise économique actuelle, et a un vide spirituel qui invite à un appel à Dieu. Pour toutes ces raisons, l’intégrisme ne me semble en rien un phénomène passager.
Sylvain : Ils mettent l’accent sur le purisme contre les mécréants, et ont en même temps des accointances avec la haute technologie. C’est une fuite en avant de lutter contre les mécréants, c’est contradictoire.
Quentin : Je pense qu’on n’est plus dans un monde de contradictions rationnelles, et c’est bien ça, la post-modernité. En pointant ces incohérences, nous appartenons à la modernité, au monde d’hier. Nous sommes des fossiles.
Helen : Sofia demande dans son texte si on peut tenir un discours face à toutes les régressions. C’est une question qui va au-delà du simple islam.
Marc : Dans un mouvement de lutte comme celui des sans-papiers, on peut être athée. La question se pose différemment dans la lutte. Ce texte est un constat.
Quentin : La question religieuse ne se pose évidemment pas dans ces luttes puisqu’ils demandent des papiers ! Par contre dès qu’ils les auront, la question pourra se poser. Mais pour s’en apercevoir, il faut quitter le court-termisme militant et côtoyer ces gens dans la durée. D’ailleurs, on peut se demander pourquoi une fois régularisés on ne les revoit que très très rarement dans ces luttes, sinon en tant que leaders charismatiques et clientélistes.
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