« Voter, c’est le principe de la démocratie » entend-on. D’accord, mais de quoi décidons-nous réellement ? Par exemple, qui a fait le choix de produire de l’électricité à partir de réacteurs nucléaires ? Qui a décrété que nous devions manger des tomates insipides quelque soit la saison ? D’où vient l’idée de mettre de l’huile de palme dans les biscuits ? Qui a choisi d’ingurgiter des antibiotiques en buvant l’eau du robinet ? Pourquoi a-t-on développé le transport routier et négligé le fret ferroviaire ? Qui a décidé qu’il faut plus de tableaux numériques et moins de professeurs à l’école ? Pourquoi sommes-nous incités à changer de machine à laver tous les six ans ? Qui décide de déclarer la guerre ?
Ces décisions, ce n’est pas la population qui les prend. Nous ne décidons ni de ce que nous respirons, buvons ou mangeons, ni de la manière dont nous nous déplaçons, ni du bois dont nous nous chauffons. La notion même de démocratie est absente de la totalité de notre existence, à commencer par un lieu aussi vital que notre lieu de travail : nous ne pouvons décider ni de ce que nous produisons, ni de la façon dont le travail s’effectue. Le simple fait de critiquer publiquement l’entreprise où nous travaillons, via les réseaux sociaux par exemple, est un motif de licenciement.
Bien sûr, nous sommes conviés une fois par an environ à voter aux diverses élections . Mais cette mascarade ne nous donne aucun pouvoir réel. Et cela, pour plusieurs raisons :
1. Aux élections, nous ne votons pas directement des lois. Nous ne faisons qu’élire un représentant, qui votera à notre place. Ce système représentatif pose plusieurs problèmes. D’abord, nous choisissons notre représentant sur son aura médiatique et sa capacité à jouer sur l’émotionnel, ce qui a peu a voir avec la conduite d’un pays. Et ensuite, pour peu qu’il ait un programme défini et cohérent, ce n’est qu’un patchwork d’idées qui tentent de rafistoler nos sociétés qui s’effondrent. Enfin, et surtout, une fois élu, il peut renier ses promesses, ce qu’il fait systématiquement. Nous n’avons aucun moyen de le révoquer avant le terme de son mandat. Nous ne pourrons alors que le remplacer par un autre, et ainsi de suite.
2. C’est donc le système représentatif lui-même qui est ici à rejeter. Même si l’on arrivait enfin à mettre au pouvoir les « bons » dirigeants, les plus « honnêtes » ou les plus « capables », cela ne changerait rien d’essentiel. Car l’élection se fait sur un programme basé sur la situation en cours au moment du vote, ce qui sous-entend que celle-ci demeurera inchangée jusqu’à la fin du mandat. Mais tel ne peut jamais être le cas, et on entend toujours les élus se justifier en évoquant des « imprévus » qui les ont « contraints » à modifier leur politique… Quels seraient donc les plus aptes à définir la politique à suivre à chaque instant, sinon les plus directement concernés, c’est-à-dire la société dans sa totalité ?
3. Les élus forment un monde à part, un monde fermé où se jouent leurs luttes d’influence et où dominent les intérêts privés. Lorsque nous voulons mettre le nez dans leurs affaires (c’est-à-dire dans nos affaires, les affaires publiques), nous devons vite comprendre que cela ne nous regarde pas, que ce sont des questions complexes, qui doivent être débattus entre spécialistes. Mais dès qu’il s’agit de rendre compte de notre réalité complexe, leurs discours sonnent creux. Ils ne donnent de cette réalité qu’une image grossière, déformée par leurs schémas de pensée réducteurs.
4. L’oligarchie mondialisée impose désormais ses décisions via des institutions qui échappent à tout contrôle des peuples : le FMI, la Banque mondiale, la BCE, etc. Les lois, les normes qui règlent les aspects de notre vie sont de plus en plus directement rédigées par des lobbies. Il est d’ailleurs frappant de voir combien la société civile a repris ces pratiques. Il y a de moins en moins de projet de société, mais de plus en plus des clientèles plus ou moins bruyantes qui cherchent à attirer l’attention du futur Prince en lui promettant leur voix : syndicats, corporations, associations, cercles d’intérêts, etc.
Scrutin après scrutin, le sentiment de frustration augmente. D’un côté, nous avons conscience que choisir nos dirigeants est un droit exceptionnel dans l’histoire de l’humanité, et que nous ne sommes ni en Syrie, ni en Corée du Nord. De l’autre, nous constatons chaque jour que ce droit ne nous donne aucun pouvoir réel, si ce n’est celui de se maintenir dans le statut bien confortable d’éternel enfant, en abandonnant nos responsabilités individuelles et collectives à des « grands ». Nous avons beau déserter les partis, discréditer les élus, disperser nos voix, décider à la dernière minute, voter utile, ou « anti-système », blanc ou nul, nous abstenir ou faire les pieds au mur : derrière l’alternance formelle des cliques au gouvernement, l’oligarchie reste aux commandes. Or, cette oligarchie est à mille lieux de proposer des solutions viables aux crises et catastrophes qui frappent nos sociétés. Sa seule préoccupation, c’est son règne exclusif et son profit immédiat. Elle n’a, comme projet de société à nous proposer, que la corruption généralisée, l’obsession de la croissance et des paillettes.
Le système électoral actuel est une impasse. Face à cette impasse, nous n’avons que deux possibilités.
- Soit nous continuons à nous décharger de nos responsabilités et à déléguer notre pouvoir à d’autres. Mais si nous pensons d’avance que ces autres sont foncièrement corrompus et mal intentionnés, nous devons nous poser la question : devons-nous nous obstiner à leur fournir le bâton avec lequel ils nous tapent dessus ? Et, surtout, jusqu’à quand ?
- Soit nous prenons nos responsabilités. Cela implique de rompre avec le rôle passif auquel le système représentatif nous cantonne. Cela ne sera pas facile, car cette passivité est ancrée en chacun d’entre nous. Cela implique aussi de renouer avec des pratiques démocratiques étrangères au système représentatif, et que découvrent tous les gens qui luttent : des mandats impératifs et révocables pour tout délégué, le tirage au sort pour les désigner, des assemblées délibératives et souveraines, une rotation permanente des tâches, et surtout, une vigilance permanente.
Ce second choix est le nôtre. Nous refusons de continuer à légitimer un système qui refuse l’égalité politique en proclamant que les choix collectifs doivent être confisqués par quelques-uns. L’abstention n’a de sens pour nous que si elle s’inclut dans un projet de démocratie directe. Elle est le seul moyen de ne pas se sentir lié par le cirque électoral et de se ré-approprier et nos vies et nos sociétés.
Avril 2012
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