Ce texte fait partie de la brochure n°22 « Idéologies contemporaines »
Effondrement et permanence du politico-religieux
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Sommaire :
- Décroissance et démocratie directe (Entretien) — ci-dessous...
Article paru dans le mensuel « La Décroissance » du mois de juin 2016, sous le titre « La liberté et l’égalité exigent d’affronter la finitude », p. 8 — 9.
Les passages qui ont dû être supprimés lors de l’édition sont placés ici entre crochets.
Version intégrale reprise sur les excellents sites A contretemps — bulletin de critique bibliographique et Les amis de Bartleby.
Chapeau :
« Nous voulons œuvrer pour une auto-transformation radicale de la société et l’instauration d’une démocratie directe capable d’établir l’égalité des revenus pour tous et de provoquer une redéfinition collective des besoins. Nous y voyons un début de solutions aux problèmes politiques, économiques et écologiques qui ravagent notre époque. » C’est par ces mots que se présente Lieux Communs. Un tel programme, influencé par la pensée de C. Castoriadis, a de quoi stimuler la réflexion de tous ceux qui veulent articuler décroissance et démocratie réelle.
Pourriez-vous revenir sur votre conception de la décroissance, et sur cette phrase que vous empruntez à Castoriadis : la condition de l’autonomie, c’est l’autolimitation ? [Se modérer, partager des ressources qui se raréfient, abandonner la course à la puissance, n’est-ce pas là une forme d’austérité révolutionnaire, comparable à celle que prônait Enrico Berlinguer par exemple ?]
[Plus que jamais, la langue est piégée, et le terme décroissance est victime de son succès. Il a été souvent critiqué, à tort ou à raison, mais pour nous, il demeure malheureusement dans le registre de l’économisme. Cette idéologie est commune aux positions capitalistes et anti-capitalistes pour qui tout est économique – et laissent la politique aux mains des psychopathes.] Nous préférons alors parler de « redéfinition collective des besoins », et son cortège de questions fertiles : Qui redéfinit ? Comment ? Pour quoi ? et quels besoins ? Et en fonction de quoi ? Elles impliquent d’emblée la démocratie directe.
Tout cela se rapporte pour pour nous à la notion d’autonomie, [terme lui aussi largement piégé]. Nous l’entendons dans le sens de C.Castoriadis ; la capacité individuelle et collective à inventer, à proposer, à instituer, à tenir et à changer nos valeurs, nos principes, nos règles, nos lois, donc, forcément, nos limites. Et pas celles de Dieu, de la Nature ou de la Science ; les nôtres. Ce projet d’autonomie, qui vise l’émancipation a couru pendant quatre ou cinq siècles en Occident. Il dépasse donc largement la question « écologique » mais l’inclu entièrement : l’humanité, [dans sa folie congénitale,] rencontre les limites bio-physiques de la planète, il est plus que jamais question d’auto-limitation ! Ce n’est pas ce que l’on voit, et on peut craindre le retour de mécanismes naturels de régulation des populations et des espèces à l’œuvre dans le monde biologique : la famine, les épidémies, la violence.
[Dans l’histoire de l’humanité ces fléaux vont de pair avec des régimes autoritaires. C’est pour cela que si l’horizon souhaitable serait effectivement une « austérité révolutionnaire », les termes m’évoquent un peu trop le marxisme-léninisme, la « science prolétarienne » et l’« économie (et psychologie) de guerre » à perpétuité pour y souscrire...]
Jacques Ellul écrivait dans L’Illusion politique que la politique était de plus en plus supplantée par la technique : que les grands choix qui orientaient l’organisation de nos sociétés étaient de plus en plus pris par des experts et que l’efficacité devenait "le seul critère de légitimité d’un gouvernement ». [Sommes-nous sous l’emprise de la technocratie ? Et l’écologie institutionnelle ne contribue-t-elle pas à renforcer cette emprise, avec ses projets cybernétiques de villes « intelligentes », de réseaux « intelligents », où les modes de vie et relations sociales seraient de plus en plus régulés par des réseaux techniques automatisés ?]
Bien sûr, cela fait longtemps que la politique ordinaire est le domaine de la gestion et non plus de la décision. Tout devient affaire d’appareil, de logique, de rouage, d’ingénierie, de machinerie. Dans ce contexte où tout devient automatisé, les institutions comme les comportements, le fonctionnement « parfait » de la machine, [dont parle G. Anders], appelle naturellement le technicien. Qui dit technicien dit expert et sa prétention au « savoir exact » : exit donc le pouvoir du peuple et ses opinions, fondements de l’autonomie collective, de la démocratie.
Et c’est même précisément pour cela qu’il n’y a plus de « grands choix » qui orientent l’organisation de nos sociétés : tout le monde est pris dans un emballement anonyme, une machine infernale, une mégamachine comme dit L. Mumford. En ce sens c’est l’efficacité qui prime dans les discours, mais dans les faits, on se rapprocherait plutôt du « total disgread for efficiency » (mépris total de l’efficacité) de H. Arendt. Bilan : les gouvernements successifs perdent à des rythmes accélérés leur légitimité et la société, sous nos yeux, se défait, se disloque peu à peu de l’intérieur comme de l’extérieur.
Mais il ne faudrait pas voir dans la « technocratie » seulement quelques blouses blanches aux commandes : c’est plutôt la domination, la fascination, l’investissement de la techno-science considérée comme seul domaine de l’intelligence humaine capable d’entretenir l’illusion du progrès. Et cela à l’échelle de tout-un-chacun : l’usage permanent et intensif des technologies induit des corps, des comportements, des habitudes, des mentalités et des réflexes nouveaux où disparaissent la maturité, la responsabilité, la lucidité, la créativité, l’imagination. Ce qui est promis, c’est l’omniprésence, l’omnipotence, l’omniscience, bref la pulvérisation des limites, la toute-puissance, soit les attributs du divin. C’est un cercle vicieux qui entraîne une demande de surenchère technologique partout y compris et surtout là où se sécrète notre humanité ; les rapports sociaux. Les gens ne savent plus avoir des « amis », se donner rendez-vous ou se rendre à un endroit inconnu sans une assistance informatique, qui nécessite toute la chaîne industrielle mondialisée. Il ne peut pas y avoir d’écologie, et encore moins d’intelligence, dans ce cadre-là.
Il y a plus de 40 ans, de grands penseurs antiproductivistes comme André Gorz et Bernard Charbonneau alertaient sur les risques d’« écofascisme » : la destruction de l’environnement écologique pouvait selon eux conduire à un renforcement du pouvoir scientifique et technocratique, une gestion autoritaire du désastre écologique. [Alors que des projets de géo-ingénierie deviennent ouvertement défendus par le GIEC et les Nations-Unies, que beaucoup réclament l’instauration d’une organisation mondiale de l’environnement et d’un gouvernement d’experts, la menace d’écofascisme se précise-t-elle ?]
Ce que l’on voit depuis plus de quarante ans, c’est plutôt une dégradation affolante de la biosphère, et en partie irrémédiable. Ce qui caractérise la situation, c’est le blocage incroyable de nos sociétés face à la destruction des conditions de leur propre prospérité, voire de leur survie à terme. Tous les lobbys, petits et grands, se précipitent dès qu’il est question de limiter le pillage et paralysent toute initiative, quelle qu’elle soit – je pense au destin de la « taxe carbone », ou aux piétinements des « sommets pour le climat ». Ce qui illustre parfaitement que l’oligarchie ne planifie rien du tout mais accompagne plutôt, et tente de rationaliser les grandes dynamiques régressives de notre époque. Nous nous enfonçons progressivement dans, excusez-moi le terme, un merdier informatisé – qui ne peut que court-circuiter de partout.
Bien sûr ce n’est pas contradictoire, au contraire, avec la perspective d’un revirement autoritaire dès qu’un seuil catastrophique (lequel ?) sera passé. C’en est même le ferment. Mais ce serait alors un bouleversement majeur de la société et un changement profond du type d’individu contemporain qui est encore attaché aux libertés réelles, capable de contestation, d’esprit critique, mais sur lesquels se développent les tumeurs du narcissisme, de l’égocentrisme capricieux, etc. Et, par-dessus tout, le consumérisme compulsif. Il faudrait un climat de terreur, qui s’instille aussi par d’autres voies ; la perspective de guerres mondiales et civiles, les menaces de pandémies, la désagrégation interne de nos sociétés, etc. Le catastrophisme joue sur cette fibre, d’ailleurs.
A plus ou moins long terme, si cet état de fait perdure, plusieurs éléments risquent d’amener un « appel au Père ». Notamment la désorientation qui résultera (et qui à déjà commencé) de l’inéluctable transformation du mode de vie occidentalisé, qui concerne des aspect très personnels voire intimes, comme l’usage de l’eau, les déplacements, les habitudes alimentaires ou la procréation. Déjà dans les têtes, le biologique a remplacé le social ou le politique : les comportements sont de plus en plus mesquins, il y a une sorte de sauve-qui-peut, notamment visible dans l’opportunisme (« réussir », c’est aujourd’hui « s’en sortir »), le repli dans la sphère « privée » de l’entre-soi, ... La survie tend à remplacer la vie comme l’a très bien pointé C. Lasch. Et ce basculement pourrait s’opérer au niveau collectif : qu’importe le régime, pourvu qu’il nous sauve ! Là le renversement serait total car le germe démocratique qui date de la Grèce Antique repose sur la distinction fondamentale entre le Physis et le Nomos, ce qui relève des lois naturelles et ce qui est du domaine des lois humaines. Si un pouvoir éco-technocratique est appelé, il fondera son autorité sur la science écologique, estompant la frontière entre les lois humaines, toujours discutables, et celles identifiées comme forgées par la Nature. Ce serait alors plutôt un « appel à la Mère » bienveillante et protectrice, [comme le notent G. Mendel ou M. Schneider.]
[Comment lutter contre le péril de l’écofascisme, de la gestion autoritaire du désastre écologique ? En lui opposant une décroissance démocratique ?]
[D’abord une remarque : Le terme de fascisme sert surtout à désigner le « Mal » dans la mythologie contemporaine, sans plus de question et il en est d’autant plus flou politiquement. Je lui préfère, concernant notre sujet, celui de totalitarisme. Cela à l’avantage notable d’en finir avec le sentiment de « camp du bien », puisque le totalitarisme inaugural, le régime bolchevique de 1920 à 1989, a été « de gauche ». D’ailleurs, ses postulats sont encore largement partagés. A partir de là s’impose une série d’examen critique des positions de chacun, y compris et surtout les nôtres, faites des meilleures intentions du monde.]
La situation des écologistes n’est pas simple puisqu’ils prônent, du moins pour les plus conséquents, une baisse drastique du niveau de vie... qui est exactement ce que tend à instiller l’accélération du pillage oligarchique ! [On se souvient de F. Nicolino pendant le mouvement social contre la réforme des retraites de 2003 qui fustigeait, à raison, la sur-consommation des vieux.] Il n’est possible de sortir de cette alliance objective qu’en renouant avec l’héritage des mouvements ouvriers dont l’horizon était la fin de la domination oligarchique. Le problème est que ceux qui s’en réclament, les « mouvements sociaux » contemporains et l’extrême-gauche, vivent pour un horizon de prospérité infinie étendue à toute la planète ! Il y a là un chassé-croisé qui n’ouvre sur aucune perspective : soit on prône l’austérité en faisant le jeu des dominants, soit on les combats pour le maintien de la société de consommation.
Cela nous amène au problème central : La seule façon d’échapper à ce double-bind et de contrer les tendances totalitaires est de renouer avec un discours politique conséquent, dans toute ses dimensions, capable d’incarner un véritable projet de société.
Quelles sont les conditions d’une décroissance égalitaire ? Non seulement il nous faudrait réévaluer collectivement nos besoins, mais aussi soumettre l’économie à ces besoins... C’est-à-dire en finir avec le capitalisme et renouer avec une revendication ancienne des travailleurs (les moyens de production aux producteurs qui s’organisent eux-mêmes pour répondre aux nécessités) ?
Et il s’agit même de bien plus que cela : nous sommes en demeure de transformer la quasi-totalité de la société existante, techniques y compris. Cela veut dire reprendre le projet d’une auto-transformation radicale de la société, pour employer les termes de C. Castoriadis. Quelques points pour essayer d’y voir clair.
D’abord ré-enchâsser, pour reprendre le terme de K. Polanyi, l’écologie, la décroissance, l’économique dans le social et le politique, donc renouer avec l’héritage des mouvements d’émancipation des deux ou trois derniers siècles. Cela ne veut certainement pas dire reprendre les antiennes des paléo-marxistes et néo-staliniens à la Lordon, Badiou ou Negri et encore moins le verbiage pseudo-subversif des gauchistes et des post-modernes. Un exemple : beaucoup d’écologistes avancent l’idée d’un « revenu garanti », dont la perspective peut faire rêver mais qui est totalement compatible avec la société actuelle inégalitaire, productiviste et consumériste.
Apparemment nous sommes les seuls à renouer avec cette vieille revendication ouvrière qu’est l’égalité des revenus, là aussi indissociable d’une démocratie directe. Pourquoi cette idée ? D’abord évidemment pour des raisons de justice sociale et d’égalité de tous face au travail. Mais également parce qu’il est clair depuis J. Baudrillard, sinon T. Veblen, que la consommation est avant tout un rapport social : au fond et avant tout, on consomme pour montrer son statut, dire où on se situe dans la pyramide des revenus et des pouvoirs, annoncer sa place par rapport au modèle offert par l’oligarchie médiatico-politique. Ainsi, le « bio » est devenu l’apanage des « bobos », donc à la mode. On peut s’en réjouir (ou pas), mais c’est le conformisme et la rivalité ostentatoire qui a opéré, certainement pas l’intelligence critique de l’individu... Lutter contre le consumérisme, c’est lutter contre les hiérarchies sociales, et je ne vois pas comment on peut faire autrement.
Deuxième point, il y aurait à reposer le cadre global dans lequel nous pensons. L’expression « religion de la croissance » ne s’applique pas qu’aux économistes : il faut comprendre la dimension populaire éminemment religieuse de la société de consommation. Tout se passe comme si nous vivions dans des sociétés qui avaient réalisé un des plus vieux fantasme de l’humanité présents dans toutes les mythologies : l’abondance matérielle. Et le quatrième monothéisme qu’est le marxisme, y compris sa version dégradée diffuse, entretien cette eschatologie d’un monde totalement délivré du manque, de la frustration, de la solitude, de la maladie, voire de la mort. C’est à cela que l’on s’affronte : le monde entier est aimanté par ce fantasme de la corne d’abondance et de puissance démultipliée pour tous grâce aux technologies. C’est ce que montrent par exemple les migrations humaines contemporaines vers l’eldorado occidental, qui iront en s’accentuant avec l’effacement des limites et des frontières. On ne peut que briser ces rêveries infantiles et se placer dans la continuité des combats pour l’émancipation qui annonçaient que la liberté et l’égalité exigent d’affronter la finitude, la souffrance, le tragique de l’existence et l’absence de Salut individuel comme collectif.
Enfin cette repolitisation de l’écologie ne peut que poser des questions inconvenantes et dérangeantes, ce qu’on appelle penser. Par exemple, d’un point de vue historique, la décroissance est le symptôme d’une société en déclin qui devient la proie des puissances étrangères [comme l’a noté G. Fargette]. L’Europe bénéficie du parapluie américain depuis la seconde guerre mondiale, mais la Russie, le Chine ou les pétromonarchies lorgnent sur son affaiblissement, voire son éclatement prochain. Dans ce contexte, comment une réflexion chez les décroissants pourrait-elle faire l’impasse sur ces sombres perspectives ? Dans le même ordre d’idée, la croissance, l’augmentation ou plutôt le maintien du niveau de vie est aujourd’hui le dernier garant de la paix sociale, l’ultime ciment de l’intérêt collectif. L’inévitable paupérisation à venir ne peut que révéler le vide de nos existences, l’absurdité du travail et engendrer une remontée des tensions, une multiplication des conflits internes, notamment communautaires. Je pense évidemment à l’islamisme, cette extrême-droite musulmane qui prospère sur le chaos et les crises pour déclencher des guerres civiles à l’échelle mondiale.
Si la condition d’une décroissance égalitaire est la démocratie réelle, l’inverse n’est-il pas vrai également : la condition de la démocratie, n’est-ce pas la décroissance ?
[Tout dépend de ce que l’on entend par décroissance. Si l’on parle simplement de récession ou de croissance nulle ou faible, on évoque une grande partie de l’histoire de l’humanité, qui n’était en rien démocratique mais massivement impériale ! Ensuite, bien sûr,] si l’on entend par décroissance une réduction collective des besoins, alors c’est une tautologie : cela implique organiquement une démocratie directe.
[Les liens entre les deux ne sont pas si évidents.] Elles s’impliquent d’abord négativement puisqu’elles ne peuvent émerger avec le type d’individu occidentalisé tel qu’il est fabriqué aujourd’hui, politiquement passif et consommateur effréné de tout ce qui existe, fuyant dans un déni infantile les responsabilités que lui donne son extraordinaire liberté, croyant faire ce qu’il veut en faisant comme tout le monde, perpétuellement pris entre angoisse et jouissance, cynisme et dépression. Pour cet adepte de la servitude volontaire de La Boétie, plus la situation s’aggrave, plus il demande à l’oligarchie de s’en occuper. [Mettez-le en assemblée, et vous aurez le mouvement parisien « Nuit debout » livré à la vacuité et au ressassement du miroir aux alouettes des idéologies gauchistes – il n’en sort rien de sérieux.] Et la plupart des « mouvements sociaux » au sens large, « indignés » de 2011 y compris, ne cherchent que le maintien de la société de consommation, menacée autant par la prédation oligarchique que par la raréfaction des ressources.
Ceci étant dit un peuple adulte délibérant librement face à lui-même, une démocratie directe, devrait pouvoir plus que n’importe quel régime se rendre à l’évidence que sa civilisation repose sur des ressources qui s’épuisent – et prendre des mesures en conséquence. On peut travailler à cela, déjà, en redécouvrant que ce sont les humains qui font l’histoire, qu’ils le veuillent ou non, et que plus que jamais il convient de comprendre ce qui nous arrive et d’examiner ce que nous voulons.
Lieux Communs
15 — 16 mai 2016
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