La contestation en Russie (3/3)

« Les rebelles russes « yuppies » rappellent fortement la bourgeoisie des siècles passés »
lundi 6 février 2012
par  LieuxCommuns

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Interview de V.D., anarcho-syndicaliste russe de la KRAS-AIT (Voir la version russe)

Propos recueillis le 25 janvier 2012 par le collectif Lieux Communs.

Voir l’interview précédente


Malgré les fraudes et la propagande, les élections législatives du 4 décembre dernier n’ont pas été le plébiscite souhaité par V. Poutine et son clan au pouvoir depuis 2000. Depuis le 10 décembre, des manifestations de contestation plus ou moins importantes ont lieu. Est-ce le début d’un réveil politique de la population russe ? Comment interprétez-vous la situation ?

V.D. : Je qualifierais les manifestations de décembre à Moscou de « révoltes de yuppies ». C’est ainsi que la majorité des participants interviewés se sont appelés : des « professionnels » Dans une large mesure, ce n’est même pas la « classe moyenne », c’est le sommet de la « classe moyenne », des gens avec des sentiments darwinistes sociaux et néo-libéraux. C’est une sorte de « bourgeoisie psychologique ». Sans surprise, ils ne sont pas intéressés par les questions sociales et économiques, et encore moins par les salaires très bas de la grande majorité de la population (le « yuppie » russe ne gagne pas moins que ses collègues de l’Ouest), par la marchandisation de l’éducation et de la santé (ils peuvent se permettre d’étudier à l’étranger, et d’avoir « un mode de vie sain »). Ils sont indignés que l’oligarchie des banquiers et des services secrets ne leur permette pas d’accéder eux aussi au pouvoir.

En cela, les rebelles russes « yuppies » rappellent fortement la bourgeoisie des siècles passés, qui a fomenté une révolution contre la monarchie absolutiste. Comment se fait-il, – disait la vieille bourgeoisie – que nous, l’épine dorsale de la nation, le fondement de son économie, la force vive du pays et la base de la puissance économique, nous qui payons toutes les taxes, soyons écartés du pouvoir ? Pourquoi devons-nous garder ces fonctionnaires incompétents et corrompus, cette Cour royale avide et peu rentable, ces monopoles dégradés de longue date, incapables de concurrence libre et loyale avec nous ? C’est celui qui paye l’orchestre qui choisit la musique.

Comme leurs prédécesseurs bourgeois, les « yuppies » russes agitent le drapeau du parlementarisme et des élections libres. Et en fait, de l’omnipotence illimitée du gros argent, dictature déclarée des happy few, de la ploutocratie.

Ce modèle a prévalu à Moscou et à Saint-Pétersbourg, bien qu’il y ait des gens ordinaires parmi les manifestants qui en ont tout simplement marre du poutinisme autoritaire. Mais, malheureusement, ce ne sont pas ces gens-là qui donnent le ton.

L’opposition officielle est très divisée entre libéraux, conservateurs, communistes et nationalistes, et ne dessine aucune alternative souhaitable. Quelle est l’attitude des différents secteurs de la population à leur égard ? Quels sont les rapports de forces idéologiques au sein du peuple russe ?

V.D. : En janvier, le bloc de l’opposition a pris officiellement la forme du « Mouvement civique ». Cette opposition se compose de quatre parties : les libéraux (partis libéraux, des groupes de droits de l’homme), les « gauches » (le groupe « Front de Gauche », dans sa majorité stalinien, qui a conclu une entente avec le Parti communiste de la Fédération de Russie ; des représentants de Russie Juste), les nationalistes (les néo-fascistes, l’extrême droite, le mouvement contre les immigrants) et des représentants du « public » (journalistes, élites médiatiques, etc.). Tous sont représentés dans les organes directeurs et les comités du bloc de l’opposition et ont le droit de parole lors des manifestations.

Grâce à sa participation dans le bloc de l’opposition, l’extrême droite reçoit de fait une légitimité sociale et politique. Elle devient un acteur à part entière du jeu politique au niveau national, et cela ne peut manquer d’inquiéter. Les leaders de l’opposition cherchent à coopérer avec les nationalistes et les néo-fascistes. Ils veulent ainsi augmenter la force et le nombre d’élus de l’opposition. Dans la réalité, ils reconnaissent par là que les sentiments nationalistes sont forts dans la population, mais qu’ils n’ont pas l’intention de les combattre. Ils préfèrent les utiliser pour se débarrasser ensemble de Poutine, afin, dans un deuxième temps, de faire face à leurs concurrents.

Comment sont perçus les mouvements de contestation qui ont parcouru une partie du monde, au Maghreb, en Europe, aux Etats-Unis ? Existe-t-il des franges de la population, ou des milieux, qui y voient une source d’inspiration et souhaitent un renversement de l’ordre actuel pour l’instauration d’une démocratie directe ?

V.D. : Les protestations dans le monde entier ont suscité un intérêt principalement chez les militants politiques. Ainsi, l’approche majoritairement indifférenciée prédomine : toutes les protestations sont souvent mélangées ensemble. Par exemple, la plupart de la gauche radicale ici ne voit pas de différence fondamentale entre les protestations en Egypte, les événements en Libye ou en Syrie d’un côté, et le mouvement du 15 mai en Espagne, ou le mouvement « Occupy » de l’autre. Le fait que dans le premier cas, ça a été une révolte purement politique, sans slogans ou revendications sociales, mais avec l’idée d’une démocratie représentative et/ou un attachement à l’identité religieuse, et que dans le second, ça a été une protestation sociale avec des éléments de « démocratie directe » est le plus souvent ignoré. De leur côté, les libéraux ont accueilli favorablement le renversement des régimes autoritaires dans le monde arabe, mais ils ont une position nettement négative vis-à-vis de la contestation sociale aux Etats-Unis et en Europe. Les staliniens ont salué les changements en Tunisie et en Egypte, mais dès qu’on en est arrivé à la protestation contre les régimes en Libye et en Syrie, leur position est devenue très négative...

Un petit groupe de personnes (quelques dizaines de militants) ont essayé d’organiser quelque chose de semblable aux initiatives du 15 mai et d’Occupy. A l’été 2011, ils se sont réunis quotidiennement sur les places centrales de plusieurs villes (en particulier à Moscou et à Saint-Pétersbourg) pour faire « l’Assemblée », pour discuter des problèmes publics et sociaux et pour se solidariser avec le mouvement en Espagne. Malheureusement, ils ont été peu nombreux : en fait, une variété de militants anarchistes et gauchistes. Les gens non-politisées « ordinaires » étaient quasi-absents. Nos militants à Moscou ont pris part à ces assemblées, et nous avons informé les participants de ce qui se passe dans le mouvement du 15 mai en Espagne et dans le monde. Plus tard, certaines personnes des « assemblées » ont établi leurs propres contacts avec le mouvement européen, quelqu’un est même allé en Espagne en juillet. Puis tout s’est réduit à néant. À l’automne, on a essayé d’organiser la version russe du mouvement international Occupy : les militants de Moscou se sont appelés « l’Assemblée de Moscou ». Leur nombre est également faible, et les gens « ordinaires », non-politisées en sont aussi presque absents. Les participants se sont impliqués dans les manifestations de décembre, mais ils ont, à mon avis, échoué jusqu’ici à se démarquer d’une approche purement politicienne à visée électoraliste.

L’extrême droite est une mouvance importante en Russie : pensez-vous qu’elle puisse peser sur l’avenir du pays en profitant des tensions sociales ? Peut-elle véritablement constituer un recours auprès du plus grand nombre dans le contexte actuel de crises profondes ?

V.D. : Le fait est que le nationalisme radical organisé de type fasciste, c’est juste la pointe de l’iceberg. Il y a un certain nombre d’intellectuels, ainsi que des groupes militants et skinheads néo-nazis qui tuent les travailleurs migrants et anti-fascistes. Mais le nationalisme dans le pays est répandu beaucoup plus largement. Il a existé pendant le règne du Parti communiste, et il a surtout augmenté après l’effondrement de l’Union soviétique, quand une sorte de « syndrome de Weimar » (un sentiment d’« humiliation nationale » en raison de la défaite dans la « guerre froide » et de la déchéance du pays de son statut de grande puissance) s’est emparé de larges segments de la population. Le désastre social provoqué par l’adoption du modèle néo-libéral du capitalisme est devenu une base favorable à la recherche de boucs émissaires et au détournement du mécontentement social vers les préjugés ethniques. La jeunesse est particulièrement gravement contaminée par ces sentiments : une jeunesse qui a grandi sous le régime de Poutine, qui lui-même s’appuie sur un discours nationaliste, patriotique, anti-américain et anti-occidental.

Le nationalisme russe a été renforcé par la guerre coloniale en Tchétchénie, et les restrictions policières contre les gens du Caucase sous prétexte de « lutte contre le terrorisme ». Le gouvernement a encouragé certains des groupes pro-fascistes (comme l`Image russe). Dans les médias, il y a une campagne constante contre le « crime ethnique », etc. Malheureusement, beaucoup de ceux qui se considèrent « de gauche » et même « anti-fascistes » sont aussi infectés par le nationalisme et le patriotisme sous telle ou telle forme. Tout cela a créé un contexte très malsain dans lequel le nationalisme est presque devenu un consensus politique. Même beaucoup de leaders populaires des libéraux (par exemple, Navalny, l’idole des protestations en décembre) se laissent aller à des déclarations nationalistes, ou même participent aux marches néo-fascistes (« Marches russes »).

Les élections présidentielles sont prévues en mars prochain. Pensez-vous qu’elles puissent être l’occasion d’un « printemps russe », et quelles perspectives lui donneriez-vous ? En tant que militants, quels sont vos principaux axes de travail actuels ?

V.D. : Nous disons dans notre tract, que le fait que telle ou telle clique forme un gouvernement nous est égal, nous voulons vivre mieux. Nous n’avons pas besoin d’« élections justes » dans lesquelles les « poutinistes », les « libéraux », les soi-disant « rouges » et les « bruns » luttent pour la possibilité de nous exploiter. Nous voulons une vie décente ! Par conséquent, nous pensons qu’on doit exiger de chaque gouvernement russe l’accomplissement d’une série de revendications sociales : de garantir de réels droits de réunion, de manifestation, de grève et d’activité syndicale ; d’annuler les réformes économiques néolibérales ; d’abolir la loi contre « l’extrémisme » ; d’augmenter les salaires jusqu’au niveau européen moyen ; d’indexer la hausse des salaires sur la hausse des prix ; de garantir une durée de travail de six heures par jour et cinq jours par semaine maximum sans réduire les salaires ; de réduire et de geler les prix des biens et services de base ; d’interdire les licenciements sans le consentement de la main-d’œuvre ; de garantir les services médicaux, l’éducation, les transports publics et services publics gratuits. Nous pensons que tout gouvernement qui n’accepte pas ces exigences doit partir immédiatement ! Le gouvernement et l’opposition, qu’ils s’en aillent tous ! Nous ne pensons pas que la démocratie représentative avec ses élections, présidents, gouvernements et Doumas peuvent résoudre nos problèmes. Ils n’ont pas le droit de décider et de parler pour nous. Ce n’est que dans un système d’autogestion générale (ou de « démocratie directe », comme on dit parfois) dans les lieux de résidence, de travail et d’étude, que nous pouvons tous devenir maîtres de notre destin.

C’est de cela que nous essayons de convaincre la population active du pays. Mais nous comprenons que le chemin vers la conscience de la nécessité de telles actions par la population en Russie est encore très très long.


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