Deux questions qui fâchent : l’égalité des revenus et la division du travail (2/2)

samedi 28 janvier 2012
par  LieuxCommuns

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Justice et nécessité de l’égalité

Cette introduction se justifie par le fait que lors de nos précédentes rencontres, les justifications habituelles de l’inégalité des revenus (qualifications, technicité, responsabilités, pénibilité) ont été rapidement reconnues comme très problématiques. D’autres justifications plus profondes ont été mobilisées : la liberté, le goût, les capacités à faire telles ou telles tâches, également les problèmes de mise en place du dispositif en lien avec l’idée de rotation des fonctions.

Est-il possible de partir de la proposition jeune-communiste (PCF) consistant à dire que le chômage n’a pas de raison d’être puisque au-delà de la répartition du travail, dans le cas de chômage frictionnel ou de plages d’inactivité, la société organise de la formation ? Ainsi est-on soit au travail soit en formation. De plus, les jeunes communistes pensent une hiérarchie des revenus liées au diplôme et non pas à la tâche. Ainsi un plombier doté d’un BAC + 5 toucherait le salaire maximal. Par là, les justifications habituelles de la hiérarchie des salaires tombent toutes sauf celle du diplôme. D’autre part, les jeunes communistes reconnaissent que l’homme n’est jamais fini, et que des conditions favorables peuvent porter 80 ou 90 % des gens à un niveau d’études suffisant pour réaliser 80 ou 90% des tâches et pour participer au pouvoir politique. Ainsi refusent-ils de penser que c’est dans le « cerveau débile » des classes exploitées que réside la clé des inégalités. Or, un tel raisonnement conduit nécessairement à son propre dépassement par l’égalité des revenus et par la rotation des tâches. En effet, si on pense que la justice consiste en une éducation ouverte à tous et qu’à tous on donne les moyens de se former aussi longtemps qu’ils veulent (bourses etc.), alors tous, quel que soit le métier qu’ils envisagent auront intérêt à obtenir un BAC +5 puisque cela équivaut à la tranche maximale de revenu. Ainsi, tous feront ces études et tous auront le même salaire. L’égalité des revenus est donc acquise. Maintenant, outre le fait que de nombreuses tâches pourront être automatisées, resteront les tâches incompressibles. Certaines seront vécues comme enrichissantes, d’autres comme plus ennuyeuses ou dangereuses. Ceci en vertu d’une part de la norme sociale, des représentations sociales etc. présentes dans toutes les sociétés ; d’autre part en vertu des statistiques d’espérance de vie, d’accident du travail etc. Mais si 90 % des gens sont formés à faire le métier auquel ils aspirent et que d’autres tâches moins attirantes doivent toutefois être faites, comment procéder et au nom de quels principes ? Le plus juste, je dirais le seul juste, saute aux yeux, c’est une décision collective, donc une planification démocratique : autrement dit un système de rotation.

Refuser ces conclusions nécessite d’affirmer que les données naturelles cérébrales président essentiellement à la réussite scolaire et/ou de penser que l’inégalité d’accès à la formation sur la base de l’organisation sociale existante n’est pas une injustice :

Si l’inégalité est en place depuis des siècles, c’est que la nature nous l’enseigne comme sagesse. Vouloir l’égalité c’est s’insurger contre ce que la nature nous enseigne et courir à la catastrophe. En gros les arguments de Burke contre la Révolution française.

Comment dès lors savoir quelles sont les tâches pénibles ? C’est très simple. Mettons qu’il soit décidé par la collectivité tel niveau de production global (tant d’hôpital, tant de recherche, tant de films, tant de pain etc. en vertu d’une part du marché, d’autre part de notre volonté collective d’assumer réellement, politiquement nos envies : on pourrait très bien acheter, par habitude, par confort, des produits polluants mais les interdire en assemblée pour des raisons écologiques : la décision de l’assemblée primera bien entendu), ceci implique un nombre d’heures moyen de travail « obligatoire ». Au-delà de ces heures, le citoyen pourra faire gratuitement ce qui lui plaît, même rester au travail ou faire de l’artisanat ! Déduite des heures obligatoires et du contenu des besoins, nous aurons la liste des fonctions impliquées (tâches à mettre en œuvre), ensuite selon les désirs de chacun, selon les qualifications (ou métiers) qu’il aura choisies, il pourra s’inscrire pour telle ou telle tâche. Dès lors, nous aurons une répartition, à coup sûr peu harmonieuse, entre les tâches nécessaires et les candidats. Ceci, ce marché de type castoriadisien (décrit dans une précédente étude), nous montre quelles sont les tâches moins désirées, donc quelles sont les tâches à faire tourner. La tâche principale sera celle qui plait, les secondaires celles qui déplaisent.

La mise en place technique pose problème mais n’est pas un obstacle de principe (on entend parfois dire que les gens de faible constitution ne pourraient pas faire telle ou telle chose, ni les allergiques etc. il suffit alors de joindre une visite d’aptitude médicale, recouper dans la mesure du possible avec des zones géographiques raisonnables, revoir autant que possible les modes opératoires etc.) Qui ira à l’armée ? Comme autrefois, comme à partir de la Révolution, tout le monde par rotation si on veut avoir une armée !

Dira-t-on qu’une telle organisation sera moins efficace, qu’il y aura plus de déperdition de force de travail ? Ce serait mettre la justice sous l’efficacité, et oublier que l’efficacité d’aujourd’hui profite en fait à très peu de gens et sur le dos de beaucoup d’autres. En quoi faire travailler un chirurgien quelques heures dans l’année à ramasser les ordures serait moins efficace ? En quoi cela nuirait-il à la société ? C’est le riche espérant se payer les soins d’un professeur réputé qui réprouve cette rotation. Il convainc alors le pauvre, qui lui ne pourra jamais se payer le meilleur, du gaspillage entraîné ! En gros le pauvre est pris dans le rêve du riche. Bien plus crédible est l’idée selon laquelle la hiérarchie actuelle, par les résistances qu’elle génère (absentéisme, sabotages, démotivation, chômage, surveillance parasitaire etc.), entraîne un énorme gaspillage des énergies productives.

Une telle société refusera-t-elle l’excellence ? Non, les génies, s’ils existent, pourront exprimer leurs talents en dehors des heures obligatoires. Comme on l’affirmait plus haut, il n’y a aucun sens à penser qu’Einstein aurait brûlé ses équations si on lui avait refusé quelques dollars ; de même Bachelard faisait un travail modeste pendant sa thèse. Par ailleurs, rien n’empêchera la reconnaissance des talents, au contraire. Les citoyens seront plus éduqués et espérons, plus sensible à la beauté, moins sujet au ressentiment et à la jalousie puisque mis en position d’égalité réelle dans la cité. L’excellence n’a pas besoin d’être récompensée de manière pécuniaire pour exister. « Aucun mérite ne donne droit à un prétendu privilège » clamait Robespierre !

Parfois il faut bien un dirigeant, un chef d’orchestre, un général etc. Certes, il peut être élu sur la base de ses compétences, et si la tâche est plus lourde, si elle est moins désirable et qu’il n’y a pas de candidats, alors nous la rendrons plus intéressante ou la mettrons dans les tâches pénibles et la ferons tourner. Bien sûr on peut imaginer des sanctions – concevoir des sanctions « douces » ou remettre en cause notre très honteuse institution de la prison n’est pas ici notre sujet - pour ceux qui refuseraient ou saboteraient leur travail. Mais ne doutons pas qu’issues de la décision collective les tâches et leur rotation auront suffisamment de sens dans le cœur des citoyens.

Tout le monde peut-il tout faire, et/ou tout faire en même temps ? Certainement pas. C’est pourquoi nous avons différencié trois type de fonction : l’exécutive qui demande peu de formation, qui se prête bien à la rotation et à la formation continue. La fonction technique qui demande une formation poussée, de l’expérience, qui se prête moins facilement à la rotation et demande pour tourner, une planification à plus long terme. Ces tâches techniques, éventuellement plus intéressantes seraient plutôt issues de la formation initiale et posent un problème de mise en place plus ardu mais pas irrémédiable. Enfin les fonctions de direction, politiques ou managériales. On sent ici tout ce que l’autogestion, la décision collective résolvent ; ce que l’idée de rotation des fonctions administratives ou gouvernementales apportent. Si le pouvoir attire certains, ceux qui prennent ou prendront plus de place, et qu’ils se font aisément élire, il existe dans l’histoire de la démocratie des mécanismes de protection contre leur hégémonie politique (ostracisme, graphè paranomon - examen d’illégalité, apathè tou démou - manipulation du peuple, par exemple)

Autre critique importante : la décision collective va m’empêcher de jouir des fruits de mon travail comme je l’entends. Si je veux faire du 4x4 dans le désert je ne supporte pas que la collectivité sous prétexte d’écologie ou d’économie me l’interdise. Rappelons d’abord qu’aujourd’hui des tas de choses sont interdites pour ces raisons, et que bien d’autres sont autorisées par la loi mais interdites dans les faits (si je veux inviter un(e) ami(e) à visiter St Petersbourg en hiver, il me faudra économiser si longtemps que ma jeunesse se sera enfuie). Avec la décision collective on est plus à même d’accepter le résultat, on a plus de chance d’argumenter dans un sens contraire etc. La majorité décide et la minorité doit se plier ? En plus d’imaginer des manières de permettre à l’individu de s’exprimer et de choisir, j’affirme que cela est plus juste que ce qui se passe actuellement, c’est-à-dire une minorité qui décide pour la majorité. La démocratie n’est pas un système idéal, car d’idéal il n’existe pas, mais c’est un système de plus grande liberté, donc d’autolimitation. Rappelons que la démocratie a besoin d’individus (sujets capables de décisions réfléchies et d’esprit critique), et qu’individualisme et collectivisme s’impliquent mutuellement.

RME et servitude volontaire

Le Revenu minimum d’existence pose un grave problème politique. Sauf à le penser comme une mesure transitoire insérée dans une visée explicite d’égalité de revenu et de démocratie directe, il doit être interrogé. RME va de pair avec RMA, réduire les inégalités certes mais tant qu’elles demeurent, demeurent les classes sociales. Une vie avec le RME est plus digne sans doute qu’une vie à la rue, mais si l’accès au travail reste inégalitaire, s’il faut se battre pour accéder au travail et à la meilleure rémunération alors les problèmes économiques et sociaux qui se posent aujourd’hui, ceux de l’échec scolaire des classes pauvres, de la reproduction sociale des inégalités n’avancent pas d’un iota.

Plus épineux encore est le problème du RME choisi. Il serait possible de laisser libre choix au citoyen de ne pas travailler et de vivre avec le RME. Ainsi de devenir un citoyen de seconde zone, gagnant moins, ne participant pas à la production, donc ne participant pas à la rotation des tâches peu désirées. Ceci, cette attitude serait sanctionnée par un moindre revenu. Est-ce simplement acceptable ? Un moindre revenu est-ce une sanction suffisante ?

Plus fondamentalement, le RME est-il pensé comme une sanction ou comme une liberté ? Si c’est une sanction, il est clair que c’est insuffisant, et qu’accepter de tels citoyens c’est mettre la démocratie en danger, car la démocratie a besoin de citoyens actifs. Démocratie et citoyens passifs, qui se contentent de la caisse du supermarché et de TF1 est une aberration anthropologique ! Le danger avec le RME est de devenir un citoyen de second rang, et pour le citoyen normal d’accepter d’avoir dans la société des sous citoyens. Or il ne faut vouloir ni être esclave ni accepter qu’il existe des sous citoyens.

Si le RME est pensé comme une liberté, alors c’est la liberté de se mettre à l’écart de la décision de la collectivité, de l’effort commun. N’est-ce pas injuste de croire qu’un moindre revenu justifie l’exemption des devoirs civiques ? Cette liberté n’est-elle pas, au fond, une liberté d’être en servitude volontaire ? N’est-il pas dangereux de l’avaliser par un RME ? Car si une majorité de citoyens choisissaient cette voie, alors la démocratie redeviendrait oligarchie.

Si toute société produit ses normes, la norme de la société démocratique est un citoyen critique et actif, et dont la critique est active. Une critique consistant en un retrait pourrait comme à Athènes, entraîner la déchéance des droits civiques et être honteuse. Aidos, pudeur et honte, vertus démocratiques pour l’Athénien.

Le RME n’est-il pas, comme mesure pérenne, une mesure fondamentalement contradictoire avec les conditions économiques et sociales de la citoyenneté démocratique ?

De l’impossibilité d’une société de transition sans égalité des revenus :

On voit clairement qu’il ne peut y avoir de « société de transition » sans une égalité des revenus. Car une telle inégalité produirait des différences entre les catégories de revenus en terme d’accès aux savoirs, aux pouvoirs et aux ressources. Ces catégories, statistiquement, reproduisent et verrouillent les inégalités, donc les classes sociales

Primat du politique

Finalement il semble plus opportun de poser la question du travail et des revenus à partir de la question politique. Qu’est-ce que nécessite une société démocratique ? Des citoyens éclairés, critiques, égaux et tenant à leur égalité. Des citoyens actifs ayant du temps pour la vie publique. Elections pour certains postes. Rotation ou tirage au sort de certaines fonctions exécutives ou administratives, pouvoir législatif, judiciaire… Des citoyens égaux face au pouvoir, se partageant le pouvoir jusque dans leur travail. Ceci nécessite une critique massive de la représentation. Ainsi posée la question conduit à l’égalité de revenu ne serait-ce que pour éviter l’accumulation de capital et affirmer symboliquement l’égalité des citoyens ; de même qu’à un système de rotation des tâche qui est sa contrepartie logique.

Il semble bien qu’un projet alternatif de société auquel nous aspirons doive s’attacher d’abord à la remise en question de la démocratie représentative telle que nous la vivons actuellement et qui montre chaque jour davantage son incapacité à respecter la justice ; c’est donc un questionnement sur les institutions qu’il faut valoriser. Or, c’est à partir de fortes mobilisations sociales qu’il est peut-être possible de déclencher l’avènement de ce questionnement. Nous avons déjà abordé la nécessité d’une assemblée constituante dont les bases seraient établies grâce à la participation citoyenne massive. Il reste à trouver ces déclenchements tout en approfondissant, au moins au plan théorique, le rôle du contrôle démocratique des élus par les électeurs, ce contrôle étant lui-même sous la dépendance d’une organisation autogérée de la vie politique communale, régionale, nationale.

Proposition de réflexions sur les modalités de mise en place de l’égalité

Rappelons que le but a été ici d’explorer deux éléments essentiels à l’idée de démocratie : égalité des revenus et rotation des tâches. Or il nous semble que la démocratie ne peut reposer que sur l’égalité effective de possibilité d’accès au pouvoir. Contre les notions de représentation et de hiérarchie, nous nous sommes efforcés de penser les conditions minimales, à la fois dans l’ordre de la reconnaissance mutuelle entre égaux, du symbolique et de l’économique, permettant cet égal accès au pouvoir. Bien sûr, les aspects techniques ou les modalités de mise en œuvre de l’égalité des revenus ou du système de rotation devront être décidés collectivement. Les propositions données dans le texte ne sont que des exemples, néanmoins destinées à enclencher la réflexion tout en gardant bien la visée en tête. Elles sont aussi, nous semble-t-il, des conséquences de l’idée d’égalité. Elles sont enfin, pour une part, une orientation et un choix politique, donc une opinion sur le type de société que nous considérons digne de nos espoirs et de nos efforts.

Il est possible de perdre de vue l’exigence démocratique et égalitaire en s’affrontant aux problèmes techniques. De même, il ne serait pas surprenant de voir cette exigence fondamentale s’estomper dans le cas où des améliorations notables par rapport au système actuel se mettraient en place. Se contenter de quelques améliorations quand nous pensons à changer en profondeur l’institution de la société a été selon nous une des explications du manque de portée et de durée des « révolutions » et « agitations » précédentes.

Il a été suggéré que la rotation de certaines tâches n’avait pas grand sens en plus de n’être pas possible. Par exemple pour le chef d’orchestre dont le métier principal serait la musique. En effet, l’excellence requise implique une expérience et un investissement personnel qui ne s’accorde pas bien avec la rotation. Demander à son violoncelliste de diriger l’orchestre, ou pire, à l’éclairagiste, serait incongru. On peut imaginer cependant que le chef d’orchestre tient sa position : d’une part de sa formation et d’autre part de l’excellence dont il a fait preuve. Ainsi, c’est par une sorte de mode électif qu’il est devenu chef d’orchestre quand d’autres n’auront pas été choisis ou se seront contentés d’une autre place, même dans un orchestre. Les autres auront pu, dans le cadre de leurs loisirs, devenir chef d’orchestre dans des formations moins prestigieuses.

On voit ici, que le problème de la rotation concerne moins le chef que ceux qui voudraient être chef à la place du chef ! Effectivement, il est tout à fait pensable de demander au chef de faire sa part de tâches indésirables (selon la définition donnée dans le texte). Lors d’une tournée par exemple, le chef pourra très bien faire son lit et le ménage dans sa chambre (1h) et concevoir le texte de présentation du spectacle (5h).Rien qu’avec le ménage (1h x 7 jours) on est déjà à la moitié des heures obligatoires pour une semaine de 14h (2h par jour en moyenne, évaluation de certains économistes pour conserver une production comparable à ce qui se fait aujourd’hui en répartissant égalitairement le travail) ; or si son métier principal est chef d’orchestre le quota de tâches indésirables est largement rempli !

Préférons le risque d’être insistant plutôt que celui d’être mal compris. On peut imaginer dans l’exemple précédent que faire son lit permette au chef d’orchestre, par la distraction de son esprit du problème musical, de laisser la méditation se faire inconsciemment et de voir, alors qu’il placerait le dernier oreiller, surgir une idée musicale géniale ! On peut au contraire penser que faire son lit le déconcentre. Qu’importe ! Il pourrait très bien, alors, devenir personnel d’entretien d’un hôtel un mois dans l’année, ou que sais-je encore ?

Cela renvoie à l’idée de service civique. En même temps, dans une économie planifiée, tout ce qui relève de la production, décidé collectivement, est de l’ordre du service public, donc de l’obligation pour les citoyens de mettre en œuvre ce qu’ils auront décidé. Mais au fond, la manière dont en envisage la rotation dépend de la façon dont on se représente l’organisation du travail. En considérant les métiers du futur comme proches de ce qu’ils sont aujourd’hui on est conduit à penser une sorte de service civique pour les métiers peu désirées. Mais si les métiers changent plus profondément et que nombre de tâches « ingrates » sont intégrées dans des métiers intéressants, alors le problème se posera sensiblement différemment : la rotation s’envisagera plutôt comme les possibilités de changer de métier au cours d’une vie. La manière dont s’incarnera la rotation n’a pas grande importance, et ceux qui mettront en place l’égalité trouveront des solutions à des problèmes pour nous, aujourd’hui, inimaginables. C’est aussi vrai pour la distinction entre travail et loisirs, pour le lien qui les unit. De même, la question des quantités de travail nécessaires sera une décision collective à partir de la représentation que la société se fera de ses propres besoins. Sachant que la société profitera aussi des œuvres faites par les gens à titre gratuit, dans le cadre de leurs loisirs. Cet aspect, cette richesse du lien social s’articule avec la question de la production, mais nous ne pouvons guère en dire plus sans vivre la chose.

De même, pour les métiers qui demanderaient un travail horaire journalier très important pour « garder la main », dépassant la moyenne du travail obligatoire, alors on peut : soit penser que ces métiers sont passionnants et que les gens accepteront de faire tout ou partie du surplus gracieusement, soit que cela rendra ce métier indésirable, dans ce cas on peut imaginer toutes sortes d’aménagements (exemption d’une part des autres tâches indésirables, changement de métier en milieu de carrière, temps de travail obligatoire réparti sur un plus long terme, etc.) Le plus mauvais choix serait de dire à deux médecins reçus au doctorat : nous n’avons besoin que d’un médecin, et comme il faut beaucoup pratiquer pour garder la main, alors nous vous sélectionnerons sur la base d’une épreuve de natation (puisque vous êtes tous deux aptes à devenir médecin et qu’il est grotesque de deviner qui deviendra meilleur, comment vous vieillirez etc.). L’un sera médecin à temps plein et l’autre sera nettoyeur du premier ! Mieux vaut réduire leur temps de travail et le partager, quitte à demander une pratique ou une formation continue « gracieuse » plus importante (en plus de la part de tâches indésirables). Et si il est impossible de faire cela alors nous tombons dans le cas du chef d’orchestre éconduit décrit ci-dessous.

Ce problème est celui de la moindre quantité supposée des métiers très désirés. On peut imaginer, pour compenser symboliquement l’échec relatif du chef d’orchestre qui aura été moins bon et n’aura pas pu accéder à son rêve qui était de diriger une grande formation. Mettons de plus que cet individu se soit ainsi formé à un métier désiré certes, mais moins désirable à ses yeux ; alors pour les gens de cette sorte, on peut penser qu’ils effectueront dans leurs heures obligatoires une ou des tâches plus demandées et désirées et très peu de tâches indésirables, cependant que le chef d’orchestre ou ceux qui auront les places les plus désirées mais les moins demandées auront proportionnellement un plus grand nombre d’heure de tâches indésirables à effectuer en compensation. Le point important est que personne ne puisse, par quelque raison que ce soit, s’exempter totalement des tâches indésirables, car il y aurait alors des citoyens symboliquement supérieurs, ne touchant pas à ce qu’il y a de pire mais qui est néanmoins nécessaire à la société.

De plus, dans les secteurs très difficiles, comme le bâtiment, on peut penser faire travailler les ingénieurs en vue de l’amélioration globale des procès. L’idée est bien ici de ne pas permettre qu’une hiérarchie symbolique puis réelle - donc du ressentiment et un sentiment d’inégalité – ne s’instaure entre les citoyens, tout en tenant compte des besoins de la société à la fois en excellence et en tâches indésirables.

La reconnaissance sociale égalitaire doit exister par-delà les différences d’excellence entre les individus sous certains aspects, tout en reconnaissant cette différence si elle existe. Ainsi, il ne s’agit pas seulement de vouloir valoriser les métiers de tels ou tels types (comme l’intelligence de la main selon Raffarin pour valoriser les métiers manuels), mais d’accepter le fait que tels ou tels types de tâches soient moins désirés et qu’il est indécent de concentrer ces tâches sur certains individus.

J.S Mill (Sur le gouvernement représentatif), grand penseur libéral, a dit aussi une chose marquante. Selon lui, les ouvriers devraient avoir un poids électoral par individu moindre que les cadres car leurs métiers manuels ne développent pas les mêmes compétences, et elles ne sont pas aussi diversifiées. Or la démocratie a besoin de citoyens à la vue d’esprit la plus large possible. Ainsi peut-on affirmer qu’il ne faut pas confiner les gens à un seul type de tâche si nous voulons une démocratie égalitaire. Donc il faut vouloir une sorte de rotation des tâches.

L’aspect symbolique est également primordial. En effet, si le temps de travail obligatoire est très faible on peut penser qu’il n’est pas grave de faire un travail répétitif puisque l’immense temps disponible est consacré à la vie hors travail. Mais il semble que le rejet de l’injustice doive primer. Et aucun argument ne plaide en faveur d’un tel confinement. Au contraire, le démocrate doit se soucier de la liberté de son concitoyen, car il sait que l’autre est appelé à le juger dans les tribunaux (la magistrature professionnelle n’aurait ici qu’un rôle de « contrôle » de la formation et de la légalité de la décision populaire), voter les lois, exercer des pouvoirs politiques… En démocratie nous avons intérêt à nous tirer mutuellement vers le haut avec bienveillance, à avoir un certain souci de l’autre. D’autre part, il est presque certain qu’une vie en vraie démocratie façonnera les gens de telle sorte qu’ils auront un sentiment très vif de l’égalité et que par principe accepter, sous couvert d’efficacité ou autre, le cantonnement d’un autre dans une position indésirable lui soulèvera le cœur.

Si nous envisageons une transition vers un tel régime, alors il est clair que les gens issus du système capitaliste ne pourront pas du jour au lendemain être formés pour tourner de la sorte. Si d’énormes progrès sont possible en un temps minimal, l’essentiel est de mettre en place les conditions de formation et de rémunération qui interdisent la reproduction massive des injustices sociales et de l’exploitation. Souvent les talents des gens n’ont pas pu se développer de manière à ce qu’ils occupent une place ou une fonction gratifiante dans le travail, et leurs élans, leur créativité a dû se contenter d’autres domaines de la vie. Mais comme le travail occupe aujourd’hui une place centrale et quasi hégémonique dans la vie… Souvent on regarde avec pitié ou respect feint, les œuvres hors travail des petites gens. Dans le meilleur des cas, quand certains parviennent à une forme d’excellence dans un domaine à la mode, on admire leur passion et leur investissement dans leur hobby. Mais ceci ne met que rarement en question la pertinence et la justice du système qui les a condamnés à ne pouvoir exprimer leur imagination et leur application que dans la part congrue de leur vie qu’est le temps des loisirs. De ce fait, si le sens profond de ces mesures est affirmé avec intransigeance, alors les personnes les moins aptes aujourd’hui seront vues avec la reconnaissance de leur qualité de victimes du système d’exploitation, la reconnaissance de leurs potentialités gâchées ou de l’impossibilité d’exprimer ces potentialités dans le travail qui les placeront à égalité dans l’esprit de tous.

La suppression de la hiérarchie des salaires est donc le seul moyen d’orienter la production d’après les besoins de la collectivité, d’éliminer la mentalité économique, et de permettre la participation intéressée, au vrai sens du terme, de tous les hommes et de toutes les femmes à la gestion des affaires de la collectivité. Castoriadis, 1974.


Commentaires

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Deux questions qui fâchent : l’égalité des revenus et la division du travail (2/2)
vendredi 3 août 2012 à 07h06 - par  Denis

Pourrait-on lire aussi le texte « Peut-on se passer du marché ? » auquel il est fait référence ici ?

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Deux questions qui fâchent : l’égalité des revenus et la division du travail (2/2)
mercredi 28 mars 2012 à 14h02 - par  Un des co-auteurs

En effet, c’est une manière bien cruelle de montrer les lacunes de notre texte. Si toutefois notre stalinien en herbe est sincère, car je veux croire qu’il s’agit d’ironie. Combattant les idées égalitaires et la véritable autonomie, la peur de voir de tels arguments séduire l’aura conduit à manœuvrer pour associer l’égalité des revenus et la remise en cause de la division du travail avec la dictature. Insinuant que, même pour les partisans de ce projet il est impensable d’y arriver autrement que par un régime autoritaire.

Pourtant, il me semble que dans le texte des réponses sont proposées : véritable marché du travail, décisions collectives en assemblées générales, réduction du temps de travail, extension des activités productives et socialement utiles hors de la sphère du « travail nécessaire », etc. Toutes idées qui sont incompatibles avec un système dictatorial. Idées impropres à intéresser un type anthropologique autoritaire (capitaliste conformiste et privatisé ou bureaucratique pour ne citer que les plus proches de nous). De même, la constitution des unités de production sous contrôle des travailleurs et intégrées aux assemblées de niveau supérieur (plan et politique par exemple) ne laisse pas de doute quant à l’impossibilité d’une appropriation privée de ces unités, et à la nature du système économique idoine.

Reste la critique de Lieux Communs. Pourquoi notre texte est-il lacunaire ? Est-ce qu’il est trop long et manque de clarté ? Est-ce que la réflexion sur l’autonomie est, comme dans nos autres réflexions, absente ou noyée dans des éléments secondaires ? Que nous n’ayons pas assez thématisés la question de l’autonomie politique, ou que nous la présupposions trop facilement et trop implicitement peut-être. Mais nous avons choisi de mettre le focus sur des points précis. Par ailleurs, j’ai de bonnes raisons de penser, en tant que membre de ce collectif annécien et croyant connaître ses motivations, que lire ces textes comme « de bonnes décisions venant de bons décideurs » est partiellement injuste. C’est en outre passer un peu vite sur le paragraphe « Primat du politique ». Il me semble qu’en lisant attentivement, on comprend qu’il s’agit de propositions, de pistes de réflexions sur des points qui suscitent la moquerie générale ou qui heurtent l’imaginaire politique actuel. Nous pensons certes énoncer les grands principes de l’égalité, conditions peut être autant que manifestations de l’autonomie, et développer plus avant quelques idées concernant leurs mises en pratique. En cela nous sommes proches de ce qu’à pu faire Castoriadis dans l’interview « Le socialisme du futur » et dans « Le contenu du socialisme II », où d’ailleurs il appelle à approfondir la question de la division du travail. Notre cadre de pensée politique est autogestionnaire et nous ne pensons pas que ces propositions doivent s’actualiser sans débats et validation en assemblée générale. Nous sommes persuadés que de telles propositions n’ont de sens que désirées et repensées par le collectif. Mais pour autant nous pensons qu’il est de notre devoir de réfléchir autant que possible à ces choses, après tout, chacun peut et doit proposer s’il pense avoir quelque chose d’important et de nouveau à dire dans une assemblée. Nous pensons aussi que développer un peu ces pistes permet d’attaquer les fondements de l’imaginaire actuel, de répondre à l’inimaginable qui nous est souvent objecté (comment ça l’égalité des revenus, comment ça faire tourner les tâches ?) et d’avoir une base si par impossible une mutation anthropologique était plus sourdement avancée que l’on pense, et qu’à la faveur d’une insurrection un mouvement instituant voyait le jour. Mais bien sûr, pour oser publier un tel texte, nous devons penser que les propositions sont bonnes, ou que leur formulation est utile.

Nous pensons comme vous que l’autogestion ne peut s’imposer, ni par la force ni par la persuasion. Nous savons que de tels principes ne pourront s’incarner que lorsque la majorité des gens fera vivre ces principes par volonté. Mais nous nourrissons l’espoir que l’énonciation de ces principes et la mise en forme d’institutions possibles les incarnant puisse donner aux lecteurs de ces textes l’audace d’imaginer et penser à leur tour ces choses. Simplement, dire qu’une fois ces conditions réunies, ou créées par l’activité de la société, et le régime d’assemblées générales « ouvrières » instauré les travailleurs/citoyens décideront ce qu’ils voudront est insuffisant.

Encore une fois nous croyons que commencer à penser ces institutions, s’en faire une première image possible, déjà entre nous, est un signe de la vitalité d’une dynamique, d’une aspiration. Nous pensons que le projet, c’est aussi la praxis, et qu’elle est également ici et maintenant.

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Deux questions qui fâchent : l’égalité des revenus et la division du travail (2/2)
mardi 20 mars 2012 à 02h35 - par  L’égalutopiste

Incroyable ! Moi qui porte tout seul dans mon coin cette idée d’égalité stricte des revenus, je suis ravi de ne pas être le seul !

Quelques remarques cependant : comment « attribuer » les différentes tâches aux personnes ? IL y aura toujours plus de volontaires pour être avocat (par exemple) que technicien de surface (par exemple). La contrainte ? Je ne vois que ça...

De plus, j’estime que bien d’autres postulats économiques de départ sont tout aussi nécessaires : suppression TOTALE de l’économie de marché, la fin des entreprises et de la propriété privées, la fixation définitive des prix, des quantités (écologie, ressources naturelles), démographie (Malthus ?), financiers (suppression des taux d’intérêt)...

Le seul problème, selon moi, de cette société, réside dans le terme « démocratie » : tant que nous laisseront les gens décider eux-mêmes, il préfèreront toujours opter pour leur amélioration individuelle de leurs conditions, au détriment de l’intérêt collectif. Le principe d’individualisme méthodologique, inhérent au libéralisme, est désormais (hélas) totalement « intégré » dans nos cerveaux. Une grande majorité n’aspire qu’à faire mieux, ou avoir plus, que son voisin.

Un « dictateur éclairé », qui partirait des besoins et des ressources (matières premières, contraintes écologiques) pour répartir les nécessaires tâches à intérêt collectif et qui IMPOSERAIT les bons choix que la majorité ne fait pas ? Mais alors, comment lui faire confiance ? Devons-nous ?

Beaucoup de questions, mais, dans tous les cas, ce monde-là, assurément, vaut bien plus que tous les « pansements » proposés par les sociaux-démocrates pour tenter de nous guérir du « cancer » libéral !

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jeudi 22 mars 2012 à 10h16 - par  LieuxCommuns

Désolé de vous renvoyer à votre solitude, mais votre tirade stalinienne est aux antipodes de nos positions.

L’égalité des revenus n’est pas pour nous une mesure économique, mais bien anthropologique : elle ne peut résulter que d’un lent mûrissement des gens eux-mêmes cherchant à éradiquer la quête individuelle de toujours plus. L’imposition autoritaire n’a, dans ce cadre, strictement aucun sens, et ne ferait que raviver la volonté d’accumuler sous des formes détournées. Voir à ce propos notre tract et le texte « La hiérarchie des salaires et des revenus ».

La liste des mesures que vous égrenez souffre du même biais, démultiplié par le souvenir de l’URSS de Staline, la Chine de Mao ou encore du Cambodge de Pol Pot... Sans même en discuter la pertinence (nous ne sommes pas opposés aux mécanismes du marché pour la fixation de certains prix, par exemple), ils ne dessinent en rien une alternative : par exemple en quoi la simple suppression de la propriété privée (des moyens de production espérons-nous) garantirait une propriété publique et non l’accaparement par une clique bureaucratique ?

Se réclamer d’un « dictateur éclairé », contre la « démocratie » d’un peuple éternellement enfant montre le gouffre qui nous sépare et l’enjeu qui nous oppose : nous voulons une auto-transformation de la société, ce qui ne peut être assimilé, pour qui sait lire, à votre fantasme d’un petit père des peuples.

Au moins votre intervention a-t-elle le mérite de pointer cruellement un manque de ce texte, et qui transparaît dans tous ceux de ce collectif d’Annecy que nous publions : il n’y est jamais réellement question d’autonomie politique, les mesures prises sont toujours le fait de « bons » décideurs faisant les « bons » choix pour le peuple, y compris celui de l’autogestion...

Les textes de ce site sont suffisamment nombreux pour prouver qu’il s’agit là d’une divergence fondamentale.

Q. (Pour le collectif)

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