La destruction de la Bosnie (2/2)

La cour des miracles
mercredi 18 janvier 2012
par  LieuxCommuns

Voir la première partie

(.../...)

Les trop brèves notations qui précèdent ne permettent pas d’expliquer pourquoi ce phénomène qu’on a, en une acception très lâche du mot, qualifié de “ mouvement ”, n’a jamais pu devenir mieux qu’une nébuleuse de volontés faibles et de pratiques inconsistantes. Dans un court article paru dans Libération le 25 juin 1993, j’avais tenté d’indiquer quelques éléments de réflexion, que je crois aujourd’hui encore pertinents ; ils sont cependant insuffisants.

Au-delà des caractéristiques de l’époque - la tendance infantile à s’en remettre aux élus pour que, représentant réellement les citoyens, ils accomplissent leurs souhaits ; l’invocation ubiquitaire des “ valeurs ” morales ou civilisationnelles et la désignation des manquements ou des outrages qu’elle subissent tenant lieu d’interpellation des pouvoirs ; ou encore, et plus généralement, l’adhésion (pour ne pas dire : l’adhérence) à toutes les institutions que compte le meilleur des mondes possibles où nous avons l’ineffable chance de vivre - au-delà de ces quelques traits qui sont propres au sujet contemporain et dont cette nébuleuse n’aura finalement été qu’une incarnation grotesque, ont bien sûr joué des facteurs plus circonstanciels, quoique dépendants de cette même configuration imaginaire et sociale.

S’il fallait absolument confiner les mots et les actes dans l’orbe de l’insignifiance politique (je prends évidemment le mot dans son acception première : ce qui relève de l’organisation des rapports sociaux, et, plus particulièrement, des rapports de pouvoir), c’est qu’on tenait à préserver un ordre social et institutionnel d’une critique cohérente des événements, qui aurait nécessairement débouché sur sa mise en cause, discréditant (pour un temps, certes) nos chères démocraties au titre de leur implication réitérée, cinquante ans après la Shoah, dans un génocide en Europe. Mais l’indignation sans mode d’emploi était aussi la voie obligée pour tous ceux qui ne voulaient pas trop se mouiller : adresser des suppliques aux gouvernants, ne réclamer que la cessation des crimes de guerre, c’était laisser à d’autres le soin de définir les solutions et les moyens d’y parvenir. Aussi bien, la “ lâcheté ”, l’ ”impuissance ” ou la “ démission ” imputées aux dirigeants étaient-elles autant de catégories psychologico-morales qui, n’expliquant rien, servaient simultanément à rendre inintelligibles la stratégie des Etats occidentaux et à camoufler la lâcheté, l’impuissance et la démission effectives de leurs sujets indignés. Lesquels attributs, faut-il souligner, ont été éminemment français : en Angleterre, aux Etats-Unis, en Espagne, en Italie et même en Suisse, le mouvement s’est montré autrement plus combatif.

De là découle, pour partie en tout cas, la teneur insipide du langage dont les militants de la paix nous ont opiniâtrement abreuvés, la plupart plus ou moins sincèrement aveugles à la position en miroir qu’ils occupaient par rapport au discours des Etats - position d’où l’on ne pouvait incriminer que des dysfonctionnements - et aux conséquences d’un tel choix. Car se fussent-ils avisés d’en sortir ou de jouer en temps utile d’autres cartes qu’il eût été possible d’influer sur le cours des choses, ou du moins d’échapper à la collusion passive. L’exemple des opposants à la guerre du Vietnam (je ne parle pas des staliniens, qui ne réclamaient que “ la paix ”, comme déjà pour l’Algérie, comme ensuite pour la Bosnie) est là pour en témoigner. Encore eût-il fallu accepter l’idée d’une lutte à mener contre nos Etats, et c’était précisément ce dont on ne voulait à aucun prix.

Et sans doute les pacifistes français étaient-ils plus nombreux qu’on n’osait l’imaginer à penser ce que leurs voisins helvétiques n’étaient pas gênés de bourdonner : « Mieux vaut 300 000 morts qu’une nouvelle guerre mondiale » – puisqu’ils avaient la bêtise de croire que tel était l’enjeu.

D’autres facteurs et d’autres calculs concouraient à produire cette situation.

Il y avait, outre une profonde indifférence aux événements (pas toujours inactive : elle s’avançait parfois sous le domino de l’humanitaire) répandue dans le pays et - le paradoxe n’est qu’apparent - dans le “ mouvement ”, l’inintelligence politique des choses, celle qui voit dans la guerre une “ folie ” et traite les antagonismes socio-politiques en termes d’affects (le Front national, c’est “ la haine ” ; la guerre en “ ex-Yougoslavie ”, c’était encore à cause de “ la haine ”). Inintelligence partout cultivée, mass-mediatisée, elle était ici endémique.

Il y avait aussi des affinités ou des sympathies, plus ou moins avouées, à l’égard d’un régime qui fut prétendument celui de l’ “ autogestion ” et que des gens de gauche se refusaient à renier. De là ne pouvait pas venir le pire. Chez eux comme chez les “ apolitiques ”, on ne parlait pas de fascisme à propos du régime de Milosevic : le fascisme ne saurait être que du côté des Croates ou des islamistes. Il fallait voir leur sidération quand on prononçait les mots de “ national-communisme ” (qu’on eût mieux nommé “ national-stalinisme ”) : cela ne pouvait être. Quant à comprendre que tout cela n’était pas affaire d’idéologie mais de stratégie, qu’un Milosevic ou un Karadzic n’étaient pas plus nationalistes qu’ils n’avaient été “ communistes ” et que le pathos nationaliste n’était qu’alibi de leur domination et accessoire de séduction à l’usage des masses serbes, c’était un peu trop demander. Leurs partis et leurs syndicats, qui ne bronchèrent jamais, sinon pour soutenir les Serbes [1] ou dispenser quelques simagrées pacifistes (CFDT), ne contribuaient certes pas à les éclairer, et les positions mitterrandiennes n’étaient pas dénuées d’influence sur tous ces “ braves gens ”.

Il y avait enfin, du côté des militants d’extrême gauche, la classique interversion de la fin et des moyens. La défense des Bosniaques, la lutte contre la “ purification ethnique ” n’étaient pas, en elles-mêmes, des objectifs ; elles étaient, comme toute autre cause, comme tout autre “ front ”, l’occasion de promouvoir une chapelle, de diffuser son discours, de recruter des adhérents ou faire des sympathisants. L’organisation était la fin, la Bosnie un moyen, une médiation, un créneau - peu porteur, au demeurant. L’aboutissement des décisions, la cohérence des paroles et des actes, la pertinence des propos et l’effet de tout cela sur le sort des Bosniaques étaient donc le cadet de leurs soucis. Les événements n’étaient que prétextes à ratiocinations sans fin, et ce qui relevait de l’exercice d’une solidarité concrète avec les Bosniaques était jugé trop peu “ politique ”. Telle commission “ terrain ”, qui apportait une aide réelle aux populations, n’a jamais obtenu le soutien financier de ce secteur du “ mouvement ” et les rapports de ses animateurs, de retour de Bosnie, étaient ignorés. Ici, la seule chose qu’on voulait vraiment, c’était construire le Parti.

Quant aux révolutionnaires – j’entends : ceux qui n’ont ni le parti ni l’Etat pour fétiche – le génocide n’a jamais compté parmi les catégories de leur entendement. Epiphénomène du capitalisme tout court ou du capitalisme bureaucratique d’Etat, ils n’ont jamais cru devoir prendre la peine de le penser – posture qu’ils partagent avec leurs adversaires léninistes.

Sans doute était-on alors en droit d’en conclure que nombre de ceux qui semblaient s’intéresser à la résistance bosniaque ne s’y intéressaient pas vraiment, qu’ils étaient animés par d’autres motifs, et entretenaient d’autres visées qu’un soutien efficace à lui procurer.

Quoi qu’il en fût, la somme de ces diverses données avait la paralysie générale pour résultante. Ce qu’on tentait d’entreprendre était ici trop “ politique ”, là, pas assez, et l’essentiel de l’énergie se dépensait à gérer le néant. L’AEC s’en fit une spécialité, s’employant principalement à noyauter tout ce qui passait à sa portée, veillant, partout où elle le pouvait, à ce que rien ne résonnât que l’indigent discours “ citoyen ” qu’elle destinait au public, et rien ne se fît qui tranchât avec ses gesticulations “ civiques ”. En cela, elle était incontestablement au diapason de l’ “ opinion ” qu’elle avait la sotte opinion de séduire

Au-delà de ce groupuscule et par-delà les supposés « clivages politiques », ce sont tous ceux qui ont si mollement combattu la « purification ethnique » qui portent une part de responsabilité dans sa continuation. Une part microscopique, à la mesure du rôle dérisoire qu’ils ont voulu jouer, mais dont rien ne les exonérera, parce que, se posant en défenseurs de la Bosnie dans l’unique lieu de la société civile qui paraissait se soucier de son sort, il leur revenait de dénoncer la collusion des Etats dont les génocidaires bénéficiaient – et ils ne l’ont pas fait [2].

Au printemps 1993, la seule exception notable à cette situation au sein du “ mouvement ” était constituée par la Coordination étudiante contre la « purification ethnique », récemment créée, qui prit de multiples initiatives, intelligentes et combatives. Je fis un bout de chemin avec ses animateurs. Ils étaient malheureusement enclins à tenir à l’écart de leurs décisions ceux qui n’étaient ni étudiants ni membres du cercle très fermé des fondateurs, et, malgré nos affinités, je m’y sentis bientôt importun, et inutile.

Je renonçai dès lors à chercher de nouveaux comparses sur le sol français et, du même coup, à inscrire mon activité dans le cadre d’une quelconque organisation. Tirant les leçons de nos déconvenues, je jugeai nécessaire de procéder de façon radicalement différente, alors que s’étalait jour après jour la complicité de l’ONU avec les responsables de la “ purification ethnique ” et que les informations s’accumulaient sur l’appui quotidien que son corps expéditionnaire - la FORPRONU - apportait à ses exécutants. C’était sur place que l’on trouverait la matière propre à dévoiler la stratégie des membres permanents du Conseil de sécurité (France et Grande-Bretagne, au premier chef), et c’était sur place qu’il fallait aller la recueillir. Deux d’entre nous (un autre rescapé de l’ex-Collectif contre la “ purification ethnique ” et moi-même) résolurent de faire le voyage de Sarajevo.

N’y entrait pas qui voulait. L’ONU, conjointement avec les assiégeants, en contrôlait les accès. Elle ne laissait passer que ce que les Serbes voulaient bien laisser passer. Le seul trajet sûr (le “ Centre culturel yougoslave ” de Paris détenait les noms des animateurs du “ mouvement ”) était le pont aérien. Mais que l’on voulût emprunter les voies terrestres ou, a fortiori, la voie des airs, il fallait être “ accrédité ” par la FORPRONU ou par le Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies (UNHCR) qui gérait l’ensemble des aspects civils du siège de Sarajevo.

Il n’y avait que deux façons d’ obtenir cette accréditation : présenter une carte de presse ou se réclamer d’une organisation pouvant prétendre accomplir une mission humanitaire. Après plusieurs semaines de recherche, je n’avais pas trouvé la moindre feuille de chou disposée à nous cautionner.

J’eus alors l’idée d’utiliser une association fondée par deux de mes amis et moi-même, sept ans auparavant. Elle végétait depuis longtemps et l’intervention humanitaire n’était pas exactement sa vocation (elle réunissait des psychanalystes), mais il n’y avait rien d’aberrant à proposer en son nom une “ mission ” consacrée aux blessures psychiques causées par la guerre.

J’adressai donc une lettre au siège genevois du HCR, sollicitant quatre accréditations (deux personnes avaient souhaité se joindre à nous) pour entreprendre une “ enquête sur les besoins en matière de santé mentale des populations assiégées, en vue d’organiser la prise en charge psychothérapeutique des victimes de traumatismes de guerre ”.

La course d’obstacles commençait.

La cellule aérienne du HCR me fit savoir qu’il convenait d’adresser ma demande au ministère des affaires étrangères...français. Le Quai d’Orsay m’expliqua courtoisement qu’on m’avait mal orienté et que je devais la faire parvenir au bureau d’un diplomate français en poste à Genève auprès de l’ONU, un certain Fouinat. Oui, c’était bien là, me confirma l’une de ses collaboratrices jointe par téléphone. Mais c’était une affaire bien compliquée, n’est-ce pas, car le pont aérien était géré par pas moins de cinq Etats. Et puis, il y avait eu, n’est-ce pas, “ des abus multiples, de la part de Bosniaques et d’autres ”, “ des nationaux se targuant [sic] d’accréditations ou de cartes de presse falsifiées ”. D’ailleurs et avant tout, n’est-ce pas, il fallait qu’au vu de notre projet, le HCR dît s’il “ ressentait [lui !] le besoin “ d’une telle mission.

Ce n’était manifestement qu’une autre voie de garage, et je m’apercevrai plus tard qu’il n’était nullement requis de passer par les Affaires étrangères, ni même par Genève, pour obtenir une accréditation. Près d’un mois et demi après mes premières démarches, malgré plusieurs relances pour rappeler au bureau du “ coordonnateur pour l’ex-Yougoslavie ” que nous ne pouvions pas attendre indéfiniment, je n’avais reçu que des réponses dilatoires.

Nous cherchions des témoins. Nous savions que de nombreux réfugiés bosniaques se trouvaient en Croatie, notamment à Split, petite ville dalmate qui accueillait l’une des bases onusiennes du pont aérien vers Sarajevo. De là, peut-être serait-il possible d’embarquer ; à défaut, nous pourrions toujours engranger des témoignages.

Dès notre arrivée à Split, nous frappâmes à la porte du HCR. Un employé nous tendit des formulaires de demande d’accréditation à remplir. La réponse ne tarderait pas : vingt-quatre ou quarante-huit heures, au plus.

Deux jours plus tard, point de réponse. C’était, voyez-vous, qu’il y avait beaucoup de travail : “ Revenez donc après-demain ! ”.

Après-demain, nous étions de retour. Mais, naturellement à son grand regret, le HCR ne pouvait délivrer d’accréditation qu’aux membres des organisations déjà accréditées, figurant sur la liste des “ implementing organizations ” , autrement dit des organisations déjà considérées comme partenaires du HCR... Nous n’étions évidemment pas de ces heureux élus.

Avions-nous toutefois quelque espoir d’obtenir nos accréditations ? Certai-nement : il suffisait de présenter une lettre émanant d’une “ implementing organization ”, laquelle nous recommanderait au HCR.

Je contactai l’Organisation mondiale de la santé, qui avait ses bureaux dans les mêmes locaux, et exposai notre projet de mission. Un médecin scandinave me remit dans l’heure une lettre indiquant que les institutions psychiatriques de Sarajevo avaient grand besoin d’aide et sollicitant assistance à notre association dans l’accomplissement de sa mission. Je ne pouvais espérer mieux. Le lendemain, je la présentai au responsable qu’on m’avait désigné. Il fut vraiment désolé : cela ne pouvait convenir, il n’était autorisé à accorder des accréditations qu’aux personnes travaillant pour une “ implementing agency ”.

Je me mis donc en quête d’une ONG (organisation non gouvernementale) qui consentirait à déclarer que nous étions ses partenaires. Il ne me fallut pas plus de deux jours pour en trouver une : les représentantes locales de Handicap International me fournirent un document stipulant que nos deux associations allaient travailler ensemble.

Je retournai aussitôt au siège du HCR. Hélas ! C’était un bien mauvais moment pour pareille démarche : on venait juste d’apprendre que l’OTAN allait bombarder incessamment sous peu les positions serbes autour de Sarajevo. On n’allait tout de même pas nous transporter sous un déluge de fer et de feu ! D’ailleurs, on était sur le point d’évacuer de la capitale bosniaque tous les employés du HCR. “ Revenez dans quelques jours, nous reverrons la question, si la situation le permet ”.

Après une huitaine de jours et plusieurs autres tentatives qui s’étaient chaque fois heurtées au même argument, la comédie du bombardement n’était plus jouable, et je pus revoir le préposé aux accréditations. Il fut encore plus “ sorry ” que la fois précédente, car l’attestation de Handicap International ne correspondait pas exactement aux critères du HCR : il lui fallait un contrat de travail entre l’ONG et nous-mêmes...

La moutarde me montait au nez et, comme je lui signifiai mon exaspération, il protesta que ce n’était pas ici, à Split, que les choses se décidaient, mais à Zagreb... Le mieux que j’avais donc à faire était de discuter avec un certain McKay Wolff, grand manitou, là-bas, pour les accréditations. Son nom m’avait déjà été indiqué par une ONG lors de notre arrivée à Split, et je lui avais envoyé un fax, resté sans réponse.

Je téléphonai immédiatement à Zagreb. Une secrétaire, qui était au courant de ma première demande adressée à Genève, m’apprit qu’une “ Social Services Officer B and H (= Bosnie-Herzégovine) ”, ayant examiné notre projet de mission, avait émis une appréciation défavorable au motif qu’il n’était nul besoin d’aide dans le domaine de la santé mentale et, qu’en tout état de cause, c’était au HCR d’évaluer les éventuels “ besoins ”. Je ne retins plus ma colère et exigeai de parler directement à MacKay Wolff. Il me fit ses excuses pour n’avoir pas répondu à mon fax - il était “ débordé ”- et s’enquit de la durée de notre mission. Il me proposa des accréditations d’une validité d’un mois, éventuellement renouvelables, et téléphona au préposé de Split. Une heure plus tard, nous étions en possession de nos cartes.

Nous pensions décoller le lendemain. Il nous fallut d’abord reprendre le ferry pour Ancona, autre base du pont aérien, où nous expédia une autre bureaucrate, préposée, celle-ci, aux transports. Car les vols au départ de Split étaient, prétendait-elle, « surchargés. »

Le 20 août 1993, enfin, nous serions à Sarajevo.

J’y retournerai une douzaine de fois au cours de la guerre, pour des séjours de durée variable, partageant mon temps entre la collecte de témoignages ou de documents et des interventions auprès du service de psychiatrie de l’hôpital Koševo. L’argument dont je m’étais servi pour entrer en Bosnie, simple prétexte à mes yeux, s’avéra vite fondé en réalité. Les praticiens de Koševo, terrés dans un hôpital bombardé, privés de psychotropes et de tout échange avec des collègues du monde extérieur (ils recevront les premiers visiteurs après l’ultimatum otanien de février 1994), submergés par une pléthore de patients auxquels s’ajoutaient maintenant ce qu’ils appelaient les « PTSD » (« Post-Traumatic Stress Disorders »), espéraient depuis plus d’un an une aide qui ne venait pas. Je leur fournirai quelques médicaments et organiserai des séances d’échanges théorico-cliniques sur le thème des névroses traumatiques. En octobre 1992, pour faciliter mes séjours, ils prendront l’initiative de me remettre une lettre faisant de moi un membre de leur équipe.

Le HCR nous avait fait perdre trois semaines. Mais cette oisiveté forcée m’avait permis de glaner des renseignements précieux pour le séjour en Bosnie et de rencontrer quelques réfugiés.

A quelques kilomètres de Split se trouvait un camp, appelé “ TTTS ”, où croupissaient sept cents Bosniaques.

La majorité d’entre eux étaient arrivés en mai 1992 avec l’ “ ambassade des enfants ”, dernier convoi à avoir pu sortir de Sarajevo, après avoir été bloqué pendant quatre jours par des “ tchetniks ” se saoulant en compagnie de « casques bleus ».

D’autres n’étaient là que depuis quelques mois. Ils me contèrent ce qu’ils savaient des relations de l’ONU avec leurs ennemis.

Le général Lewis McKenzie, commandant la FORPRONU en Bosnie, “ fraternisait ” avec les tchetniks. La radio de Sarajevo avait diffusé en septembre 1992 le témoignage de Mehmed Piknjac, un professeur de mathématiques qui avait vu le Canadien emmener quatre femmes “ offertes ” par ses amis serbes lors d’une visite au café Kod Sonje (Chez Sonia), un camp de viol situé non loin de la capitale, à Vogosca. J’apprendrai plus tard qu’un procureur de Sarajevo avait ordonné, le 25 novembre, l’ouverture d’une enquête judiciaire contre McKenzie pour “ crimes de guerre contre la population civile ”. Le même général, affirmaient mes interlocuteurs, donnait des conférences aux Etats-Unis, payées 20 000 dollars par le lobby serbe. Seul le chiffre était peut-être inexact : c’était apparemment 5 000 de moins.

Ils me confirmèrent que plusieurs morts étaient quotidiennement ramassés sur le tarmac de l’aéroport de Sarajevo : des habitants qui tentaient, la nuit, de sortir de la ville, abattus par les snipers serbes aidés par la lumière des phares que les casques bleus braquaient sur eux. Les Français chargés du fonctionnement de l’aéroport avaient aussi coutume de terroriser les civils bosniaques cueillis sur la piste en les emmenant – femmes enceintes incluses – « faire un tour » chez les Serbes.

Comme nous le savions, la FORPRONU usait de plusieurs moyens pour isoler les Sarajevins du monde extérieur. Elle refusait, entre autres choses, d’acheminer le courrier, et confisquait sous divers prétextes les lettres qu’elle trouvait dans les bagages des voyageurs, surtout quand elles contenaient de l’argent : l’argent allait “ alimenter le marché noir ” ou permettre aux Bosniaques d’acheter des armes ; et puis les enveloppes pouvaient bien contenir des explosifs, ou encore des lettres d’accueil en Europe. De ces deux choses, on ne savait quelle était la plus dangereuse.

Mes interlocuteurs furent aussi prolixes au sujet des trafics en tous genres organisés par les « casques bleus » : du commerce des cartes d’accréditation à celui des armes en passant par les prestations de services. Un officier britannique, qu’ils nommèrent, entraînait les hommes du HVO en Bosnie centrale et vendait des équipements aux Croates comme à l’armée bosniaque.

Dans l’enceinte du camp, 85 camions chargés d’aide destinée à la région de Tuzla attendaient depuis quatre mois l’autorisation du HVO et l’escorte de la FORPRONU pour partir. Le HVO, qui avait assassiné 32 chauffeurs d’un précédent convoi pour Tuzla au début du mois de juin, donnait son accord, puis le retirait la veille du départ, présentant de nouvelles exigences. Ses sbires prenaient une semaine pour fouiller les camions, prétendaient que l’engrais allait servir à fabriquer des bombes “ chimiques ” et le métal des lits à faire des fusils, volaient un chargement ou un camion, et décidaient finalement qu’ils ne laisseraient partir le convoi qu’à la condition d’obtenir un couloir aérien pour leurs hélicoptères. En attendant, ils persécutaient les chauffeurs, en raflant quelques uns pour les tabasser dans la caserne “ Lora ” ou les envoyer au camp de travail de Ljubuski, interdisant aux autres de s’éloigner de plus de trente mètres de leurs camions.

Quant au HCR, il refusait de participer à l’organisation du convoi sous le prétexte qu’il s’exposerait à trop de dangers et recommandait à la FORPRONU de ne pas l’escorter. Le HCR exerçait un monopole sur la gestion de l’aide humanitaire, et ce convoi n’était pas le sien...Les « casques bleus » étaient donc absents chaque fois que les camions semblaient sur le point de démarrer. Le même scénario se jouait pour un convoi à destination de Mostar-Est, où la population mourrait de faim (et des bombes à billes du HVO).

La police croate, elle, s’intéressait aux réfugiés. Elle débarquait en pleine nuit avec des bergers allemands dans les réduits misérables où s’entassaient les familles, pour les fouiller. Elle embarquait les bosniaques qui s’aventuraient en ville, déchirait leurs papiers et les dispersait dans d’autres camps. Sead Mulaibramovic était arrivé à Split dans sa voiture, muni d’une autorisation de sortie du territoire bosniaque, datée du 4 avril 1993, valide huit jours. Il était coincé ici depuis plus de quatre mois, ses papiers confisqués et sa voiture “ réquisitionnée ” par une patrouille.

Dans le camp, les humiliations et les menaces policières étaient quotidiennes. Il était interdit aux réfugiés de travailler, et à leurs enfants d’être scolarisés. Des gens disparaissaient [3].

Nous étions le 14 août. A Paris, Alain Finkielkraut vantait l’hospitalité que l’Etat croate offrait aux réfugiés bosniaques.


[1Pour la petite histoire : le 1er mai 1993 à Paris, les gros bras de la CGT scandaient à l’intention des militants pro-bosniaques : “ Des armes pour les Serbes ! ”

[2Trois années plus tard, l’exposé de cette collusion se heurtera encore aux réactions offusquées ou incrédules de divers sympathisants ignares de la cause bosniaque. « L’égorgeur et le faussaire », article présenté au comité de rédaction des Temps Modernes après que la revue Esprit l’eut refusé, fera courir, pour empêcher sa publication, un petit professeur proche du « mouvement », qui passait pour spécialiste de la Bosnie au sein dudit comité de rédaction. Mon censeur ne voyait dans le récit des pratiques pro-serbes de la FORPRONU que « ragots ». Je dois la publication de ce texte dans le n° 588 des Temps Modernes au soutien résolu de Claire Etcherelli. Qu’elle en soit ici remerciée.

[31700 réfugiés auraient disparu dans les camps de la région de Split, et environ 500 dans ceux de la région de Zagreb, selon Philippe Koulischer, in Mirna Bosna, 2ème édition en anglais, Genève, sept. 1993, p. 21.


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