Remarques sur la déclaration de Paris

mercredi 7 mars 2012
par  LieuxCommuns

Texte extrait du bulletin de Guy Fargette « Le crépuscule du XXe siècle », n°12 août 2004.

Au début du mois de juillet 2003, le texte qui suit a été diffusé, avec pour introduction la phrase :

|Tout citoyen peut signer « La déclaration de Paris » (2264 signataires ce jour) ‘Nous ne pouvons pas laisser la corruption se répandre au cœur du pou- voir. Des hommes et des femmes, à travers le monde, ont accepté de porter ce combat : c’est la Déclaration de Paris.’

LA DÉCLARATION DE PARIS

Nous, signataires de cet appel, venus du Nord et du Sud, de l’Est et de l’Ouest, nous dénonçons les effets dévastateurs de la grande corruption, avec son corollaire, l’impunité.

L’explosion des marchés ouverts a favorisé des pratiques de prélèvements, de commissions et de rétro-commissions, qui se sont développées de manière inquiétante au point d’envahir des secteurs entiers de l’économie.

Les activités les plus sensibles sont l’énergie, les grands travaux, l’armement, l’aéronautique et l’exploitation des ressources minières. Sur ces marchés d’intérêt national, quelques grandes sociétés ont intégré la corruption comme un moyen d’action privilégiée. Ainsi, plusieurs milliers de décisionnaires à travers le monde échappent à tout contrôle. La grande corruption bénéficie de la complicité de banques occidentales. Elle utilise le circuit des sociétés off shores. Elle profite de la soixantaine de territoires ou d’Etats qui lui servent d’abri.

La grande corruption est une injustice.

Elle provoque une ponction de richesses dans les pays du Sud et de l’Est. Elle favorise la constitution de caisses noires ou de rémunérations parallèles à la tête des grandes entreprises. Elle rompt la confiance nécessaire à la vie économique.

Parce qu’elle a atteint parfois le cœur du pouvoir, la grande corruption mine les vieilles démocraties occidentales. Elle entrave le développement des pays pauvres et leur liberté politique.

Alors que la globalisation a permis la libre circulation des capitaux, les justices financières restent tenues par des frontières qui n’existent plus pour les délinquants. La souveraineté de certains Etats bancaires protège, de manière délibérée, l’opacité des flux criminels. Logiquement, les bénéficiaires de la grande corruption ne font rien pour améliorer la situation.

Il convient de tirer les conséquences de cette inégalité devant la loi dont profite la grande corruption. Il est indispensable de rétablir les grands équilibres de nos démocraties. Plutôt que d’espérer une vaine réforme de ces Etats, il est possible d’inventer de nouvelles règles pour nousmêmes.

A un changement de monde, doit correspondre un changement de règles.

Aussi nous demandons :

1. Pour faciliter les enquêtes :

* la suspension des immunités diplomatiques, parlementaires et judi- ciaires le temps des enquêtes financières (le renvoi devant un tribunal restant soumis à un vote sur la levée de l’immunité).

* la suppression des possibilités de recours dilatoires contre la transmissions de preuves aux juridictions étrangères.

* l’interdiction faite aux banques d’ouvrir des filiales ou d’accepter des fonds provenant d’établissements installés dans des pays ou des territoires qui refusent, ?ou appliquent de manière purement virtuelle, la coopération judiciaire internationale.

* l’obligation faite à tous les systèmes de transferts de fonds ou de valeurs, ainsi qu’aux chambres de compensations internationales d’organiser une traçabilité totale des flux financiers, comportant l’identification précise des bénéficiaires et des donneurs d’ordre, de telle manière qu’en cas d’enquête pénale, les autorités judiciaires puissent remonter l’ensemble des opérations suspectes.

2. Pour juger effectivement les délinquants :

* l’obligation légale faite aux dirigeants politiquement exposés de justifier de l’origine licite leur fortune. Si celle-ci ne peut être prouvée, elle pourra faire l’objet d’une « confiscation civile « .

* la création d’un crime de « grande corruption « , passible d’une peine similaire à celles prévues contre les atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation.

3. Pour prévenir la grande corruption :

* l’obligation faite aux sociétés cotées de déclarer dans leurs comptes consolidés, pays par pays, les revenus nets (impôts, royalties, dividendes, bonus, etc.), qu’elles payent aux gouvernements et aux sociétés publiques des pays dans lesquels elles opèrent..

* la compétence donnée à la Justice du pays où est établi le siège social des sociétés multinationales lorsqu’une de leurs filiales à l’étranger est suspectée d’un délit de corruption, et que le pays ou est commis le délit ne peut pas, ou ne souhaite pas, poursuivre l’affaire.

* la mise en place d’une veille bancaire autour de dirigeants politiquement exposés et de leur entourage. Par dirigeants politiquement exposés, nous entendons les hommes et les femmes occupants des postes stratégiques au gouvernement, dans la haute administration et à la direction générale des entreprises privées intervenants dans les secteurs « à risque".

* les portefeuilles de titres et les comptes bancaires, des dirigeants politiquement exposés ainsi que ceux de leurs famille proche, ouverts dans leur pays où à l’étranger, sera soumis à une procédure d’alerte lors de tout mouvement important, avec l’instauration d’une obligation pénale de signalement pour les cadres bancaires et les gestionnaires de titres.

Combattre la grande corruption est un préalable à toute action politique authentique. Nous devons restaurer la confiance dans les élites poli- tiques et économiques. A l’heure de la globalisation, la responsabilité de ceux qui nous dirigent est immense. Elle doit échapper au soupçon, pour permettre l’espoir.

Signataires : Philip van Niekerk Kamal Hossain Fine Maema Carlos Morelli Adolfo Perez Esquivel Mary Robinson Nina Berg Lloyd Axworthy Aruna Roy Antonio Di Pietro Wole Soyinka Yolanda Pulecio John Charles Polanyi Pius N’Jawé Frantisek Janouch Juan Guzman John Githongo Baltasar Garzón Peter Eigen David M. Crane Francesco Saverio Borrelli Bernard Bertossa Cherif Bassiouni Eva Joly

copyrights © Les Arènes 2003 www.declarationdeparis.org/

Cette Déclaration attire l’attention par la qualité de certains de ses signataires, divers magistrats européens qui se sont illustrés depuis une quinzaine d’années non seulement dans la dénonciation d’affaires de corruption transfrontalières, mais aussi dans l’action contre cette corruption de haut vol. Le texte utilise l’expression “grande corruption” pour désigner la décomposition des sphères sociales les plus élevées de la société européenne. Par cette expression, ses auteurs espèrent définir une qualification juridique du phénomène assise sur des mesures législatives.

Le silence assourdissant qui a accueilli leur initiative montre à quel point les auteurs de cette déclaration-pétition manquent de relais, aussi bien dans l’opinion que dans les institutions. Les outils qu’ils souhaitent voir surgir ne semblent donc pas près d’être forgés. La contradiction logique qui mine cette déclaration solennelle tient d’abord dans un paradoxe : sous couvert d’un appel à l’opinion, ils visent à obtenir la coopération de ceux qui seraient les premières cibles des mesures adoptées.

L’argumentation qu’ils développent pêche également par trois grands limites. Ils disent vouloir :

  • rétablir les grands équilibres de “nos” démocraties
  • élaborer des peines similaires “à celles prévues contre les atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation
  • restaurer la confiance dans les élites politiques et économiques.

Ces trois objectifs entretiennent une relation cohérente entre eux, mais de glissement en glissement, les auteurs privent leur démarche de toute possibilité de réalisation.

En effet, les “démocraties” officielles n’en sont pas, et la caractéristique d’une démocratie au moins tendancielle n’est pas précisément l’équilibre. Comment ne pas citer G. Agamben (in “L’État d’Exception”, p.35) :

“(...) les décrets-lois constituent si bien la forme normale de législation qu’ils ont pu être définis comme des « projets de loi renforcés à urgence garantie » (Fresa). Cela signifie que le principe démocratique de la division des pouvoirs est aujourd’hui caduc et que le pouvoir exécutif a de fait absorbé au moins en partie le pouvoir législatif. Le Parlement n’est plus l’organe souverain auquel revient le pouvoir exclusif d’obliger les citoyens par la loi : il se limite à ratifier les décrets promulgués par le pouvoir exécutif. Au sens technique, la république n’est plus parlementaire, mais gouvernementale. Et il est significatif qu’une semblable transformation de l’ordre constitutionnel, aujourd’hui en cours à des degrés divers dans toutes les démocraties occidentales, bien qu’elle soit parfaitement connue des juristes et des politiciens, échappe totalement à la connaissance des citoyens. C’est justement au moment où elle voudrait donner des leçons de démocratie à des cultures et à des traditions différentes, que la culture politique de l’Occident ne se rend pas compte qu’elle a totalement perdu les principes qui la fondent”.

La tentative de référence “aux intérêts de la nation” fait également sursauter : les nations historiques sont si ébranlées qu’il n’en reste sans doute plus qu’une ou deux dans le monde (les États-Unis et Israël), et la défense d’une collectivité sur ce modèle suppose une communauté de destin et d’intérêts convergents. Seul le niveau planétaire, qui n’est l’objet d’aucune institution doué d’efficace, pourrait se proposer, avec ce que cela suppose de duplicité (la défense apparente de l’intérêt global étant en général accaparée par les puissants).

Enfin, le troisième objectif, “restaurer la confiance dans les élites politiques et économiques” montre combien ces auteurs tentent d’amadouer leurs cibles potentielles. Ils ne semblent pas avoir compris à quel point ces “élites” ont muté et sont éloignées des préoccupations des auteurs de cette déclaration. Ils rejoignent au fond la démarche d’une association comme Attac, qui voudrait se faire conseillère d’une hypothétique tendance éclairée de l’oligarchie régnante. L’ultime adjuration, “permettre l’espoir”, illustre l’incapacité des signataires à saisir la nature de l’oligarchie, qui se caractérise par une absence totale de vision à long terme, une indifférence aux préoccupations stratégiques et une propension à improviser au fil des événements, selon la ligne de moindre pente historique.

Paris, le 11 juin 2004


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