Le sens de la nouvelle légende martienne

samedi 7 avril 2012
par  LieuxCommuns

Texte extrait du bulletin de G. Fargette, Le crépuscule du XXème siècle n° 18-19-20, mai 2008.

Les discours scientistes n’ont cessé d’accompagner le développement industriel depuis le XIXème siècle. Un tel éloge de progrès techniques imminents, et nullement assurés, constitue une version dégradée d’un prophétisme religieux automatisé. Plus cette rhétorique s’éloigne de la réalité et plus cette analogie se renforce.

La propagande sur la future conquête martienne, qui a recommencé à enfler depuis quelques années se fait désormais insistante. La maladresse qui l’accompagne suggère qu’il s’agit avant tout d’une variante caricaturale dans les discours d’auto-suggestion sur le “progrès technique”, le contexte étant tout de même particulièrement défavorable à ce genre de conte technicien. On pourrait s’arrêter là et considérer que l’analyse du délire martien relève au fond d’une analyse entomologique et marginale d’un discours technicien qui ne cesse de lancer des thématiques nouvelles dans l’espoir de retrouver sa jeunesse conquérante (les discours sur la bio-technologie, la génétique, les nano-techonologies, etc., semblent s’essouffler déjà, quelques années à peine après le début de leur déversement public).

Pourtant les composantes de la légende martienne, inconsistantes, quand on les prend une par une, comme on va le voir, prennent un sens particulier par le moment de leur formulation publique.

Les grains de sable “techniques”

Dans la mécanique apparemment bien huilée de cet éloge de la découverte conquérante, une série de grains de sable apparaissent qui sont de l’ordre des faits les plus têtus. Mais la thaumaturgie technicienne laisse toujours entendre qu’il n’est d’impossibilité que momentanée et que de nouvelles inventions aboliront les obstacles. Cette magie technicienne a pour elle l’évidence de certaines réussites passées, qui ont répondu aux élans mythiques antédiluviens de l’espèce humaine (l’acquisition de la possibilité de voler, par exemple). Néanmoins, dans un perspective raisonnée, il suffit de dresser la liste des obstacles à ce jour non résolus pour donner les clés d’une autonomie de jugement sur la question :

  • il faudrait mettre en orbite des quantités et des masses considérables de matériels (la charge utile par fusée doit être multipliée par 4 au moins, passant de 20 à 80 tonnes). S’il ne s’agit pas d’une impossibilité absolue, le préalable en est la construction de lanceurs proportionnés. Tant qu’ils n’existent pas, rien ne peut se faire.
  • une fois le futur vaisseau assemblé en orbite terrestre, il devra fonctionner avec un moteur nucléaire, dont le principe a été conçu dans les années 1960, mais qui n’a jamais été testé. Cela nécessite une distance minimale de sécurité entre l’habitacle et ce moteur, et donc des dimensions importantes.
  • la durée du voyage impliquerait une situation d’apesanteur qui met en danger le maintien de la masse osseuse de chaque membre d’équipage (ces astronautes reviendraient avec un squelette désastreusement diminué, comme celui de vieillards de 80 ans). Il faudrait recréer une gravité artificielle pour la plus grande partie du voyage. L’idée d’un vaisseau tournant sur lui- même pourrait répondre à cette nécessité. Mais on ne sait pas assurer simultanément propulsion et giration.
  • le problème sanitaire le plus crucial vient du rayonnement cosmique. Dès lors que l’on s’éloigne du sol, la protection de l’atmosphère diminue (les équipages d’avions de ligne finissent par accumuler des doses d’irradiation non négligeables au cours de leur vie professionnelle). Pour les passagers de satellites, le danger s’accroit. Un voyage vers Mars implique de sortir complètement du champ magnétique qui protège la planète Terre des vents solaires et d’une grande partie des rayons cosmiques. C’est dire que les membres de l’équipage seraient soumis à une irradiation continue qui endommagerait en quelques mois l’ensemble des cellules de leur cerveau, pour ne parler que de l’organe central du système nerveux. Quelques “savants fous” assurent que les nano-médicaments sauront réparer les cellules au fur et à mesure de leur destruction, mais il s’agit pour le moment de rêveries détachées de tout essai clinique. Une autre solution proposée est d’ajouter un caisson en plomb fournissant un refuge aux membres d’équipage en cas de tempête solaire ou de flux trop important de rayonnement cosmique. Cela représenterait une charge supplémentaire considérable pour le futur vaisseau, et l’on sait que cette protection serait relative.
  • cette difficulté se reproduit de façon aggravée pour le séjour hypothétique sur le sol martien. Mars, à la différence de notre planète, est dépourvue de champ magnétique repoussant les particules les plus nocives. La raison en serait qu’elle n’a pas de noyau ferreux. Cette difficulté interdit toute hypothèse de vie sur cette planète, à moins de supposer qu’il existe des bactéries enfouies dans les profondeurs du sol. Les astronautes qui réussiraient à amarsir (plus de deux vaisseaux automatiques sur trois ont d’ailleurs échoué dans leur manœuvre d’approche et se sont écrasés), se trouveraient à découvert devant ce rayonnement cosmique et solaire. Il leur faudrait s’enterrer. Les projets ne prévoient pas de tels travaux, nécessairement gigantesques. En l’état actuel et prévisible des techniques, la mort des astronautes effectuant une telle exploration est à peu près inévitable.

Il faudrait en effet qu’ils demeurent plusieurs mois sur le sol martien ou en orbite.

On pourrait naturellement rappeler l’effroyable mortalité des vaisseaux d’exploration à l’époque de la Renaissance (il n’était pas rare que les deux tiers d’un équipage y laissent la vie), mais les projets annoncés ne prévoient nullement un tel coût humain, qui serait inacceptable pour les mentalités contemporaines. Et une fusée vers Mars ne pourrait emporter les centaines de passagers qu’embarquaient les vaisseaux de haute mer à l’époque des grandes découvertes. Il ne s’agirait que d’une poignée d’astronautes (on parle de six).

Le contexte social-historique

Contrairement à ce que sous-entendent les discours convergents qui tissent la nouvelle légende martienne, elle ne constitue pas une simple entreprise technique. Un tel projet s’inscrit nécessairement dans un contexte social et historique qui dicte les champs du possible et de l’acceptable.

Ainsi, le rappel de la “course à l’espace” entre 1960 et 1972 permet d’en comprendre les conditions d’existence : la capacité technique ne suffit pas, il faut qu’elle ait un emploi, qu’elle serve une rivalité de prestige entre pôles étatiques concurrents, ou qu’elle satisfasse un enjeu réel de puissance. Si, de plus, les zones à aborder renferment des minéraux “précieux” ou jugés “indispensables”, l’effet d’exploration initial peut être relayé par un levier démultiplicateur. La comparaison avec les grandes découvertes (voir Cosandey, avec son dernier chapitre du “Secret de l’Occident”) est convaincante.

Que se serait-il passé si le continent américain n’avait pas existé ? Les caravelles ibériques auraient atteint les petites îles de l’atlantique (des Açores au Cap vert) et le développement du commerce atlantique n’aurait pas eu lieu. Mieux, le surcroît de puissance que l’Espagne a tiré de sa conquête des Amériques ne se serait pas produit. Les Pays-Bas puis l’Angleterre n’auraient pas attiré ces richesses par capillarité marchande, etc. A moins de la découverte d’un minéral miracle sur Mars (ou sur la Lune), ce qui ne s’est nullement avéré, l’entreprise d’exploration interplanétaire n’a pas de sens, d’autant qu’il n’existe pas à ce jour de concurrent crédible de l’État américain. Même si l’État chinois voulait d’ici vingt ou trente ans faire acte de rivalité pour le prestige, cette concurrence dispendieuse ne produirait rien de plus que ce qu’a produit la “conquête de la Lune” : une fois que l’une des deux parties a atteint le but, tout s’arrête, faute de combattant. La lutte pour le prestige s’épuise dans le résultat. L’exploration pour l’exploration n’est qu’un mythe qui convainc un public imprégné d’un scientisme obtus. Il peut trouver une réalisation pratique à un coût relativement bas, au moyen de véhicules automatiques inhabités.

De toute façon, d’un strict point de vue stratégique, seul le contrôle de la proximité de la Terre importe. Et même cela pourrait n’avoir qu’un temps. On oublie, en effet, la pollution cumulative que produisent les débris les plus divers qui hantent les orbites basses et qui finiront par limiter de plus en plus l’évolution des satellites dans ces zones.

Le sens de ce délire rationalisant

La légende martienne fonctionne comme une invocation magique contre les limites de plus en plus patentes de la planète Terre. Au fond, elle correspond à une réponse de surenchère qui a toujours abouti dans le passé en Occident. Mais cette fois, on ne voit pas comment cette attitude pourrait aboutir. Elle n’induira pas de bouleversement du cadre d’existence et d’action de l’espèce humaine. Ce réflexe correspond à un automatisme qui tente de nier la situation réelle de finitude de l’environnement humain et se réduit à un rituel de conjuration.

Paris, le 3 mai 2005


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