Pierre Souyri, le marxisme qui n’a pas fini (2/2)

Jean-François LYOTARD
mercredi 30 novembre 2011
par  LieuxCommuns

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J’essaie aujourd’hui de comprendre pourquoi en dépit du différend qui m’opposait à Souyri et de la sympathie que j’avais pour la plupart des thèses présentées par Castoriadis, je me trouvais lors de la scission de 1964 aux côtés du premier dans le groupe qui s’opposait au second. Et accessoirement pourquoi, en mai 1968, alors qu’un matin je travaillais avec des camarades du Mouvement du 22 mars à la rédaction du tract intitulé « Votre lutte est la nôtre », quand l’un des ancien camarades de Socialisme ou Barbarie passé à la tendance, et que j’estimais, vint me chercher d’une salle voisine pour que je prenne part à l’élaboration de la plateforme du Mouvement, que celui-ci avait confié aux responsables de Socialisme ou Barbarie et de I.C.O., je lui répondis comme une bête : Non, je n’ai pas confiance en vous. Ce n’est pas là un bien grand événement et ce n’était pas une bien forte raison, je n’y attache pas autrement d’importance si ce n’est celle d’un lapsus.

Il y avait quelque chose qui ne se laissait pas corrompre par les trésors d’argumentation que la tendance, et notamment Castoriadis, dépensaient pour expliquer et justifier la nouvelle orientation. Il ne manquait rien à la panoplie argumentative de ces camarades, et pourtant cette saturation révélait un manque, le même que le philosophe ressent à la lecture de certains textes de Hegel, la déception par le comble. Je parle du ton et de la méthode, car quant au contenu, il était plutôt existentiel. On faisait la toilette du marxisme, on lui passait des habits neufs. La vieille contradiction du Capital, jugée économiste, était mise à la poubelle. Une nouvelle, sociale celle-ci, et presque éthique, entre diriger et exécuter, était désignée comme la bonne. Je croyais certes, comme les camarades de la tendance, que le monde changeait, mais dans le cadre des rapports de production capitalistes, donc sans que l’extraction de la plus-value, l’exploitation, la nécessité eussent disparu. Elles se masquaient autrement, mais il fallait bien que la dépendance par rapport à une objectivité non dominée persiste pour une partie de la société, et donc aussi pour son ensemble. L’éthique nait de la souffrance naturelle, le politique du supplément que l’histoire ajoute à cette souffrance. Nous n’étions pas sortis du politique.

Mais c’était là des platitudes. Qui n’en aurait pas convenu ? La tendance protestait qu’elle ne disait pas le contraire. Qu’est-ce donc qui faisait défaut à son argumentation ? Aucun des opposants que nous étions ne sut bien le dire alors.

Disons : la complexité, le différend, le point de vue de classe. C’était peut-être cela, la chose que mon différend même avec Souyri, et paradoxalement le retrait du marxisme pour moi, avait dégagé comme plus élémentairement politique que toute divergence, et dans laquelle les divergences prenaient corps. Si le Capital avait été la critique, ou une critique, de l’économie politique, c’était pour avoir fait entendre le différend là où il était, caché sous l’harmonie, ou du moins sous l’universel. Marx avait montré qu’il y avait au moins deux idiomes ou deux genres cachés dans la langue universelle du capital, l’AMA, que parlait le capitaliste, et le MAM que parlait le salarié. Le locuteur de l’un entendait fort bien le locuteur de l’autre, et les deux idiomes étaient traduisibles l’un dans l’autre, mais il y avait entre eux une différence qui faisait qu’en transcrivant une situation, une expérience, un référent quelconque exprimé par l’un dans l’idiome de l’autre, ce référent devenait méconnaissable pour le premier, et le résultat de la transcription incommensurable avec l’expression initiale. La « même » chose, une journée de travail, qui se disait dans les deux genres, devenait deux choses, comme la « même » situation affective, qui est tragique pour l’un des protagonistes, peut être un mélo pour l’autre. Et comme j’avais pu l’éprouver dans mon différend avec Souyri, cette incommensurabilité n’était pas symétrique, mais déséquilibrée. L’un des idiomes s’offrait à dire ce qui était la situation « même », à expliquer en quoi il s’agissait bien du « même » référent d’un côté et de l’autre, donc à se présenter non pas comme une partie dans un procès, mais comme le juge, comme la science détentrice de l’objectivité, plaçant ainsi l’autre dans la position de stupeur ou de stupidité que j’avais connue, le confinant dans la particularité subjective d’un point de vue qui restait incapable de se faire comprendre, sauf à emprunter l’idiome dominant, c’est-à-dire à se trahir.

Pour autant qu’il y avait dans le marxisme un discours qui prétendait pouvoir exprimer sans résidu toutes les positions antagonistes, qui oubliait que les différends s’incarnent dans des figures incommensurables entre lesquelles il n’y a pas de solution logique, alors il fallait ne plus parler du tout cet idiome, et j’acquiesçais à l’orientation prise par la tendance à cet égard, en dépit de l’opposition de Souyri. Mais celui-ci avait su bien avant moi que là n’était pas la question. On pouvait bien faire cette critique, on n’avait par là réfuté que le dogmatisme dans le marxisme et non le marxisme, on en tirait quelque contentement spéculatif peut-être, on y perdait sûrement la chose qui à tort ou à raison restait à ses yeux attachée au nom du marxisme.

Cette chose que j’appelle ici le différend porte dans la « tradition » marxiste un nom « bien connu » qui donne lieu à beaucoup de méprises, celui de pratique ou « praxis », le nom que par excellence la pensée théorique mésinterprète. Souyri ne s’y trompait pas, il ne confondait pas Marx avec Hegel. S’il y a une pratique de classe, alors que le concept ne donne pas lieu à pratique, c’est que l’universalité n’est pas exprimable en mots sauf unilatéralement. Les rôles des protagonistes de l’histoire ne se jouent pas dans un seul et même genre de discours. Le capital qui se donne pour la langue universelle est par là même ce qui révèle la multiplicité d’idiomes intranscriptibles. Entre ceux-ci et la loi de la valeur le différend ne peut pas se résoudre par la spéculation ou dans l’éthique, il doit l’être dans la « pratique », que Marx appelait pratique-critique, dans un combat incertain contre la partie qui se donne pour le juge.

Si Socialisme ou Barbarie avait eu pour Souyri une importance décisive, c’est qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, après une période de collaboration de classe, et à l’orée de la guerre froide, ses fondateurs avaient osé tourner les armes de la critique radicale vers ce qui paraissait devoir être par excellence intouchable et invulnérable à cette critique. Dès le deuxième numéro, Castoriadis avait fait la démonstration que les rapports de production en Russie impliquaient l’exploitation de la force de travail par une nouvelle classe dominante (6). La société issue de la première révolution prolétarienne n’était pas plus harmonieuse que la société bourgeoise, le « marxisme » y jouait le rôle de l’idiome dominant, il y était devenu le genre du discours de la bureaucratie. Qu’un point de vue de classe sans œillères ait été celui du groupe, Souyri en avait eu un autre signe remarquable par la publication, dans les tout premiers numéros de la revue, de la traduction française du livre de Paul Romano, l’Ouvrier américain : écrit dans le genre du témoignage, l’accent y était mis sur l’incommensurabilité des « mêmes » expériences selon qu’elles se disent dans l’idiome du patron ou du petit chef ou dans celui des ouvriers, et sans souci de savoir qui, des uns ou des autres, parle ou ne parle pas « marxiste ». En plein jdanovisme, l’affirmation paraissait une provocation.

Dans cette radicalité retrouvée, il y avait un cri de délivrance : Trotsky, avant la guerre, avait laissé soupçonner que le prolétariat n’était peut-être pas capable de mener à bien la critique pratique de la société d’exploitation ; il fallait d’abord, disait Socialisme ou Barbarie, constater l’incapacité du trotskysme de mener à bien sa critique théorique. L’analyse marxiste restait valide en dépit des immenses défaites subies par le mouvement ouvrier depuis les années 30 et la domination du stalinisme. Et ce qui avec elle échappait ainsi à la décrépitude, ce n’était pas seulement l’idée de reconstituer une organisation internationale débarrassée des hésitations du trotskysme, pas seulement la perspective d’une nouvelle « grande politique », c’était tout d’abord l’affranchissement de la capacité critique, la réaffirmation que le point de vue de classe ne devait épargner aucun objet, et que la tâche principale des révolutionnaires était de détecter partout le différend, même là où il se cachait sous de simples divergences.

Le marxisme avait été pour Souyri comme pour beaucoup d’autres la seule manière décisive de riposter au défi lancé par le capitalisme à la liberté et au sens de l’histoire en faisant ressurgir le conflit là où il était étouffé. Pourquoi la liberté du travail signifiait la dépendance du salarié sous peine de mort ; pourquoi le développement des capacités de production ici engendrait leur sous-développement là ; pourquoi l’essor des techniques s’accompagnait de l’aliénation des travailleurs ; pourquoi l’augmentation du pouvoir d’achat n’affranchissait pas de l’argent ; pourquoi la multiplication des moyens de communiquer pouvait aller de pair avec la ruine des réseaux sociaux et avec la solitude de masse ; pourquoi la paix et pourquoi la guerre ; pourquoi l’essor des connaissances avait pour contre partie la déculturation de l’homme ordinaire : non seulement nous pouvions comprendre cela grâce au marxisme, mais aussi espérer en modifier le cours, peut-être y mettre un terme, en plaçant la force de la critique radicale à l’école des luttes des opprimés et à leurs côtés.

Mais à ces paradoxes, classiques comme le capital lui-même, un autre scandale était venu s’ajouter, et ce fut le lot de notre génération d’avoir à le reconnaître et le faire cesser. C’était sous les habits mêmes du mouvement ouvrier l’inversion général du sens des organes qu’il s’était donné : le syndicat contribuait à réguler l’exploitation de la force de travail, le parti servait à moduler l’aliénation des consciences, le socialisme était un régime totalitaire, le marxisme n’était plus qu’un écran de mots jeté sur les vrais différends. Il y en eut plus d’un qui renâcla devant la redoutable tâche de reconnaître et de dénoncer ces perversions, et qui préféra attendre que l’histoire s’en charge à sa place — ce que firent les intéressés eux-mêmes dans les faubourgs de Poznan ou de Varsovie, au cœur de Budapest, ou au fond des campagnes chinoises. Temps de révélation fulgurante, génération d’irrésolus et de traînards. Mais en 1942 Souyri qui avait 17 ans était membre du PC clandestin de l’Aveyron, il avait des responsabilités dans les maquis FTP de l’Aveyron et du Tarn, démissionnait du PC à la fin d’août 1944, entrait en contact avec des trotskystes et ex-membres du POUM, adhérait à la IVe Internationale en 1946, s’enquérait du RDR en 1948, terminait en 1949 à Toulouse ses études d’histoire et abandonnait les trotskystes et la Troisième Force, prenait en septembre 1949 à Philippeville, Algérie, son premier poste de professeur. Une bonne âme eût dit qu’il brûlait les étapes, le fait est que le défi lancé par le stalinisme à la vérité et à la liberté l’avait frappé de plein fouet, et qu’il cherchait à toute force une issue qui ne soit pas déshonorante. Il n’avait pas un instant à perdre. Il aimait Rimbaud, Maïakovski, Benjamin Péret.

Nous étions beaucoup à venir enseigner en Afrique du Nord au sortir de l’Université. Ce que nous y cherchions les uns et les autres n’importe guère ici ; ce qui est certain, c’est que Souyri, quand je le rencontrais à Constantine après une réunion syndicale qu’il avait suivie en silence, avait sur la plupart d’entre nous, sur moi en tout cas, l’avantage de savoir déjà d’expérience et de réflexion ce que c’est qu’un point de vue de classe et de n’être pas disposé à s’en laisser accroire par ce qui chercherait à le lui faire oublier. L’argument : critiquer la gauche, c’est être à droite, si fréquent dans la propagande communiste d’alors et si bien accueilli par des intellectuels, jeunes ou moins jeunes, dont tout l’enjeu politique était de se faire haïr par leur bourgeoisie, le laissait indifférent. Il savait que « gauche contre droite » n’est pas un point de vue de classe et que le vrai différend est autrement subtil, exige á la fois plus de scrupule intellectuel et plus de résolution. Il apportait la plus grande minutie à tout ce qui pouvait se discuter en matière de tactique, stratégie, analyse ou philosophie politiques, tantôt dans le registre de l’angoisse tragique, tantôt dans celui de l’ironie épique. Il ne dédaignait pas non plus de recourir aux ressources de la farce. Nous avons eu, à l’occasion, les plus beaux fous rires, politiques et non politiques qui soient. Il était gai et satirique comme les grands inquiets. L’activité intellectuelle était toujours sous tension affective, mais celle-ci protégée par un usage à la fois parodique et spontané des grands genres de la poétique et de la rhétorique classiques.

Il m’intimida, en somme. Son marxisme n’était pas d’école, ce n’était pas une interprétation possible des choses de l’histoire, ni une doctrine vraie, c’était la forme de la sensibilité, le schème de l’imagination, la rhétorique des affections, l’analytique et la dialectique des concepts, la loi de la volonté. Bien loin d’offrir à l’esprit la tranquillité close d’un savoir établi ou d’un guide pragmatique, il était le nom propre de son inquiétude, il lui fournissait toutes les occasions de remettre en cause ce qu’il croyait avoir imaginé, senti, connu et identifié. Ceux de notre génération et ceux qui nous suivirent n’ont guère rencontré que le cadavre ou le fantôme du marxisme, le prêt-à-penser d’un parti ou d’un État bureaucratique mis à la place de la pensée, la nantissant de ses phrases dogmatiques, vulgaires et prudentes. J’eus la chance, alors que déclinait déjà le grand siècle du marxisme, d’apprendre en rencontrant Souyri que la dialectique historique et matérialiste pouvait ne pas être seulement l’intitulé d’une chaire universitaire ou d’une responsabilité dans un bureau politique, mais le nom d’une résolution.

Il m’enseigna la résolution au moment où je la recherchais, après trop d’années de travail de deuil ou d’incubation. Comme beaucoup d’historiens français et avec l’ironie incrédule d’un Lénine, il raillait les philosophes : vous ne faites que poser des problèmes. Or il y avait un problème, et il voulait le résoudre. Le reste était futile. Il fallait que s’efface la présomption de l’intelligence à parler de tout pour tous, qu’elle s’enquière de la tragique bêtise de ce qui n’a pas de mots pour se faire entendre ni de loi pour se justifier. Il fallait descendre dans les sous-sols de la nécessité, y rechercher le sens des effets historiques les plus irrationnels. Il ne suffisait pas de construire le tableau intelligent et complet de la réalité, il fallait écouter les passions obscures, la morgue des dirigeants, la tristesse ouvrière, l’humiliation des paysans et des colonisés, la colère et l’égarement de ce qui se révolte, l’égarement aussi de ce qui pense. Retrouver le fil de classe dans l’imbroglio des événements, reconstruire la dialectique des besoins, des intérêts et des croyances derrière les déclarations et les actes des puissants, s’orienter et se réorienter sans cesse sur un pôle : la destruction de l’exploitation, critiquer tout ce qui s’y prend mal ou pas du tout pour en venir à bout, et comprendre pourquoi il en est ainsi.

Les tâches qui attendaient la critique marxiste radicale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et que Socialisme ou Barbarie dénombrait dans son programme dès ses débuts ne le prirent pas au dépourvu. Critiquer la structure de classe de la société russe et de toute société bureaucratique ; analyser la dynamique des luttes dans les pays sous-développés ; comprendre la fonction de l’idéologie à commencer par le marxisme lui-même, et le rôle du parti, y compris bolchevik, dans la formation d’une classe dominante ; reprendre la critique de l’État sur la base de ce qui s’était passé en Europe depuis trente ans, fascisme, nazisme, stalinisme : c’était ce à quoi il se consacrait déjà. Il était prêt à voyager autant qu’il le fallait. J’embarquais avec lui et, après trois ans de rumination commune où il m’apprit tout, sauf ce que m’avaient appris les Algériens eux-mêmes, nous nous retrouvâmes ensemble à bord de Socialisme ou Barbarie.

Ensuite quand il devint évident que le capitalisme, une fois reconstituées ses capacités de production et de marché, était enfin sorti de la longue dépression commencée en 1930 et qu’il avait relancé le processus de l’accumulation élargie, de nouveaux écueils surgirent, de nouvelles réalités opposèrent leur opacité à notre marxisme : la réorganisation du capitalisme en capitalisme bureaucratique ou monopoliste d’État ; le rôle de l’État moderne dans l’économie dite mixte ; la dynamique des nouvelles couches dirigeantes (bureaucratiques ou technocratiques) au sein de la bourgeoisie ; l’impact des nouvelles techniques sur les conditions de travail et les mentalités des ouvriers et des employés ; les effets de la croissance économique sur la vie quotidienne, la culture, etc. ; l’apparition de nouvelles revendications chez les travailleurs, et la possibilité de conflits entre la base et les appareils dans les organisations ouvrières ; tous les traits enfin dont l’analyse devait précisément donner matière, quelques années plus tard, aux thèses de la tendance et à la scission du groupe tandis qu’elle devait mener Souyri, dans sa recherche obstinée d’une réfutation irréfutable de ces thèses, au plus complet isolement.

Mais en attendant, le fait est, comme cela se sait à présent, que beaucoup de ces traits des sociétés de l’Est et de l’Ouest furent alors analysés et compris, que d’autres « découvirent » vingt ou trente ans plus tard sans être pour autant capables d’en supporter idéologiquement et même psychiquement la révélation. Le bilan qui peu à peu fut dressé au cours de ces quinze années était implacable (7). Une fois le stalinisme identifié comme l’idéologie d’une classe dominante, et le totalitarisme comme le mode politique propre de domination de cette classe, il n’y avait pour une critique radicale plus rien à attendre des organisations ouvrières qui de près ou de loin obéissaient aux consignes de cette classe ou en reproduisaient les traits, ni des intellectuels qui se croyaient marxistes parce qu’ils lisaient Marx et n’aimaient pas les patrons. Nous guettions les moindres signes d’un différend entre le prolétariat et les bureaucraties qui parlaient en son nom.

Or il y en eut beaucoup, et insignes comme des victoires prolétariennes, les émeutes de Berlin-Est dès juin 1953, puis au cours de l’année 1956 l’insurrection de Poznan en juin, l’octobre polonais, au début novembre la révolution des Conseils ouvriers en Hongrie, et en mai-juin 1957 l’agitation dans toute la Chine qui faisait trembler l’appareil du parti. En publiant en 1958 l’article de Souyri intitulé «  La lutte des classes en Chine bureaucratique (8) », notre groupe manifestait une nouvelle fois que le différend entre les bureaucrates « communistes » et leurs exploités ne faisait plus de doute, au moins pour les intéressés eux-mêmes, et que les premiers n’occupaient plus la confortable situation qui était la leur avant la mort de Staline. Mais aussi nous nous en prenions directement à l’idolâtrie, au conservatisme déguisé, au stalinisme déplacé qui tentait de mettre le domaine chinois à l’abri de la critique marxiste radicale, et qu’on appelait maoïsme. À relire cette étude aujourd’hui, on reconnaît l’effronterie et la gaieté qu’un Marx autrefois revendiquait comme le droit du vrai contre la censure prussienne, à cela près que la censure bafouée ici était celle du président de la Chine exercée en Occident grâce au zèle qu’il avait rencontré chez des intellectuels (Sartre récidivait), et que le différend à révéler s’était caché cette fois sous la figure bouffonne des « contradictions non antagoniques ». À ce moment-là Socialisme ou Barbarie n’avait qu’une seule voix, et parlait l’idiome de ceux que l’oppression réduit d’habitude au silence et qui se faisaient alors entendre. Et celle de Souyri s’y mêlait.

Sa résolution, je l’ai dit, se tourna contre la tendance quand il fallut analyser les contradictions du capitalisme bureaucratique, et qu’il crut voir dans ses thèses les signes qui pour lui annonçaient l’abandon du combat de classe, c’est-à-dire la perte de l’intelligence et de la volonté. Car la chose qui engendrait l’histoire cherchait aussi à se faire oublier, et l’entendement n’avait pas trop de toutes ses forces pour en repérer tous les effets dans le désordre infini des données, la raison pour élaborer le processus d’ensemble des contradictions que la chose ne pouvait manquer de produire, la volonté pour se fixer sans distraction sur la destruction de cette chose. Celle-ci était la seule réalité, toute la réalité, mais ne cessait de se travestir. Elle était l’inconscient de l’humanité, il s’agissait de l’écouter, de lui trouver son expression, de la supprimer. Tout ce qui dans le cours de nos pensées contribuait à son omission, fût-ce tendanciellement, était réfutable, réfuté et méprisé. Souyri brocardait cela des noms d’innovation, de fantaisies, de réformisme, de déviation sorbonnarde… C’était toujours un arrangement avec la chose, futile, illusoire, et voué nécessairement à avorter. L’injustice même n’était pas le nom convenable pour désigner la chose. Il me dit, lors d’une dernière dispute, à propos du terrorisme : la justice, je n’aime pas ce mot. C’est que cette chose était telle à ses yeux qu’on ne pouvait pas en venir à bout avec l’intention ou l’institution justes. Irréparable dans les seules consciences et par les seules volontés, elle était la source insupportable d’où l’histoire humaine tirait son non-sens et son sens. C’était elle qui faisait du cours des choses une nécessité tragique en même temps qu’elle offrait à la volonté la faculté de renverser ce cours, grâce à la mémoire des expériences qu’elle avait provoquées et à l’intelligence des processus par lesquelles elle s’était exprimée, mais grâce d’abord à l’approfondissement du différend qu’elle suscitait.

Souyri avait trouvé dans Marx des mots pour nommer cette chose irréfutable, exploitation était l’un d’eux. Il ne pouvait en détourner son esprit. Elle seule méritait la dépense sans mesure de toute intelligence et de toute volonté. On ne pouvait se réconcilier avec soi-même, être heureux et intelligent, jouir de la vie, tant qu’elle était là. Elle était le malheur, la maladie et la promesse de la mort pesant sur l’espèce. Et pas la « belle mort » qui sauve l’esprit, mais la misère qui l’exténue, le condamne à la répétition, l’abuse et l’élimine.

Exploitation, cela peut paraître une catégorie classique de la critique de l’économie politique ; nécessité dialectique, une conception périmée du mouvement de l’histoire. Souyri pouvait passer aux yeux de certains lecteurs ou de certains camarades pour le tenant d’un marxisme à l’ancienne, de l’économisme, du nécessitarisme, et aussi du centralisme à cause de sa suspicion à l’égard du spontanéisme. Faire confiance à la spontanéité des masses était à ses yeux à peu près comme compter sur le seul inconscient pour s’émanciper de la névrose. Le mal fait par l’exploitation s’étendait si profond qu’on ne pouvait espérer puiser dans les forces de la nature humaine de quoi combattre ce qui l’opprimait. La dénaturation était au principe de l’histoire, on n’en sortirait pas en rétablissant un état de l’humanité antérieur à la division en classes, état du reste entièrement imaginaire, mais en organisant la dénaturation suprême qui s’appelait le socialisme et dont le capitalisme ne portait dans ses flancs que la possibilité contradictoire. Il fallait écouter l’inconscient de l’histoire, l’expérience des luttes, comme on prête l’oreille au patient, mais aussi défendre cette expérience contre ce qui en elle-même travaillait à la défigurer.

Quant à l’économisme et au nécessitarisme, on ne pouvait les imputer à Souyri que parce qu’on oubliait que les hommes ne font pas ce qu’ils veulent et ce qu’ils pensent, mais autre chose qu’ils ne veulent pas, qu’ils conçoivent difficilement, et à quoi ils sont enchaînés par une logique qui les dépasse, et que cette sujétion ne peut pas disparaître tant que la chose qui la motive n’est pas supprimée. C’est pourquoi il était exclu aux yeux de Souyri que le capitalisme pût d’aucune façon parvenir à contrôler définitivement son propre fonctionnement, et à émanciper l’humanité de la nécessité.

Dans les rapports dits de production, ce n’était pas seulement l’extraction de la plus-value qui entrait en contradiction avec sa réalisation, c’était l’autocréation de l’humanité par le travail qui se renversait dans son anéantissement. Le capital, parce qu’il était le nom d’un crime inexpiable contre la liberté et la dignité, était par essence incompatible avec toute prise de conscience de ce qu’il est et avec toute maîtrise effective de ce qu’il fait. Ceux qui croyaient la bourgeoisie et la bureaucratie capables de réaliser une stabilisation définitive du système économique au moyen d’institutions délibérément créées à cet effet oubliaient que la chose comme l’inconscient déjoue toute rationalité contractuelle. La démocratie parlementaire, le réformisme social, l’économie mixte, le « capitalisme moderne » selon Castoriadis changeaient assurément les conditions du différend, déplaçaient la lutte des classes, permettaient que certaines réalités cachées apparaissent, mais au prix d’en dissimuler d’autres et sans supprimer les raisons de l’aveuglement.

Souyri imaginait, je pense, la résistance du capital à la critique et à l’intervention révolutionnaires comme celle de l’inconscient à l’analyse. Le socialisme n’était pas une amélioration du fonctionnement économique et social, une redistribution plus juste des fruits du travail, c’était l’alternative, la seule, à la barbarie immanente au développement du capitalisme. Rien ne pouvait garantir son échéance. Une seule chose était sûre, c’est que l’alternative ne disparaîtrait pas avec le développement du capitalisme. De même que la névrose contient en soi, si l’on en croit Freud, l’indication d’une thérapeutique, mais ne conduit pas de soi à sa mise en œuvre, de même le socialisme n’était pas dans le capitalisme comme un germe, mais comme « une chance à saisir ». Contre l’objectivisme d’un Kautsky, Souyri faisait sienne la critique de Rosa Luxemburg : « Si le socialisme n’est pas en temps voulu, écrivait-il (9), arraché des flancs de la vieille société, par l’action décisive des masses, la société tout entière régressera vers la barbarie. […] La théorie marxiste n’est plus seulement une science, livrant la connaissance objective des lois d’un processus historique orienté vers l’économie, mais une critique du réel, élaborée d’un point de vue de classe, en vue d’éveiller les masses à la conscience de leur tâche historique et d’ouvrir la voie à la pratique révolutionnaire. »

Tout ce qui pense était menacé par l’oubli de ce point de vue. Je me demande même si Souyri ne pensait pas au fond qu’on ne pense que pour mieux l’oublier. Il voulait penser pour le dégager. Si l’on occultait la chose immémoriale, elle rattrapait l’amnésique, qu’il s’appelât Empire, république bourgeoise, État socialiste, parti, penseur, et le détruisait. Dans les débuts, il m’avait laissé lire, plus pour ma gouverne que pour avis, le manuscrit d’une étude écrite à la fin des années 40 ou au début des années 50 sur la question de l’esclavage à Rome et sur la décadence : l’Empire né de l’étouffement de la lutte des classes qui s’était développée sous la République, et succombant de l’avoir refoulée. Tableau sommaire, disait-il. Cette esquisse énergique du bonapartisme antique m’avait pourtant éclairé. La décadence était l’idée sombre qui surplombait son activité intellectuelle et militante comme celle du groupe et peut-être comme celle de tout révolutionnaire, l’idée d’une société où le différend était si bien étouffé que ses manifestations ne pouvaient plus être que sauvages, sporadiques, inconsistantes, où la pensée et l’organisation indispensables pour « saisir la chance » du socialisme à l’occasion de tel désordre engendré par les contradictions du système d’exploitation, abandonnaient leurs tâches, faute de rencontrer aucun écho.

L’« épouvante » qu’il éprouva dès 1960 devant la première formulation des thèses de la tendance fut pour lui comme le signal que c’était donc la fin : ce qu’il y avait de plus radical dans le monde comme critique théorique du capitalisme contemporain acceptait, tranquillement, et même flatteusement, l’idée que cette critique radicale n’avait plus aucune racine dans l’objectivité. Le différend n’avait lieu qu’entre des consciences, par définition égales et libres, il n’était donc plus un différend, mais un débat. L’inconscient de l’histoire était ainsi dénié.

Or il tenait pour certain qu’à la faveur d’une telle dénégation, qui était justement ce dont le système avait besoin, l’histoire passerait tout entière sous le régime de cet inconscient et que l’humanité subirait les contradictions inévitables du capitalisme parvenu au stade monopoliste d’État ou bureaucratique, en ayant perdu avec le point de vue de classe les moyens de prendre une conscience critique de son sort, et d’y échapper.

Il se plongea dans l’étude minutieuse des mécanismes qui ne manqueraient pas de susciter la prochaine dépression mondiale. La mort l’a surpris au moment où il reconnaissait les prodromes de celle-ci dans la réalité (10). Il n’en aurait éprouvé qu’une amère consolation, n’apercevant nulle part les signes d’une intelligence critique et organisée capable d’affronter la crise et de renverser le cours réactionnaire qu’elle ne manquerait pas d’imprimer au mouvement de l’histoire. Déjà, en 68 et après, eût-il argué, les efforts, faits par l’avant-garde étudiante et intellectuelle pour gagner les travailleurs au mouvement contestataire sont restés sans résultat, alors que les conditions objectives, celles d’une stabilité relative des économies capitalistes, lui étaient favorables. Que serait-ce en cas de crise générale ?

Je n’ai pas ici à discuter ces raisons ni ces perspectives. Son absence et notre différend me font une obligation du silence. J’ai témoigné de ce qu’il m’est permis d’évoquer sans trahison, ce différend lui-même, qui nous trahissait l’un auprès de l’autre, où j’ai éprouvé à ma surprise ce qui dans le marxisme passe toute objection et fait de toute réconciliation, même dans la théorie, une duperie : il y a plusieurs genres de discours incommensurables en jeu dans la société, aucun ne peut les transcrire tous, et pourtant l’un d’eux au moins, le capital, la bureaucratie, impose ses règles aux autres. Cette oppression, la seule radicale, celle qui interdit aux autres de témoigner contre elle, il ne suffit pas de la comprendre et d’être son philosophe, il faut aussi la détruire.

Souyri pensait en toute logique que si ce ne sont pas les victimes du capital et de la bureaucratie, leurs « autres », les exploités, les opprimés, qui sortent du silence et se mettent à témoigner par eux-mêmes, alors ce que nous, intellectuels, pouvons en penser, n’a plus l’importance que d’un point d’honneur théorique et la valeur que d’une utopie. C’est ainsi qu’il faut entendre la dernière phrase du Marxisme après Marx : « En fait le marxisme qui est, dans son essence, une théorie de la lutte des classes, ne pourrait être atteint en plein cœur que si on parvenait à démontrer que le monde a dépassé le déchirement qui l’habite. Alors, les marxistes ne pourraient plus éviter de reconnaître que leur doctrine n’était que le masque d’une utopie (11) . »

Dans quelle logique démontrerait-on la fin du différend ? Dans celle du marxisme, cela n’est pas démontrable. En revanche, on peut juger le différend indépassable dans le système capitaliste sans pour autant attendre sa suppression, comme le veut du moins la doctrine marxiste, de la prise du pouvoir par un parti-classe sujet de l’histoire. Le marxisme est alors l’intelligence critique de la pratique du déchirement, dans les deux sens : il déclare le déchirement « au-dehors », dans la réalité historique ; le déchirement « au-dedans » de lui, comme différend, empêche cette déclaration d’être universellement vraie une fois pour toutes. Comme tel, il n’est pas sujet à réfutation, il est la disposition du champ qui rend celle-ci possible (12).

Jean-François LYOTARD


Notes

6 – Pierre Chaulieu, « Les rapports de production en Russie », Socialisme ou Barbarie (mai-juin 1949), pp. 1-66.

7 – L’étude publiée par Cl. Lefort dans le no 19 de Socialisme ou Barbarie (juillet-septembre 1956) sous le titre : « Le totalitarisme sans Staline – L’URSS dans une nouvelle phase », est un modèle désormais classique de ce qui s’élaborait alors au sujet de la bureaucratie.

8 – S. ou B. 24 (mai-juin 1958), pp. 35-103. Voir Lutte des classes en Chine bureaucratique (1949-1967).

9 – Le Marxisme après Marx, op. cit., p. 22.

10 – Voir par exemple le compte rendu du livre de Ernest Mandel, le Troisième Age du capitalisme, Annales ESC, 2 (février-mars 1979), pp. 379-381.

11 – Op. cit., pp. 113-114.

12 – L’Algérie n’apparaît presque pas dans ce témoignage. Elle eut pour moi l’importance de ce qui initie directement au politique, ce n’était pas le cas pour Souyri. J’ai préféré ne pas courir le risque d’interposer mon expérience entre le lecteur et celle de Souyri.


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