Renaissance d’un impérialisme archaïque

jeudi 6 septembre 2012
par  LieuxCommuns

Texte extrait du bulletin n°13 de Guy Fargette, « Le crépuscule du XXe siècle », mars 2005.

Forme empire et impérialisme :

“L’impérialisme” est une notion particulièrement galvaudée , source d’une confusion idéologique croissante. Avant l’ère des empires coloniaux, elle n’aurait pu désigner que la propension à former un empire, c’est-à-dire à créer une aire géopolitique dominée par un seul pôle de pouvoir prétendant à la monarchie universelle, où toutes les échelles de souveraineté se trouvaient imbriquées et unifiées en une continuité de pouvoirs totalisants. Les empires perse, chinois, romain, en ont été les exemples historiques les plus achevés. L’époque coloniale n’a vu se développer que des projets d’empires rivaux, dont aucun ne pouvait prétendre à une domination exclusive : ils étaient le simple prolongement des rivalités entre les États-nations européens, dans les régions du monde les moins capables de se défendre. L’analyse marxiste a tenté de l’interpréter en termes de “modernité” paradoxale, en soulignant les leviers financiers qui auraient sous-tendu l’organisation des États européens, et leur auraient procuré une capacité d’action nouvelle au-delà de leurs frontières. La dénonciation du “pillage colonial” se confondait avec la critique de méthodes de domination plus sophistiquées, qui se trouvaient rabattues sur les procédés anciens et abusivement confondus avec ceux-ci. Le caractère très peu satisfaisant de cette théorisation sur “l’impérialisme” est d’autant plus remarquable que ce mot désignait, au tournant du XIXe et du XXe siècles, un phénomène considérable dont Marx n’avait pu traiter. Ses héritiers ont tenté de faire cadrer ce développement avec la maturation des conditions objectives devant favoriser le passage au “socialisme”. H. Arendt a montré dans les années 1940 [1] que le colonialisme représentait, dès l’origine, l’expression d’une régression qui a fini par submerger les métropoles. A rebours du lieu commun marxiste, qui voyait dans l’expansion coloniale une source de prospérité et d’accumulation essentielle, les travaux des historiens des dernières décennies ont confirmé que les zones coloniales furent une charge tout au long de l’histoire de leur domination.

Le défaut de la théorisation marxiste sur l’impérialisme a exercé ses effets de façon biaisée mais désastreuse, à partir des années 1920 : l’anathème contre “l’impérialisme” a permis de masquer des comportements de domination, dont le fondement était encore plus brutal et archaïque que ceux induits par les mécanismes capitalistes. L’Union soviétique a pu ainsi ressusciter un véritable Empire, au sens pré-moderne, tandis que ses partisans s’aveuglaient sur sa vraie nature. Non seulement les postures anti-impérialistes ont fait diversion face à l’énormité du fiasco qui s’exprimait là, mais cette fonction de leurre a été redoublée par la rhétorique qui sous-tendait les révoltes anti-coloniales : les peuples dominés auraient constitué un nouveau sujet de l’histoire, susceptible de s’allier voire de se substituer au précédent, le prolétariat des métropoles.

Les efforts tendant à l’empire universel dans les États-nations européens se sont irréversiblement usés au cours du XXe siècle. Les deux guerres mondiales ont épuisé leur rivalité. Dès lors que la tendance à l’empire constitué s’avérait hors d’atteinte, l’abandon des colonies devait suivre. C’est bien ce qui s’est produit, les luttes de “libération nationale” n’ayant constitué que le moment de ratification de ce constat. La manière dont la Grande-Bretagne a abandonné l’Inde en est une illustration parlante. Mais même là où des projets impérialistes coloniaux ont tenté de durer, ils ont fini par se rendre à l’évidence : le jeu n’en valait pas la chandelle. La victoire militaire de l’armée français en Algérie a ainsi été annulée par une décision politique prise à l’initiative de ceux-là mêmes qui avaient affirmé rechercher cette victoire plus que tout. Il en est résulté une période de prospérité exceptionnelle pour les métropoles, allégées de ce fardeau (ainsi que des dépenses militaires, assumées globalement par les États-Unis).

L’étrange imbrication des projets d’impérialisme européens, prophétisée par K. Kautsky dès 1914 sous la forme d’un “superimpérialisme”, s’est en partie réalisée au cours des années 1950 et 1960, comme le notait Marcuse dans son ouvrage sur l’Union soviétique. Il faut voir dans cette évolution l’effet de l’influence américaine, allergique à toute vision westphalienne du monde, c’est-à-dire à tout équilibre problématique de puissances rivales. C’est ce qui explique que les États- Unis, au grand étonnement de tous ceux qui tiennent des discours en faveur de “l’Europe-puissance”, persistent à favoriser une Union “européenne”, qui tend maintenant à se transformer en “Union eurasienne”, dans l’éventualité d’une intégration de la Turquie.

Caractéristiques d’un impérialisme naissant :

Un impérialisme, comme tendance à l’empire universel, seule définition finalement rigoureuse, se reconnaît à plusieurs caractéristiques, qu’il doit réunir :

  • la première est une aspiration consciente à l’Empire, c’est-à-dire à la forme la plus archaïque d’organisation étendue d’une société, où la verticalité et l’unicité des échelles de souveraineté assurent au pouvoir un rayon d’action qui recouvre tous les processus sociaux. La thématique communautaire sert d’alibi inévitable. Depuis le XXème siècle, l’ambition de domination mondiale en est un attribut indispensable, la planète étant devenue trop petite pour la coexistence de souverainetés exclusives.
  • il faut ensuite que la structure du pouvoir soit non pas émiettée mais toujours plus concentrée, jusqu’à reposer sur un principe qui échappe à toute velléité d’action de la société. L’affirmation d’une référence transcendante comme fondement absolu de ce pouvoir en constitue une nécessité interne. Le noyau para-religieux du marxisme jouait ce rôle dans l’URSS stalinienne. L’islam, sous toutes ses formes, est bien mieux préparé à une telle fonction.
  • il est enfin nécessaire de tendre à un monde apparemment figé, où le pouvoir peut prétendre concentrer l’alpha et l’oméga de l’humain. L’histoire semble abolie, dans un retour du même, et n’agit plus que par altération souterraine du présent.

Qu’est-ce qui peut encore être qualifié d’impérialisme ?

Sous cet éclairage, il est manifeste qu’il n’y a pas d’“empire américain”. Cette expression tient de la simple propagande malhonnête, en général diffusée par les anciens partisans de l’Empire soviétique aujourd’hui dissous. A ce jour, les États-Unis peuvent certes connaître des tendances impériales (comme tout État- nation), celles-ci demeurent sans commune mesure avec celles qu’a connues la France entre 1802 et 1815, ou l’Allemagne entre 1933 et 1945.

En revanche, les diverses théories de l’islam politique, tel qu’il a été rêvé par ses fondateurs, mais surtout tel qu’il s’est inscrit dans la réalité, au défaut des intentions et des actes, en sont arrivées au point où se trouve formulée la perspective d’une refondation impériale universelle. Le salafisme djihadiste, avec son ambition de ressusciter le califat et de l’étendre au monde entier, incarne au plus haut point cette propension impériale, qui se présente comme une simple “restauration” de la supposée “prééminence naturelle” de l’islam. Malgré les âpres et impitoyables rivalités qui opposent des courants hostiles depuis douze ou treize siècle, tels que le chiisme ou le sunnisme, la réduction islamiste leur procure une convergence et un complémentarité confondantes. L’attitude de Khomeiny, exigeant en 1990 la mise à mort de S. Rushdie partout dans le monde, montre à quel point ces doctrinaires en sont arrivés à considérer que la planète entière serait désormais vouée à leur prédication et à leur prédation. Cette ambition n’a guère besoin d’être réaliste pour faire sentir ses effets concrets. L’aspiration à l’empire universel vient se greffer sur un ensemble de courants et de réactions variées dans le monde musulman, et y trouve son matériau humain et institutionnel. La base historique d’une telle tendance est pour le moment limitée : elle mobilise quelques dizaines de milliers de personnes, mais rassemble des millions de sympathisants et attire tout de même des solidarités financières étrangement étendues. Elle veut s’affirmer comme une revanche des humiliés, bien qu’elle soit l’œuvre de milieux exceptionnellement favorisés et protégés, en tout cas infiniment plus que tout ce qu’ont pu connaître les diverses formes de bourgeoisies occidentales. L’obsession hégémonique de l’islam tend à faire dire à ses sectateurs que seule la reconnaissance planétaire de leur primauté pourrait les faire sortir de leur insupportable état “d’humiliation”. Bien peu d’Occidentaux ont pris la mesure de cette capacité de l’islam à transférer les frustrations les plus diverses sur un terrain religieux pour les y enliser et les recycler en dynamisme prédateur.

L’ambition démesurée de ce projet n’est même pas un argument contre lui : le tout est de savoir si elle rencontrera les contradictions les plus insurmontables de l’époque. L’atmosphère de ce prophétisme religieux lui permet de s’adapter aux situations apocalyptiques les plus variées. C’est peut-être la raison pour laquelle ses partisans les plus extrémistes cherchent à précipiter des catastrophes historiques.

L’impérialisme musulman est de retour

L’impérialisme musulman n’a pas encore trouvé les leviers décisifs de sa puissance, et il est douteux qu’il les trouve jamais. Sa méthode se résume à retourner contre l’Occident tout entier les techniques et les armes que celui-ci a forgées en plusieurs siècles d’efforts, d’inventions et d’applications minutieuses. L’extraction des flux financiers à partir de la rente pétrolière relève de ce procédé prédateur et parasitaire. L’islamisme agit au fil d’un opportunisme atavique dépourvu de véritable conception stratégique, en tentant de suivre la ligne de moindre résistance, à la manière de ce qui a permis l’expansion soudaine et invraisemblable de l’islam au VIIe siècle. L’imitation des “compagnons du prophète” (“salafs”) contient implicitement cet élan prédateur d’ampleur continentale. Cet impérialisme musulman peut désormais être constitué, sinon en termes de réalisations, du moins en tant que source de développements historiques. Le rôle qui se propose à lui a peu à voir avec l’accomplissement de son projet fumeux. En cas d’affrontement ouvert, sa fragilité géopolitique est manifeste, sans même mentionner les guerres internes que les pays islamiques ont entretenu avec entrain les uns contre les autres et qui pourraient se rallumer facilement. Sa seule chance de succès serait un défaitisme de l’ensemble de l’Occident. Étant donné la capacité de réaction des États-Unis, ce défaitisme demeure pour l’heure improbable. Les attaques contre l’Occident ressemblent donc à une conduite d’échec historique. Jamais depuis cinq siècles au moins, on n’a vu de puissance durable reposer sur le seul effort militaire ou la prédation. Toutes les tentatives de ce genre ont fini par épuiser les sociétés qui tentaient de s’en faire le support. Quand on connaît le degré d’usure interne des sociétés arabo-musulmanes, il apparaît que la base de départ pour une tel effort parasitaire est décidément indigente. Cette faiblesse est aggravée par ce qui constitue sa force apparente : la capacité au sacrifice peut se comprendre comme tactique, pas comme stratégie, car cela supposerait des ressources inépuisables d’enthousiasme, d’énergie, de récupération, etc. Le discours religieux sur la grâce divine assure que de tels avantages sont acquis d’avance, puisque la déité fictive est censée y pourvoir. Les déboires des islamistes, incapables de fonder un véritable régime islamique depuis vingt-cinq déjà, montrent ce qu’il en est réellement. En cas d’affrontement ultime, comment croire que des zones telles que Médine ou La Mecque échapperaient à la vitrification, pulvérisant ainsi l’un des délires collectifs les plus curieux de l’histoire humaine ?

C’est pourtant sur cet irréalisme que tente de s’actualiser l’impérialisme musulman, fidèle en cela à son passé, où il a dû à un extraordinaire concours de circonstance le cycle de conquêtes qui l’a mené en moins d’un siècle à son apogée (grâce à la fusion soudaine de l’aire iranienne et de toute l’aire proche-orientale jusqu’aux Pyrénées), avant d’entamer une décadence qui n’a cessé de s’aggraver depuis.

Ce retour spectral, après un millénaire de stagnation et de régression, constitue de toute évidence un élément fondamental d’aggravation qualitative du chaos historique contemporain. Contrairement à ce que prétendent les discours islamistes, il n’y a pas renouveau de l’islam (qu’ils présentent d’ailleurs comme un strict retour à la source), mais repli global de l’histoire vers les niveaux souterrains auxquels peut agir un tel obscurantisme.

Le mouvement de l’histoire n’est plus contenu dans l’Occident depuis la guerre de trente ans qui a ravagé l’Europe entre 1914 et 1945. Le succès même des réalisations occidentales, qui ont provoqué à partir du XVIe siècle un saut historique du même ordre que la mutation néolithique il y a douze mille ans, a débordé son aire initiale, pour le meilleur et pour le pire. Les aires non-occidentales assument désormais toute leur part dans l’involution de l’histoire mondiale. Elles en sont les sujets et non les objets. Celle-ci ne saurait être imputée à l’Occident seul. A l’encontre des discours automatiques du politiquement correct, c’est en Occident que l’on peut trouver l’essentiel des tendances qui s’efforcent de parer au désastre à venir.

Paris, le 15 mars 2005


[1Son ouvrage le plus connu, “Le totalitarisme”, devait initialement être intitulé “L’Impérialisme”.


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