La crise de la société moderne

Cornelius Castoriadis
mardi 6 novembre 2018
par  LieuxCommuns

Ce texte fait partie de la brochure n°9 « Crises économique, politique, sociale, anthropologique ».

Il est possible de la télécharger dans la rubrique brochures.


Conférence donnée en mai 1965 à Tunbridge Wells (Kent) devant des camarades et des sympathisants de Solidarity et publiée, sous forme ronéotypée, par Solidarity en 1966. Traduit de l’anglais par l’auteur. Repris dans « Capitalisme moderne et révolution, T2 », ed. 10/18, 1979, pp. 293 - 316.
Repris aujourd’hui dans « Quelle démocratie ? Tome 1 (Écrits politiques, 1945-1997, III) », Éditions du Sandre, Paris, 2013,


I – Introduction

Le thème de la discussion d’aujourd’hui est « la crise de la société moderne ». Je voudrais commencer par l’évocation de ce qui apparaît comme un paradoxe fantastique de la société industrielle moderne et de la manière dont les gens y vivent et y agissent. C’est la contradiction entre l’omnipotence apparente de l’humanité à l’égard de son environne­ment physique (la technique devient de plus en plus puissante, les conditions physiques sont de plus en plus soumises à contrôle, nous pouvons extraire de la matière une quantité croissante d’énergie, etc.) et, d’un autre côté, le terrible chaos et le sentiment d’impuissance face aux problèmes de la société, les problèmes des êtres humains, la manière dont les systèmes sociaux fonctionnent, etc.

Permettez-moi d’en fournir un ou deux exemples. Aujourd’hui un homme de science peut vous dire à peu près combien de galaxies il y a dans un rayon de six milliards d’années-lumière autour du système solaire. Mais M. Macmillan, alors Premier Ministre, ne savait pas ce qui se passait derrière la porte d’à côté, lors de l’affaire Profumo. Cela peut sembler une histoire drôle, mais résume de manière frappante la situation générale. De même, nous pouvons extraire des quantités énormes d’énergie à partir de petits morceaux de matière, mais si, dans une usine ou une autre organisation, les patrons essaient d’extraire des ouvriers un seul mouvement additionnel, il y a une résistance extraordinaire, et il se peut qu’à la fin ils n’y arrivent pas.

Cela ne veut pas dire que, du point de vue de ce que l’on pourrait appeler l’« environ­nement interne » de la société, il n’y ait pas eu de changements, et même, dans certains cas, des changements importants et progressifs. Ce que l’on appelle prospé­rité est plus généralisé que par le passé (bien que l’on devrait examiner plus précisément de quoi est faite cette prospérité) ; II y a une diffusion de la culture, il y a une amélioration de la santé publique, etc. Mais ici nous rencontrons un deuxième paradoxe. Cette société qui produit une telle quantité de biens – et où la population participe, à un certain degré, à cette expansion de la richesse –, cette société qui apparemment, a créé des conditions de vie moins cruelles pour la plupart des gens qui y vivent, n’offre pas l’image d’une plus grande satisfaction, d’un plus grand bonheur pour un plus grand nombre de gens. Les gens sont mécontents, grognent, protestent ; les conflits sont incessants. Même si le mécontentement prend des formes différentes, cette société plus riche et plus prospère contient probablement davantage tensions que la plupart des autres sociétés connues dans l’histoire.

Ces paradoxes fournissent, d’une certaine façon une première définition de la crise de la société moderne. Mais c’est là une manière superficielle de considérer les phénomènes qui nous confrontent. Si nous approfondissons l’examen, nous constatons que la crise se manifeste à tous les niveaux de la vie sociale.

II – La crise des valeurs

Commençons par un aspect que les marxistes traditionnels considèrent comme appartenant seulement à la « superstructure » de la société, comme un phénomène secondaire et dérivé, mais que je tiens pour très important, c’est-à-dire la crise des valeurs sociales et humaines.

Aucune société ne peut exister sans un ensemble de valeurs que la presque totalité de ses membres reconnaissent et auquel ils adhèrent. La question ici n’est pas de savoir si ces valeurs sont justes ou non - ou si elles masquent des mécanismes réels par lesquels une partie de la société réussit à exploiter le reste. Un tel ensemble de valeurs a été nécessaire pour la cohésion et pour le fonctionnement de toutes les sociétés que nous connaissons - y compris des sociétés divisées en classes. Ce sont ces valeurs qui, constamment, orientent les motivations et les actions des gens et les rendent cohérentes au sein de la totalité sociale. Cette fonction ne peut pas être assurée simplement par la violence ou la coercition, ni simplement par le Code Pénal, qui dit : « tu ne feras pas cela, autrement tu iras en prison ». Il faut quelque chose de plus. La loi ne formule que ce qui interdit. Elle ne peut pas fournir des motivations positives, une orientation positive qui rende les gens capables de donner un contenu à la vie sociale.

Or, nous savons tous (et cela a été dit depuis longtemps, ce qui n’en diminue pas l’importance) qu’un tel ensemble de valeurs, un tel système de fins acceptées par tous et de croyances communes portant sur ce qui est bien et ce qui est mal, ce que l’on doit faire et ne pas faire (indépendamment de ce qu’en dit le Code Pénal) n’existe plus guère dans la société d’aujourd’hui.

Il y a eu dans toutes les sociétés, et dans toutes les périodes historiques, une question concernant la place de l’être humain dans le monde et le sens de la vie en société et de la vie en général. Chaque période de l’histoire a essayé de donner une réponse à ces questions. Il ne s’agit pas de savoir si ces réponses étaient justes ou non ; le simple fait qu’il y avait une réponse créait une cohésion pour les gens vivant pendant ces périodes, donnait une finalité à leurs actes et une signification à leur vie. Aujourd’hui, il n’y a guère de réponse. Nous savons que les valeurs religieuses n’existent plus, qu’elles sont pratiquement dissoutes. Ce que l’on appelait les valeurs morales (pour autant qu’elles peuvent être distinguées des valeurs religieuses), sont aussi pratiquement dissoutes. Est-ce qu’il subsiste vraiment des normes morales acceptées dans la société d’aujourd’hui ?

Au niveau officiel, des pouvoirs existants, de la presse, etc., il n’existe qu’une hypocrisie officielle qui se reconnaît elle-même, presque explicitement, comme simple hypocrisie et ne prend pas au sérieux ses propres normes. Et, dans la société en général, prévaut un cynisme extrêmement répandu, constam­ment nourri par les exemples offerts par la vie sociale (scandales, etc.). L’idée générale est que vous pouvez faire n’importe quoi, et que rien n’est « mal », pourvu que vous puissiez vous en sortir, pourvu que vous ne soyez pas pris.

Ce qui était apparu, en Europe occidentale, et pour un long laps de temps, comme une valeur universelle qui soudait la société, à savoir l’idée de nation, de puissance nationale, de grandeur nationale, n’est plus une valeur acceptée. Et ce qui en était la base réelle – ou la prétention d’une base réelle – a disparu. Par le passé, lorsque les grandes nations prétendaient qu’elles jouaient un rôle important dans les affaires mondiales, cela était souvent une mystification. Mais aujourd’hui, aucune nation ne peut même plus prétendre cela, excepté l’Amérique et la Russie. Et, même pour ces pays, ce « rôle dirigeant dans les affaires mondiales » apparaît clairement comme n’étant qu’un enfoncement dans l’impasse de l’antagonisme nucléaire.

Est-ce que le savoir ou l’art pourraient fournir les valeurs de la société aujourd’hui ? D’abord, n’oublions pas que le savoir ou l’art n’ont de l’importance ou de la signification que pour des couches très limitées de la population, du moins aujourd’hui. Plus généralement, dans l’histoire, toutes les fois où l’art a joué un rôle dans la vie sociale, il n’a jamais été une fin se suffisant à elle-même. Il a été une partie des activités d’une communauté, qui exprimait sa vie dans et par cet art. Tel était le cas de la période élisabéthaine. Tel était le cas de la Renaissance. Tel était le cas de la Grèce ancienne. Les anciens Grecs ou les gens de la Renaissance ne vivaient pas pour l’art, mais accordaient une grande valeur à leur art parce qu’ils se reconnaissaient et reconnaissaient leurs problèmes dans cet art. Leur vie avait une signification que leur création artistique exprimait sous sa forme la plus haute.

Et qu’en est-il du savoir ? Celui-ci aussi, pris dans son sens strict, est confiné aujourd’hui à une petite minorité. En même temps, une énorme crise se développe à l’intérieur de la science. Crise qui est consécutive à la division toujours plus poussée entre les sphères particulières du savoir, à la spécialisation croissante, au fait qu’un scientifique aujourd’hui est nécessairement quelqu’un qui a des connaissances de plus en plus grandes sur un nombre de choses de plus en plus petit. Parmi les scientifiques eux-mêmes, du moins ceux qui ont une vue plus large, règne un profond sentiment de crise concernant ce qui, hier encore, était considéré comme la base solide du savoir positif. Newton pensait qu’il découvrait des vérités impérissables, qu’il lisait une page du livre éternel de la nature ou de la création divine. Aujourd’hui, aucun scientifique ne croit plus que lorsqu’il découvre une « loi » il découvre une vérité éternelle. Il sait seulement qu’il fera peut-être l’objet de trois lignes dans une histoire de la physique ou de la chimie, disant : « Les tentatives d’explication des particularités de ce phénomène par W. en 1965 ont créé quelques espoirs, qui ont conduit à la théorie X. Celle-ci a été toutefois dépassée ultérieurement par la formulation des théories Y et Z. »

Les scientifiques eux-mêmes, comme par exemple Oppenheimer, ont une perception dramatique d’un autre aspect de la crise. C’est que, par cette spéciali­sation, ils ne sont pas seulement isolés de l’ensemble de la société, mais qu’ils se sont aussi isolés les uns des autres. Il n’existe plus de communauté scienti­fique pratiquant un langage commun. Dès que l’on dépasse les limites d’une spécialité, l’on ne peut plus communiquer, car il n’y a guère de terrain commun.

Que se passe-t-il dans ces conditions ? Quelles sont les valeurs que la société propose aujourd’hui à ses citoyens ? La seule valeur qui survit est la consomma­tion. L’acquisition d’un nombre croissant d’objets, ou d’objets nouveaux, est censée pouvoir remplir complètement la vie des gens, orienter leur effort, les attacher au travail, etc. Je ne m’attarderai pas beaucoup sur ce point, que vous connaissez tous très bien. Je soulignerai seulement combien tout cela ne fournit qu’une réponse partielle et insatisfaisante, même en tant que mystification. Déjà aujourd’hui, les gens ne peuvent pas remplir leur vie simplement en travaillant pour gagner davantage d’argent qui leur permettra d’acheter un appareil de télévision plus moderne, et ainsi de suite. Cela est ressenti de plus en plus. La raison profonde en est, évidemment, que cette consommation, dans son contenu, ne correspond pas à des besoins humains véritables. Elle est de plus en plus manipulée pour que les achats fournissent un débouché à la production toujours croissante d’objets de consommation. Ce type d’exis­tence devient absurde, presque par définition. La valeur accordée à l’acquisition d’un plus grand nombre d’objets ou d’objets plus « modernes » est prise dans un processus d’auto-réfutation perpétuelle. Car cette acquisition n’a pas de fin. Tout ce qui compte est d’avoir quelque chose de plus, quelque chose de plus « moderne ». Les gens commencent à prendre conscience de ce que l’on appelle maintenant aux États-Unis la « course de rats ». Vous essayez de gagner davantage d’argent pour pouvoir consommer plus que vos voisins. Vous vous valorisez, pour ainsi dire, plus que vos voisins parce que vous avez un niveau de consommation plus élevé, et ainsi de suite.

III – Travail

Essayons maintenant de voir comment la crise se manifeste dans la sphère de l’activité des gens. Nous pouvons commencer en regardant le sort du travail.

Depuis le début du capitalisme, la tendance cons­tante du système a été de détruire le travail en tant qu’activité sensée. Ce que pouvait être auparavant la relation du paysan, par exemple, à sa terre, ou de l’artisan à l’objet qu’il fabriquait, a été graduellement détruit avec la révolution industrielle, avec la division du travail, avec l’enchaînement des gens à des parties extrêmement fragmentées du processus de produc­tion. En même temps s’est développé l’effort continu et constamment croissant des entreprises capitalistes, et maintenant de la bureaucratie gestionnaire, d’in­tervenir de plus en plus profondément dans le processus de travail. Elles essayent de le diriger de l’extérieur ; non seulement de définir les résultats finals du travail, les objectifs et les méthodes de la production, mais encore de définir avec précision les gestes des ouvriers par le chronométrage, l’étude des mouvements, etc. Dans l’industrie occidentale c’est là un état de choses bien établi depuis plus d’un demi-siècle. Le sens du travail n’a pas été seulement détruit dans son aspect objectif pour ainsi dire. Personne ne produit plus une chose, un objet. Les travailleurs ne produisent plus que des composantes, dont la desti­nation précise leur est souvent inconnue. Le sens du travail a été également détruit dans son aspect subjectif, car lorsqu’on produit une pièce, dans le système actuel, on n’est pas supposé avoir un mot à dire sur la façon de produire cette pièce.

Cette évolution, cette destruction du sens du travail (qui va nécessairement ensemble avec la totalité du système social) a des effets très impor­tants. Elle se manifeste comme aliénation subjective de l’ouvrier par rapport au processus de travail, car l’ouvrier se vit à la fois comme un étranger à ce processus et, en même temps, comme quelqu’un de manipulé. Elle se manifeste aussi socialement, on pourrait presque, dire objectivement, parce que, malgré tout, la production moderne exige la participation active des humains à la fois en tant qu’individus et en tant que groupes.

Le sujet véritable de la production moderne est de moins en moins l’ouvrier individuel. C’est le groupe, l’équipe d’ouvriers. Et à ce niveau, le même phéno­mène se reproduit. La direction de la production refuse d’accepter ce fait : que la véritable unité de travail est de plus en plus une équipe, un corps collectif, car la résistance d’un groupe aux règles de travail qu’on lui impose et aux tentatives de détruire le sens du travail est plus grande. Il est beaucoup plus facile de manipuler les gens au niveau indi­viduel. Ainsi surgit une autre contradiction.

La crise du travail moderne ne se manifeste pas seulement sous forme de misère psychique de l’ou­vrier, mais aussi objectivement, sous forme d’impasse du processus de production. La production moderne exige la participation active des producteurs, aussi bien en tant qu’individus qu’en tant que groupes. Cependant, les méthodes qu’établit le système, tel qu’il fonctionne aujourd’hui, visent à détruire cette participation en même temps qu’elles la requièrent. Cette antinomie s’exprime à la fois par un immense gaspillage dans la production et par un conflit permanent dans l’industrie, conflit entre ceux qui sont censés exécuter seulement des ordres, et ceux qui dirigent.

IV – Aliénation politique

Considérons maintenant une autre sphère, la sphère de la politique. Tout le monde connaît la crise de la politique. Elle est discutée depuis longtemps, sous la désignation de l’« apathie ». Qu’est-ce que l’apathie et quelles en sont les racines ? Au bout d’une certaine évolution historique, aussi bien l’État que diverses autres institutions (ainsi les collectivités locales) ont été bureaucratisés, comme l’a été à peu près tout dans la société moderne. Les organisations politiques – non seulement les organi­sations politiques bourgeoises, conservatrices, mais aussi les organisations politiques créées par la classe ouvrière pour lutter contre la classe dominante et son État – et même les syndicats ont été partie prenante de ce processus. Indépendamment de ses autres aspects, cette bureaucratisation a signifié que les gens ont été exclus de la direction de leurs propres affaires.

Le sort des syndicats est maintenant abandonné à des fonctionnaires nommés, à des individus « élus » pour de longues périodes. Ces gens agissent de telle sorte que la base est empêchée d’exprimer ses opinions, comme d’exercer une quelconque véritable activité dans le syndicat. La base ne sert que d’appui, elle paie des cotisations et obéit à des ordres. De temps en temps, on lui donne un ordre de grève. Mais elle n’est pas supposée avoir un mot à dire dans tout cela. Par une réaction naturelle, la base s’aliène alors de l’organisation, qu’il s’agisse du syndicat ou du parti.

Je ne sais pas quelle étendue ce processus a déjà pris en Grande-Bretagne. Sur le Continent, nous sommes habitués à des réunions des sections syndi­cales où l’on ne trouve que les deux ou trois responsables syndicaux et peut-être une demi-dou­zaine d’autres personnes, sur un total de deux cents membres qui devraient être présents. Dans ces conditions, une sorte de cercle vicieux est créé. La bureaucratie dit : « Vous voyez bien ! Nous avons convoqué les gens pour qu’ils viennent discuter leurs affaires. Et ils ne viennent pas. Quelqu’un doit prendre les choses en main, afin de résoudre leurs problèmes. Alors, nous le faisons. Nous le faisons pour eux, non pas pour nous-mêmes. » En partie, c’est là de la propagande par laquelle la bureaucratie se justifie elle-même, mais en partie c’est aussi la vérité. Mais ce que l’on ne voit pas d’habitude, c’est que ce cercle vicieux a toujours trouvé son origine à un moment particulier, où le désir et la tendance des gens de participer activement et de prendre en main leurs propres affaires ont rencontré l’opposition de la bureaucratie et ont été finalement détruits par celle-ci, qui a utilisé à cette fin tous les moyens dont elle disposait.

La situation est la même dans les organisations politiques. Elles se sont bureaucratisées, et éloignent les gens de toute participation active, excepté peut-être dans les périodes de « crise », où l’on peut parfois voir les dirigeants appeler le peuple à l’aide. C’est ce qu’a fait de Gaulle en France, en 1960. Il lançait des appels à la radio : « Aidez-moi contre la révolte d’Alger ! » II venait juste de fabriquer une constitution par le moyen de laquelle la population devait être maintenue fermement à sa place pendant sept ans. Puis d’un coup, lorsqu’une crise est surve­nue, il a appelé à l’aide. S’attendait-il que les gens aillent avec leurs 2 CV aux aéroports pour combattre les parachutistes débarquant d’Alger ?

De plus en plus, la population devient consciente de ce fait : la politique aujourd’hui n’est qu’une manipulation des gens, une manipulation de la société au service d’intérêts particuliers. La phrase : « c’est tous la même bande » (que l’on entend souvent dans la bouche des « apathiques » ou « non-politisés ») exprime, d’abord, une vérité objective. Elle traduit aussi, en première approximation, une attitude parfaitement correcte. Les gens ont compris, à la fin, que tous ceux qui sont en compétition pour le gouvernement de la société appartiennent à une seule et la même bande.

Cela a été reconnu, lors des élections anglaises de 1959, par la presse bourgeoise sérieuse (par exemple l’Economist et le Guardian). Ces journaux regrettaient amèrement l’absence de toute différence reconnaissable entre les programmes des Travaillistes et des Conservateurs. C’était là quelque chose de très mauvais, car la beauté de la démocratie britannique consiste dans le système de deux partis. Mais, pour avoir deux partis, on doit avoir quelque chose qui en fait vraiment deux partis et non pas simplement deux faces de la même bande. On doit avoir quelques différences réelles, du moins dans ce qu’ils disent sinon dans ce qu’ils font. Aujourd’hui, ces « diffé­rences » tendent à disparaître.

Quel est le résultat final de tout cela ? Les partis (et, aux États-Unis, les Présidents) ne peuvent pas faire appel au soutien des gens sur la base de leurs idées ou de leur programme. Les Présidents ou les partis sont maintenant vendus à la population comme des marques de pâte dentifrice. On crée une « image » de Kennedy, ou de Johnson, ou de Sir Alec, ou de Wilson. Les experts en relations publiques se demandent : « Est-ce que Wilson n’ap­paraît pas trop comme un intellectuel ? Ne devrait-il pas dire quelque chose pour corriger cette impres­sion ? Que devrions-nous faire pour gagner l’appui de ce 5 % des électeurs qui aiment bien Sir Alec parce qu’il est plutôt bête et qui ne veulent pas d’un Premier Ministre trop intelligent ? Est-ce que Wilson ne devrait pas s’efforcer à dire quelque chose de vraiment stupide la prochaine fois ? »

À la fin, il devient impossible de distinguer la politique de toute autre forme de publicité ou de vente de produits. À cet égard, la nature des produits n’a pas d’importance, bien qu’elle puisse en avoir à d’autres.

Il n’est guère nécessaire d’insister sur le fait que tout cela ne crée pas seulement une crise au sens subjectif. II ne s’agit pas simplement de ce que nous n’aimons pas que la société soit gouvernée de cette manière. Tout cela a des répercussions objectives. Pendant la Renaissance, dans une ville italienne, un tyran pouvait réussir à maintenir la population dans une passivité terrorisée. Mais la société moderne, avec ses règles et ses institutions, ne peut pas être gérée sur cette base, pas même du point de vue des dominants eux-mêmes. Elle ne peut pas être gouver­née dans des conditions où la population s’abstient de toute intervention et de tout contrôle de la politique, car alors il n’y a plus aucun contrôle de la réalité sur les politiciens. Ceux-ci commencent à planer et le résultat est, par exemple, Suez. La crise se répercute sur le fonctionnement même de la société.

V – Relations familiales

Un autre domaine où la crise se manifeste très intensément est celui des relations familiales. Nous connaissons tous les grands changements qui ont lieu dans ce cas. Les normes traditionnelles, la moralité, les comportements qui caractérisaient la famille patriarcale et qui dominaient encore en Europe occidentale jusqu’au début du siècle, sont en train de s’effondrer. Le pivot des relations familiales, l’auto­rité de l’homme, du père, est en train de se pulvériser. La morale sexuelle, telle qu’elle existait autrefois, se désintègre. Les relations traditionnelles entre parents et enfants se dissolvent de plus en plus. Et rien ne vient prendre leur place.

Nous devrions nous attarder quelque peu sur ces phénomènes et essayer de comprendre ce qu’ils signifient vraiment. J’aimerais être bien compris. Aucun doute que la famille patriarcale et la morale qui lui correspond soient, de notre point de vue, absurdes, inhumaines, aliénantes. C’est là un premier niveau de discussion. Mais, à un niveau plus pro­fond, ce qui importe n’est pas notre jugement. Une société ne peut pas fonctionner à moins que les relations entre hommes et femmes et l’élevage des enfants ne soient régulés à un certain degré (je ne parle pas, évidemment, d’une régulation mécanique, simplement juridique), d’une manière qui permette aux gens de vivre leur vie comme individus apparte­nant à un sexe avec ceux qui appartiennent à l’autre, d’une manière qui permette que les nouvelles généra­tions soient procréées et élevées sans entrer en conflit avec les arrangements sociaux existants. Cet aspect « fonctionnel » de la famille existait dans la famille patriarcale. II existait, ou aurait pu exister, dans la famille matriarcale. Il existe dans une famille musulmane polygamique. Ce qui importe, ce n’est pas d’émettre des jugements sur ces formes. Il y avait dans ces sociétés des méthodes pour résoudre – et non pas simplement sur le plan juridique – le problème de la relation entre l’homme et la femme, entre les parents et les enfants. Ces méthodes tenaient compte des aspects juridiques, économiques, sexuels et psychiques (que l’on pourrait appeler freudiens) de la création de nouveaux êtres humains adaptés plus ou moins à la forme existante de vie sociale. Mais aujourd’hui ce qui assurait ce type de cohésion, à savoir la famille patriarcale, se décompose de plus en plus. Et avec elle se décompose tout ce qui l’accom­pagnait : la morale sexuelle traditionnelle, la relation traditionnelle entre le père et la mère, les relations traditionnelles entre parents et enfants.

Rien n’émerge, à première vue, pour remplacer les conceptions traditionnelles. Cela crée une crise immense, qui se manifeste dans des formes aisément repérables, comme la dissolution de familles, les enfants sans foyer, les énormes problèmes de la jeunesse contemporaine, les blousons noirs (mods et rockers), etc. Tout cela a une signification très profonde. En un sens, ce qui est jeu est la question même de la continuation de la société. Je n’entends pas la simple reproduction biologique, mais la reproduction de personnalités qui ont un certain rapport à leur environnement.

Par rapport à tout le complexe de problèmes qui existent relativement à la famille, au sexe, aux parents, aux enfants, à l’homme et à la femme, etc., personne ne sait avec certitude ce qu’il ou elle est supposé faire. Quel est son rôle ? Quelle est, par exemple, la place de la femme dans la société d’aujourd’hui ? Vous pouvez faire de la femme une des quinze femmes dans un harem, vous pouvez en faire une matrone victorienne, vous pouvez en faire la femme grecque dans le gynécée ; mais, d’une manière ou d’une autre, elle doit avoir une certaine place dans la société. Vous pouvez dire, comme Hitler, que sa place est dans la cuisine, auprès de ses enfants, à l’église. Cela est cohérent. Inhumain, barbare – mais cohérent. Mais quelle est la place de la femme dans la société d’aujourd’hui ? Doit-elle être exactement comme un homme, avec une petite différence physique ? Doit-elle être quelqu’un qui travaille pour la plus grande partie de son temps ? Ou bien doit-elle être d’abord épouse et mère ? Ou bien les deux à la fois ? Et peut-elle être les deux à la fois ? Est-ce faisable ? Est-ce que la société crée les condi­tions qui le rendraient faisable ? L’incertitude totale qui règne sur ces points crée une crise terrible quant au statut et même la personnalité des femmes. Elle crée une désorientation totale, laquelle affecte aussi immédiatement les hommes. Les hommes possèdent une sorte de privilège à cet égard, au sens qu’ils semblent continuer plus ou moins à vivre leur rôle traditionnel. Ils sont hors de la maison, travaillent pour gagner de l’argent. Mais c’est là une apparence fallacieuse, car considérés ainsi, les hommes et les femmes ne sont que des abstractions. Ce qui arrive aux femmes affecte les hommes. On ne peut définir ces deux êtres si ce n’est dans leur relation réci­proque.

Les effets les plus dramatiques de cette incertitude sont ceux que subissent les jeunes générations. Par le moyen de mécanismes essentiellement inconscients, sur lesquels nous connaissons, grâce à Freud, cer­taines choses, les enfants adoptent des modèles, s’identifient à l’une ou l’autre des images parentales d’après leur sexe. Ils peuvent même faire cela dans un contexte familial plus large que celui des parents biologiques. Mais la présupposition en est que les enfants en train de pousser trouvent devant eux une femme-mère et un homme-père avec des types de comportement, des attitudes et des rôles lesquels, même s’ils ne sont pas définis noir sur blanc, correspondent à quelque chose de relativement clair et certain. Dans la mesure où tout cela est de plus en plus mis en question dans la société d’aujourd’hui, les enfants ne peuvent pas grandir en s’aidant de ce processus d’identification, un processus qui est néces­saire, bien qu’il puisse être vu aussi bien comme aliénant. L’enfant n’est plus aidé aujourd’hui dans son développement par les images parentales, comme il l’était autrefois.

L’enfant s’aidait de ces images. D’une certaine façon, il choisissait chez elles ce qui correspondait à sa propre nature. En tout cas, il trouvait habituelle­ment devant lui un caractère structuré, une personne au sens le plus profond du terme. L’enfant se développait d’habitude en relation avec ces personnes même si, comme c’était déjà le cas avec des générations précédentes, il luttait contre elles. Mais aujour­d’hui la situation ressemble à un brouillard. Il y a une incertitude grandissante quant à ce que sont vraiment un homme et une femme dans leurs définitions polaires et réciproques, quant à ce que sont leurs rôles, quant à ce que devraient être leurs relations.

Une des conséquences immédiates en est, évidemment, l’incertitude totale qui domine les relations entre parents et enfants. Il y a encore des familles chez lesquelles prévalent les vieilles attitudes et habitudes patriarcales et autoritaires chez lesquelles persistent les restes des vieilles idées, où les parents exercent une sorte de pouvoir dominateur sur les enfants. Plus encore, la famille est toujours vue parfois comme un objet dans la possession du père, du pater familias. Telle était l’attitude des Romains, mais cette attitude a persisté en réalité en Europe occidentale pendant très longtemps. En un sens, les enfants et même l’épouse existaient pour le père. Il pouvait en faire ce qu’il voulait, ce qui lui plaisait. Avec des limitations, cette attitude persiste encore aujourd’hui par endroits. Évidemment, elle entre en conflit avec les attitudes des enfants et des jeunes d’aujourd’hui, des adolescents qui se révoltent contre elle.

Chez d’autres familles, on observe l’extrême opposé : la désintégration. Les enfants simplement poussent. Les parents ne jouent aucun rôle, sauf de fournir l’argent de poche, le logement et la nourri­ture. On ne voit pas pourquoi diable ils sont là, une fois qu’ils ont engendré les enfants. Dans ces conditions, on pourrait aussi bien dire : « nationali­sons les enfants dès leur naissance ». Dans ces cas, le rôle du couple parental par rapport aux enfants a, en un sens, disparu.

La majorité des cas se situent quelque part entre ces deux extrêmes. Les parents sont plongés dans la perplexité, ne sachant pas que faire et donnant souvent des coups de volant brutaux, tantôt à droite, tantôt à gauche, en essayant de guider l’éducation des enfants. Un jour, ils sont « libéraux ». Et le jour suivant, ils gueulent : « Ça suffit comme ça. A partir de maintenant, tu rentreras à la maison tous les soirs à 7 heures. » Après quoi, il y a évidemment une crise. Et après la crise, ils font des concessions. Et cela continue ainsi.

Ceux qui reconnaissent les effets négatifs de cette situation sur la texture sociale d’aujourd’hui, com­prendront facilement que, à moins que quelque chose d’autre ne survienne, ces effets seront multipliés au même degré lorsque les enfants d’aujourd’hui auront à engendrer et à élever leurs propres enfants.

VI – Éducation

On retrouve l’équivalent de cette situation dans le problème de l’éducation. La relation tradition­nelle, qu’exprimaient bien les termes « maître », et « élève », est en train de se dissoudre. Les jeunes la tolèrent de moins en moins. L’enseignant ou le professeur n’a plus la position réelle du maître à l’égard de la classe, comme c’était encore le cas il y a trente ans. Mais, dans le système existant, il est impossible de passer à un autre type de relation. Il y est réellement impossible d’accepter une relation nouvelle entre les adultes et les enfants.

Bien que l’adulte soit nécessaire pour l’éducation des enfants, cette relation doit être désormais forgée d’une manière complètement nouvelle. La commu­nauté des enfants devrait pouvoir acquérir la capacité de gérer ses propres affaires et même, en un certain sens, de gérer son propre processus d’éducation, les adultes étant là seulement pour qu’elle puisse apprendre d’eux, leur emprunter et les utiliser. Quelques tentatives de la pédagogie moderne recon­naissent tout cela, mais ces tentatives se trouvent limitées par l’ensemble du cadre social. Nous avons une crise de l’éducation à ce point de vue.

Nous avons une crise de l’éducation aussi à un autre point de vue, à savoir par rapport au contenu de l’éducation. Ce n’est plus là simplement une crise dans les relations entre éducateurs et éduqués. C’est une crise relative aux fins de l’éducation.

Au XIXe siècle, la conduite et le contenu de l’éducation correspondaient plus ou moins à une division assez nette de la société en classes. Pour les enfants des classes « supérieures », il y avait la culture classique et l’éducation secondaire et supé­rieure. Pour les enfants des classes « inférieures », il y avait l’éducation élémentaire, juste suffisante pour leur permettre de comprendre le travail à l’usine : le strict minimum. Aujourd’hui, ces deux objectifs sont en crise.

Il y a eu une dégradation fantastique de l’éduca­tion « classique ». Les études classiques semblent, en un sens, hors saison ; personne ne peut en montrer la pertinence pour la vie d’aujourd’hui. Ont-elles une pertinence quelconque ? Peut-être ; mais seule une société réellement vivante dans son présent pourrait restaurer pour elle-même la signification du passé. Autrement, la signification du passé devient quelque chose de complètement extérieur. Elle se réduit à cela : « Regardons la Renaissance, regardons les élisabéthains ou les Grecs. Ils vivaient dans un monde harmonieux, complètement opposé au nôtre ». Et c’est tout. Il n’est plus vraiment possible de traduire en termes actuels la signification des cultures passées.

D’un autre côté, il est impossible pour la technolo­gie envahissante et explosive d’aujourd’hui de laisser l’éducation générale à son niveau présent. Les gens qui vont entrer dans l’industrie moderne doivent posséder des qualifications techniques, ils doivent avoir davantage de connaissances même si celles-ci ne concernent que les techniques. Leurs besoins en matière d’éducation augmentent à un rythme terrible. Comment y faire face ? Les solutions que l’on trouve dans la société d’aujourd’hui sont toutes intrinsèque­ment contradictoires. Une solution, par exemple, s’efforce de donner aux enfants une éducation essentiellement technique. Pour des raisons qui concernent l’organisation d’ensemble de la société, et qui sont en partie économiques, cette spécialisation doit commencer très tôt. Mais cela n’est pas seule­ment extrêmement destructeur pour la personnalité des enfants ; c’est aussi une tentative qui se détruit elle-même. Car, étant donné le rythme du développement et du changement technologique contemporain, on ne peut pas faire grand-chose de gens que l’on alloue une fois pour toutes à une spécialité très limitée. Ce type de crise de l’éducation se manifeste dans l’industrie moyennant la demande croissante de programmes de rééducation des adultes, ce que l’on appelle maintenant l’«  éducation permanente ». Mais, pour pouvoir absorber plus tard dans la vie ce que pourrait offrir cette « éducation permanente » (si jamais elle se réalisait), on doit avoir acquis aupara­vant des bases aussi générales que possible. Il est clair que si l’on ne possède qu’une base extrêmement étroite, une éducation ultérieure devient quelque chose d’impossible. Nous avons ici encore un conflit interne, qui illustre la crise à ce niveau.

VII – Quelques conclusions

Essayons de nous résumer. Toute notre discussion tourne autour de deux concepts fondamentaux, de deux catégories polaires qui composent la société ; la personnalité des êtres humains et la structure et la cohésion de l’organisation sociale.

Au niveau personnel la crise se manifeste comme crise radicale de la signification de la vie et des moti­vations humaines. Ce n’est pas un hasard si l’art et la littérature modernes sont de plus en plus, si je peux dire, « pleins de vide ». Dans les attitudes sociales des gens, la crise apparaît comme destruction et dispari­tion de la responsabilité. Il y a une profonde crise de la socialisation. Il y a le phénomène que j’ai appelé privatisation : les gens se retirent, pour ainsi dire, en eux-mêmes. Il n’y a pratiquement plus de vie communautaire, les liens entre les gens se dissolvent De nouveaux phénomènes apparaissent en réaction contre cet état de choses, par exemple les bandes de jeunes, qui expriment le besoin d’une socialisation positive. Mais la socialisation au sens plus général, le sentiment que ce qui se passe dans la société est, après tout, aussi notre propre affaire, que nous avons à faire quelque chose par rapport à la société, que nous en sommes responsables, se trouve profondé­ment disloqué. Cette dislocation renforce le cercle vicieux. Elle accroît l’apathie et multiplie ses effets.

Mais il y a aussi un autre aspect, très important, de tous ces phénomènes de crise. Le temps ne me permet guère plus que de le mentionner. Lorsque nous parlons de crise, nous devons comprendre qu’il ne s’agit pas d’une calamité physique qui s’est abattue sur la société contemporaine. S’il y a crise, c’est que les gens ne se soumettent pas passivement à l’organisation existante de la société, mais réa­gissent et luttent contre elle de nombreuses manières. Et, tout aussi important, cette réaction, cette lutte des gens, contiennent les germes du nouveau. Elles produisent nécessairement de nouvelles formes de vie et de relations sociales.

En ce sens, la crise que nous avons décrite n’est que le sous-produit de la lutte.

Considérons, par exemple, les changements dans la situation des femmes. Certes, à l’origine de la dislocation de vieil ordre patriarcal, il y a le déve­loppement technique et économique de la société moderne, l’industrialisation, etc. Le capitalisme a détruit le vieux type de la famille en faisant entrer les femmes dans les usines, puis en les en faisant sortir, etc. Mais ce n’est là qu’une partie de l’histoire. Tout cela aurait pu très bien laisser le vieil ordre en place, si les femmes n’avaient pas réagi d’une manière déterminée à la nouvelle situation. Et c’est précisé­ment ce qui s’est passé. Après un certain temps, les femmes ont commencé à exiger un autre genre de place dans la société. Elles n’acceptèrent plus la vieille situation patriarcale. Et je ne pense pas aux suffragettes, à Lady Astor, etc. Il y a eu une pression et une lutte silencieuse qui a commencé depuis plus de cinquante ans, et qui continue. Les femmes ont à la fin conquis une sorte d’équivalence avec l’homme à la maison. Les filles ont conquis le droit de faire d’elles-mêmes ce qu’elles veulent sans être considé­rées comme des « prostituées », etc.

La même chose est vraie pour la jeunesse. La révolte des jeunes a eu, certes, pour condition le développement d’ensemble de la société. Mais, à partir d’un moment, les adolescents n’ont plus accepté d’être traités comme des simples objets du père, de la famille, des individus qui étaient leurs « maîtres » jusqu’à l’âge de 21 ans, jusqu’à leur mariage, jusqu’à ce qu’ils gagnent leur vie, etc. Les jeunes ont plus ou moins conquis leur nouvelle situation.

Dans ces domaines : la famille, les relations entre les sexes, les relations parents-enfants, quelque chose de nouveau est en train d’émerger. Les gens luttent pour définir pour eux-mêmes (bien que non en termes explicites) une sorte de reconnaissance de l’autonomie de l’autre personne et de responsabilité de chacun pour sa propre vie. Il y a un effort pour comprendre l’autre, pour accepter les gens tels qu’ils sont, indépendamment des obligations juridiques ou en l’absence de telles obligations (par exemple, indépendamment du fait que l’adultère est interdit ou non). Les gens essaient de réaliser cette attitude dans leur vie. Ils essaient de construire les relations de couple sur la réalité concrète des deux personnes impliquées, sur leur volonté et sur leurs désirs véritables, et non pas sur la base de contraintes extérieures.

Je pense que l’on trouve aussi des éléments positifs lorsqu’on considère l’évolution des relations entre parents et enfants. Il y a une reconnaissance de ce que les enfants existent pour eux-mêmes, dès le départ, et non seulement à partir de 21 ans. Les gens commencent à comprendre, graduellement, que si l’on produit des enfants, on ne les produit pas simplement pour étendre sa propre personnalité, simplement pour créer un petit domaine familial où l’on puisse dominer (comme on a été dominé toute la journée par le patron au travail), où l’on puisse dire : « La ferme. C’est moi le maître ici. » Les gens prennent conscience de ce que, si l’on procrée des enfants, on les procrée pour eux-mêmes, que ces enfants ont, à chaque étape, droit à autant de liberté qu’ils peuvent en exercer, qu’ils ne sont pas faits pour obéir à des règles arbitraires ou à votre propre arbitraire.

La même chose est vraie pour ce qui est du travail. S’il y a une crise de l’industrie moderne, ce n’est pas simplement parce que le système est irrationnel ou même parce qu’il exploite les gens. C’est parce que les gens réagissent. Ils réagissent de deux manières. En premier lieu ils constituent ce que les sociologues industriels ont depuis longtemps décrit comme « groupes et organisations informels ». C’est-à-dire ils constituent des équipes de travail et établissent des connexions informelles afin de pouvoir faire leur travail. Ces connexions court-circuitent les canaux officiels et les mécanismes officiels de transmission des ordres. Les ouvriers trouvent des méthodes pour faire leur travail qui non seulement diffèrent des méthodes officielles mais souvent s’y opposent. Ensuite, dans les sociétés industrielles modernes, les ouvriers réagissent de plus en plus par le moyens de luttes explicites. C’est là la signification des grèves « inofficielles » ou « sauvages » relatives aux condi­tions de travail, aux conditions de vie à l’usine, au contrôle du processus de production. Ces questions peuvent paraître mineures, mais sont en réalité très importantes. Ces luttes signifient que les gens refusent d’être dominés, et manifestent leur volonté de prendre leurs vies en main.

Nous voyons ainsi que la crise de la société moderne n’est pas sans issue. Elle contient les germes du nouveau, qui dès maintenant est en train d’émer­ger. Mais le nouveau ne prévaudra pas automatique­ment. Son émergence s’appuiera sur les actions des gens dans la société, sur leur résistance et sur leur lutte permanente et sur leur activité souvent non consciente. Mais le nouveau ne se complétera pas, ne pourra pas s’établir comme un nouveau système social, comme un type nouveau de vie sociale, s’il ne devient pas, à une certaine étape, l’objet d’une activité consciente, d’une action consciente de la masse des gens. Pour nous, aider cette action consciente à commencer, et l’aider à se développer chaque fois qu’elle se manifeste, c’est le sens véritablement nouveau que doivent avoir les mots « politique révolutionnaire ».


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