Grèce : Les pratiques maffieuses de l’oligarchie européenne

lundi 31 octobre 2011
par  LieuxCommuns

Ce texte fait partie de la brochure n°18bis « Le mouvement grec pour la démocratie directe - Le »mouvement des places« du printemps 2011 dans la crise mondiale », seconde partie.

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  • Grèce : les pratiques maffieuses de l’oligarchie libérale, Ci-dessous...


Il nous semble que le cas grec doive préoccuper les analyses qui se veulent critiques quant à l’oligarchie européenne et mondiale, et ce pour deux raisons. D’abord parce qu’il est révélateur de toutes les absurdités et les impasses auxquelles conduit la politique économique de dérégulation. Et ensuite – et c’est lié – parce qu’il illustre les pratiques maffieuses de l’oligarchie européenne. Ce dernier point est important. La crispation de l’oligarchie sur un imaginaire stérile et abrutissant débouche sur la mise en place de plusieurs mécanismes de tricherie et de pillage. Sa capacité à sai­sir les évolutions à court terme et à manier des outils financiers complexes lui permet de coordonner et de coopérer afin de créer une bulle spéculative, d’éliminer un concurrent, d’attaquer une monnaie sur les bourses du monde entier, de spéculer sur le pétrole ou les denrées alimentaires en condamnant des peuples entiers à la famine, de faire chanter des Etats et leurs peuples en imposant des taux d’intérêt usuraires. Tout cela, et maintes autres pratiques sont dans l’ordre quotidien des activités d’une élite qui cherche inlassablement à servir un pur désir de profit et de domi­nation (1).

Précisons à l’occasion que le terme d’oligarchie désigne pour nous un complexe de domination qui comprend à la fois les volets politique, finan­cier, industriel, répressif, militaire, de la haute administration étatique, du management et de la manipulation de masse, le volet médiatique, celui de l’économie du crime et d’autres encore. Entre eux, il y a enchevêtrement étroit et en même temps conflits entre individus et groupes d’intérêt. Plutôt que d’organisations en pyramide, il s’agit d’une organisation en réseau, avec des cristallisations de micro-rapports de domination (souvent derrière une façade de cogestion) au niveau de chaque nœud du réseau (2). Au niveau plus général, il y a un rapport de forces plus ou moins « souple », faisant en sorte que les différents volets et les différents nœuds du réseau participent au partage de la domination et de la richesse. Pourtant, la crise financière a aussi dévoilé la dureté des antagonismes et la mentalité du sauve-qui-peut qui imprègne largement l’oligarchie mondiale (le lobbying derrière l’effondrement de la banque américaine Lehman Brothers en 2008 en est l’illustration).

Il ne faut pas non plus souscrire à l’idée courante selon laquelle les élites seraient « incompétentes », « idiotes », « incapables », ou simple­ment « corrompues ». Ce que le cas grec nous apprend, c’est que les inco­hérences et les contradictions (souvent dérisoires) de la politique de l’oli­garchie, ses absurdités et ses impasses ne sont en aucun cas la conséquence d’une visée politique ou d’une stratégie économique déterminées par des « incompétents ». La politique actuelle de l’oligarchie européenne obéit à ses valeurs profondes, celles du gain à court terme, de la domination et de l’accumulation. Dans cette perspective, la mentalité de gestion-manage­ment procure à l’oligarchie la souplesse indispensable pour acquérir un mi­nimum de fonctionnalité en faisant en sorte que « cela marche » bon an mal an et surtout, que « cela rapporte ». Dans cette perspective, les re­mèdes à court terme et les rafistolages dérisoires ne sont en aucun cas in­compatibles avec une maffia lancée dans une course infernale et aveugle vers le profit. Au bout du compte, se contredire n’a jamais empêché d’exis­ter. Ce qui déterminera si – et à quel degré – les visées de l’oligarchie sont réalisables, c’est l’adhésion de la société à ses valeurs. La politique de l’oligarchie européenne dans le cas grec obéit à une logique de réorganisa­tion profonde de l’économie, dont la crise financière a été à la fois l’occa­sion et la cause. Mais, de l’autre côté, les populations ne sont en aucun cas innocentes face à la situation actuelle. Le contrat social qui a mis fin au mouvement ouvrier – paix sociale contre élévation du niveau de vie – a été accepté par les peuples. Eux aussi ont progressivement souscrit aux valeurs des couches dominantes – augmentation du revenu, consommation, bien-être matériel, ascension sociale à grande échelle – qui ont inévitablement conduit à la privatisation de l’individu, à l’antagonisme, à la fragmentation de la société. Dans cette perspective, ce que les peuples doivent exiger, c’est une rupture profonde et totale avec l’imaginaire de l’oligarchie. La simple « indignation » et les revendications réformistes ne serviront qu’à remédier aux défauts du nouveau régime qui sera progressivement mise en place et ainsi à le renforcer.

De ce point de vue, la période que nous traversons est cruciale. Dans ce texte, nous tenterons d’éclairer quelques aspects des causes structurelles de l’endettement et de sa gestion a posteriori par l’oligarchie responsable de son explosion. Nous ne suggérons en aucun cas que la crise est artificielle, qu’elle a été intentionnellement provoquée par les banques mondiales. Comme nous allons le voir, elle jaillit directement des impasses et des contradictions profondes de la politique de dérégulation des trente der­nières années. En outre, nous tâcherons de montrer à la fois l’enchevêtre­ment et la capacité de l’oligarchie à agir de concert et surtout le fait que le vrai défi pour l’oligarchie européenne actuellement n’est pas tant la résolu­tion de la crise de la dette que la restructuration profonde de l’économie européenne dans une perspective de concentration du capital, de centralisa­tion du pouvoir politique et de surexploitation.

Les contradictions du capitalisme financier dérégulé

La politique de dérégulation de l’économie capitaliste ( c’est essentiellement de cela qu’il s’agit quand on parle de néolibéralisme et de globalisation/mondialisation) a traité l’Etat-capitaliste keynésianiste d’après-guerre de façon contradictoire en exigeant à la fois sa participation et son exclusion du jeu. Les Etats assuraient plus ou moins les services pu­blics (santé, éducation, sécurité sociale, etc.) qui leur avaient été imputés dans les années d’après-guerre et, dans le même temps, ils étaient de plus en plus obligés de subventionner l’activité économique, de réguler l’écono­mie en intervenant sur les marchés. De l’autre côté, leur principale res­source, impôts, droits de douanes et taxes, s’épuisait progressivement. L’oligarchie imposait des marchés unifiés (Europe) et en général l’ouver­ture commerciale, ou obtenait des baisses d’imposition, souvent par un chantage à la délocalisation des capitaux et des emplois.

La délocalisation a pourtant eu lieu parce qu’elle permettait à la fois une marge de profit plus large et une remise en cause de facto des acquis so­ciaux des années d’après-guerre. Mais pour l’instant, concentrons-nous sur les effets plus immédiats de cette situation : les plus grandes marges de profit ont permis aux entreprises de maintenir le prix des produits à des ni­veaux relativement accessibles (jusqu’avant la crise) aux consommateurs occidentaux. Et la délocalisation a permis une restructuration de la réparti­tion de la valeur ajoutée (3). Le gain des entreprises, au lieu de soutenir le pouvoir d’achat des ménages ou les caisses de l’Etat, a atterri dans les poches des actionnaires à travers une augmentation considérable des divi­dendes. Le partage de la valeur ajoutée des entreprises non financières est ainsi devenu de plus en plus inégalitaire. Cela a revitalisé la financiarisa­tion du capitalisme, étant donné qu’en retour, la principale source de finan­cement des entreprises était soit le crédit soit leurs actionnaires (4). La fi­nance ne s’est donc pas déconnectée de l’économie réelle ; elle s’en nourrit au détriment de cette dernière. Ainsi, les Etats (et les ménages) ont été « obli­gés » de recourir à l’endettement. Leurs créanciers, banques, grandes orga­nismes financières mondiales, spéculateurs de toute sorte ont bien sûr été ceux qui ont le plus profité de cette situation.

Dans le même temps, une partie considérable de la population occiden­tale accédait aux couches moyennes, mais à l’exception des couches domi­nantes, le reste du monde s’est trouvé dans une impasse : les individus ont été à la fois incités à consommer et privés de moyens financiers adéquats. En répondant à cette question par l’endettement, l’oligarchie n’a fait qu’ac­célérer la course vers la crise actuelle. Et il est aujourd’hui évident que cette contradiction se répercute sur une autre qui démontre l’impasse du ca­pitalisme dérégulé : d’un côté, la financiarisation de l’économie a permis des profits énormes et est devenue le moteur de la croissance depuis trente ans ; de l’autre, elle s’appuie sur des pratiques et des produits financiers à haut risque et, surtout, sur une mentalité de gonflement des valeurs nomi­nales bien au-delà des valeurs réelles. Selon la Banque des Règlements in­ternationaux (la banque des banques) la valeur nominale des produits déri­vés a atteint en décembre 2009 jusqu’à 700 trillions de dollars (5), alors que le PIB mondial ne s’élève qu’à 60 trillions de dollars environ.

Le problème actuel pour le capitalisme financier est donc précisément cela : faire en sorte que la valeur nominale des titres et produits financiers en circulation soit proche de leur valeur réelle. Une possible diminution à grande échelle des valeurs nominales actuellement en circulation – à tra­vers la banqueroute de l’Etat grec (6) par exemple – est hors de question : elle déclencherait une réaction en chaîne imprévisible. Le rapatriement de la production serait par ailleurs incapable de remédier au problème : non seulement il créerait la destruction de secteurs entiers de l’activité écono­mique mondiale et causerait des dégâts qui mettraient longtemps à être ré­parés, mais il exigerait aussi une réorientation radicale de la politique éco­nomique : dans le capitalisme national, les travailleurs occidentaux seraient un acteur décisif, nullement comparable aux Asiatiques par exemple.

D’ailleurs, un rapatriement de la production ne suffit pas pour répondre à la crise actuelle. Le rapatriement serait possible seulement dans le cadre d’une politique keynésienne, laquelle, à son tour, poserait plusieurs pro­blèmes qu’elle ne résoudrait pas. D’abord parce qu’elle ne pourrait pas co­exister avec les dettes des Trésors publics et des banques au niveau où elles s’élèvent aujourd’hui ; elle exigerait leur suppression. Ensuite parce qu’elle aurait besoin d’une abondance de matières premières à bas prix (7) et de marges en matière d’écologie. Mais comme le problème écologique s’ag­grave (en excluant de fait l’issue de l’énergie nucléaire) et comme selon toutes les estimations les matières premières n’abondent plus (il y aura une insuffisance de la production pétrolière vers 2017-2018, due entre autres à la demande accrue des pays en développement), il est évident que, outre l’impossibilité de retour au modèle des années d’après-guerre, c’est une restructuration beaucoup plus profonde qui est exigée afin que le capitalisme puisse survivre et récupérer de la crise actuelle.

La convergence entre les valeurs nominales et les valeurs réelles, après une diminution relative des premières, se fera, semble-t-il, à travers ce qui apparaît déjà comme la colonisation de zones géographiques et de pays en­tiers ; colonisation qui s’effectuera surtout par des banques, des organismes financiers de toutes sortes et peut-être aussi par quelques entités étatiques. Cette colonisation visera à la paupérisation des populations de toute la pla­nète en augmentant ainsi géométriquement le décalage avec les élites. Elle visera aussi au profit par l’exploitation de la terre (produits alimentaires, biocarburants, investissements dans les secteurs des énergies renouve­lables, des énergies fossiles et du tourisme) ; et enfin, elle visera à l’ins­cription des valeurs réelles des zones géographiques dans l’actif des bilans des banques et autres fonds endettés.

Le laboratoire grec

Durant la campagne électorale de septembre 2009, le chef du PASOK et futur Premier ministre George Papandreou affirmait tous azimuts que l’état lamentable des finances publiques de la Grèce était dû à la politique menée pendant les cinq années précédentes par la droite et que, selon lui, « il y a de l’argent ». Le problème se résumerait au fait que la droite, antipopulaire depuis toujours, ne redistribuerait pas de façon équitable. L’Etat-Provi­dence du PASOK serait restauré après cette courte parenthèse néolibérale et la crise des avares capitalistes occidentaux épargnerait ce petit havre de la Méditerranée. Le peuple a applaudi et la nouvelle équipe a relevé les manches.

Deux semaines après les élections, la Banque de Grèce, sur demande de l’Association des Banques grecques, relève de trois à dix jours la durée li­mite pour la vente à découvert à nu (8) des obligations de l’Etat grec (9). La vente à découvert à nu est une pratique de jeu dont le statut légal n’est pas clair et dont les effets sont circulaires : elle aggrave la spéculation sur laquelle elle s’appuie. Elle donne le droit à un spéculateur de vendre une obligation ou un CDS (10) qu’il ne possède pas encore (il doit le posséder à la fin de la période fixe) et lui permet ainsi de parier sur la baisse du prix du titre. Pratiquée à une large échelle (chose qu’on peut facilement présumer) la vente à découvert à nu a eu pour effet une baisse considérable de la valeur des obligations grecques et une hausse consécutive des crédits d’écart des CDS. Inutile de mentionner que les banques grecques, qui étaient déjà largement exposées à la dette grecque, ont à la fois spéculé sur la dette grecque en provoquant la baisse de sa valeur – mais en se faisant un profit de court terme – et acheté des CDS pour se protéger contre une éventuelle faillite de l’Etat grec – bien qu’elles aient su que cela n’était pas possible à l’époque. Ainsi, l’écart de crédit (spread) des CDS augmenta, relevant le taux d’intérêt des titres du Trésor grec. Bien sûr, les banques grecques n’ont pas été tellement ingrates. En 2008-2009 elles ont financé l’Etat en achetant des bons du Trésor grec (à durée variant entre six mois et un an) avec un taux d’intérêt de l’ordre de 5% – quand le taux d’intérêt de base de la BCE était de l’ordre de 1%...

Cinq mois plus tard, la Banque de Grèce a re-réduit à trois jours la durée des ventes à découvert à nu (11). Quelques jours après, le gouvernement grec accueillait à Athènes les délégués de la troïka (BCE, Commission euro­péenne, FMI) pour entériner les accords d’un soutien financier proclamé par tous comme « indispensable », « inévitable », « imprévisible », « dou­loureux bien sûr », mais qu’il faudra bien accepter comme la meilleure so­lution possible face au spectre de l’insolvabilité d’un pays d’arnaqueurs (12) paresseux qui, mollement escagassés sous le brûlant soleil méditerranéen, se soucieraient fort peu de notions macro-économiques.

Plus tard dans l’année, on a enfin eu confirmation de ce qu’on soupçonnait déjà : selon le secrétaire d’Etat chargé des Finances, le gou­vernement avait décidé de recourir à l’aide du FMI dès le début de son mandat. Et début 2011, lors du forum économique de Davos, le Premier ministre grec a avoué que les réformes auxquelles il a procédé auraient été indispensables et souhaitables même s’il n’y avait pas eu de problème de solvabilité.

a. Les racines structurelles de l’endettement public.

L’accord de Maastricht imposait des règles relevant d’une politique mo­nétaire de rigueur. Discipline budgétaire, contrôle des déficits publics et de l’inflation et politique économique restrictive devaient dorénavant s’impo­ser dans la perspective d’un alignement des politiques macro-économiques des différents Etats afin que la monnaie unique soit adoptée. Le « club Med » n’a bien sûr pas pu, dans une large mesure, répondre à ces critères. Dans le cadre de la récession des années 1990, les Etats ont laissé filer leurs déficits publics et se sont permis une inflation plus élevée afin de soutenir l’activité. Mais ils avaient aussi intérêt à adhérer à l’union moné­taire afin de profiter des faibles taux d’intérêt. Enfin les pays du Nord cèdent, l’euro est adopté et l’espace monétaire européen comportera un dé­faut structurel qui va influencer la répartition de la richesse en son sein : à savoir, que le coût de l’argent est désormais unique, mais que l’inflation de chaque pays diffère. L’union monétaire s’est construite sur une politique monétaire unique mais sur plusieurs politiques financières.

Depuis son adhésion à la Communauté européenne en 1981, la Grèce a vécu une réorientation de sa politique en matière de production. Sous l’in­jonction de Bruxelles – par le biais des subventions – le pays abandonne progressivement la production agricole et industrielle (elles n’ont jamais été importantes mais elles ont contribué à l’autarcie relative de l’économie et à l’équilibrage des finances publiques) et se tourne vers les services. En l’espace de vingt ans, le pays passe d’un PIB constitué à 30% de l’industrie et à 15% de l’agriculture à un PIB constitué à 15% de l’industrie et à 75 % de services (13). Ainsi, les déformations et les dysfonctionnements de l’économie grecque aidant (gaspillages, incapacité à collecter les taxes), le pays est entré dans le cycle du surendettement.

Mais étant donné que l’inflation de la Grèce et d’autres pays du Sud était plus élevée que dans les pays du Nord de l’Europe et que le taux d’in­térêt de l’euro restait stable, le taux d’intérêt réel (une fois l’inflation dé­duite) de la Grèce et des autres pays du Sud fut même négatif pendant plu­sieurs années. Cela faisait baisser le taux nominal de la dette par rapport au PIB et cela permettait ainsi la poursuite de la politique d’endettement (14), alors que dans les pays du Nord, et essentiellement en Allemagne, les taux d’intérêt réels étaient positifs et les populations ont dû subir une politique d’austérité bien avant qu’elle soit appliquée au Sud. D’autre part, le diffé­rentiel d’inflation par rapport aux autres pays européens faisait que les pro­ducteurs du Sud étaient moins compétitifs. Cela augmentait (en conjonc­tion avec d’autres facteurs) les déficits extérieurs de leurs économies – ce qui les conduisait à un surcroît d’endettement, et ainsi de suite (15).

Bien sûr, l’accord de Maastricht imposait aussi une politique financière unique. Mais les fondateurs de l’accord et les technocrates de Bruxelles sa­vaient bien qu’une telle politique de rigueur financière pour des économies faibles et sans base productive consistante était tout simplement impos­sible. Il ne faut donc pas croire que les autorités de Bruxelles ont été « du­pées » par la Grèce ou par les autres pays. Une connaissance élémentaire de la macro-économie suffit pour comprendre que la politique de rigueur financière exige, par exemple, un volume d’exportations capable d’équili­brer la balance des paiements extérieurs, et ainsi de réduire le déficit finan­cier, de retenir l’inflation et de gérer la dette. Sinon, l’inflation relative­ment élevée permet à la fois la baisse nominale de la dette, l’endet­tement à des taux réels gérables, l’augmentation des revenus fiscaux de l’Etat, (TVA et imposition directe) et aussi le maintien du pouvoir d’achat des individus.

Il y avait donc un décalage « structurel » de puissance économique entre les deux zones géographiques de l’espace monétaire unique, qui se tradui­sait en un décalage en termes d’équilibre des finances publiques. Mais cela ne répond qu’à la moitié de la question : les déficits des pays du Sud ne suffisent pas à contrebalancer les excédents des pays du Nord (et surtout de l’Allemagne). De l’autre côté, la production des pays du Sud, même si elle était beaucoup plus restreinte que celle du Nord, n’était pas négligeable. Son vrai problème, qui est aussi le problème le plus profond de la monnaie unique, c’est son rapport de compétitivité, qui se résume, en fin de compte, au faible coût du travail.

Dans le régime de monnaies nationales, les Banques centrales avaient souvent recours à la dévaluation afin de rendre leur production plus com­pétitive. C’était la source de guerres monétaires tacites. Dans la zone euro la dévaluation est strictement interdite. Ainsi, le seul moyen d’augmenter la compétitivité de la production (en-dehors d’une baisse de la qualité) était la diminution du coût du travail. La monnaie unique a poussé les classes dominantes des différents pays à une course à la baisse des salaires. En d’autres termes, la monnaie unique constituait une tendance vers la convergence des prix de production sur le marché européen aussi bien que mondial. Mais si, selon les règles de l’union monétaire européenne, tous les pays répartissaient de la même manière la valeur ajoutée de leur pro­duction, leurs balances des paiements tendraient aussi à converger.

Mais cela n’a pas eu lieu : les classes dominantes des pays du Nord – surtout l’Allemagne – ont réussi une répartition de la valeur ajoutée plus profitable pour elles que pour leurs travailleurs (16), par rapport aux autres pays européens mais aussi par rapport à d’autres pays du monde (17). De cette façon, les oligarchies des pays du Nord sont parvenues à profiter de l’ex­ploitation de leurs travailleurs nationaux, puis de l’exploitation des tra­vailleurs des autres pays de la zone monétaire. Il semble donc que les déci­sions des vingt dernières années au sein de l’Union européenne n’ont pas été dictées par des puissances invisibles des « marchés » mais par des mo­tifs et des buts bien réels et clairs (même si les décisions ont souvent été ir­rationnelles). La monnaie unique, la politique monétaire restrictive, la ri­gueur budgétaire et, à la limite, l’endettement lui-même, obéissent à une logique de domination et d’exploitation.

En somme, la contradiction entre la politique monétaire stricte et unique et les marges de divergence tacitement permises pour mener à bien les po­litiques financières, bien qu’absurde et irrationnelle, était parfaitement connue et voulue à 100% par l’oligarchie européenne. De cette façon, les pays du Sud pouvaient rester dans la zone euro et maintenir le même ni­veau de vie et de consommation à travers le financement par les banques du Nord. De l’autre côté, la monnaie unique créant des décalages de com­pétitivité – contrairement à ce que les oligarchies européennes affirmaient depuis vingt ans – l’endettement augmentait géométriquement. Les défor­mations et les absurdités du système monétaire européen découlent donc directement des nécessités et des cibles d’une politique délibérée. Et, comme on le verra par la suite, les mêmes cibles définissent les solutions que les oligarchies européennes envisagent.

b. Les défauts structurels au bénéfice de la domination de l’oligarchie

La monnaie unique a donc été un moyen de domination et d’exploita­tion. Il semble en outre que la dette elle-même puisse aussi devenir un moyen de domination politique. L’oligarchie européenne semble avoir trouvé dans la dette l’occasion de corriger les déformations passées et de renforcer sa domination sur les peuples.

La dette de la Grèce et des autres pays du Sud est – malgré les affirma­tions de l’oligarchie – tout simplement irremboursable. Et les oligarchies européennes le savent très bien. Mais au-delà du renflouement de leurs banques, leur véritable objectif est de restructurer toute l’économie euro­péenne. Cette fois, les Etats européens ne se sont pas contentés d’un ré­échelonnement de la dette du Sud et d’emprunts sur les marchés afin de soutenir leurs banques. Ils se sont endettés afin de prêter à leur tour à la Grèce, en augmentant ainsi les dettes publiques de leurs pays. Ainsi, ils ont répondu au problème de la dette en l’aggravant. Et, bien sûr, l’oligarchie a ainsi transposé aux peuples de toute l’Europe le problème du surendette­ment des banques et autres institutions financières.

Outre le fait que cela relève des contradictions d’un capitalisme finan­cier dérégulé, il y a dans le cas de la Grèce un élément qui mérite attention. En décembre 2010, le gouvernement grec soumet à l’Union Européenne une demande d’aide financière en application de l’article 122-2 du traité de fonctionnement de l’UE (18). En réponse, Bruxelles refuse toute aide finan­cière à la Grèce en application de l’article 125-1 du même traité. Sans en­trer ici dans des analyses juridiques subtiles, on notera que l’accentuation de la crise financière et l’attaque spéculative contre les bons du Trésor grec auraient très bien pu être considérées comme un « événement exceptionnel échappant à son contrôle » et appliquer les dispositions de l’article 122-2. Notons en outre que c’est précisément cet article-là qui a servi de fonde­ment juridique à la mise en place du MESF – c’est-à-dire que les gouverne­ments européens ont de fait affirmé une thèse contradictoire : la spécula­tion sur les dettes des pays européens met en jeu l’euro mais pas les écono­mies des pays insolvables (19) !

Et l’hypocrisie ne s’arrête pas là. La spéculation sur la dette grecque a été alimentée entre autres par les déclarations des officiels des gouverne­ments grec et européens. Durant tout le temps où ils ont préparé en ca­chette l’accord de prêt, ils déclaraient ouvertement des choses contradic­toires qui alimentaient la confusion. Parfois, on entendait que la Grèce pourrait et devrait s’en sortir par elle-même et que l’Europe ne pouvait rien faire ; parfois que l’Europe se montrerait solidaire, étant donné qu’elle fe­rait tout pour sauver l’euro. En créant ainsi une situation d’impasse, ils ont présenté le plan de sauvetage assorti d’un chantage maffieux : soit vous l’acceptez tel quel, soit vous crevez de faim.

Ainsi, en application de l’article 125-1 et de sa fameuse clause de non-sauvetage (no bail-out clause) les gouvernements européens ont essentiel­lement imposé à l’Etat grec des prêts d’argent sous forme d’accords bilaté­raux. Et dans l’accord de prêt de facilité (20), il est clairement indiqué que l’accord est fondé sur le droit anglais (et non pas sur le droit de l’Etat grec, comme c’est le cas pour les obligations et les bons du Trésor grec) et qu’ainsi l’Etat grec abdique désormais toute immunité par rapport à soi-même et à ses biens ; en d’autres termes, l’Etat grec abdique sa souveraine­té nationale (le droit anglais permet l’abdication de l’immunité). De plus, cet accord ne pourra être annulé que par la Cour européenne ou par les Cours constitutionnelles des pays préteurs. Les tribunaux de l’emprunteur n’auront aucune juridiction sur cet accord. Il faut aussi noter que cet accord prévoit que sa mise en vigueur sera faite par la signature du ministre des Finances et du Directeur de la Banque de Grèce et qu’il ne nécessite pas d’être ratifié par le Parlement (21).

Ce point est crucial. Quelques jours avant l’accord en question, le Parle­ment grec a voté deux amendements consécutifs portant sur les autorités du ministre des Finances. Selon ces amendements, les accords internationaux entrent en vigueur et sont appliqués dès leur signature par le ministre. Ils ne doivent pas être ratifiés par le Parlement, ce qui est manifestement anti­constitutionnel. C’est sur cette base que l’accord a été signé. Selon cet amendement, la loi doit passer par le Parlement seulement pour « informa­tion et discussion ». Jusqu’à présent (15/09/2011) même cela n’a pas été fait, vu qu’un tel accord est tout simplement caduc. Ni le Parlement ni le gouvernement ne peuvent ratifier un accord ou une loi qui inclut l’abdica­tion de la souveraineté nationale.

Le cas du taux d’intérêt est aussi illustrant. Le 25 janvier 2010 le gou­vernement grec a emprunté aux marchés huit milliards d’euros à un taux d’intérêt de 6,2%. L’accord de prêt de facilité prévoyait un taux d’intérêt composé, calculé sur la base de l’Euribor (22) (qui n’est pas stable) et augmenté de 3% pour la partie du crédit qui sera remboursée en trois ans et 4% pour la partie qui sera remboursée en quatre ans. Sans entrer ici dans des détails trop techniques, il faut souligner que ce taux d’intérêt est à la fois lié aux fluctuations imprévisibles des marchés financiers européens et, aussi, manifestement usuraire. L’argument qu’un fort taux d’intérêt disciplinerait la Grèce est ridicule, d’autant plus qu’en même temps les Etats Européens empruntent aux marchés à un taux de 2,5 % environ (le KfW allemand – Caisse pour la Reconstruction – qui représente le pays dans l’accord, emprunte à la BCE à 1%) et prêtent à leur tour à la Grèce à un taux qui varie entre 5 et 6%.

Cet accord était censé « calmer les marchés ». Mais avant chaque tranche du prêt, les média grecs et européens, et aussi les gouvernements respectifs continuent, à travers leurs déclarations, à alimenter la spécula­tion sur la possibilité de défaut de la Grèce. Ainsi, par le biais du chantage et de la peur, ils justifiaient les nouvelles politiques d’austérité imposées à tous les peuples de l’Europe. Enfin, la spéculation ayant repris cette fois sur les dettes des autres pays (Italie, Espagne, France), le FESF, qui est ali­menté par les budgets nationaux des pays européens, donc par leurs peuples, est obligé d’intervenir dans les marchés secondaires des Bourses et de racheter les titres et les obligations des Etats membres visés par des attaques spécu­latives, et qui sont actuellement détenus par des banques, des fonds finan­ciers et d’autres spéculateurs. De plus, la BCE rachète depuis août dernier sur les marchés secondaires les bons du Trésor des pays suren­dettés à leur valeur nominale. Les capitaux de la BCE sont, eux aussi, ga­rantis par les budgets des pays européens.

c. La politique monétaire unique au détriment de la reprise.

Sur le plan du travail, les dernières évolutions illustrent à la fois les contradictions et irrationalités profondes du capitalisme financier actuel et les visées de l’oligarchie. La reprise de la croissance depuis l’année der­nière a permis un rééquilibrage relatif des finances des économies du Nord de l’Europe et sa poursuite début 2011 a de nouveau conduit à une hausse de l’inflation favorisée par une hausse dans le même temps du prix des ma­tières premières. De l’autre coté, le fait que la BCE intervienne sur les mar­chés secondaires signifie tout simplement qu’elle est obligée de faire mar­cher la planche à billets. Tout cela a augmenté les craintes inflationnistes chez les technocrates européens. D’ailleurs, début février les ouvriers de Volkswagen ont réussi, sous menace de grève, à obtenir une hausse de 3,2% de leurs salaires.

La poursuite de la croissance, avec à la fois un possible maintien d’un cours élevé du pétrole et des revendications d’augmentation des salaires de la part des travailleurs, est susceptible de conduire à une hausse de l’infla­tion. Ainsi, afin de juguler l’inflation et en même temps d’empêcher l’aug­mentation de la part des salariés dans la répartition de la valeur ajoutée (dans une possible récession ultérieure, il sera d’ailleurs plus difficile de la leur diminuer) et d’éviter des mobilisations sociales en temps de crise, les technocrates européens ont décidé d’augmenter deux fois en 2011 le taux d’intérêt de base de la BCE. Mais la répercussion la plus immédiate de cette démarche a été – c’est déjà évident – le recul de la croissance, pour­tant indispensable à l’Europe afin qu’elle puisse sortir de la crise !

Pourtant, les effets de cette décision ne seront pas identiques pour tous les pays de l’Europe. L’étouffement de la croissance sera plus grave dans les pays du Sud (excepté la Grèce, qui de toute façon, allait subir une assez forte récession) et le remboursement de leurs dettes plus difficile, étant donné qu’ils empruntent à taux d’intérêt variables (Euribor) et non fixes comme les pays du Nord. Mais en augmentant le taux d’intérêt de base et en retenant ainsi les salaires aux mêmes niveaux, l’oligarchie européenne maintient à la fois en place le mécanisme de transfert de richesse vers les pays du Nord décrit plus haut, et – cela concerne surtout l’économie alle­mande – la compétitivité de leurs produits sur les marchés européen et mondial.

Voie sans issue ?

L’analyse ci-dessus, malgré son style, ne relève pas de la sempiternelle approche tiers-mondiste qui verrait les petits pays périphériques comme manipulés et exploités par le capitalisme du « centre ». Elle n’obéit pas non plus à l’esprit de critique du nationalisme de gauche qui traduit les conflits de classe en termes de rapports entre nations. L’oligarchie grecque est à 100% pour les aides financières accordées au pays et les autres mesures prises par l’UE. D’abord parce qu’elle en profite : les subventions des caisses européennes continuent et la baisse considérable du coût du travail amène des profits. Et ensuite, parce qu’elle aussi est partie intégrante du capitalisme mondial financier, maritime et marchand. Sa part dans les acti­vités de l’économie du crime est d’ailleurs importante (23). Ce que nous vou­lons illustrer ici, c’est la tentative de l’oligarchie européenne d’appliquer à la fois une nouvelle politique d’austérité brutale, une restructuration pro­fonde de l’activité économique et un renforcement des autorités des ré­gimes politiques en contournant et en supprimant des restrictions et des li­mitations institutionnelles de pouvoir et d’autorité. Et tout cela à travers des pratiques maffieuses, des décisions prises en cachette (24) et d’autres pro­cédés masqués. A cet égard, que cela se passe en Grèce ou ailleurs importe peu.

La perspective qui s’ouvre avec l’abdication par un Etat de sa souveraineté nationale est pour le moment difficile à élucider pleinement. Le programme grec de privatisations récemment élaboré concerne presque toute la propriété étatique. Ainsi, il est évident qu’en cas d’insolvabilité, le territoire national grec même (avec ou sans sa population…) sera saisi par ses créanciers (25).

Les évolutions récentes le montrent pleinement. Comme il était prévu, les divers projets d’aide financière à la Grèce n’auraient qu’un effet relatif de court terme. La restructuration de la dette décidée le 21 juillet va de pair avec un projet d’élaboration de structures de gouvernance européenne unique. Et tout cela sous le prétexte de l’émission d’un eurobond, de l’en­dettement commun des pays de l’Europe afin que soit « sauvés » l’euro et l’UE. De l’autre côté, la dévaluation constante de la valeur du travail, nive­lée par le bas par le modèle chinois, va à notre avis s’étendre à tous les pays du monde, avec des annexions de terres et de zones géographiques. Cela remettra en cause les acquis des luttes politiques des deux derniers siècles. La paupérisation étendue des populations modifiera profondément le rapport des sociétés au pouvoir. L’accentuation de la répression et la res­triction des libertés actuelles ne sont qu’un avant-goût de ce que les oligar­chies exigeront en termes d’organisation du travail, de discipline et de paix sociale. Le fait que l’apathie des populations n’a pas encore déclenché une vague de répression ne doit pas nous illusionner : les régimes autoritaires mous actuels passeront vite à une répression ouverte et brutale qui sera leur seul moyen de gérer d’éventuelles crises sociales.

Dans ce contexte, la proposition de rendre le capitalisme financier plus modéré (26) n’est pas seulement en deçà des problèmes et des impasses ac­tuelles. Elle est aussi profondément contradictoire. Elle cherche à mélan­ger un protectionnisme étatique et un capitalisme national avec une liberté ac­crue de mouvement des capitaux. Cela est absurde de tous les points de vue. Les déformations et dysfonctionnements actuels s’accentueront beau­coup plus dans un régime économique qui s’appuiera à la fois sur deux modes de fonctionnement profondément différents. Un exemple banal : dans un contexte de mobilité de capitaux, quel sera le motif (ou la contrainte) pour le maintien de la production nationale et l’abandon de la pratique de la délocalisation ? La baisse du coût du travail ? La diminution de l’imposition ? Mais cela est déjà la politique économique d’aujourd’hui.

De l’autre côté, la sortie de l’euro et de l’UE -réclamée par la plus grande partie de la gauche grecque - signifiera un retour au capitalisme na­tional et aux politiques keynésiennes. Mais cela est comme on l’a déjà dit simplement impossible. Outre les raisons qu’on a déjà évoquées, on paiera le retour à l’exploitation par le capitalisme national par une période transi­toire de pauvreté extrême et peut-être même de conflits entre Etats dans le cadre du nouvel équilibre des forces. Et le retour à un tel mode si­gnifie d’ailleurs le protectionnisme de la production nationale, les antago­nismes entre Etats, les guerres monétaires, la mise en coupe réglée des pays impuissants, les conflits et les guerres pour les matières premières et bien sûr, l’accélération de la destruction écologique. Cette proposition comporte aussi l’idée d’un lamentable accommodement avec l’oligarchie, avec des gens avides de domination et porteurs de mentalités et de pra­tiques maffieuses. La modération d’un système économique fondé sur le sauve-qui-peut et l’antagonisme ne conduira, au mieux, qu’à l’équivalent de l’état de souffrance banal psychanalytique. Et, d’ailleurs, les devises de l’oligarchie transformeront vite la modération en masque institutionnel d’un régime économico-politique aussi brutal que le régime actuel.

Enfin, les propositions examinées ci-dessus obéissent à une signification centrale de l’imaginaire capitaliste selon laquelle les principaux motifs de l’activité humaine sont d’ordre économique. Partagée aussi par le mar­xisme, cette idée conduit à l’instauration d’une primauté de l’économique sur les autres domaines de la vie sociale et aux idées corrélatives du bien-être matériel et de l’enrichissement. Partant de cette idée de base, on est in­évitablement conduit à poser les problèmes en termes de gestion d’un vaste appareil de production et de filières d’activité inutiles, dont il faudra amé­liorer le fonctionnement et le rendement, corriger inlassablement les contradictions et les absurdités. Ainsi, des questions comme la dégradation écologique, l’existence de secteurs parasitaires ou nuisibles (publicité, ar­mement…), la misère psychique, le caractère insensé du travail, la multi­plication des besoins artificiels, la qualité de vie dans un sens global (et pas seulement matériel) deviennent secondaires.

Au-delà de l’économisme.

Nous croyons donc qu’il faut envisager sérieusement la possibilité d’une réorientation profonde de l’économie. S’opposer aux plans d’austérité de l’oligarchie, d’accord, mais dans quelle perspective ? Si c’est pour exiger une répartition de la richesse qui nous permettra de participer, nous aussi, à la course délirante à la condamnation de populations entières à la misère et à la famine, à la catastrophe écologique, cela ne vaut pas la peine. Mieux vaut s’attaquer à l’oligarchie à la fois pour ce qu’elle est vraiment – un ré­seau mondial de domination et de surexploitation – et à son imaginaire, qui est celui du désir de pouvoir, de l’accumulation, de la consommation. Au lieu donc d’accepter un mode de vie condamné à la misère, à la pauvre­té, à la dégradation de la qualité de vie – due à la dégradation de l’environ­nement mais aussi à la difficulté toujours grandissante d’accéder aux ser­vices élémentaires de santé –combiné à tous les inconvénients de la course au succès personnel et à l’enrichissement (stress, horaires de travail tuants, etc.), il nous serait préférable de changer de paradigme : passer à un régime de stricte égalité des revenus qui assurera à la fois la satisfaction de nos be­soins élémentaires de survie (alimentation, logement, transport, santé phy­sique), la santé psychique et la possibilité pour tous – en termes de temps et aussi de potentialités matérielles – de se consacrer à des activités qui dé­veloppent leur créativité. Effectuer aussi une redéfinition profonde des be­soins, en sorte que les forces créatrices et le temps des hommes ne soient pas gaspillés dans des activités inutiles et insensées. Instaurer enfin la dé­mocratie directe en tant que régime politique universel, englobant tous les domaines et les activités de la vie sociale – lieu de travail, université, quar­tier, sphère publique en général – permettant ainsi aux gens de récupérer le contrôle total de leur vie.

Bien sûr, une redéfinition de l’activité économique va de pair avec une pro­fonde redéfinition des valeurs cardinales de la société. Ainsi, il faut affirmer po­sitivement que les valeurs qui donnent du sens à notre vie se trouvent en dehors de l’économie, en dehors du fantasme de la toute-puissance matérielle. Les va­leurs qui orientent une vie sensée et digne d’être vécue sont celles qui remettent à sa place l’affection sociale, la sociabilité, la solidarité et la convivialité, depuis longtemps oubliées par une société en quête de divertissement, de camelote à consommer et de bonheur matériel individuel. Celles aussi qui restaurent le dé­sir du beau, l’amour pour l’esthétique que la stérilité de la production artistique actuelle ne peut pas satisfaire. Celles qui restaureront l’amour pour le savoir, la recherche de la vérité et la passion de l’élucidation, à la place de la connaissance des tricheries, des mécanismes et des pratiques du gain, des « trucs » pour « se vendre » sur le marché du travail, du lobbying, de la compréhension du fonc­tionnement des « marchés », du décryptage des chiffres de l’économie, de la « maîtrise » de l’univers numérique. Celles qui restaureront des critères éthiques comme la dignité, les égards dus aux autres, l’équité, l’attachement au travail bien fait ; à la place du cynisme, de l’indifférence, du nihilisme moral. Celles enfin qui solidifieront et institueront toutes les précédentes : la liberté, l’égalité, l’autonomie, l’autolimitation, la politique en tant que champ de défini­tion des buts et des visées ultimes de la société ; à la place de l’écono­misme régnant, de la politique en tant que duperie et cristallisation des rapports de domination.


Notes

1 Pour l’essentiel de l’imaginaire de l’oligarchie contemporaine, le lecteur se reportera à l’introduction de notre première brochure sur le mouvement grec, « Entrée en période troublée », in Le mouvement grec pour la démocratie directe, n°18, septembre 2011, p. 3.

2 La structure de réseau est largement favorisée par la globalisation d’un savoir-faire, es­sentiellement financière et juridique, érigée en raison pratique universelle.

3 A l’exception peut-être de la France parmi les autres pays Européens. Voir : Alternatives Economiques, no 305, septembre 2011, dossier Travail : Les raisons du mal-être, p.64, et aussi : A quoi sert la finance, p. 66-69. En plus :http://www.insee.fr/fr/publications...­vices/irweb.asp?id=martra10 et aussi : http://www.alternatives-economiques...

4 Là-dessus, on lira : J-L. Greau, Le capitalisme malade de sa finance-Des années d’expan­sion aux années de stagnation, Gallimard, 1998, et, L’avenir du capitalisme, Gallimard, 2005. On lira aussi : Olivier Weinstein, Pouvoir, Finance et Connaissance, La Decouverte, 2010. Pierre-Yves Gommez, Harry Corine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009. Pierre Wirtz, Les meilleures pratiques de gouvernance d’entreprise, La Decouverte, 2008. Et enfin l’excellent travail de Jensen M. et Meckling W. Corporate Governance and « economic democracy », an attack on freedom C.J. Huizenga Editon, UCLA Extension, 1983

5http://www.bis.org/publ/otc_hy1005.pdf Sur les produits financiers dérivés : http://cir­ca.europa.eu/irc/dsis/nfaccount/info/data/esa95/fr/efr00255.htm et aussi le dossier d’Alter­natives Economiques mentionné plus haut.

6 Elle est quand même inévitable à long terme et sa reconnaissance implicite (appelée « dé­faut sélectif ») lors du sommet de 21 juillet 2011 le montre pleinement : http://www.le­monde.fr/idees/article/2011/07/27/crise-grecque-un-nouvel-accord-un-premier-defaut_1553468_3232.html

7 Alternatives Economiques, no 301, p. 53-62 et aussi 28-30. Voir aussi : http://www.pu­blicserviceeurope.com/article/705/past-peak-oil-life-after-cheap-fossil-fuels et aussi : http://www.independent.co.uk/news/s... C’est une des raisons, paraît-il, pour les­quelles, depuis peu de temps, des capitaux occidentaux sont investis en terre africaine. L’économie capitaliste cherchera une solution éventuelle de la question énergétique dans les biocarburants-dans une époque où la question alimentaire s’accentue elle aussi…

8 Pratique hautement spéculative et très risquée. Les vendeurs vendent des titres qu’ils ne possèdent pas au moment de la vente et ils parient sur la baisse de sa valeur. Voir : http://www.assemblee-nationale.fr/1...

9 http://www.ft.com/intl/cms/s/0/fcbd...­jRCrL Pratique qui est actuellement interdite en Europe, aussi bien pour les obligations que pour les CDS : http://www.lemonde.fr/economie/arti...­couvert-restent-restreintes-en-france_1563693_3234.html

10 Credit Default Swaps. Dérivés sur événement de crédit. Contrats de protection financière. Voir là-dessus : http://www.fimarkets.com/pages/cds_...­iques , http://www.isdacdsmarketplace.com/ et aussi : http://www.dailymotion.com/vi­deo/xhyi89_pierre-jovanovic-pourquoi-la-crise-est-la-y-sur-radio-courtoisie-20-mars-2011-blythe-masters_news Pour les pratiques des banques, voir : http://www.monde-liber­taire.fr/anticapitalisme/14721-comment-les-banquiers-ont-vole-et-volent-le-monde

11 Précisons aussi que la spéculation sur la dette grecque ne concerne pas tellement la « branche » grecque de l’oligarchie financière mais surtout les spéculateurs internatio­naux. Sans entrer ici dans des théories complotistes-diner de Manhattan etc- ce que nous voulons montrer c’est comment des différents volets de l’oligarchie peuvent agir en concert afin de créer un événement de spéculation.

12 Tricheurs dans la famille de l’euro, seraient les grecs selon l’abominable couverture de l’édition allemande du magazine Focus :

http://www.focus.de/magazin/archiv/...

13 http://www.statistics.gr/portal/pag... Nous n’aborderons pas ici la question de l’économie du crime, dont la contribution à l’ac­tivité économique grecque est censée être non négligeable.

14 Pour des raisons qui échappent au présent exposé, en Grèce c’était l’Etat qui s’est suren­detté au lieu qu’en Espagne et en Portugal c’était surtout le domaine privé.

15 Le marché unique faisait aussi en sorte que la plupart de la production des pays du Nord se destinait aux consommateurs européens. Ainsi, les déficits des pays du Sud sont censés avoir alimenté les excédents des pays du Nord. Cela est en général vrai mais insuffisant à la fois pour expliquer la différence de compétitivité et de puissance économique des deux zones et pour élucider le vrai rôle de la monnaie unique.

16 Là-dessus les données abondent. Pour les technocrates :

http://epp.eurostat.ec.europa.eu/po... http://www.insee.fr/fr/publications...

Pour la situation en France : http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/... et aussi : http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc...

Pour les théoriciens :

http://www.alternatives-economiques...

http://www.alternatives-economiques...­leur-ajoutee_fr_art__35665.html

http://www.france.attac.org/archive...

17 http://www.insee.fr/fr/publications...

18http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ...

19http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ... Ce mécanisme a été mis en place quelques jours après l’accord entre le gouvernement grec et la troïka. En aout 2010 Jean-Claude Juncker l’a d’ailleurs ouvertement admis, en affirmant que ce qui importait pour l’UE était la soli­dité de la monnaie unique et non pas le sauvetage de la Grèce.

20http://www.minfin.gr/content-api/f/...­ca156bc35b0e268f9446a71c92782b9/application/pdf/sn_kyrwtikoimf_2010_06_04_A.pdf Voir l’article 14§5 et aussi l’annexe 4§ 12.

21 Pour le lecteur Grec : 3845/2010 et 3847/2010.

22 Euro interbank offered rate (taux inter-bancaire offert en euro, ou Tibeur). C’est le taux de référence du marché monétaire de la zone euro. Son plus grand « défaut » c’est qu’il n’est pas stable, contrairement au taux de référence de la BCE Voir : http://www.euri­bor-ebf.eu et : http://www.creditquid.com/credit-im...­beur.html

23 Il parait en plus qu’au sein de l’oligarchie européenne, un certain « nationalisme » n’a pas été abandonné. Selon une pratique tacite, inofficielle, les hauts postes de direction des grandes entreprises françaises « doivent » être occupés par des cadres français. Ce phéno­mène doit sans doute être imputé à la cooptation ; mais il est aussi illustratif des conflits entre groupes d’intérêt, cliques et clans au sein de l’oligarchie européenne.

24 Rappelons, entre autres, le diktat de Trichet à Berlusconi, dans lequel celui-ci est ordonné à imposer des reformes et des mesures d’austérité via des décrets-lois qui seraient par la suite, « suivies d’une ratification par le Parlement » : http://www.challenges.fr/actualite/...

25 L’année dernière, des députés de droite allemands ont proposé que la Grèce vende ses iles à l’Allemagne, en échange se l’aide financière de la dernière : http://www.liberation.fr/economie/0... Des propositions pareils ont récemment été faits par un député du Parti Populaire Danois. Pour qu’elle participe au nouveau plan de sauvetage de la Grèce (158 milliards d’euros entre 2013-2015), la Finlande a demandé des garanties réelles de la part de la Grèce : http://www.lemonde.fr/economie/arti...

26http://www.gabrielperi.fr/IMG/pdf/L... p. 36-40. Cette thèse est souvent soutenue aussi par Alternatives Economiques. Entre autres, elle est in­consistante parce que certaines de ces demi-mesures sont déjà occasionnellement adoptés par les gouvernements néolibéraux et ils fonctionnent bien sur en faveur du néolibéra­lisme.


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