Les élections tunisiennes entre l’oligarchie et l’islamo-gauchisme

samedi 22 octobre 2011
par  LieuxCommuns

[français] [русский]


Ce texte fait partie de la brochure n°19 « Malaise dans l’identité - Définir des appartenances individuelles et collectives contre le confusionnisme et les extrêmes droites ».

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Elle est constituée des documents suivants :

  • « Les élections tunisiennes entre l’oligarchie et l’islamo-gauchisme », ci-dessous...

Sa sortie a donné lieu à une réunion publique dont le compte-rendu est en ligne, ainsi qu’à une conférence-débat en avril 2013 à Grenoble sur le thème « Islamisme, islamophobie, islamo-gauchisme », également en ligne


Propos recueillis par le collectif Lieux Communs fin aout – début septembre. Entretien paru dans la revue « Réfractions » n°27, octobre 2011.

Il a été traduit en русский

Notre camarade interviewé ici est un ancien marxiste libertaire influencé depuis des décennies par les idées de C. Castoriadis. Vivant à Tunis, il tente d’organiser politiquement des milieux qui s’éveillent à la chose politique autour d’idées radicalement nouvelles pour le pays et les dogmes qui y ravagent la vie intellectuelle et politique depuis trop longtemps mais que le soulèvement du 14 janvier ne semble qu’avoir à peine écornés. Les événements et leurs suite avaient été l’objet de textes et d’interviews (1) ; il nous livre ici un portrait sombre et sans concession du paysage politique tunisien à la veille des élections du 23 octobre, en même temps que quelques pistes d’actions et de réflexions élémentaires qui échappent autant à la démagogie électoraliste qu’à l’extrémisme suicidaire. On y découvre enfin une population sans aucune expérience politique, et aux perspectives ingrates, qui ne se résigne pas à se voir confisquer une liberté si chèrement, et si admirablement, conquise.


Dès le départ précipité de Ben Ali pour l’Arabie Saoudite, vous aviez qualifié le mouvement tunisien de décembre-janvier de « soulèvement populaire » et non de « révolution », puisque le peuple n’avait pas cherché à former des organes politiques autonomes pour transformer radicalement leur société (2). Ce diagnostic s’est largement vérifié, à la fois contre l’opinion occidentale qui se satisfait d’une telle normalisation, et contre les gauchistes tunisiens qui jouaient les « jusqu’au-boutistes » à des fins politiciennes. Huit mois après les événements, quel regard rétrospectif portez-vous sur ces événements ? Leur interprétation est-elle un enjeu politique aujourd’hui ?

Dès le départ on a insisté sur le caractère spontané du soulèvement bien que des éléments appartenant à des groupes politiques y ont participé, y compris nous. Mais aucune formation politique n’avait prévu l’évolution des évènements ni n’a eu d’influence décisive dans le soulèvement. Notre position est la suivante : c’est un soulèvement contre le despotisme mais qui survient après des décennies d’apathie presque totale et de décadence sur le plan intellectuel, culturel, artistique,… Ce qui complique évidemment les choses et pèsent lourdement sur la suite. Par exemple l’importance des questions relatives à l’identité, aiguisées par le conflit du proche orient, imprègne les courants politiques qui jouent sur ce sentiment nationaliste, en partie justifié, mais qui bloque toute réelle ouverture à l’occident. Il faut dire que nos intellectuels n’ont aucune connaissance de l’évolution des idées dans les pays occidentaux et restent en majorité attachés à des schémas du passé, bolcheviques, maoïstes, nationalistes arabes, baathistes, ou intégristes musulmans. Certes, le soulèvement a, en quelque sorte, dépassé tous ces dogmes, mais sans pour autant que nos intellectuels ne révisent leurs positions. Ils ont concentré leurs efforts et actions contre les gouvernements successifs, donc en direction des instances politiques [par exemple les spectaculaires manifestations à la Kasbah de Tunis], et se livrent à des alliances malsaines avec les extrême-droites religieuses, pourtant soutenues par le régime du Qatar et les milieux financiers internationaux des pays du Golfe. Au lieu de profiter des possibilités offertes par le soulèvement pour s’intéresser aux questions de fond qui concernent la vie quotidienne des Tunisiens (problèmes économiques, sociaux, écologiques, culturels...) ils s’investissent dans une bataille politicienne qui réduit leurs effectifs au fur et à mesure que le souffle de l’insurrection se dissipe. Actuellement le nombre des partis politiques reconnus dépasse la centaine et le peuple n’a aucune confiance en ces politiciens.

C’est vrai qu’une une véritable unité nationale s’était créée, au lendemain du soulèvement, et les tunisiens étaient à la fois fiers et très prudents. Peut-on aujourd’hui déceler une évolution dans le rapport que la population entretien avec cet acte fondateur à la fois victorieux et douloureux, et notamment son symbole, le sacrifice de M. Bouazizi qui a tout déclenché ?

Bouazizi n’inspire plus l’unité nationale, d’autant plus que des éléments nouveaux sont venus remettre en cause le déroulement des évènements... Notamment, on aurait découvert la mauvaise conduite de Mohamed Bouazizi avec l’agent de police, qui était une femme, et la façon abominable avec laquelle il l’a traitée. La population de Sidi Bouzid ainsi que tout le peuple tunisien a finalement eu de la sympathie pour elle et l’a soutenue... Aujourd’hui, ceux qui inspirent l’unité, ce sont les centaines de morts des différentes régions bien que cela soit devenu secondaire, et facilement récupérable par n’importe quel tribun. La seule chose positive décelable c’est l’absence de peur, le dépassement de la posture de soumission et l’unité des gens contre les anciennes figures et responsables corrompus. Mais cela entraîne aussi le fait que certains croient qu’avec la « révolution » tout est permis et il y a même un déchaînement de comportements anti-sociaux. Par exemple, les gens au quotidien ne se respectent plus ni la priorité en voiture, ni les feux de circulation, jettent des ordures partout, ont installé des barricades avec demande de droits de passage,...

En effet, la dissipation de cette peur endémique et cette liberté d’expression et d’action si chèrement conquises vont de pair avec la disparition de la stabilité, de l’ordre et de la sécurité tels que les garantissait l’ancien régime. Qu’est-ce qui a changé dans la vie de tous les jours, pour les tunisiens ? Et comment appréhendez-vous ce nouveau contexte politique ?

Les tunisiens sont à la fois enthousiastes et pessimistes quant à l’avenir : d’une part ils ont fait tombé un symbole du despotisme, Ben Ali, mais d’autre part il y a un vide politique et culturel énorme. Les gens sont devenus méfiants. Bien sûr on a dépassé la peur mais cela peut conduire aux évolutions les plus agressives et imprévisibles : délinquance, viol, vol à main armé, violence... Disons que l’imaginaire radical tunisien pourrait très bien se déchaîner et entraîner le pire.

Quant à nous, nous avons refusé, malgré la pression, de nous organiser en partis politiques et de participer aux manigances politiciennes. Nous refusons la démarche classique qui consiste à axer le travail sur le combat contre les instances politiques pour s’arracher une position - et ce d’autant plus que ces groupes opposants n’ont aucun poids significatif. La faillite du stalinisme et l’échec des groupes conspirationnistes doit ouvrir de nouveaux horizons de lutte et de nouvelles pratiques. L’autonomie, pour nous, consiste en partie à s’adresser aux autres comme étant aussi capables d’être autonomes et nous comptons sur la capacité créative et imaginative des citoyens. Nous nous adressons donc à toute la société, et non aux politiciens et idéologues, et ce dans les domaines le plus variés et qui concernent chacun : l’agriculture, le féminisme, l’écologie, la laïcité, le chômage, l’éducation,... Nous nous consacrons aux problématiques sociales et intellectuelles, qui sont urgentes, en nous adressant à tout le monde sans exception - sauf ceux qui prônent une idéologie, et particulièrement les gauchistes, nationalistes arabes et intégristes. Par contre, nous discutons avec les jeunes attirés par leurs discours car nous considérons que, d’ici les élections, leur masse de sympathisants va se réduire. On évite donc le jargon trop révolutionnaire en traitant des questions qui relèvent de la vie courante, et en premier lieu la lutte contre le salafisme.

L’insurrection tunisienne a provoqué des mouvements analogues dans tout le monde arabe et au-delà, et l’afflux de réfugié Libyens fuyant la guerre touche directement les populations frontalières, qui font preuve d’un dévouement extraordinaire, au dire même des instances internationales. Quelle est l’opinion des tunisiens sur ces « révolutions arabes », la contestation en Israël ou les mouvements de démocratie directe du printemps en Espagne et en Grèce ?

En général le peuple tunisien a suivi de près les soulèvements en Egypte, au Yémen, en Syrie, et bien sûr en Libye, notre voisin immédiat. Mais dans tous ces pays, les nationalistes arabes et baathistes jusqu’ici dominants sont maintenant hais par les populations et chacun craint que les forces réactionnaires (les émirats, le capitalisme mondial) détournent ces mouvements pour les soumettre à leurs agendas politiques et leurs stratégies dans la région. Par exemple on sent qu’il y a une tentative d’utiliser les frères musulmans comme la cinquième colonne pour servir les intérêts financiers de l’oligarchie mondiale. Quant au mouvement en Israël il est presque méconnu, sauf par nous et quelques démocrates, car nos intellectuels voient en ces mouvements un conflit interne au sein de l’ennemi, y compris ceux qui se disent anarchistes ou anarchisants ! Nos intellectuels nationalistes et islamo-gauchistes chauvins sont devenus aveugles.

Quant aux mouvements de démocratie réelle ou de démocratie directe, elles ont eu un écho limité et, pire encore, les staliniens ont usurpé leurs slogans pour les utiliser dans leurs propagandes, exactement comme lors de la formation des « comités de protection » ici en Tunisie (3). Des jeunes se disent anarchistes mais ils ne connaissent rien de l’histoire du mouvement anarchiste et leurs actions ne diffèrent pas beaucoup des manipulations et de l’opportunisme des staliniens. En lisant les textes publiés par les mouvements de démocratie réelle en Espagne, en Grèce et au Portugal nous avons été étonnés par la clarté, le contenu simple et compréhensible, l’absence de toute référence idéologique y compris libertaire. Nous avons traduit certains appels en langue arabe, tandis que des gauchistes y ont vu un appel réformiste pas suffisamment révolutionnaire (4).

La fin de la dictature et l’ébullition qui s’en est ensuivi a marqué le début de mouvements plus ou moins populaires, et dernièrement une nouvelle tentative de mouvement « Kasbah » a eu lieu à la mi-juillet. La répression policière a fait un mort, provoquant le rétablissement local du couvre-feux, et l’organisation peu après d’une manifestation unitaire des formations dites « de gauche » qui accusent l’extrême-droite religieuse. Qu’en pensez-vous ?

Il faut dire que les deux grandes manifestations de la Kasbah de janvier-février [« Kasbah I » & « Kasbah II » (5)] regroupaient deux forces contradictoires : D’une côté un mouvement citoyen épris de liberté et qui veut continuer la lutte contre les symboles du despotisme et de l’autre les partis politiques d’extrême-gauche et d’extrême-droite regroupés sous le drapeau du soi-disant « Comité de Protection de la Révolution » (CPR), une coalition des plus opportunistes aujourd’hui au pouvoir. Pour la nouvelle tentative du mouvement Kasbah ayant lieu à mi-juillet, c’est la même chose : elle fut elle aussi organisée par les staliniens, les nationalistes arabes et surtout les intégristes. Elle s’est finalement soldé par un fiasco pour les intégristes, car la population en générale et surtout les petits commerçants du Souk ont compris le véritable enjeu, particulièrement lorsque le noyau dur de la manifestations, les 300 personnes qui réunissaient autant l’extrême-droite que extrême-gauche, ont poussé la police à intervenir violemment dans la mosquée où elles s’étaient retranchées...

Le mot d’ordre « dégage ! » qui avait marqué la fin de l’insurrection a été repris un peu partout par la suite pour évincer des ministères, des administrations, des gouvernorats et des entreprises, les cadres qui avaient trempés dans la corruption généralisée qu’organisait le clan Ben Ali – Trabelsi. Ces mobilisations locales, spontanées et indépendantes étaient d’autant plus prometteuses que, menées avec une retenue et une prudence admirables, elles semblaient pouvoir déboucher sur une volonté de contrôle permanent des élus et des représentants, donc sur une dimension centrale de la démocratie directe. Qu’en est-il actuellement et sur quels obstacles culturels ou politiques les gens buttent-ils dans cette perspective ?

Le mouvement de refus des anciens responsables du pouvoir de Ben Ali continue et des actions de protestation dans les régions, les entreprises et administrations n’ont jamais cessé. Alors il y a cette volonté de contrôler, mais ce n’est qu’un germe. C’est un mouvement important à suivre, à renforcer et à soutenir, mais il ne faut pas l’exagérer ou le surestimer. La décadence politique de notre pays est très importante, et il n’y a aucune pratique ou pensée vraiment pertinente, ni du côté des intellectuels, ni du côté du peuple. Les gens refusent les corrompus, despotes et les anciens collaborateurs de Ben Ali mais en même temps, ils demandent au pouvoir d’être assistés : nous voulons des entreprises, et des routes, et l’eau potable, et le développement régional... En fait la solution réside non dans le « développement » tel qu’on l’entend habituellement, mais bien dans le soutien à toutes les régions par une répartition équitable des biens et des ressources disponibles. Par exemple, on sait que la nappe phréatique de Sidi Bouzid, d’où tout est parti, a été surexploitée et que la pollution des sol et la salinisation ont atteint des degrés inacceptables. Nous, nous appelons à une conversion écologique de l’économie dans un cadre global, voire mondial.

Venons-en aux innombrables luttes dans les entreprises, qui inventaient quasiment au fur et à mesure toutes les pratiques de grèves, de revendications, d’actions directes, etc... Elles devaient s’affronter non seulement à la direction et à sa répression débridée, mais également à l’indifférence des militants de « gauche », sans parler du reste de la population, qui n’y voyait que confusion et menace pour le redémarrage économique du pays. La situation a-t-elle changée aujourd’hui ?

Toutes ces luttes continuent : on a vu des blocages des transports ou des pompes à essence, ou encore des mobilisations plus « écologistes ». Leur intérêt est qu’ils sont indépendants vis-à-vis des partis politiques. Les grèves elles-mêmes elles ont abouti à des acquis matériels intéressants, sur plusieurs plans, notamment l’organisation du travail et le refus de la soumission aux instances bureaucratiques. Comme d’habitude l’UGTT [l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens, seul syndicat autorisé sous Ben Ali] est contre ces mouvements. Signalons qu’elle fut l’organisatrice du dit CPR, donc qu’elle est, comme toujours, du côté du pouvoir, et que les gauchistes se sont ralliés à cette direction en suivant une tactique consistant à éviter de la critiquer sachant qu’elle leur fourni toute la logistique... Quant à nous, notre force est très limitée et d’ailleurs même si nous en avions la force, notre façon d’agir n’est pas celle d’encadrer ou influencer ces mouvements : nous avons définitivement rompu avec ces méthodes staliniennes.

Dans ce contexte, l’émigration vers l’Europe et surtout la France joue un rôle très important : comment faut-il comprendre le débarquement de jeunes Tunisiens à Lampedusa dès la fuite du dictateur ? Les gauchistes français en ont fait, contre toute attente, les représentants du mouvement révolutionnaire : comment cela est-il interprété par les tunisiens, et qu’en pensez-vous ?

Défendre les émigrés clandestins, c’est défendre leur exploitation dans des travaux au noir... Et d’ailleurs ces jeunes ne veulent que profiter de la société de consommation européenne et vos gauchistes, comme les nôtres, n’ont encore rien compris. En général ces émigrés sont mal vus par la population qui considère que ce n’est pas la solution mais qu’il faudrait plutôt s’atteler à construire le pays. (6)

Le régime de Ben Ali était une dictature policière et son effondrement a mis au premier plan une institution militaire qui semble aujourd’hui jouer un rôle de garde-fou face à un ministère de l’intérieur qui peine à se réformer. Les nombreux partisans de l’ex-RCD, estimés à plusieurs centaines de milliers, ont fait un moment profil bas, mais n’ont pas désarmé, puisque certains se sont réfugiés en France, d’autres ont formé un parti autour de l’ancien ministre de l’Intérieur et beaucoup noyautent d’autres formations politiques : quelles sont actuellement leurs forces, leurs stratégies et comment la population les perçoit-elle ?

Juste après le 14 janvier on a vécu une période d’instabilité et d’insécurité et on a dû monter la garde pour protéger nos familles, quartiers et maisons des délinquants échappés des prisons et des masses déchaînées des quartiers populaires. La police avait disparue et quelques gauchistes conspirateurs en ont profité pour appeler à usurper le pouvoir : un avocat parmi eux a même dit à une foule : « Le pouvoir est jeté dans la rue allez le prendre », alors que tout le monde n’attendait que le retour de l’ordre... Aujourd’hui, l’ancienne police est corrompue et refuse de participer au maintien de la sécurité tandis que la corporation a connu des divisions importante et ne peut plus intervenir comme avant. L’Europe, de son côté, a envoyé une commission chargée de la formation policière, et on assiste au recrutement de nouveaux éléments. Une bonne partie de la population se réjouit de ces mesures : il ne faut pas négliger le fait qu’un sentiment de peur et de crainte plane encore sur la pays, tandis que la police traditionnelle refuse de jouer son rôle de protection civile de peur d’être taxée de violente, et donc d’incarner la survivance de l’ancien régime. Et il ne faut pas oublier la corruption...

Mais quand on parle de contre-révolution, on la limite aux seuls partis pro-RCD en oubliant toutes les autres forces réactionnaires alliées au capitalisme mondial, et essentiellement le mouvement intégriste. Mais cet oubli n’est pas anodin : les staliniens alliés aux intégristes voient tout ce qui bouge comme étant RCD même les salafistes djihadistes : c’est un prétexte très commode mais très dangereux !

Avant d’y arriver, évoquons les grands vainqueurs du soulèvement : les milieux aisés, la bourgeoisie compradore qui a dorénavant les mains libres sur les commandes du pays et qui est représentée par une quantité incroyable de partis et pseudo-partis. Y a-t-il réellement des projets politiques proposés conséquents et contradictoires susceptibles d’orienter la nation tunisienne ou ne sont-ils que des paravents pour une gestion oligarchique comme la connaissent tous les pays d’Europe ? Quel sera leur attitude face aux multiples crises, notamment économiques, qui secouent le monde et qui iront en s’accentuant ?

Ces partis de droite sont multiples : le spectre va des libéraux anciens RCDistes au parti patriotique libre jusqu’au aux partis modérés et centristes comme Ettakattol ou encore d’autres partis qui n’ont pas une influence considérable sur la scène politique, mais qui, regroupés, peuvent avoir un poids important.

Pour ce qui est des programmes et des projets qu’ils vendent, ils sont tous identiques et sans surprise : lutte contre le chômage, égalité, soutien et développement des régions délaissées par Ben Ali… De tels programmes sont inapplicables dans les conditions mondiales, à l’exception de quelques petites réformes. Le pouvoir actuel, et celui qui sortira des élections, quelque soit son orientation idéologique et politique, ne peut être qu’un allié de l’oligarchie mondiale. Aujourd’hui, il faut choisir entre l’intérêt du peuple et l’action en ce sens, et avec lui, ou prétendre au pouvoir.

La nébuleuse gauchiste – nationaliste s’était regroupée au sein du « front du 14 janvier », après avoir organisé entre eux des « comités révolutionnaires » afin d’usurper la légitimité des « comités de protection » que la population avait spontanément formé lors des journées noires où le pays avait été livré à lui-même. A l’époque, ces grands opportunistes jouaient la carte de l’union sacrée tout en misant sur tous les tableaux, subversif et parlementaire, marxiste et religieux, tandis que la population découvrait leurs visage et leurs pratiques : quels est l’état de leur force aujourd’hui, quels sont leurs projets, leurs alliances et l’attitude de la population à leur égard ?

D’abord il faut comprendre qu’ils n’ont aucun véritable contenu intellectuel : le gauchisme s’est effondré et il n’y a pas, à proprement parler, de nation tunisienne, ni de nation arabe...

Ce sont de grands opportunistes. Le « Comité de Protection de la Révolution » fut créé tout d’abord par des national-staliniens avec l’appui de l’UGTT, et ils l’ont ouvert aux intégristes musulmans, qui ont été les premiers à bénéficier du cadre qui n’est qu’un moyen pour voler le soulèvement et accaparer le pouvoir. Comme d’habitude, ils usent d’un double discours (et c’est la même chose pour les intégristes) : d’une part ils appellent à la continuation du mouvement révolutionnaire pour « réaliser les objectifs de la révolution » (qui n’a jamais fixé d’objectifs à part contrer le pouvoir de Ben Ali !) et d’autre part se précipitent sur les plateaux-télé des chaînes de télévision y compris celle créée récemment par un collaborateur des Trabelsi... On a même consacré une émission de 5 heures au leader des staliniens, Hamma Hammami, relatant sa vie politique, familiale, personnelle... C’est le vide. Dernièrement, un grand homme d’affaire lié au secteur mondial du pétrole et qui a de multiples sociétés à l’étranger est apparu brusquement dans la scène, M. Riahi, leader du Parti Nationaliste Libre, nouveau parti. Il a pu se rallier des « leaders » des « comités révolutionnaires », surtout dans les zones d’où a commencé le soulèvement, et beaucoup en sont devenus les portes-parole dans leur régions, bien entendu moyennant un argent fou issu des milieux d’affaires américains et anglais... L’argent sale des intégristes et des partis de droite joue actuellement un rôle décisif.

Les staliniens et nationalistes arabes n’ont rien à apporter sauf les schémas dépassés, et il n’y a rien à espérer d’eux, ils ont perdu sur tous les plans. D’ailleurs tout un courant au sein de la jeunesse est devenu un ennemi farouche de ces mouvements gauchistes et l’accusent de trahison. Nous sommes certains qu’après les élections, toute la jeunesse de ces partis les quittera en masse, déçus des pratiques opportunistes des leaders.

Il est temps de changer de discours et de s’intéresser aux vrais problèmes en ouvrant des champs de lutte, en créant des réseaux multiples de discussion et d’échange de points de vue.

L’absence des islamistes, en tant que tels, durant le soulèvement ne leur empêche pas d’avoir beaucoup de crédit aujourd’hui dans toutes les couches de la population et de provoquer des rapports de forces quotidiens, même s’ils ont quitté la très hétéroclite « Instance nationale pour la protection de la Révolution » qui refusaient les financements étrangers : quelle est leur stratégie actuellement, particulièrement autour de cette période délicate du Ramadhan ?

Les extrême-droite religieuses aspirent naturellement à l’usurpation des fruits du soulèvement. Aujourd’hui, les intégristes poussent les gauchistes à se manifester (même si leur nombre se réduit : quelques centaines à Tunis, à Sidi Bouzid et Gafsa) pour les manipuler tout en se consacrant au travail de propagande, d’abord dans les mosquées (7) et ensuite en offrant des habits et de la nourriture à des familles pauvres avec le soutien financier du Qatar. Ils ont une stratégie internationale : un des leader d’Ennahda, M. Djebali, est parti à Washington pour renforcer les rapports avec les USA, et en retour la plupart de leurs partis (PDP, TAKATTOUL et autres) furent invités par l’ambassadeur américain à un diner au mois de Ramadan et ils ont accepté l’invitation.

Quand on parle des intégristes il faut aussi parler des programmes des forces oligarchiques mondiales qui veulent limiter les dégâts en encadrant ces soulèvements par le soutien de certaines forces politiques, dont les intégristes soit disant modérés. Avec ce qui se passe en Libye, et le détournement du soulèvement qui s’est transformé en une guerre civile où l’OTAN joue un rôle décisif, on est en droit de parler des projets de l’oligarchie mondiale alliée aux intégristes, qui sont toujours très organisés et très implantés dans les populations. Si en Libye ils sont effectivement majoritaires, en Tunisie ils ne peuvent à eux seuls gagner le pouvoir. Car il faut dire, contrairement aux bêtises colportées ici par les pires tendances politiques, que Bourguiba fut un dictateur, mais un despote éclairé qui a instauré le code du statut de la femme qui est unique dans le monde arabe, marqué par un trait libéral inspiré de l’Europe. Les femmes tunisiennes et tous les démocrates sont très attachés à ces acquis.

Justement, le parti intégriste le plus populaire, Ennahda, joue la carte modérée face aux salafistes qui n’hésitent pas à terroriser en faisant le coup de poing dans les rues. Les mouvements anti-religieux qui se forment chez les jeunes ou chez les minorités berbères ont-ils une chance d’articuler un discours et d’adopter des pratiques capables de faire pièce à leur influence ?

Un mouvement de jeunesse est effectivement en train de naître, on le suit de près et on y participe : c’est le mouvement très critique contre les intégristes qui s’exprime par des écrits dans les journaux, sur facebook, internet, etc... C’est un mouvement autonome qui regroupe de simples citoyens, des libéraux, des intellectuels, des journalistes, et qui mène une lutte essentielle contre l’extrême-droite musulmane mondialisée, puisque des variantes semblables existent en Egypte et en Syrie. Ce qui est intéressant, aussi, dans ce mouvement, c’est qu’il a dépassé un certain stade pour approfondir la critique de l’histoire de la civilisation musulmane et de la religion. Nous assistons donc à la montée d’un mouvement laïque radical parmi la jeunesse, surtout des grandes villes et issue de toutes les couches sociales, surtout moyenne. Nous pensons que ce mouvement doit être alimenté par une pensée libertaire et doit déboucher sur la rupture entre le domaine religieux et politique.

Les minorités berbères, majoritairement contre l’intégrisme, s’organisent mais leurs actions sont limitées sachant qu’elles commettent l’erreur de ne pas chercher des appuis et des alliances avec la majorité arabe.

De toutes les façons nous soutenons tous ces mouvements même les libéraux (car être libéral sur le plan politique en Tunisie n’a pas la même signification qu’être libéral en Europe) : nous pensons que la situation est telle que, contre la montée de l’extrême droite religieuse, il ne faut pas hésiter à s’allier avec les forces démocratiques et libérales. Car les gauchistes et les nationalistes arabes sont totalement absents de ce mouvement. Les gauchistes pensent que ce sont de faux problèmes alors qu’au même moment les Emirs du Golfe versent des centaines de milliards aux différents courants salafistes pour saper les révolutions arabes. Nos gauchistes se moquent des mouvements pour la laïcité et pour la séparation entre le politique et le religieux et considèrent que ce n’est que du pure libéralisme... Il ne faut pas oublier que les gauchistes de tout bord n’ont jamais été et ne sont pas contre les intégristes musulmans mais essentiellement leurs alliés. Les seules manifestations contre les intégristes furent celles pour la laïcité et d’autres manifestations organisées par des simples citoyens (organisés tous les samedis) auxquelles nous avons nous-mêmes participé.

La population tunisienne est appelée à participer aux premières élections libres le 23 octobre prochain pour élire une assemblée constituante qui donnera au pays une nouvelle constitution. Depuis six mois, le nombre de partis déclaré a progressivement dépassé la centaine, et la majorité sont des organisations fantoches montées à des fins uniquement financières et arrivistes et cela explique partiellement que les tunisiens aient rechigné à s’inscrire, et souvent in extremis, sur les listes électorales. Quels sont les enjeux de cette période et de ces premières élections libre en Tunisie ?

D’abord il faut signaler que les élections étaient prévues fin juillet, puis elles ont été reportées, et c’est une décision bénéfique car les gens n’avaient pas le temps pour s’informer et choisir : c’était évidemment les intégristes qui voulaient précipiter les choses pour mettre à profit leur large ancrage dans la société.

Quant à l’enjeu de la nouvelle constitution, il est essentiellement religieux. Les intégristes veulent changer la constitution en promulguant la Charia, pour re-légaliser le polygamie (les fameuses 4 femmes), les jawaris [jeunes filles esclaves], couper la main du voleur, et... Samir Dilou (un des leader des intégristes d’Ennahda) l’a explicitement dit. Quant à Moncef Ben Salem, un autre leader intégriste, il a affirmé solennellement que la constitution actuelle, qui date de l’indépendance de 56, fut écrite par la France et les sionistes et que Bourguiba était un sioniste ! Alors que c’était lui qui a accepté d’inviter les palestiniens qui ont été chassés du Liban...

Pour ce qui est des pronostics, les modalités techniques électorales ne permettront pas aux intégristes de gagner, même s’ils feront un bon score (entre 15 et 30 %), et de toutes les façons la bourgeoisie libérale est en train de se rassembler pour avoir une majorité confortable. Le risque pourrait venir de l’alliance des gauchistes et des nationalistes avec les intégristes : une des fractions des staliniens appelle aujourd’hui à la coalition avec les islamistes.

Mais, plus généralement, malgré la propagande fournie par les différents partis politiques qui n’hésitent pas à utiliser les moyens les plus malsains, une étude dans les quartiers pauvres montre qu’une large proportion des classes déshéritées et délaissés ne vont pas participer aux élections. Pour eux, « ces élections sont pour les gens riches et qui veulent le pouvoir, nous n’avons pas confiance aux partis politiques qui nous vendent des discours ».


Notes

1 - Voir les textes : « Le mouvement tunisien est politique et social » (26/01) ; « Tunisie : Les staliniens veulent le pouvoir » (1/02) ; « Tunisie : ’’ni cellules destouriennes, ni partis politiques’’ » (4/02) ; « Poursuivre le mouvement tunisien sous d’autres formes » (16/02).

2 - D’une manière générale, pour éclaircir tel ou tel point du présent entretien, y compris chronologique, on se reportera à nos deux brochures n°17 & 17 bis « Les soulèvements arabes face au vide occidental – l’exemple tunisien » avril – mai 2011. Sur ce point particulier, voir notre « Introduction générale », brochure n°17, p. 7, et le texte « Retours de Tunisie », brochure 17 bis, p. 32.

3 - Cf. « Retours de Tunisie », op. cit. pp. 32 – 33 et 43 – 44.

4 - Cf. « Introduction générale », op. cit.

5 - Cf. « Retours de Tunisie », op. cit. p. 36

6 - Cf. « Jeunesse en lutte, jeunesse en fuite », Brochure n°17, p. 43.

7 - Cf. « Prosélytisme bien particulier, Emirs et Imams autoproclamés - Le loup est bien dans la bergerie ! », paru dans le journal tunisien « Le Temps » du 2 mai 2011 et « La guerre des mosquées », paru dans l’hebdomadaire tunisien « Réalités » du 11 avril 2011.


Commentaires

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je, nous, ... pied ?
samedi 12 mai 2012 à 16h12 - par  jenesaispas

quel est ce « nous » qui revient souvent de ce texte alors que la personne interviewée est présentée comme un individu dont les choix politiques sont il me semble exprimés assez maladroitement car on ne sait s’il était anciennement marxiste libertaire influencé par castoriadis ou un vieux militant de la première heure...

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