B. a 35 ans et est chercheur en sociologie. Il a participé dès le début et d’une manière très active au mouvement de la place de Syntagma, en étant un des principaux animateurs de la Commission Politique et ensuite de la Commission de Démocratie Directe, créée par la plupart des gens en réaction au noyautage de la première par un groupe gauchiste mao-trotskiste.
Pendant plus d’un mois, le mouvement spontané de contestation en Grèce a impressionné par son courage, ses mots d’ordre radicaux et sa détermination, parallèlement aux mobilisations en Espagne. Et, comme là-bas, il s’inscrit pleinement dans une réaction aux mesures d’austérité imposées par l’Union européenne. Comment les gens expliquent-ils leur situation et leur mobilisation et font-ils un rapprochement avec le soulèvement de 1973 qui a mis fin à la dictature des colonels ?
Tout d’abord, je crois qu’il est nécessaire d’expliquer que la motivation de la population contre le gouvernement grec n’est ni unilatérale ni homogène. Une grande partie d’entre nous s’identifie à la notion d’« indignés », plutôt négative à mes yeux au sens où c’est une réaction presque spontanée contre les mesures d’austérité et la liquidation des biens publics. Une autre – peut-être moins importante, mais plus active – a fait émerger l’idée de démocratie directe comme proposition alternative au système de démocratie représentative, mais sans négliger le besoin d’une réponse immédiate aux projets du gouvernement.
L’insurrection de l’Ecole polytechnique en 1973 reste une référence dans toutes les manifestations et les luttes des ouvriers et des étudiants. Le vieux slogan des années 70 « pain, éducation, liberté » réapparaît parce que la dictature est toujours là, mais cette fois-ci sous une forme d’oppression sous-jacente et possiblement beaucoup plus dangereuse, car les citoyens restent toujours aveuglés par la chimère du changement à travers les élections tous les quatre ans.
Tu participes à toutes les mobilisations politiques depuis des années en Grèce : Dans quelle mesure l’assemblée de Syntagma est-elle la continuité avec les émeutes de décembre 2008 qui ont embrasées le pays ?
Il est trop tôt pour que les gens qui vivent les événements de près puissent apprécier le lien voire l’interaction entre les deux phénomènes. Ce qu’on pourrait dire, c’est que les deux mouvements ont des caractéristiques opposés dans la mesure où l’assemblée de Syntagma est une action par excellence non-violente, et beaucoup plus politique – vu qu’elle est en position de se définir elle-même, quoique de façon imparfaite – et moins sauvage que les assemblées des quartiers d’Athènes bien avant le 25 mai. On pourrait considérer l’insurrection de 2008 comme un événement précurseur seulement dans la mesure où les sujets sociaux y ont acquis de l’expérience et ont dépassé les peurs et l’individualisme imposé par le mode de vie actuel.
La Grèce, comme tous les autres pays, se trouve devant une impasse à la fois économique, mais aussi écologique, politique et culturelle : quels sont les perspectives des gens mobilisés ? Quels regards ont-ils sur les soulèvements arabes, particulièrement Tunisien et Egyptien, ainsi que sur le mouvement espagnol ?
Les insurrections du printemps arabe ont comme objectif de transformer les régimes totalitaires de leurs pays et d’établir – au moins au début – des démocraties de type occidental, à savoir parlementaires et représentatives. D’ailleurs le rôle dans ces insurrections d’organisations fondamentalistes comme par exemple les Frères musulmans en Egypte, ainsi que la politique impérialiste de l’OTAN sont bien obscurs à ce moment-là et ne permettent pas d’établir un lien direct avec ce qui est en train de se dérouler en Grèce. Par contre, le mouvement « Prends la Place » en Espagne a été une source d’inspiration pour la Grèce, quoique les conditions soient bien différentes. On pourrait dire que le temps historique s’est accéléré et continue de le faire. Les problèmes, disons, objectifs, que la Grèce rencontre dans le domaine économique sont l’horizon immédiat de plusieurs pays comme l’Espagne, l’Italie et la France.
Les gens qui descendent dans la rue cherchent des solutions aux difficultés de la vie quotidienne. Mais certains d’entre eux ont adopté une vision du monde différente, celle d’une vie débarrassée des idéaux d’individualisme et de consumérisme. La démocratie directe semble être la réponse à la question de la matérialisation de cette vision.
Il y a certainement eu, au fur et à mesure, une évolution importante des revendications et du fonctionnement collectif : Y retrouve-ton la contradiction des Espagnols entre une demande de moralisation de la vie politique et un changement radical du système ? Y-a-t-il un processus de « conscientisation » progressive des gens qui participent aux assemblées générales ?
A la lumière de mon expérience accumulée pendant ces trois mois et demi de participation permanente au mouvement de la place Syntagma, je dirais qu’il y a trois courants forts dans l’assemblée : ceux qui exigent des réformes du système de démocratie représentative, considérant que le système n’est pas vicieux en soi, mais que les politiciens sont corrompus ; ceux qui voudraient passer à un système de démocratie directe mais qui pensent que ce passage doit obligatoirement comporter plusieurs étapes intermédiaires de réformes ; et ceux qui aspirent à la transformation structurelle de la société le plus tôt possible – et cherchent des solutions en ce sens : une monnaie alternative, des réseaux d’échanges, une université autonome, etc.
J’ai quand même l’impression que la majorité du peuple ne s’est pas encore rendue compte que nous vivons dans une époque de changements profonds, au beau milieu d’une guerre économique mondiale qui offre pourtant l’occasion aux sociétés de redéfinir les modèles politiques et économiques des siècles passés et d’étrenner de nouveaux modes de vie. En fait, ce que la démocratie directe en question requiert n’est qu’un nouveau type anthropologique qui, en conflit avec les types en vigueur, actuellement, revendiquerait une société plus politique et plus humaine.
Comme la plupart des révoltes depuis une dizaine d’années, l’utilisation d’internet et des « réseaux sociaux » a été ici encore une fois très importante. Comment comprends-tu ce rôle central joué par ces technologies dans un pays où la socialité traditionnelle demeure encore vivace et surtout son impact dans la nature et le déroulement du mouvement ? Penses-tu que cela ait un rapport avec son aspect à la fois massif, festif et pacifique ?
Les réseaux sociaux ne sont que des moyens de diffusion immédiate de l’information. Ils peuvent parfois se substituer aux débats publics et résoudre le problème de la coordination à distance des mouvements. Pourtant, il y a deux restrictions : d’un côté, on ne peut jamais être sûr que la personne avec laquelle on est en communication fait partie de notre mouvement ou s’il est en service commandé par la police ou l’Etat. Dans les listes de communication se glissent souvent des agents du gouvernement qui y puisent des informations et donnent à l’Etat des moyens pour mieux organiser la répression des actions du mouvement. De l’autre, l’échange des opinions in vivo et la synthèse des points de vue sont la quintessence de la démocratie directe, car l’interaction des sujets sociaux comprend non seulement l’intellect mais aussi le sentiment, également nécessaire pour qu’on puisse vraiment parler d’individus autonomes.
Les grecs sont les seuls à affirmer explicitement une "démocratie directe", même si les espagnols de la Puerta del Sol la pratiquent aussi : Comment expliquer le surgissement d’un tel mot d’ordre, qui semble contraster fortement avec ce qui est vécu quotidiennement par la population depuis des décennies ?
Les sociétés, notamment au cours des dernières décennies, ont été habituées à confier la gouvernance de l’Etat aux mains de politiciens qui n’étaient pas susceptibles d’être contrôlés par les citoyens et de rendre compte de leurs décisions, et qui menaient des politiques visant à satisfaire les intérêts des classes sociales dominantes. La démocratie directe arrive sur la scène politique comme un antidote à la passivité des sujets sociaux désormais invités à prendre leur vie en main sans attendre des « spécialistes » de la politique qu’ils organisent leur lutte pour la libération. La démocratie directe n’est pas seulement un paradigme historique issu de l’Athènes antique mais tout autant une pratique systématique d’organisation dans les conseils des ouvriers et les soviets des XIXe et XXe siècles. Aujourd’hui, il est très difficile de parler de systèmes d’organisation politique et sociale conçus par parthénogenèse ; leur évolution, même à brève échéance, est imprévisible.
Cette auto-organisation est appliquée localement : quelles sont les difficultés internes auxquels les gens sont confrontés ? Imaginent-ils vraiment s’approprier la gestion du pays entier ? Ces principes commencent-ils également à pénétrer les institutions du pays : entreprises, administrations, université, hôpitaux... ?
Il est trop tôt pour parler d’auto-organisation au niveau local. Je disais que des structures autonomes sont en train de se développer mais elles en sont encore à l’état embryonnaire. Nous venons de prendre contact avec des collectifs alternatifs d’approvisionnement et de commerce et nous sommes en train de mettre en place des réseaux d’échange de biens et de services dans la capitale. Ce qu’on peut supposer, c’est qu’une telle organisation est inconnue de la majorité du peuple. D’ailleurs, une partie de la gauche et de l’extrême gauche est méfiante et parfois hostile aux initiatives dans le sens de l’autonomisation de la société parce qu’elles échappent à la norme traditionnelle d’organisation politique (partis, hiérarchie, etc.).
A l’heure actuelle, il serait tout bonnement superficiel de parler d’administration centrale du pays, à un moment où la dynamique de démocratie directe n’ont pas réussi à pénétrer en profondeur la société grecque.
Comme tous les pays, la Grèce est un pays profondément clivé : Qui sont ces athéniens rassemblés et quels sont leurs relations avec le reste de la population ? La contestation et les opinions qui s’expriment lors des assemblées générales correspond-elle à ce qui est vécu par le reste de la population ? Quels sont les sujets qui divisent ?
Les Athéniens qui occupent en permanence la Place Syntagma viennent essentiellement de la classe moyenne et des milieux progressistes. Au début, parmi les gens qui se rassemblaient, il y en avait même qui venaient de l’extrême droite et des partis au pouvoir pendant les dernières décennies. Depuis le mois de juillet ne restent dans les rues du pays que les plus motivés, qui viennent des extrêmes du spectre politique. Les assemblées générales sont plutôt composées des électeurs de gauche, des gauchistes et des contestataires.
L’enjeu principal dans les assemblées est la direction à donner à l’indignation des gens. Les questions sur la pertinence de l’exigence de démocratie directe et la mise en avant des pétitions réformistes sont les thèmes de débat les plus fréquents. Toutefois, il s’agit d’un faux dilemme. La démocratie directe se présente à la fois comme une démarche d’opposition frontale aux projets et aux mesures du gouvernement et comme la réponse à la question : « qu’allons-nous faire après ? », habituellement posée par les gens.
Quelles sont les comportements des organisations « de gauche », partis, syndicats, groupuscules ? Et quelles sont les attitudes des gens rassemblés vis-à-vis des discours déjà existants ? Quelle est la tactique de l’extrême-droite aujourd’hui ?
On a déjà dit que les parties et les organisations de gauche essaient de capitaliser le sentiment de désespoir de la population pour gagner des voix aux éventuelles élections à venir et renforcer leur influence sur la scène politique. Mais une grande partie des gens en a assez des fausses promesses et de la langue de bois de la gauche et ne semble pas être attirée par les sirènes provenant de cette plate-forme idéologique. De l’autre côté, les défenseurs de la démocratie directe n’ont pas encore inventé des modes d’organisation propres à inspirer les masses qui se rencontrent dans les assemblées.
Le danger de l’extrême droite est toujours réel. L’histoire nous enseigne que les conditions de crise sont toujours un terrain propice au développement et à la prédominance des idées totalitaires. Je pense que pour l’instant cette perspective n’est pas encore prise suffisamment au sérieux par les organisations de la gauche et des contestataires. Le temps déjà perdu dans l’organisation des structures concurrentes au système économique et politique et le caractère non massif du mouvement laissent le champ libre à l’épanouissement de la rhétorique fasciste.
Quoi qu’il arrive, prise dans une dynamique mondiale, la situation du pays va empirer dans les années à venir. La population va devoir affronter une oligarchie d’autant plus prête à tout qu’aucune alternative politique n’existe réellement susceptible d’unir une population divisée. Quels sont les scénarii possible, d’après toi ? L’« arriération » du pays (culturel, agricole, industriel, etc..) peut-elle se révéler un avantage ? Les positions politiques que tu défends sont-elles susceptibles d’être partagées par une frange de la population ?
Il est vrai que nous sommes juste au début de notre entreprise. Ce que la démocratie directe propage, c’est l’autonomie de l’individu, des collectivités et de la société. Je crains fort que les gens, vivant toujours dans une société et dans un système politique basés sur l’hétéronomie, ne soient pas encore disposés à suivre le message de la transformation foncière des institutions, des modes de pensée et des modèles moraux. Les arguments utilisés pour la diffusion de la démocratie directe, aussi convaincants qu’ils soient, doivent s’accompagner de la réalisation d’actions concrètes propres à assurer le passage de la démocratie parlementaire à la réelle démocratie. C’est la tâche que nous nous sommes volontairement assignés.
Nous devons préciser explicitement que le système économique capitaliste et la démocratie représentative sont dans l’impasse et que nous allons vivre dans les années à venir une transformation profonde des relations sociales et des idées politiques. Le terrain est désormais fécond pour l’émergence d’une nouvelle conception politique qui puisse, en s’interrogeant sur les grandes questions philosophiques de l’existence et de la vie sociale de l’homme, constituer le premier pas vers la création des sociétés de solidarité et d’autonomie.
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