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L’époque contemporaine.
Malgré les apparences, l’impossibilité d’établir une telle détermination est encore plus certaine dans le monde contemporain, caractérisé, comme le disait justement Marx, par « l’application raisonnée de la science à l’industrie » à une échelle immense. Pour qu’une telle application soit possible, il faut qu’il y ait science au sens moderne du terme, et cela veut dire à la fois une prolifération quantitative sans bornes du savoir (donc aussi un support humain, économique, social et idéologique de cette prolifération, qui ne va nullement de soi), une teneur et des méthodes particulières de ce savoir et un rapport singulier de la société à son savoir : l’Inde brahmanique ou bouddhique, la Grèce classique ou la communauté juive traditionnelle prisent le savoir infiniment plus que l’Occident contemporain (dont, en gros et sociologiquement, l’attitude devant le savoir est celle d’un boutiquier superstitieux qui a trouvé la poule aux oeufs d’or), mais ce savoir n’a ni même contenu ni même orientation que le nôtre.
Il y avait, bien entendu, des marchands riches en Grèce. Il y a aussi des savants désintéressés, en foule, dans le monde contemporain. Mais l’essentiel, c’est l’utilisation de ceux-ci par ceux-là aujourd’hui et non autrefois. Les inventions d’Archimède pendant le siège de Syracuse sont un fait exceptionnel et isolé : l’emploi de milliers de scientifiques par le Pentagone et la mention, au bas de publications de psychologie animale, de linguistique ou de mathématique, « financé par le projet n°... de la U.S. Navy » sont typiques. Le monde moderne est sans doute « déterminé » à une foule de niveaux, et comme aucun autre auparavant, par sa technologie : mais cette technologie n’est rien d’autre qu’une des expressions essentielles de ce monde, son « langage » à l’égard de la nature extérieure et intérieure. Et elle ne naît pas d’elle-même, ni d’un progrès « autonome » du savoir, mais d’une énorme réorientation de la conception du savoir, de la nature, de l’homme et de leurs rapports, qui s’accomplit en Europe occidentale à la fin du Moyen Age, et dont Descartes devait formuler lapidairement le phantasme programmatique (devenir maîtres et possesseurs de la nature). Et, certes, le type « moderne » de développement scientifique est impossible sans un développement « technique » stricto sensu qui permette le genre d’observations et d’expérimentations sur lesquelles ce développement s’appuie : mais sous ces deux facteurs il faut encore qu’il y ait la réorientation déjà signalée.
On note en passant ceci : dire que dans le monde moderne le développement social dépend du développement technique, c’est faire éclater de façon violente le paradoxe contenu dans la « conception matérialiste de l’histoire » ; car cela reviendrait à dire que le développement du monde moderne dépend du développement de son savoir, donc que ce sont les idées qui font progresser l’histoire, la seule restriction étant que ces idées appartiennent à une catégorie particulière (idées scientifico-techniques).
Relations non univoques.
On ne peut donc ni séparer rigoureusement les « faits techniques » et les autres, ni donner un sens à l’idée d’un « déterminisme » linéaire ou circulaire. Et, pour autant que l’on accepte de donner à ces termes des significations beaucoup plus lâches, on s’aperçoit qu’il est impossible d’établir entre eux des relations biunivoques. Des « ensembles techniques » extrêmement similaires se trouvent correspondre à des cultures et à des histoires d’une variété sans limite. Des dizaines de cultures archaïques dans le Pacifique, comportant toutes des « ensembles techniques » fortement apparentés, présentent des traits aussi différenciés entre eux que ceux de notre culture et de celle du XIVe siècle européen ; et l’on peut en dire autant de grand nombre de cultures africaines ou amérindiennes. Aujourd’hui, Amérique et Russie participent au même « ensemble technique », avec des « superstructures » malgré tout différentes (bien que l’on puisse montrer la parenté profonde des deux systèmes à maints égards). Réciproquement, des cultures très proches à d’autres points de vue présentent des « ensembles techniques » très différents ; des tribus dont les modes de production et de travail sont très éloignés vivent sous des systèmes « analogues » : ce n’est que pour un court moment que l’ethnologie a pu croire que le « matriarcat » est nécessairement lié à l’agriculture et le « patriarcat » à la vie pastorale.
Les complexités et les difficultés de cette argumentation renforcent encore le point de vue ici défendu : que veut dire « trait identique » dans des cultures différentes, demandera-t-on ? Mais, précisément, les imputations discutées n’auraient de sens que si cette notion ne soulevait pas de problème majeur ; or elle en soulève d’énormes, tant pour les « faits techniques » que pour les caractères de la culture. Il ne faut pas en conclure que le monde social-historique doive être pulvérisé en une collection d’observables singuliers et hétéroclites ; mais que des significations comme « matriarcat » ou même « agriculture » ne sont pas du même type que les propriétés qui définissent l’appartenance de plusieurs éléments à un même ensemble ou à une même classe. Ce que deux sociétés « patriarcales » possèdent en commun exclut des imputations terme à terme de traits séparables sans dommage. Ce lot commun laisse certes subsister (et même fait voir beaucoup plus clairement) la coappartenance des différents moments d’une culture : mais appeler celle-ci « détermination » réciproque est une tautologie fallacieuse.
Technique et économie
Continuité et discontinuité.
Les considérations précédentes peuvent être précisées par l’examen du rapport entre deux secteurs plus que proches de la vie sociale, la technique et l’économie. De ses origines jusqu’à maintenant, l’économie politique a posé comme « donnés » un ensemble de facteurs (conditions géographiques et climatiques, population, institutions, etc.) parmi lesquels l’« état de la technique » ; sur ces « données » et quelques autres (motivations et comportement des individus, etc.), on peut construire un ou plusieurs systèmes d’économie politique (et de lois économiques). Mais jusqu’à quel point l’économie politique a-t-elle le droit de considérer « l’état de la technique » (ou son développement) comme donné ? Il n’en pourrait être ainsi que s’il n’existait chaque fois qu’un seul état de la technique, rigidement déterminé, et si les changements de cet état ne dépendaient pas du mouvement propre de l’économie (même s’ils continuaient de dépendre d’autres aspects de la vie sociale).
Marx, à cet égard, se situe de manière identique, sauf que pour lui l’essentiel est non pas un état de la technique, mais son développement incessant. Le Capital prend comme donnée une technique à développement autonome, qui se distingue de celle des phases précédentes essentiellement par les traits suivants : a) elle impose la centralisation et la collectivisation du processus de production ; b) elle est rapidement évolutive ; c) les capitalistes sont portés par leur nature, mais surtout obligés par la concurrence à hâter et à amplifier l’application de cette technique à la production. Avec l’existence d’une accumulation primitive (c’est-à-dire d’un premier levain, créé par la violence, de capital et de travail exproprié), ce sont là les présupposés minimaux du système, les axiomes de sa théorie. Les sources de cette technique et de sa puissance évolutive ne sont pas vraiment abordées ; pas davantage la question du choix entre plusieurs techniques. À chaque moment, est-il supposé implicitement, il en existe une qui est la plus rentable, les capitalistes se ruent dessus, le premier qui parvient à l’appliquer à l’échelle la plus vaste « en tue beaucoup d’autres ». Les « irrationalités » ne se présentent que sous la forme de l’« héritage » et sont telles seulement pour le capitaliste individuel (qui découvre, avant d’avoir amorti une machine, qu’une nouvelle et meilleure est apparue), non du point de vue du système, ni en soi (il existe toujours un calcul permettant de déterminer si un changement de machine est ou non profitable).
Vers la fin du XIXe siècle, l’économie politique académique « découvre » qu’à un état donné de la technologie peuvent correspondre plusieurs techniques spécifiques pour telle production. Pour autant que ces différentes techniques peuvent meure à contribution des quantités relatives différentes de capital et de travail, l’adoption de telle ou telle d’entre elles modifiera la demande relative de chaque facteur de production, donc aussi son prix et finalement sa part dans le produit social. Une indétermination essentielle est ainsi introduite dans le système qui sera finalement levée, tant bien que mal, par une extension du schème néoclassique de l’équilibre général ; une seule des techniques rendues chaque fois possibles par l’état technologique sera optimale pour des prix relatifs donnés du capital (« taux d’intérêt »), du travail et de la « terre ». Ces prix sont toujours fonction de la demande (ou « pénurie ») relative des facteurs de production ; certes, celle-ci est maintenant affectée par le choix de la technique appliquée, qui dépend à son tour de ces prix relatifs ; mais cette détermination circulaire est propre à tous les états d’équilibre, et s’exprime mathématiquement par un système d’équations simultanées.
Cette analyse a été récemment réfutée sur son propre plan, lorsqu’on a pu montrer, à partir de l’ouvrage important de Piero Sraffa [1], qu’à un niveau donné de « taux d’intérêt » peuvent correspondre des techniques optimales différentes (ou, réciproquement, qu’une technique peut être optimale pour des « taux d’intérêt » différents). Mais la réfutation reste encore prisonnière de l’idéologie scientifique dont elle critique un produit particulier. L’analyse néoclassique est vide de signification réelle, parce qu’elle quantifie sans précaution des phénomènes dont la quantification est impossible dans l’état actuel de notre ignorance (les « quantités de capital et de travail » ne sont que collections d’objets hétéroclites arbitrairement homogénéisés pour les besoins d’une théorie simpliste malgré la complexité de son appareil pseudo-mathématique), parce qu’aussi elle identifie le profit au « taux d’intérêt » et postule l’existence d’un taux de profit uniforme régulateur. Mais surtout parce que, en faisant du choix des techniques une affaire purement économique, elle cache deux facteurs essentiels : que le choix effectif n’est pas le résultat d’une procédure de décision rationnelle fondée sur une information parfaite et visant un objectif bien déterminé (la maximisation du profit), mais se fait, sur une information toujours imparfaite et « coûteuse », à travers le processus sociologique de « décision » au sein de la bureaucratie dirigeante des grandes entreprises modernes, où les facteurs déterminants n’ont qu’un rapport lointain avec la rentabilité ; et qu’il n’y a pas ici d’approximation indéfinie de la « solution optimale » par tâtonnements et erreurs, car cela présupposerait des conditions de continuité qui n’ont pas de sens dans le cas présent, et le chemin d’une solution optimale dans des conditions données peut aussi bien mener en sens inverse, du fait d’une modification de ces conditions dont ceux qui décident ne sont évidemment pas maîtres.
Technique appliquée et luttes sociales dans l’entreprise.
L’analyse de l’économie politique académique voile aussi, comme l’analyse marxienne, le facteur le plus important : le conflit social dans la production, la lutte des classes à l’intérieur de l’entreprise. Le fait est que, très tôt, l’évolution de la technologie capitaliste et son application dans la production se sont orientées dans une direction bien définie : supprimer le rôle humain de l’homme dans la production, éliminer le plus possible les producteurs du processus de production. Que le prix du travail soit élevé ou bas, la direction de la firme capitaliste choisira toujours, si elle en a la possibilité, le procédé qui assure la plus grande indépendance du procès de production par rapport aux travailleurs ; elle veut dépendre des machines, non des hommes : parade (ou mesure préventive) des dirigeants contre la lutte des ouvriers à propos du rendement imposé et des conditions de travail, lutte qui est d’ailleurs un facteur décisif dans la détermination du niveau effectif (par opposition au niveau contractuel) du salaire. On voit en outre par là que les déterminations économiques sont également présentes dans cette affaire [2]. La limite de cette tendance est, bien entendu, l’automatisation intégrale du procès de production ; limite non pas idéale mais utopique, faut-il le rappeler, et même doublement, car, pour qu’elle atteigne vraiment son objectif, il faudrait aussi automatiser le procès de consommation.
Cet exemple essentiel pour l’intelligence du monde contemporain fait voir non pas que la technologie engendre le capitalisme, ni que le capitalisme crée de toutes pièces une technologie répondant à son désir ; mais qu’un monde capitaliste émerge, dont cette technologie est « partie partout dense ». Parmi les particularités historiques de cette technologie, son « amplitude », qui est sans doute la plus grande de tous les temps : pour chaque « besoin », pour chaque procès productif, elle développe non pas un objet ou une technique, mais une vaste gamme d’objets et de techniques. La concrétisation de cette technologie, le prélèvement sur cette gamme de la technique qui sera appliquée dans des circonstances données, est à la fois instrument et enjeu de la lutte des classes, dont l’issue détermine chaque fois l’apparition et la disparition de professions, l’épanouissement ou le déclin de régions entières. Le résultat de cette lutte dépend de la totalité des circonstances, et ses effets peuvent être inattendus. Au xixe siècle, le combat des luddites, qui détruisaient les machines, a eu des effets qui se sont limités à l’industrie ; la lutte que mènent actuellement les dockers anglais contre la « containerisation » (dont les progrès sur le marché sont fortement codéterminés par le désir de se débarrasser des dockers, corporation des plus intraitables en général et dans les pays anglo-saxons en particulier) a conduit, par un de ses incidents mineurs (le défi opposé par trois dockers à un ordre d’arrestation et la menace consécutive d’une grève des dockers qui aurait porté un coup très sévère au commerce extérieur britannique), à la décision de laisser « flotter » la livre sterling à partir de juin 1972 et à une nouvelle crise monétaire internationale.
Même dans le domaine de l’organisation du travail stricto sensu, qui semble à première vue le simple revers de la technique d’une époque, on constate la complexité des rapports en jeu. Il est clair a priori, et attesté par d’innombrables exemples, que le même ensemble matériel d’outils peut être mis en oeuvre dans des organisations du travail très variées. Nombre d’« inventions », dont certaines essentielles, ne sein que modifications de la disposition de la force de travail autour des machines ou des objets, sans affecter ceux-ci ; et il n’y a pas non plus ici d’optimalité dans l’abstrait, l’attitude et la composition du groupe de travail étant des facteurs importants. C’est encore plus clair lorsque l’organisation du travail dans son ensemble devient objet explicite et central des tentatives de « rationalisation » de la part de la direction de l’entreprise. Les efforts visant à retracer une histoire du travail industriel uniquement en fonction de l’évolution des techniques matérielles et des méthodes de « rationalisation » rencontrent. au-delà d’une première étape, un obstacle formidable : l’organisation du travail devient instrument et enjeu de la lune quotidienne dans l’usine. L’organisation « formelle » ou « officielle » du travail, construction consciente de la direction de l’entreprise et servant ses fins, se heurte à l’organisation « informelle » des ouvriers, qui répond à d’autres motivations et à d’autres fins. Selon les résultats de l’affrontement — qui sont du reste sans cesse remis en question l’organisation effective du travail, sur la même base matérielle, pourra être très différente. À la limite, les ouvriers peuvent (comme chez Fiat à Turin, il y a quelques années) opposer une « contre-gestion » à la gestion de la direction, ou bien la saboter en appliquant rigoureusement les prescriptions du règlement (working to rule, ou grève du zèle). Tout ce qui précède montre l’énorme part d’indétermination que comporte toute organisation du travail, y compris la plus « scientifique », même lorsqu’on a fixé la base matérielle et l’ensemble des autres conditions, hormis celles qui sont relatives au comportement des hommes, des individus et des groupes.
3. TECHNIQUE ET POLITIQUE
L’époque contemporaine est sans doute la première à poser explicitement et effectivement dans tous les domaines le grand problème politique : non pas seulement comme lutte pour le pouvoir à l’intérieur d’institutions politiques données, ni pour la transformation de ces institutions et de quelques autres, mais comme problème de reconstruction totale de la société, remettant en cause aussi bien la cellule familiale que le mode d’éducation, la notion de déviance et de criminalité tout aussi bien que les rapports existant entre la « culture » et la vie.
Certes, les grands « utopistes » du passé, et en particulier Platon, le premier et le plus radical d’entre eux, n’avaient reculé ni devant le bouleversement de l’éducation, ni devant la suppression de la famille traditionnelle ; on peut même en trouver qui reprennent à zéro le cadre naturel de la société. Une seule donnée reste pour eux tous intangible : la technologie elle-même. Et cela, malgré quelques formulations des manuscrits de jeunesse, demeure vrai pour le Marx du Capital : la technologie capitaliste lui apparaît comme la rationalité incarnée, il en décrit et dénonce certes les conséquences inhumaines, mais celles-ci découlent essentiellement de l’utilisation capitaliste d’une technologie positivement valorisée en soi. La technologie et la sphère de la vie sociale en contact direct avec elle, c’est-à-dire le travail, ne sont plus pour lui des objets de réflexion et d’action politique : ils appartiennent, selon sa fameuse phrase, au « royaume de la nécessité » sur lequel le « royaume de la liberté » ne peut s’ériger que moyennant, au premier chef, la réduction de la journée de travail. Les marxistes russes de l’époque de la Révolution ont poussé cette idée à ses conséquences extrêmes : Trotski allant jusqu’à écrire que le taylorisme était mauvais dans son usage capitaliste, bon dans un usage socialiste [3] et Lénine posant la somme de l’électrification et des soviets comme équivalant au socialisme. Il est superflu de revenir sur le caractère fallacieux de la séparation des moyens et des fins, qu’on a pu, dans le cas russe, vérifier expérimentalement. Mais, s’il était vrai qu’« au moulin à bras correspond la société féodale, et au moulin à vapeur la société bourgeoise », comme l’écrivait Marx, à la centrale nucléaire, à l’ordinateur et aux satellites artificiels correspondrait alors la forme présente du capitalisme américain et mondial, et l’on ne voit ni pourquoi ni comment l’on pourrait ériger là-dessus une autre « superstructure » politique et sociale.
La technologie en question
Actuellement, c’est la technologie elle-même qui commence à être explicitement mise en question. Cela a été fait d’abord dans le domaine du travail [4]. On commençait en effet à prendre conscience de l’impossibilité d’envisager, de façon cohérente, une transformation socialiste de la société sans une modification radicale du procès du travail lui-même, qui impliquait à son tour la transformation consciente de la technologie par les travailleurs en régime de gestion ouvrière. Depuis quelques années, ce genre de préoccupation a pris de plus amples proportions, mais on met surtout l’accent sur les conséquences écologiques de la technologie contemporaine ; les critiques semblent d’ailleurs en viser beaucoup plus les conséquences que la substance, et appeler davantage sa limitation ou le retour à des techniques traditionnelles « douces » ou « naturelles » que la recherche organisée et systématique d’un nouvel « ensemble technique ».
Autant ou plus que dans les problèmes des nouvelles formes de vie familiale ou d’éducation, les discussions de ce thème sonnent inévitablement comme « utopiques ». On peut, on doit même, négliger ce risque. Les difficultés réelles du sujet tiennent à ce qu’il touche à tous les aspects de la vie sociale et que toute orientation proposée ne vaut rien et n’a aucune chance d’être concrétisée conformément à sa visée si elle ne correspond pas à ce que la société veut et peut créer et soutenir dans ce domaine et dans tous les autres.
La technique dans une société post-révolutionnaire
Ainsi, dans le domaine fondamental du travail, une transformation consciente de la technologie afin que le procès de travail cesse d’être une mutilation de l’homme et devienne terrain d’exercice de la libre créativité des individus et des groupes présuppose la coopération étroite des travailleurs-utilisateurs des instruments et des techniciens, leur intégration dans de nouveaux ensembles dominant la production, par conséquent la suppression de la bureaucratie dirigeante, privée ou publique, et la gestion ouvrière avec tout ce que celle-ci implique par ailleurs. Le modèle idéal reste, malgré tout, le « sauvage » qui fabrique son outil ou son arme à la mesure de son corps et de ses dextérités propres ; actuellement, il ne s’agit évidemment plus de l’individu isolé, mais du groupe au travail. Concilier cette adaptation des outils à leurs utilisateurs avec l’universalité inhérente à la production moderne est un des problèmes essentiels (beaucoup plus difficile que l’élimination des travaux particulièrement pénibles ou abrutissants, qui pourrait être rapidement réalisée si la recherche était consciemment dirigée dans cette voie [5]). Ce que nous avons appelé plus haut l’« amplitude » extraordinaire de la technologie contemporaine accroît la souplesse de ses utilisations possibles (souplesse à présent exploitée dans une seule direction, comme on l’a vu plus haut) ; et, comme c’est déjà le cas pour beaucoup d’objets de consommation disponibles, on peut viser à une synthèse de l’universalité et des besoins spécifiques des utilisateurs (« montages » différents d’éléments appartenant à des gammes limitées de modules compatibles, etc.). Cependant, l’universalité « forte » de la production contemporaine va de pair avec des unités économiques de très grande échelle ainsi se trouve posée la question des fondements même du calcul économique et des valeurs dans une société radicalement différente de la nôtre. Dans certains domaines au moins, les prétendus avantages absolus de la production à grande échelle appartiennent clairement aux préjugés de l’idéologie dominante : il faudrait savoir dans quelle mesure leur existence n’est pas liée à la détérioration continue de la qualité des objets fabriqués et à l’obsolescence incorporée à ces produits. De même, une foule de solutions dites « plus économiques » ne le sont actuellement que parce que la pénibilité, l’ennui, le caractère mutilateur du travail ne sont pas comptabilisés, et même le sont à l’envers, puisque plus un travail a ses caractéristiques, moins il est rémunéré, donc moins il « coûte ». Les avantages d’échelle ou autres ne sont pas pour autant toujours fictifs (comme semble l’impliquer l’ouvrage de Bookchin). Pour une foule de produits, la production est pratiquement inconcevable hors la grande échelle ; on sait dès à présent qu’elle pourrait, dans certains cas, être « miniaturisée », mais, même dans ces cas, son niveau demeurerait au-dessus des besoins propres d’une communauté réduite.
Il reste donc un problème d’universalisation, qui ne pourrait pas être éliminé par un retour vers des communautés quasi autarciques (même en laissant de côté la question largement ouverte de savoir si un tel retour serait désirable en soi). Celui-ci ne facilite pas nécessairement davantage la solution du problème de l’équilibre écologique. Le problème est évidemment lié directement à celui de la taille des communautés autogérées et de la centralisation, donc à des questions qui ne comportent une réponse sensée qu’à l’échelle de la société entière. Il implique à la fois l’habitat humain (thème qui, de toute évidence, dépasse infiniment tout aspect uniquement technologique et soulève les interrogations les plus profondes de ce qu’il est convenu d’appeler l’urbanisme) et les moyens par lesquels l’ensemble de la population pourrait (s’il le voulait) exercer directement le pouvoir. Un des aspects technologiques de l’exercice du pouvoir met en jeu les communications et l’information, domaines dans lesquels [6] les possibilités déjà existantes sont immenses ; mais il est tout aussi évident que le développement de ces possibilités dans la direction visée ou même leur simple mise en oeuvre sont impossibles à moins d’un déploiement sans précédent de l’activité du peuple dans son ensemble. La technologie disponible des communications et de l’information permet de fournir à la population tous les éléments nécessaires pour lui permettre de décider en connaissance de cause ; mais du sens de cette dernière expression, seule encore elle peut décider, et personne à sa place.
L’essentiel, en fait, se situe au-delà de ces considérations : si une nouvelle culture humaine est créée, après une transformation radicale de la société existante, elle n’aura pas seulement à s’attaquer à la division du travail sous ses formes connues, en particulier à la séparation du travail manuel et du travail intellectuel ; elle ira de pair avec un bouleversement des significations établies, des cadres de rationalité, de la science des derniers siècles et de la technologie qui leur est homogène. Mais de cette musique d’un avenir lointain nous devons renoncer à rien entendre aujourd’hui, sous peine de la confondre avec les hallucinations auditives que pourrait faire naître notre désir.
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