Technique (2/3)

Cornelius Castoriadis
mardi 19 juillet 2011
par  LieuxCommuns

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Article « Technique ». Encyclopaedia Universalis. Volume 15 (mars 1973), republié dans « Les carrefours du Labyrinthe I », 1978, pp. 221 - 248.

Voir la première partie

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Les critiques de la technique.

Sans pouvoir y insister, on mentionnera seulement la conception opposée qui, dès longtemps avant John Ruskin jusqu’à Jacques Ellul en passant par plusieurs textes de Hei­degger (et nonobstant d’autres textes du même auteur), conduit aux imprécations, au désespoir ou au mépris devant ce que l’on pose comme le caractère « intrinsèquement » négatif de la technique moderne. On a relevé justement dans cette optique une foule de conséquences néfastes du déve­loppement technique sous le capitalisme, tout autant sinon plus importantes que ses effets écologiques : on a vigou­reusement dénoncé (notamment par la plume de Jacques Ellul [1]) l’illusion de la « neutralité » et de la pure instru­mentalité de la technique, et insisté sur l’autonomisation quasi irréversible du processus technologique contemporain. Il est pourtant légitime de se demander si, au niveau le plus profond, il y a par rapport à Marx autre chose de changé que le signe algébrique affectant la même essence du technique.

Le processus irrésistible qui devait conduire l’humanité à l’abondance et au communisme la conduit vers la déshuma­nisation totale et la catastrophe. L’avenir de l’homme était le « règne de la liberté » ; le « destin de l’être » conduit maintenant à l’« absence des dieux ». Là où l’on s’aperçoit que le mouvement technologique contemporain possède une inertie considérable, qu’il ne peut être dévié ou arrêté à peu de frais, qu’il est lourdement matérialisé dans la vie sociale, on tend à faire de la technique un facteur absolu­ment autonome, au lieu d’y voir une expression de l’orien­tation d’ensemble de la société contemporaine. Et là où l’on peut voir que « l’essence de la technique n’est absolument rien de technique [2] ? », on replonge immédiatement cette essence dans une ontologie qui la soustrait au moment déci­sif du monde humain — au faire.

Technique, création, et constitution du monde humain

La technique comme création absolue.

Il faut reprendre les fils laissés par Aristote et Marx ou cas­sés entre leurs doigts, et les renouer ; il faut aussi renouveler le regard et mettre de côté une bonne partie (et une partie bonne) de la tradition philosophique qui empêche dans ce cas de voir ce qui est. Ce qui, ici, empêche de voir, c’est l’eidos platonicien, le paradigme éternel nécessaire de tout ce qui pourra jamais être, et sa conséquence, la mimésis. Ce que la technique amène à être, dans les cas décisifs, n’est pas une imitation ou une reprise d’un modèle naturel (même si un vague analogue peut se trouver réalisé dans la nature par accident) ; c’est quelque chose qui, par rapport à la nature, est « arbitraire ». La technique crée « ce que la nature est dans l’impossibilité d’accomplir ». Une roue autour d’un axe, une décoction bouillie, un piano, des signes écrits, la transformation d’un mouvement de rotation en mouvement linéaire alterné ou la transformation inverse, aussi bien qu’un filet de pêcheur, sont des « créations absolues ». Il n’y a pas dans la nature d’équivalent proche ou lointain de la poulie, de l’étrier, de la roue de potier, de la locomotive ou de l’or­dinateur ; un ordinateur n’« imite » pas le système nerveux central, il est construit sur d’autres principes [3]. Créations absolues, l’expression ne peut être comprise que si l’on se débarrasse d’une sophistique infantile pour laquelle ou bien tout, y compris la permanence dans l’être un instant de plus. serait création, ou bien rien ne le serait. La matière précise de l’objet créé par la technique, ou sa forme, ou la manière dont il détourne l’efficace des lois physiques, ou sa finalité, ou tout cela à la fois, sont généralement sans antécédent naturel. Créer un objet technique ce n’est pas altérer l’état présent de la nature, comme on le fait aussi bien en bougeant la main ; c’est constituer un type universel, poser un eidos qui désormais « est » indépendamment de ses exemplaires empi­riques. Cet eidos, bien évidemment, s’inscrit à son tour dans une hiérarchie ou un réseau ; c’est ce qui permet à Leroi-Gourhan, à travers les innombrables variétés d’herminette que l’on rencontre réellement, de parler explicitement de l’herminette comme d’une essence ou d’un type idéal, ou du propulseur, « impersonnel, inexistant, qui est à la fois le pre­mier degré du fait et la tendance elle-même » [4].

La constitution du réel.

Mais la technique n’est pas seulement création prise en elle-même ; elle est dimension essentielle de la création d’ensemble que représente chaque forme de vie sociale, et cela avant tout parce qu’elle est, tout autant que le langage, élément de la constitution du monde en tant que monde humain, et en particulier de la création, par chaque société, de ce qui, pour elle, est réel-rationnel, par quoi nous enten­dons ce qu’elle pose comme s’imposant à elle ; la magie dans une société archaïque est une pièce centrale du « réel-rationnel » de cette société. Toute société est plongée dans un milieu qui résiste, et est elle-même parcourue par un tel milieu interne. Ce milieu, cependant, ne résiste pas n’im­porte comment et ne résiste pas tout court. Il ne résiste pas tout court : ce qui rend possible non seulement la technique mais un faire quelconque, c’est que le réel brut n’est pas figé, qu’il comporte d’immenses interstices permettant de mouvoir, rassembler, altérer, diviser ; et aussi, que l’homme peut s’insérer comme cause réelle dans le flux du réel. Mais surtout le milieu ne résiste pas n’importe comment : qu’il s’agisse de la nature extérieure, de la tribu voisine, du corps des hommes ou de leurs actions et réactions, cette résis­tance est réglée, elle présente des lignes de force, des ner­vures, des déroulements en partie systématiques. Comme tout faire, comme tout savoir, comme l’observation pure et simple (que l’on pense à la taxinomie biologique ou à l’as­tronomie primitives), la technique prend appui sur cette « rationalité du réel ». Mais elle fait beaucoup plus : elle explore, découvre activement, force à apparaître ce qui était simplement virtuel, et virtuel au sens le plus abstrait du terme. L’extraordinaire briquet à compression d’air des Dayak de Bornéo (et l’on peut en dire autant de toutes les inventions non triviales : on en trouvera des exemples par centaines dans Leroi-Gourhan [5]) met à contribution un ensemble de propriétés cachées de la nature qui ne se trou­vent jamais concourir de cette façon, dont on peut dire non seulement que dans la nature elles sont sans contact les unes avec les autres, mais qu’elles étaient condamnées, physei, à le rester à jamais. La technique opère ainsi la divi­sion du monde en ces deux régions fondamentales pour le faire humain : celle qui résiste de toute façon et celle qui (à une étape donnée de l’histoire) ne résiste que d’une cer­taine façon. Elle constitue dans le réel brut ce par rapport à quoi on ne peut rien, et ce par rapport à quoi un faire est possible. La technique est création en tant qu’utilisation arbitraire à la fois de la facture rationnelle du monde et de ses interstices indéterminés.

L’ indétermination des fins.

Les deux parties de cet énoncé sont essentielles. Leroi-Gourhan a raison d’écrire [6] : « Il y a donc tout un côté de la tendance technique qui tient à la construction de l’univers même. » Mais on ne saurait souligner assez fortement que ce qui « tient à l’univers même » doit être dégagé et ne peut l’être qu’en fonction d’un autre terme : s’il est « normal que les toits soient à double pente, les haches emmanchées, les flèches équilibrées au tiers de leur longueur », il n’est ni « normal » ni « anormal » qu’il y ait des maisons, des haches et des flèches, c’est « arbitraire ». Certes, la rationa­lité du réel est chaque fois mise à contribution, mais pour qu’elle le soit de façon féconde, pour qu’elle se dégage, il faut la « position absolue » de la maison, de la hache, de la flèche. Il est vrai qu’il y a « des solutions obligatoires » [7] ; mais il est tout aussi essentiel d’observer qu’il n’y a pas, pour l’homme, des problèmes obligatoires. Or, ici encore nous touchons à un aspect essentiel de la création tech­nique : il n’y a pas un ou quelques problèmes de l’homme définis une fois pour toutes, et auxquels il apporterait, au cours des âges, des solutions « obligatoires » ou progressive­ment améliorées ; il n’y a pas un point fixe des « besoins » humains. L’abîme qui sépare les nécessités de l’homme comme espèce biologique et les besoins de l’homme comme être historique est creusé par l’imaginaire de l’homme, mais la pioche utilisée pour le creuser, c’est la technique. Encore l’image est-elle défectueuse, car ici non plus la technique prise in toto n’est pas simple instrument, et sa spécificité codétermine chaque fois de façon décisive ce qui est creusé : le besoin historique n’est pas définissable hors de son objet. L’industrie n’est pas seulement « le livre ouvert des facultés humaines », elle est aussi le texte interminablement conti­nué de l’impossible traduction du désir en visée réalisable.

L’organisation sociale.

Il n’a été question jusqu’ici que de la technique « maté­rielle », des rapports de la société avec la nature. Il devait être clair que ce qui vient d’être dit vaut a fortiori pour l’autre aspect de la constitution par la société de ce qui est pour elle réel-rationnel : de sa propre constitution par elle-même, de son auto-institution — et de l’immense composante technique que celle-ci comporte. Il n’est possible de donner ici que quelques indications. D’une part, comme l’a fortement souli­gné Lewis Mumford [8], une des inventions les plus extraordi­naires de l’histoire a été la construction non pas d’une machine matérielle quelconque, mais de la « machine invi­sible », « machine du travail » ou « méga-machine » : le ras­semblement et l’organisation, par les royautés d’il y a cinq mille ans, d’immenses masses d’hommes sous une division minutieuse et rigide du travail qui a rendu possible l’accom­plissement de travaux d’un type et à une échelle inconnus jusqu’alors et comparables à ceux d’aujourd’hui (Marx disait déjà que « le mode de collaboration est lui-même une force productive » [9]).

Mais sous une forme à la fois moins spectaculaire et beau­coup plus générale, cela est vrai de toute société connue : de toutes les « techniques », la plus importante est l’organisa­tion sociale elle-même, l’appareil le plus puissant jamais créé par l’homme est le réseau réglé des rapports sociaux. Certes, il faut reconnaître que ce réseau c’est l’institution, et l’institution est beaucoup plus et autre chose que la tech­nique ; mais elle contient indissociablement la « technique » sociale — la « rationalisation » des relations entre hommes telle qu’elle est constituée par la société considérée — et est impossible sans elle [10].

La « neutralité » de la technique.

Les considérations qui précèdent peuvent être éclairées si l’on tente de répondre à cette question : que vaut la dis­tinction traditionnelle entre moyens mis en oeuvre et fin visée ? Sans doute, considérée en et pour elle-même, l’acti­vité technicienne ne prend pas en compte la valeur des fins qui lui sont proposées. Valeur, pour elle, veut dire effica­cité une technique nucléaire est bonne si elle produit à bon compte des mégawatts ou des mégamorts, mauvaise dans le cas contraire. On ne peut pas négliger ce point de vue et confondre l’ingénieur responsable des calculs d’un pont qui s’écroule avec celui qui construit, car telle est la commande, un pont solide là où il ne sert à rien. Ainsi la technique apparaît comme wert-frei, neutre quant à la valeur, référée à l’efficacité comme seule valeur.

Mais, à l’échelle sociale et historique, ces considérations deviennent des sophismes. Ce qui est liberté d’utilisation de tel ou tel instrument ou procédé pris isolément disparaît totalement lorsqu’il s’agit de l’ensemble des techniques dont « dispose » une société ou époque donnée, mais qui tout autant « disposent » d’elle. On peut, aujourd’hui, choi­sir entre centrale thermique, hydraulique ou nucléaire, pré­férer tel emplacement à tel autre. Mais il n’y a aucun choix quant à l’ensemble des techniques utilisées, lesquelles appartiendront bien de toute façon au type spécifique qui définit le spectre technologique de notre époque ; elles com­portent en effet des méthodes spécifiques, et un type spéci­fique de rapport à un type spécifique de savoir, ainsi que des porteurs humains spécialisés, elles sont lourdement investies dans la totalité des installations, des routines, du savoir-faire, de la dextérité manuelle et intellectuelle de centaines de millions d’hommes, et elles ont, comme on commence à le voir, des effets massifs que rien ni personne ne contrôle (même les moyens imaginés actuellement pour parer à ces effets indésirables appartiennent au même spectre technologique). Neutralité et liberté de choix, dans ces conditions, n’ont aucun sens ; une telle liberté n’existe­rait que dans le cas d’une révolution totale, sans précédent dans l’histoire, où la société se poserait explicitement la question de la transformation consciente de sa technologie ; encore se trouverait-elle au départ conditionnée et limitée par la technologie même qu’elle voudrait transformer (cf. plus bas).

Il ne saurait davantage être question de neutralité quant au sens et à l’interprétation — aussi difficile soit-elle — du rapport d’une société et de sa technique. Comment pourrait-on séparer les significations du monde posées par une société, son « orientation » et ses « valeurs », de ce qui est pour elle le faire efficace, dissocier l’organisation qu’elle impose au monde de l’incarnation la plus proche de cette organisation : son instrumentation dans les procédés cano­niques de ce faire ? C’est une chose de dire que l’on ne peut pas penser le rapport de ces deux termes comme une dépen­dance causale simple ou complexe. C’en est une autre que d’oublier que dans les deux s’expriment à des niveaux dif­férents et pourtant articulés, la création et l’autoposition d’une société donnée. Dans l’organisation sociale d’en­semble, fins et moyens, significations et instruments, effi­cacité et valeur ne sont pas séparables selon les méthodes de conceptualisation classiques. Toute société crée son monde, interne et externe, et de cette création la technique n’est ni instrument ni cause, mais dimension ou, pour utili­ser une meilleure métaphore topologique, partie partout dense. Car elle est présente à tous les endroits où la société constitue ce qui est, pour elle, réel-rationnel.

2. TECHNIQUE ET ORGANISATION SOCIALE

La thèse marxiste

Platon, dans La République, retrace une genèse de la cité parallèle à la diversification et à la division des travaux ; et l’on a vu à juste titre dans une célèbre remarque d’Aristote (faisant de la non-existence d’esclaves mécaniques la condi­tion de l’esclavage des hommes) une des premières formu­lations du matérialisme historique. Un siècle et demi après son apparition, et malgré toute la littérature qu’elle a susci­tée, c’est la grande thèse de Marx qui domine encore aujour­d’hui le sujet : l’état de la technique (des « forces produc­tives ») à un moment donné détermine l’organisation de la société, car il détermine immédiatement les rapports de pro­duction, et médiatement l’organisation de l’économie d’abord, de l’ensemble des « superstructures » sociales ensuite ; le développement de la technique détermine les changements de cette organisation. Sans qu’on puisse réduire à cette thèse Marx en général, ou même Marx sur ce point particulier, on ne peut cacher qu’il l’a exprimée catégoriquement, fré­quemment et clairement, qu’elle a été le thème central de la vulgate marxiste, qui est elle-même composante essentielle des idées dominantes du xxe siècle, enfin qu’elle est, de prime abord, suffisamment plausible pour permettre d’or­donner autour d’elle le débat sur la question.

La technique et la vie sociale.

C’est une chose de dire qu’une technique, une organisation du travail, un type de rapport de production vont de pair avec un type de vie et d’organisation sociale d’ensemble ; c’en est une autre de parler de détermination de celui-ci par ceux-là. Au-delà de toute querelle sur la question de la causa­lité dans le domaine social-historique, un prerequisit essentiel de toute idée de la détermination n’est pas ici rempli : la séparation des termes déterminants et déterminés. Il fau­drait d’abord pouvoir isoler le « fait technique », d’une part, tel autre fait de la vie sociale, d’autre part, et les définir de manière univoque ; il faudrait ensuite pouvoir établir des relations biunivoques entre les éléments de la première classe et ceux de la seconde. Ni l’une ni l’autre de ces pos­sibilités ne sont données. La postulation de la première paraît être l’effet banal d’une projection socio-centrique (dans notre société, « faits » et « objets » techniques semblent bien distincts des autres réalités) et d’un glissement de sens, pous­sant à identifier fait technique et objet matériel qui lui cor­respond Or cet objet n’est pas forcément, pour la majorité des cultures connues, « instrument » pur ; il est pris dans un réseau de significations dont l’efficacité productive n’est qu’un moment. Plus important, car plus spécifique : le fait technique ne peut absolument pas être réduit à l’objet. L’ob­jet n’est rien comme objet technique hors de l’ensemble technique (Leroi-Gourhan) auquel il appartient. Il n’est rien non plus hors les dextérités corporelles et mentales (qui ne vont nullement de soi ni ne sont automatiquement induites par la simple existence de l’objet) qui en conditionnent l’uti­lisation ; l’outil comme tel, Leroi-Gouran le dit bien [11], « n’est que le témoin de l’extériorisation d’un geste effi­cace ». Ensemble technique et dextérités peuvent tout aussi bien induire l’invention, ou l’emprunt d’un objet, qu’en modifier, parfois « régressivement », les modalités d’usage (les Esquimaux et les Lapons ont « réduit » à leur niveau technique les ciseaux à bois apportés par les Européens pour les intégrer dans leurs herminettes traditionnelles), ou en conditionner le rejet. Enfin, cet objet est lui-même un pro­duit ; sa genèse met donc à contribution la totalité de l’exis­tence sociale de la collectivité qui le fait naître : non seule­ment ses « aptitudes mentales », mais son organisation du monde et le biais spécifique qui la caractérise. Ce n’est pas seulement qu’il y a un « style » des inventions et des arte­facts propres à chaque culture (ou à des classes de cultures), correspondant à peu près à ce que Leroi-Gourhan [12] appelle « le groupe technique », c’est que dans l’ensemble technique s’exprime concrètement une prise du monde.

Mais l’ensemble technique lui-même est privé de sens, technique ou quelconque, si on le sépare de l’ensemble éco­nomique et social. Il n’y a certes pas d’économie capitaliste sans technique capitaliste — mais il est lumineusement évi­dent qu’il n’y a pas de technique capitaliste sans économie capitaliste. Un nombre immense de techniques précapita­listes et quasi industrielles ne sont pas utilisables, ne sont tout simplement pas applicables socialement, sans l’exis­tence d’une quantité importante de force de travail consom­mable à volonté, dont l’entretien offre le même intérêt que celui du bétail, bref sans l’esclavage. Mais est-ce la galère qui « détermine » l’esclavage, ou bien est-ce l’esclavage qui rend la galère possible ? Lorsque Engels dit, sans cynisme mais en bon hégélien, que « l’invention de l’esclavage a été la condition d’un progrès social immense » et qu’en même temps il attribue implicitement (à tort, mais peu importe ici) cette « invention » non pas à un fait « technique » mais à une invention essentiellement sociale, l’échange des objets (étendu, d’après lui, à l’« échange des hommes »), il montre sans le vouloir qu’aucun fait technique en lui-même ne peut rendre compte de la genèse de l’esclavage. Il est du reste clair que toute tentative de réduction de ce type serait par définition absurde puisqu’un certain échange est toujours constitutif de la société, et que si l’on peut en relier des formes précises ou le degré d’extension à des situations tech­niques, cette relation n’est ni toujours nécessaire, ni surtout terme à terme La situation technique aurait permis l’entrée du Japon dans le réseau moderne des échanges commerciaux dès le XVIIe siècle si le shogunat de Tokugawa n’avait délibérément fermé le pays au commerce avec l’étranger, et ce n’est pas un progrès dans les techniques de navigation, mais la restauration Meiji qui l’y ont ouvert.

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Troisième partie disponible ici


[1Dont le livre, La Technique ou l’Enjeu du siècle, Paris, 1947, anticipait avec profondeur sur beaucoup d’idées devenues depuis cou­rantes.

[2Heidegger, « La question de la technique », l.c.. p. 9.

[3L. von Neumann. The Computer and the Brain, New Haven, Yak U. P.. 1958, p. 80-82.

[4A. Leroi-Gourhan, L’Homme et la Matière, Paris, éd. Albin Michel, 1971, p. 321-325.

[5Voir de cet auteur L’Homme et la Matière, l.c., et Milieu et Techniques, Paris, éd. Albin Michel, 1945.

[6Milieu et Techniques, l.c., p. 359.

[7Ibid., p. 367.

[8The Myth of the Machine. Secker and Warburg, Londres, 1967, en particulier chap. ix, p. 188-211.

[9L’Idéologie allemande, l.c., p. 167. [On sait que ce thème sera longuement développé par Marx dans Le Capital, livre I, chap. xIII, xiv et xv.]

[10J’ai longuement développé cette idée dans L’Institution imagi­naire de la société, Paris, éd. du Seuil, 1975, chap. III et V.

[11L’Homme et la Matière, l.c., p. 318.

[12Milieu et Techniques. l.c., p. 367 s. : cf. aussi p. 379 s.


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