Nous sommes dans l’ère de l’imitation, du rafistolage, du syncrétisme, du contre-plaqué

Pas de grands discours mais des discours vrais (2/6)
 2008

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Cette brochure contient les entretiens suivants :

  • Nous sommes dans l’ère de l’imitation - ci-dessous...

Paru sous le titre « La dernière interview de Cornelius Castoriadis : Pourquoi je suis révolutionnaire’ », L’Événement du jeudi, 8-14 janvier 1998. Propos recueillis par Isabelle Girard.


Comment expliquez-vous la sclérose de l’ensemble des sociétés occidentales ?

Elle est la conséquence de trois facteurs. D’abord, l’amère découverte que toute réforme de la société est impossible. A un moment donné de leur histoire, les sociétés occidentales ont imaginé qu’elles parviendraient à s’amender, à s’améliorer, à s’humaniser. Ce fut un échec. Le dernier espoir - la mise en place d’un régime socialiste en Russie après la révolution de février 1917 - s’est, lui aussi, embourbé à cause du coup d’Etat bolchevique d’octobre 1917 qui a transformé l’empire des tsars en régime totalitaire. L’URSS : c’était quatre lettres et quatre mensonges. Ce n’était pas l’union, mais la subordination des autres peuples à la nation russe. Ce n’étaient pas des républiques mais des dictatures. Ce n’était pas un régime socialiste, mais un système fondé sur l’exploitation. Ce n’était même pas une organisation soviétique, car les soviets n’avaient pas de pouvoir. Cette mystification a duré une cinquantaine d’années, puis s’est effondrée sous le poids de ses contradictions. Ce monolithe granitique est soudain apparu sous son jour véritable : tissé d’horreurs, de mensonges et d’absurdités. En même temps que s’évanouissaient ces bolcheviks pour lesquels « il n’y avait pas de forteresse imprenable », partait en fumée la nébuleuse du « marxisme-léninisme » qui, depuis près d’un demi-siècle, avait joué le rôle d’idéologie dominante. Aujourd’hui, que reste-t-il de cette utopie-là ? La Chine ? Elle est devenue une dictature capitaliste. La conséquence de cet échec est un énorme désenchantement qui, parallèlement, a permis un fantastique renforcement de tout l’argumentaire de la droite. « Vous voulez changer la société ? » demandent ses thuriféraires. « Alors, vous aurez le goulag », répondent-ils. « Après tout, vous vivez dans des pays riches, en paix. De quoi vous plaignez-vous ? Ne faites rien et petit à petit, si vous votez correctement (Chirac, Balladur ou Jospin), on améliorera votre situation. » Voilà le discours en vigueur qui nous endort, nous paralyse et réussit à nous convaincre qu’il est déraisonnable d’imaginer qu’une société meilleure puisse être édifiée, qu’un projet collectif puisse se mettre en place. Voilà la première raison de cette sclérose.

Plus d’espoir donc. Et les autres raisons ?

Il y en a une évidente : nous avons accouché d’une envahissante société de consommation. On aurait pu penser que les pays occidentaux, après la Seconde Guerre mondiale allaient gérer correctement leur économie en acceptant une redistribution des richesses (comme le suggéraient les syndicats) et une participation des travailleurs aux progrès économiques. Pas du tout. Au contraire, nous avons assisté au développement effréné d’une société qui a réduit l’individu à l’état de consommateur. Pour ce faire, il fallait des marchés intérieurs importants. On se mit donc à faciliter l’accès aux crédits de consommation, pour satisfaire le désir, qu’on avait provoqué, d’achat de téléviseurs, d’automobiles, de vacances, de départs à la campagne, de week-ends... C’est ainsi qu’on a privatisé l’homme, ce qui est pour moi, le contraire du civisme. Il n’y a plus d’intérêt pour la res publica, la chose publique. Il n’y a plus que « mes » affaires qui comptent, celles de ma femme et de mes enfants. Voilà qui conditionne la léthargie ambiante. Autre raison enfin, la mise en vigueur, en 1980, de l’une des plus grandes contre-offensives libérales de l’histoire menée conjointement par Ronald Reagan, Margaret Thatcher, et François Mitterrand qui, sans mollir, a introduit le « libéralisme » dans l’économie française au moment du fameux tournant de 1983. Il a pu imposer à la société française ce que Valéry Giscard d’Estaing n’aurait pas pu se permettre. Tout un arsenal fut déployé dans ce sens : liberté des mouvements de capitaux, mesures fiscales favorables au grand capital, possibilité de licencier. Bref, la mise en marche des outils imposés, dit-on, par la mondialisation et qui permet aux entreprises d’exercer un chantage ignoble : si vous demandez trop de choses, disent en substance les patrons, je prends mon usine et je vais m’installer en Malaisie ou ailleurs. C’est ça la réalité de la mondialisation : la délocalisation.

Mais peut-on faire quelque chose contre cette réalité ?

Bien entendu. Mais les gouvernements se sont autoconvaincus qu’il n’y avait rien à faire. De leur propre initiative, ils ont abandonné les moyens dont ils disposaient pour régler l’économie : le contrôle du taux de change, des échanges extérieurs, de la demande interne... L’Etat s’est ainsi dégagé de ses obligations, pour se mettre sous la coupe des marchés financiers. Et ceux-ci sont sans pitié : si une politique keynésienne de grands travaux est lancée, si le mot socialisme est prononcé, on sait que le franc va fiche le camp à l’étranger, qu’il sera dévalué... Est-ce que vous vous rendez compte du poids que cela fait peser sur les salariés ? On les a conditionnés en leur disant que s’ils ne se tenaient pas tranquilles, ils iraient augmenter la file des chômeurs. Pour résumer, l’absence de perspective politique, l’installation d’un consumérisme forcené, la disparition de l’intérêt pour la chose publique font que la France et l’Europe ne bougent plus. Il n’y a plus que des attitudes électorales cyniques. On élit les moins mauvais car l’humanité moderne a du mal à se politiser, à décider de s’occuper de ses affaires collectives.

Votre diagnostic est sévère. Vous n’auriez pas un peu de mansuétude pour un Jospin qui tente quand même de faire quelque chose ?

Il ménage la chèvre et le chou. Il épargne les classes moyennes et les PME, sous le prétexte que ce sont les principales créatrices d’emplois, mais taxe les grosses entreprises. Il évite les mouvements sociaux. Mais n’évite sans doute pas l’évasion des capitaux. Mais quoi qu’il dise et quoi qu’on en dise, c’est toujours le grand capital qui gouverne, et la question essentielle, dans nos sociétés, reste celle du profit et non pas celle du chômage. Comme tout le monde peut le constater, chaque fois qu’une grande firme a annoncé des licenciements, les Bourses ont monté. Autrefois, on aurait considéré que c’était le signe d’une mauvaise santé de l’économie et des entreprises . Aujourd’hui, c’est le contraire. C’est la victoire des multinationales qui ont réussi à imposer une politique dont le seul objectif est l’augmentation de leurs profits.

Cela semble vous révolter...

Je ne pense pas que l’on puisse faire marcher d’une manière libre, égalitaire et juste le système français capitaliste, tel qu’en l’état. Je suis un révolutionnaire, favorable à des changements radicaux.

Mais comment faire pour redonner aux gens l’espoir et le goût du combat ?

Je n’ai pas de réponse. Je ne suis ni Jésus ni Mahomet. Tout cela s’inscrit dans un mouvement général dont les conséquences sont la crise et le délabrement des sociétés occidentales. Tous les domaines sont mutilés. Pas seulement le domaine politique. Il y a aussi la culture. Je crois que la grande création s’est arrêtée dans les années 60. Pour le reste, c’est soit une resucée de ce qui a déjà été fait, soit un phénomène commercial. Il y a encore de très bons romanciers, comme Milan Kundera, de très bons poètes comme Octavio Paz au Mexique. Mais ce n’est pas ce chaudron bouillonnant d’où sortent des génies comme Cervantès ou Palestrina. Maintenant il y a le rap. Mais c’est quoi le rap ?

Peut-être la culture populaire ?

C’est ce qu’imaginait Jack Lang, quand il voulait montrer qu’il croyait au peuple. Le rap et toutes ces modes ne sont pas des phénomènes de création mais de consommation. La encore, je le répète, la culture est sinistrée. Même la philosophie.

Vous êtes dur avec vos collègues...

IL y a deux catégories. Les monstres sacrés du structuralisme - Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jacques Derrida -, avec qui je n’ai jamais été d’accord mais qui ont inventé quelque chose, essayé de faire une oeuvre. Et puis la génération des quadras, où les meilleurs, au mieux, font du travail sérieux. La philosophie, c’est comprendre et rendre compte de l’expérience humaine. Pourquoi Bach, Mozart, Debussy sont-ils de très grands musiciens et pourquoi Saint-Saens n’est qu’un petit musicien ? La philosophie, c’est comprendre l’essence de la grande oeuvre. Aujourd’hui, nous sommes dans l’ère de l’imitation, du rafistolage, du syncrétisme, du contre-plaqué. Il y a d’excellents historiens de la philosophie, mais pas de philosophes.

Pourquoi selon vous ?

Sans doute que l’appât de la notoriété facile a détourné certains du droit chemin. Pour nombre d’entre eux, il n’y a rien à regretter : de toute façon, ils n’auraient pas pu faire grand-chose de mieux. Je considère que l’histoire humaine est création et que la création est, en même temps, destruction. Il y a des phases d’ascension, d’expansion, de création très dense -, des explosions et puis, sans explication, le courant s’inverse ou se raréfie. Prenez la poésie française. Il y a eu les poètes de la Pléiade. Puis il y eut Corneille, Racine. Puis, peu de choses. On a pensé que le génie français était usé et puis, miracle, il y a Chateaubriand, les romantiques, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé. Maintenant, à nouveau, on a l’impression que le langage poétique s’est tari. Tout comme la veine romanesque. Comme il était impossible de refaire Proust ou Céline, on a inventé le Nouveau Roman. Si j’étais romancier, il me semble pourtant que ça ne m’aurait pas découragé d’arriver après les grands. J’aurais essayé. C’est ce que j’ai fait avec la philosophie. Je pense que je fais de la philosophie et que ce que j’écris, c’est nouveau. Cette phrase peut paraître très prétentieuse, mais si je ne le pensais pas je cesserais d’écrire. Je ferais de l’analyse de texte ou de la biographie philosophique. Oui, je dis « je » et je le revendique.


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