Parler de ce qui est arrivé au régime de Ben Ali, c’est évidemment pour tous [les arabes] un moyen de parler très crûment de la corruption, du népotisme, de la répression de leurs dirigeants respectifs. Ils vivent comme une révolution par procuration, mais je crois que celle-ci pourra difficilement se faire ailleurs.
(Gilles Kepel - spécialiste du monde arabe, Libération, 17/1/2011)
Si l’histoire humaine est si fascinante, c’est précisément parce qu’elle est essentiellement le lieu des transformations sociales : elle peut toujours remettre en cause nos estimations, et surtout nos prévisions, sans parler de celles qui sont émises par divers « spécialistes » ès études et gestions de la chose publique. Là où le gouvernement français estimait que les événements qui se déroulaient depuis presque une semaine en Tunisie ne signifiaient rien de plus qu’une « crise » ordinaire dont le régime Ben Ali pourrait, d’une manière ou d’une autre (y compris l’assistance policière française), sortir indemne, on voit s’exprimer un magnifique et courageux mouvement politique, une révolte populaire, qui a réussi à renverser un dictateur qui dominait et pillait, avec sa famille, le pays pendant plus de vingt ans. Qui plus est, alors que rien n’annonçait que la révolte tunisienne pouvait se propager aux autres pays arabes, on se trouve devant une explosion sociale sans précédent qui a secoué l’Egypte et le Bahreïn, et aujourd’hui la Libye et la Syrie pour ne pas citer tous les régimes en sursis.
Ce qui importe pour le moment n’est pas tant de parler des événements en tant que tels. Ce que nous considérons, par contre, comme nécessaire, voire urgent (puisque très peu de gens ont essayé de le faire), c’est de réfléchir sur la signification politique potentielle des soulèvements en question ainsi que la manière dont l’Occident les perçoit. Et cela pour une raison simple, c’est que la manière dont les occidentaux perçoivent les soulèvements des peuples arabes reflète la façon dont ils perçoivent la politique et le changement social en général.
L’imaginaire politique contemporain
Il doit être clair que par « Occident » nous n’entendons pas les oligarchies qui sont au pouvoir dans les pays européens et aux Etats-Unis. En ce qui les concerne, on sait très bien qu’elles considéraient tout aussi bien le régime de Ben Ali que celui de Moubarak comme des régimes alliés, dans le cadre de la lutte commune contre le terrorisme islamique. Et il en va de même, mutatis mutandis, du régime libyen, puisque Kadhafi a depuis longtemps abandonné la rhétorique tiers-mondiste et « anti-impérialiste », malgré les singeries d’un Chavèz... Par « Occident » nous entendons, par contre, quelque chose comme l’opinion publique de nos pays ainsi que la « philosophie politique » dominante, c’est-à-dire la dimension de l’idéologie régnante qui façonne notre perception de la politique et du changement social. Or, étant donné que les régimes occidentaux ne sont pas des régimes totalitaires, l’opinion publique occidentale n’est pas entièrement façonnée par les appareils bureaucratiques qui détiennent le pouvoir. Cela veut dire qu’une étude de cette idéologie dominante nous dit beaucoup sur la manière dont pensent les gens eux-mêmes (1).
Si on s’efforce, donc, de saisir l’ambiance générale concernant les évènements en question, on constate qu’elle relève d’un schéma naïvement anti-autoritaire : la politique n’est rien d’autre qu’une affaire négative, rien de plus qu’une tentative de faire tomber le dictateur qui viole les principes de l’État de droit. La politique s’identifie alors presque entièrement à la conception libérale de la liberté, c’est-à-dire à la liberté en tant que liberté par rapport à quelque chose et non point en tant que liberté pour quelque chose. Cette conception voile le fait fondamental que, loin de s’achever dans la chute d’un pouvoir autoritaire, la politique commence, à proprement parler, précisément au moment où ce pouvoir-là tombe, en laissant le champ libre à l’expression de la créativité des masses. Jusqu’à ce moment-là on n’a affaire qu’à un niveau « préliminaire ». La véritable politique, au sens noble et profond du terme, consiste à poser explicitement, pratiquement et en connaissance de cause la question de l’institution sociale : quel type de société désirons-nous ? Quel type de régime politique considérons-nous comme le meilleur ? Comment transformer l’état actuel pour tendre à une amélioration profonde ? Quelles sont les idéologies et les conceptions qui empêchent encore la création d’institutions populaire ? Etc. En ce sens, on serait tenté d’affirmer que la politique démocratique, telle qu’on l’entend, consiste en la tentative des gens de créer des institutions qui leur permettraient de s’autogouverner, de décider eux-mêmes du fonctionnement, de la direction et des valeurs de leur société. Or, une telle tentative n’a de sens que dans le cadre d’une conception de la politique qui mette l’accent non pas sur le côté « anti » (anti-autoritarisme, antitotalitarisme, etc.) mais plutôt sur l’aspect proprement créatif et instituant. Et c’est précisément une telle approche qui semble manquer aujourd’hui.
Le degré zéro de l’interprétation
Ce manque s’accompagne d’un étrange nihilisme interprétatif qui, dans sa version la plus « radicale », apparaît sous une robe néo-foucaldienne, dont on se souvient de la navrante danse du ventre à propos de la révolution iranienne de 1978-1979 (2). Comme le remarque, par exemple, un pop-confusionniste pseudo-philosophique, « la révolte tire d’elle-même sa vérité, elle met en échec la pensée conceptuelle, elle échappe à toutes les théories qui voudraient fixer son sens » puisque, nous dit-on, en citant le Maître, « “l’homme qui se lève est finalement sans explication” disait encore M. Foucault » (3). Or, malgré les apparences, il n’y a aucune différence de fond entre ce pseudo-radicalisme et des positions libérales plus modérées, qui se bornent à se contenter du fait que le champ est désormais ouvert pour l’ « avènement de la démocratie » (c’est-à-dire pour l’instauration de régimes politiques d’oligarchie libérale) dans le monde arabe. Personne ne se demande franchement ce qui est véritablement en train de se passer dans les sociétés arabes. Soit on se borne à s’incliner devant l’ « incompréhensible » prétendument inhérent à toute révolte – celle-ci ne valant que pour elle-même en tant que seul espace éphémère de liberté possible – soit on glorifie les soulèvements dans un cadre « droits-de-l’hommiste » qui considère l’apparition d’un tel mouvement comme allant de soi, et sa convergence vers le modèle occidental comme inéluctable.
Or, dans tous les cas on ne fait pas autre chose que projeter sur les peuples insurgés nos propres faiblesses politiques, notre propre incapacité à réfléchir aux évolutions politiques. Il semble que notre atrophie intellectuelle, nourrie de trois décennies de rhétorique « antitotalitaire » et libérale, nous à rendus incapables de mettre en cause les cadres de cette pensée « faible » qui s’adapte à la réalité sans vraiment s’efforcer de la comprendre voire à la contester. De ce point de vue, la rhétorique sur la « révolution Facebook » – ou, pire encore, sur la « révolution 2.0 » – constitue l’expression la plus plate et la plus ridicule de cette faiblesse intellectuelle. On sépare abitrairement un domaine de la technologie (les « réseaux sociaux » électroniques) du reste de la réalité sociale et on le transforme en moteur secret qui détermine la volonté politique des gens (4). Les aspects les plus schématiques de l’imaginaire technophile s’érigent en une « ontologie » du social et de la politique qui croit pouvoir remplacer la question politique par ce messianisme néo-matérialiste. Il s’agit, bien évidemment, d’une démagogie qui sert justement à éluder la question proprement politique en permettant de rabattre les mouvements de révoltes sur la technologie occidentale, et de faire une apologie technophile. D’ailleurs, ce genre de manipulation ne date pas d’hier : certains ont dit que les grèves de 1995 en France avaient été possibles grâce au fax, le mouvement de Mai ‘68 grâce aux transistors, la révolution française grâce à la presse, etc. Comme si on essayait de fonder notre réflexion politique sur la théorie de Marshall McLuhan (5).
C’est probablement à cause de ce phénomène que les tentatives d’élucider ce qui se passe dans les pays en question sont plus que rares. Hormis les rituels désormais classiques d’approche des événements dans une perspective naïvement marxiste (« les gens se révoltent contre le néolibéralisme de Moubarak et de Ben Ali ») ou anarchiste (« les masses se révoltent contre l’État »), il semble que, pour l’imaginaire régnant, l’expression de notre soutien moral et politique nous dispense de la tâche de l’interprétation et de l’élucidation des événements. L’interprétation d’un phénomène se fait toujours dans le cadre d’un point de vue, puisqu’il fait partie d’un projet politique plus global. Or, dans les sociétés occidentales contemporaines il n’y a aucun véritable projet politique, aucun projet qui motiverait ses promoteurs à essayer de comprendre les évolutions en cours dans le monde arabe, afin d’en mesurer la portée et d’en critiquer les défauts, voire d’en tirer de véritables leçons.
Révolution ou soulèvement ?
Pour notre part, nous sommes de l’avis que l’exigence de lucidité doit caractériser tout groupe ou collectif politique qui se veut radical (dans le sens où il défend un projet d’auto-transformation démocratique de nos sociétés). Et cela d’autant plus que notre époque est marquée par une régression très importante, non seulement en ce qui concerne le contenu des idées politiques en vogue, qu’en ce qui concerne notre capacité de réflexion et de pensée politique.
Cette conception de notre rôle, en tant que collectif politique, nous oblige à mettre de côté la rhétorique enthousiasmante sur la « révolution arabe ». On doit donc être précis lorsqu’on utilise ce terme. On ne doit pas confondre la révolution, c’est-à-dire la création des institutions d’auto-gouvernement, soit l’instauration d’organes de pouvoir pour la démocratie directe qui essayent de remplacer les institutions oligarchiques (voire autoritaires) en place, avec les insurrections, les soulèvements, les révoltes, etc. Dans ces derniers cas, l’élan du peuple soulevé n’arrive pas à se consolider dans des institutions qui tendent à exercer le pouvoir (au début sur le plan local et ensuite à des niveaux plus étendus). Il s’agit plutôt de l’expression d’une colère face au mépris et à l’oppression qui, pourtant, ne va pas jusqu’à la contestation claire et ouverte du système social et politique responsable de cette oppression. Nous pensons qu’en ce qui concerne les mouvements dans les pays arabes il s’agit plutôt de soulèvements de ce type et non d’une révolution qui imposerait un changement radical des sociétés en question qui romprait avec le modèle occidental.
Il faut être clair, pour autant, qu’il ne s’agit pas ici d’une critique énoncée au nom de quelque pureté idéologique, ou quoi que ce soit de ce genre. Il ne peut s’agir, en d’autre termes, de mépriser les mouvements arabes parce qu’ils ne seraient pas à la hauteur de nos critères idéologiques (« les gens ne se sont pas prononcés pour la démocratie directe et l’égalité des revenus, donc il ne s’agit pas d’une évolution politique digne d’être soutenue »). Tout au contraire, il nous semble que seule une approche lucide et critique pourrait vraiment contribuer – dans la mesure du possible, bien évidemment – à l’intelligence collective de la situation. Contrairement aux pratiques gauchistes qui systématisent le « noble mensonge », le bluff et la méthode Coué quel qu’en soit le prix, nous considérons que la lucidité, aussi désagréable soit-elle, est seule à même d’accompagner une prise de conscience globale de la part des populations en question, des enjeux de leur mobilisation. De notre point de vue, certaines caractéristiques propres à la culture arabe ont empêché, jusqu’à présent le dépassement du niveau anti-autoritaire : rôle central et massif de la religion complémentaire d’une aliénation vis-à-vis de l’imaginaire consumériste occidental, culture du ressentiment et de l’autodénigrement qui oriente tout début d’auto-critique vers le fatalisme, quasi-absence de toute tradition d’émancipation couplée à un lourd despotisme historique, etc. On n’a pas – pas encore, du moins – assisté à la création de structures politiques autonomes, qui auraient pour but sinon de remplacer les structures en place du moins de coordonner et organiser les luttes. Une expression visible de ces obstacles traditionnels semble être le difficile dépassement de ce niveau anti-autoritaire, c’est-à-dire la difficulté des populations soulevées à passer de la critique des personnages à celle des structures : on critique Ben Ali, on critique Moubarak, on les chasse du pouvoir, mais on a un peu de mal à attaquer aussi les institutions (politiques, sociales, etc.) qui ont consolidé leur règne, même si ce mouvement existe et perdure, du moins dans certains milieux. Plus difficile encore semble être la critique du type même d’institution qui favorise de tels pouvoirs, donc des réflexes psychologiques et des automatismes mentaux qui les soutiennent. Ce type de critique que portait le mouvement ouvrier ayant été presque totalement éradiqué en occident durant la seconde moitié du XXe siècle, sa réinvention s’avère particulièrement délicate.
Dans un tel contexte, l’importance cruciale et tout à fait positive de ces soulèvements tient à ceci qu’ils démontrent une certaine corrosion de l’imaginaire traditionnel des pays en question. Il s’agit, en d’autres termes, des premiers germes d’un mouvement émancipateur qui rompt avec la culture hétéronome et plus ou moins fataliste de ces sociétés – ou, plus précisément, des premiers mouvements populaires pouvant être porteurs d’une visée explicitement émancipatrice (puisqu’il y a eu, par le passé, certains éléments plus ou moins émancipateurs, comme, par exemple, en ce qui concerne le cas tunisien, l’Indépendance en 1956 ou le « despote éclairé » Bourguiba, qui certes a « imposé » la laïcité, mais qui a très fortement accompagné le mouvement des femmes tunisiennes qui existait depuis les années 30). L’indépendance des soulèvements vis-à-vis des formations et idéologies politiques creuses, leur caractère séculier, populaire et non-militarisé, la participation des femmes aux mobilisations, le fait que beaucoup de gens descendent pour la première fois dans la rue, la disparition de la peur et la promotion d’une expression libre, sont des signes – parmi d’autres – qui laissent à penser qu’on assiste à un changement non seulement de mentalité politique mais, probablement, de l’attitude des gens face au monde, plus généralement. Reste à en mesurer la profondeur et à en estimer la portée. Or, c’est précisément pour pouvoir le faire qu’il faut en finir avec les discours politiquement vides sur la « révolution » et les « droits de l’homme ».
Common decency et autonomie
Un point qui nous est très important, c’est le courage et le sens de la dignité dont ces gens ont fait montre pendant toutes ces semaines. Tout cela ne va nullement de soi. Face à l’oppression et à la violence exercées par les États en question, face aux centaines de morts et de blessés, les gens n’ont pas abandonné la lutte. Tout au contraire : ils ont vus des amis tomber à leurs côtés, et sont redescendus dans la rue le lendemain. Il faudrait vraiment comparer cette attitude avec la frilosité française, notamment, et le fait que mourir pour quelque chose – et surtout pour une cause politique – apparaît dans le monde occidental comme quelque chose de baroque, voire d’exotique, puisqu’une telle conception de la vie et de la mort rompt complètement avec l’ambiance qui règne au sein de nos sociétés de consommation et qui réduit la politique à une demande de protection de nos « jouissances privées » (pour reprendre la fameuse expression de Benjamin Constant(6)). Le fait que des gens qui descendent dans la rue pour la première fois de leur vie montrent tant de courage en ne reculant pas face à la brutalité policière dénote un sens aigu de la dignité. C’est précisément ce qui nous manque dans les pays occidentaux, où la mentalité dominante (pseudo-individualisme, autoculpabilité, cynisme, indifférence, etc.) sape de plus en plus les bases d’un certain bon sens populaire – ainsi que d’un courage physique et moral que le Français moyen appelle « fanatisme » – capables de nous faire nous révolter contre l’appauvrissement croissant de notre vie dans tous les domaines. Les sociétés contemporaines semblent figées et immobilisées à tel point que l’attitude vulgaire et ouvertement je-m’en-foutiste des élites au pouvoir (7) ne provoque guère de réactions. Les scandales et la corruption qui se multiplient jour après jour, dans le cadre du capitalisme débridé, poussent les populations au cynisme – qui n’est qu’un nouveau type de fatalisme « lucide » – sans parler des suicides publics (France-Télécom...) qui n’entraînent, ici, aucune réaction collective. Dans ce cadre, rien ne semble pouvoir provoquer notre indignation, même si on consomme avidement le dernier best-seller qui nous exhorte à nous indigner (8).
Il nous semble que les cultures non occidentales ne sont pas encore entièrement corrodées par la culture de consommation et la cohorte de malheurs sociaux et mentaux qui lui sont propres, en dépit de la rhétorique néolibérale. Cela permet à leurs membres de conserver encore un certain nombre de vertus de base, un certain type de sociabilité élémentaire nécessaire à tout type de société et a fortiori à tout mouvement populaire autonome. C’est précisément cette sociabilité-là qui est en train de disparaître dans le monde occidental. Et c’est cette disparition-là qui fait naître, parmi d’autres conséquences, toute cette rhétorique sur la « révolution Facebook » qu’on a mentionnée plus haut : il ne s’agit pas seulement d’un libéralisme naïf et technophile, dans les cadres duquel on transforme la technologie en facteur indépendant qui semble agir à la place des gens ; il s’agit aussi d’une incapacité à comprendre les éléments social-historiques dont on vient de parler, incapacité directement liée à leur disparition quasi-totale dans notre monde actuel. Face à cette incapacité à comprendre, on ne fait rien d’autre que projeter le type anthropologique de l’homme occidental, avec ses obsessions technophiles et sa misère psychique, sur les peuples non occidentaux.
Sans la moindre illusion tiers-mondiste, nous pensons que la renaissance du projet d’autonomie n’est possible que si on arrive à réconcilier la sociabilité propre à ces sociétés avec les éléments démocratiques spécifiquement occidentaux (la capacité de la société de contester ouvertement et en connaissance de cause ses propres institutions et significations, la tradition révolutionnaire, la sécularisation, l’égalité partielle des sexes, etc.) qui manquent aux cultures non occidentales.
La fin de la politique ?
Or, cette constatation nous oblige à poser une question très importante. Quelles sont les conséquences politiques de l’épuisement de ressources anthropologiques qui font qu’une société est une société et non pas un simple agrégat d’ « individus » (comme le disait Margaret Thatcher et comme le sous-entend l’utilisation d’Internet et des « nouvelles technologies ») ? Une société au sein de laquelle le sens de la collectivité s’effondre sous le poids d’un pseudo-individualisme cynique est-elle encore capable de se mobiliser et de s’auto-transformer de manière démocratique ? Les peuples des régimes autoritaires et dictatoriaux sont-ils les seuls à pouvoir encore se révolter pour améliorer leur sort ? La prospérité matérielle relative dont jouissent les peuples occidentaux les a-t-elle tellement abrutis que notre seul espoir soit les révoltes des peuples dits « arriérés » ?
Dans ces conditions, on serait tenté de répéter ce que disait C. Castoriadis il y a un bon demi-siècle : « Faudra-t-il donc penser désormais que l’activité politique des masses est un phénomène spécifique aux pays arriérés, que les seules collectivités capables d’agir pour changer leur destin sont les paysans, les étudiants, les races opprimées dans les pays coloniaux ? L’intérêt de la population pour la politique serait-il fonction directe de son “arriération” économique et culturelle, la civilisation industrielle moderne signifie-t-elle que le sort de la société ne concerne plus les membres de la société ? » (9). N’assiste-t-on pas en d’autres termes à la pleine réalisation de la tendance lourde dont Castoriadis essayait de saisir les signes précurseurs ? Et s’il en était ainsi, que cela signifierait-il pour nos sociétés, aussi bien que pour le projet politique dont s’inspire notre démarche ? La « démocratie libérale » ne constituerait-elle pas, après tout, la véritable fin de notre histoire politique ? Le destin, dorénavant reconnu, de l’aventure politique et sociale des sociétés modernes ne s’incarnerait-il pas, enfin, dans des titans de la pensée tels que MM. Sarkozy, Berlusconi, Obama, Sarah Palin ou Barroso ? Soit. Nous y soumettrions-nous si facilement, cependant ?
Collectif Lieux Communs
Notes
1 - Il doit être clair, néanmoins, que dans nos sociétés dites « libérales », il y a en amont un matraquage médiatique impressionnant et en aval un filtrage de ce qui est donné à voir quant à « ce que les gens pensent », qu’on ne peut pas négliger, ni passer sous silence. En d’autres termes, le fait qu’on ne vit pas, ou plus, sous des régimes totalitaires dans le monde occidental ne signifie nullement qu’il y existe quelque véritable agora libre où les gens forment sans contrainte extérieure leurs propres idées, au sein d’un processus de dialogue et de débat libres et démocratiques (comme nous disent les libéraux). Or, de l’autre côté, on doit être également sceptiques et prendre des précautions vis-à-vis des fausse évidences foucaldo-gauchistes qui pensent que la société n’est qu’une usine (voire un camp de concentration) au sein duquel les élites au pouvoir possèdent la capacité de déterminer entièrement ce que les gens pensent. Bien évidemment il s’agit d’une question qu’on ne pourrait pas aborder de manière détaillée dans ce texte. Si nous insistons sur ce point, c’est pour critiquer l’idée naïve selon laquelle les populations ne seraient que de simples victimes du lavage de cerveau. En ce qui nous concerne, nous pensons que tout le problème politique réside, dans une grande mesure, dans le fait que les gens intériorisent les significations et les idéologies dominantes de sorte qu’elles jouent un rôle très actif sur la reproduction du système sociale et politique en place.
2 - Cf. sur ce sujet : J.-M. Mandosio, « Longévité d’une imposture : Michel Foucault », D’or et de sable, Paris, Éd. de l’encyclopédie des nuisances, 2008.
3 - J. Birnbaum, « Irréductible révolte », Le Monde magazine, 19/2/2011, p. 72.
4 - « Les réseaux sociaux sur internet n’ont pas encore terminé leur travail de libérateurs du monde » nous rassure Marie Ansquer (« La révolution Facebook en marche », Le Monde, 13/2/2011).
5 - Cf. par exemple l’ouvrage classique de M. Mc Luhan, Pour comprendre les média : Les prolongements technologiques de l’homme, Paris, Seuil, 1977.
6 - B. Constant, « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes » (1819), Écrits politiques, Paris, Gallimard, folio-essais, 1997, p. 603.
7 -Cf. sur ce sujet le livre classique de Christopher Lasch, La Révolte des élites et la trahison de la démocratie, Paris, Flammarion, 2007.
8 - Stéphane Hessel, Indignez-vous !, Paris, 2010.
9 - C. Castoriadis, « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » (1961), Capitalisme moderne et révolution, t. 2, Paris 10/18, 1979 (réimprimé comme Brochure n°10 et 10bis et disponible sur le site http://www.magmaweb.fr/ rubrique « Nos textes » puis « Brochures » ou directement à l’adresse suivante : http://www.magmaweb.fr/spip/spip.ph...).
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