Le pouvoir au bout du char

Cornelius Castoriadis
 2008

Publié dans le Nouvel-Observateur du 2 janvier 1982, propos recueillis par Louis-Bernard Robitaille.

LE NOUVEL OBSERVATEUR. Vous venez de publier un livre qui a pour titre « Devant la guerre ». Un peu alarmiste, non ?

CORNELIUS CASTORIADIS. Je suis parti d’un fait capital – et bien réel : l’invasion de l’Afghanistan, à la fin de 1979, et qui suivait de peu l’effondrement du régime du chah en Iran, le tout manifestant une décomposition à peu près totale de la politique américaine sur la scène mondiale. J’ai commencé par écrire un article pour la revue « Libre », qui a suscité une violente discussion au sein du comité et a provoqué l’arrêt de la publication. Mais la réflexion que j’avais commencée à propos de cet article m’a amené à reprendre toute l’analyse que je faisais sur l’URSS depuis de longues années, puisque je travaille sur la question russe depuis 1944. J’ai toujours considéré que c’était la clé de la compréhension de l’histoire contemporaine. Comment une révolution qui a commencé comme révolution socialiste a-t-elle pu engendrer ce régime que j’appelle capitalisme bureaucratique total et totalitaire ? Et aussi : comment se fait-il qu’un tel régime peut se perpétuer ?

N. O. En quoi l’invasion de l’Afghanistan changeait-elle radicalement le tableau ?

C. C. Elle mettait en lumière, de manière éclatante, les capacités non seulement militaires mais politico-stratégiques de l’Union soviétique. Elle mettait au premier plan ce phénomène : ce même pays qui faisait preuve d’une telle puissance sur le plan militaire était le même qui n’avait pas réussi à résoudre sur le plan intérieur des problèmes de base que, peu ou prou, des pays aussi pauvres au départ et aussi mal gérés que la Grèce ou l’Espagne ont à peu près résolus. Comment donc ce pays peut produire d’énormes équipements ultramodernes capables de rivaliser avec ceux de la première puissance industrielle mondiale que sont les États-Unis ?

N. O. C’est-à-dire : comment se fait-il qu’on manque de beurre à Moscou, que les tracteurs sont toujours en panne dans les kolkhozes, etc., mais que l’URSS produit et peut faire fonctionner un matériel militaire ultra-sophistiqué ?

C. C. Exactement. Il est d’ailleurs étonnant que les milliers de soviétologues patentés, payés par les contribuables occidentaux, ne se soient pratiquement jamais posé la question.

N . O. Mais c’est probablement qu’on travaille sur de grands nombres. il y a énormément de déchets dans la production.

C. C. Je refuse la théorie des déchets. C’est-à-dire : ils fabriquent dix ordinateurs, ils en jettent neuf et ils en gardent un.
Si vous appliquez ce raisonnement à l’armement russe, ça fait décidément beaucoup, ça finit par dépasser la production mondiale d’acier. Ce n’est pas possible. il faut donc que dans le secteur de la production militaire, il y ait une productivité, un rendement, des normes totalement différents de ce que l’on trouve dans les autres secteurs. Ce qui m’a amené à reprendre toute mon analyse sur la Russie, dans les domaines économique et sociologique. Et, par exemple, à me pencher sur ce phénomène, connu mais passé sous silence par les soviétologues : celui des entreprises fermées, secrètes, et placées sous le contrôle de l’armée. Il y a deux économies distinctes : la première incapable de produire suffisamment de blé ou de chaussures de qualité acceptable ; la seconde fabriquant en série du matériel ultra-sophistiqué, les centaines de milliers de pièces de rechange nécessaires, les machines-outils de haute précision, etc. Ce qui suppose, en amont et latéralement, une véritable société militaire qui a ses ouvriers privilégiés et motivés, ses propres techniciens et savants. Ce qui m’amène à parler de stratocratie.

N. O. Vous voulez dire que, sous une mince façade qui est celle du parti communiste, l’armée finalement aurait pris le pouvoir en U.R.S.S...

C. C. Non, il s’agit d’un phénomène nouveau. L’URSS est véritablement un animal historique nouveau. Effectivement, cette société militaire – employant peut-être quelque vingt-cinq millions de personnes – a une position dominante dans un pays où le Parti est devenu un cadavre historique. Depuis la disparition de Khrouchtchev, ce dernier illusionniste illusionné, le Parti n’a plus rien à dire, rien à proposer à la société. Ni de réaliser le paradis sur terre ni même de « dépasser le capitalisme » , comme le proclamait Khrouchtchev. La seule idéologie qu’on peut encore proposer à la population – ou plutôt le seul imaginaire qui survit -, c’est le nationalisme, précisément incarné par l’armée. La visée de puissance, de domination mondiale. Sous le couvert, bien sûr, du « triomphe du socialisme ».

N. O. Votre seconde constatation majeure, c’est le fait que la politique mondiale sera dominée au cours des prochaines années par la confrontation soviéto-americaine. Ça ne semble pas un phénomène particulièrement nouveau.

C. C. Certes non. Déjà en 1949, à « Socialisme ou Barbarie », nous faisions l’analyse de cette réalité et nous évoquions la possibilité d’une guerre mondiale entre les deux systèmes d’exploitation. Sur le fond, nous avions raison. Y compris pour les luttes de libération qui ont suivi dans le tiers monde – confisquées pour la plupart par les Russes. Y compris pour les grands mouvements sociaux en Occident. Ces phénomènes qui ont contribué à masquer pour un temps l’essentiel de cette confrontation. Mais la revoilà aujourd’hui, et à un niveau beaucoup plus élevé. Cette perspective façonne aujourd’hui tout le reste. A tel point que tout le problème du tiers monde, si monstrueux que cela paraisse, est annexé par elle, devient une succursale, un chapitre de cette confrontation. C’est là une constatation capitale et qui, apparemment, ne va pas de soi, en tout cas pour les gens qui me sont proches, qui ont un passé de gauche, qui continuent à se situer dans la perspective d’une transformation radicale de la société.
Ils nagent dans une soupe d’illusions concernant les pays de l’Est, et notamment la Russie. Ils refusent de voir que nous avons devant nous une nouvelle formation social-historique, un nouvel animal historique. Ils essaient toujours de l’analyser à la lumière du passé : État ouvrier dégénéré pour les trotskistes, capitalisme d’État, etc. Ou bien, on reste au concept « classique » de totalitarisme, tout à fait inadéquat pour comprendre la Russie d’aujourd’hui. D’autres, libéraux par exemple, misent sur un assouplissement, une « modernisation » de la société soviétique à la faveur des échanges commerciaux et économiques. Ce qui n’est absolument pas vérifié. C’est pour ce public-là que j’ai écrit mon livre. Et je crains malheureusement qu’il ne reste complètement sourd .

N. O. Pourquoi ?

C. C. Parce que, même lorsqu’on a admis du bout des lèvres que l’URSS, ce n’était pas le socialisme, il y a une difficulté à concevoir que c’est un régime de domination comme il n’y en a jamais eu dans l’histoire de l’humanité. Pour la première fois dans l’Histoire, on a un régime sans foi ni loi, y compris pour ses propres citoyens ou sujets. Ça ne s’est jamais vu. Sans doute les Mongols n’avaient-ils ni foi ni loi lorsqu’ils envahissaient, pillaient, occupaient des pays étrangers. Mais pour eux-mêmes ils avaient leur religion, ou plutôt ils en ont eu quatorze successives. Tous les conquérants ont toujours dit : malheur aux vaincus ! Mais pour eux-mêmes ils gardaient une foi et une loi. De ce point de vue, la Russie constitue un nouveau phénomène historique.

N. O. A la déception mal digérée s’ajouterait donc tout banalement le manque d’imagination ?

C. C. Oui, mais il y a un autre facteur, qui alourdit l’atmosphère morale et qui est peut-être le plus déterminant. Les gens qui se veulent militants, lucides, continuent de fonctionner sur un mode théologico-stalinien. On ne s’intéresse pas de savoir si ça est un paquet de cigarettes, on commence par regarder autour de soi et on se dit : si on admet que ça est un paquet de cigarettes, on aboutit à cette conclusion. Or cette conclusion nous est très désagréable et nous n’en voulons pas. Ce n’est pas qu’elle est fausse, c’est que nous n’en voulons pas. Donc : ce n’est pas un paquet de cigarettes mais un Etat ouvrier dégénéré ! Dieu sait si ce raisonnement a eu la vie dure. Si vous dites que Dieu n’existe pas, alors tout est permis. Insupportable ! Donc, il faut que Dieu existe.
Autre exemple : on n’aime pas l’idée d’une troisième guerre mondiale. Et toute la gauche est désarmée devant cette question : et si c’était vrai ? Quelle position devrait-on prendre ? Les gens de gauche n’ont rien à dire là-dessus. La seule chose qui leur permet de continuer à bavarder, c’est de dire qu’il y a un impérialisme américain, fauteur de guerre, qu’il est d’ailleurs le plus fort, que les Russes sont en position défensive, etc. Ce qui les débarrasse de l’obligation de faire face à la situation actuelle.

N. O. Il y a refus de voir cet animal nouveau - plutôt malfaisant, dites-vous. Ce qui veut dire : au fond, on était beaucoup mieux lorsque les États-Unis avaient la suprématie absolue dans cette confrontation mondiale. J’en conclus que, dans le débat actuel, vous croyez que les États-Unis, les Occidentaux doivent réarmer face aux Soviétiques...

C. C. Je n’ai jamais dit, je ne dirai jamais que l’Occident doive réarmer. D’abord, ce n’est pas mon rôle de dire aux gouvernements capitalistes ce qu’ils doivent ou ne doivent pas faire. Cela dit, personne n’a jamais pensé, lorsque les États-Unis avaient la suprématie absolue sur le plan nucléaire – pendant une vingtaine d’années – qu’ils allaient nucléariser la Russie « avant que ce ne soit trop tard ». On ne l’a jamais pensé, et à juste titre – mis à part, bien sûr, quelques personnages un peu bizarres qui le prônaient et n’avaient aucune chance de se faire entendre. Pourquoi ? Non pas parce qu’on attribue des qualités morales supérieures au Pentagone. Tout simplement – et c’est là que le marxisme traditionnel devient un fantastique appareil à penser faux – parce que les États-Unis, ce n’est pas seulement un pays capitaliste et impérialiste. Je l’appelle une oligarchie libérale. Ça veut dire quelque chose : ça veut dire qu’il y a des contrôles, un budget, une procédure publique, une opinion publique, des actions et réactions de la population. Ça veut dire que les gouvernants ne peuvent pas faire n’importe quoi à n’importe quel moment. On oublie un peu trop rapidement qui a arrêté la guerre du Viêt-nam : c’est l’opinion publique, c’est le peuple américain, ce sont les étudiants, ce sont les soldats qui balançaient des grenades dans les mess des officiers. Cette situation est toujours là, aux États-Unis – comme en Europe occidentale. Mais elle n’existe absolument pas en Russie. La décision de déclencher ou non une attaque nucléaire préventive est entièrement entre les mains d’une dizaine ou d’une vingtaine de personnes qui dirigent l’Establishment russe, n’ont de comptes à rendre à personne et ne craignent rien à l’intérieur.

N. O. En somme, entre la « stratocratie » soviétique et l’oligarchie américaine, c’est la première qui est la plus dangereuse.

C. C. La plupart des gens « de gauche » sont dominés par la théorisation marxiste selon laquelle un régime se définit essentiellement par son économie. C’est-à-dire : les pays occidentaux ne sont que capitalistes ; tout ce qui peut se passer sur le plan politique est secondaire, c’est de la décoration, de la sauce, de la mayonnaise. il y a une structure de classe donc ces régimes sont à combattre inconditionnellement. Cette position est fausse.
Quelle est la réalité ? Du point de vue de la théorie politique, ces régimes sont effectivement des oligarchies. Mais si l’on parle des sociétés, on doit reconnaître que ce ne sont pas des sociétés purement et simplement capitalistes. Si elles étaient vraiment capitalistes, ce serait le monde des « Temps modernes » de Charlot, ce serait le régime totalitaire, inné à l’organisation de l’usine capitaliste, étendu à l’ensemble de la société. Or c’est faux. Pourquoi ? Parce que ces sociétés sont des bâtards historiques, qui procèdent tout aussi bien du développement du capitalisme que de tous les mouvements libérateurs, émancipateurs qui commencent déjà au XIVe siècle dans les cités européennes et qui prennent toutes les formes que l’on connaît, y compris la forme de mouvements religieux. Il y a eu les révolutions, anglaise, française, américaine, les mouvements ouvriers ; il y a eu ce grand mouvement démocratique révolutionnaire qui dure depuis des siècles et qui fait que ces sociétés n’ont pas pu devenir simplement ce vers quoi leurs économies les menaient. Elles n’ont pas pu être des sociétés purement capitalistes, ce qui aurait voulu dire : totalitaires.

N. O. Vous dites, au contraire, qu’il y a deux ou plusieurs logiques à l’ouvre.

C. C. Précisément. Il y a, d’un côté, la logique de l’institution capitaliste économique de la société et, d’un autre côté, la logique du mouvement démocratique révolutionnaire qui a toujours été là.

N. O. C’est d’ailleurs cette contradiction qui fait la faiblesse de ces sociétés.

C. C. Ah ! bien sûr, s’il s’agit pour ces sociétés de mener la guerre contre un régime qui, lui, est purement et simplement totalitaire-bureaucratique, c’est évident que ça crée une situation qui n’est pas simple. Ces pays se trouvent, depuis la fin de la dernière guerre, dans une phase de décomposition, progressive et accélérée. Il se trouve, par exemple, que ces oligarchies sont incapables de définir une politique rationnelle et cohérente – même du strict point de vue de leurs intérêts à long terme. Un phénomène que les marxistes, là encore, refusent d’admettre car ils vivent dans la mythologie d’un capital rationnel qui tire toutes les ficelles, qui serait parfaitement rationnel. En fait, il y a une incohérence fantastique, par exemple au niveau des relations entre États, ou dans cette prétendue Alliance atlantique, qui est tout sauf une alliance, ou au niveau de la politique d’armement américaine – là encore d’une incohérence fantastique. Elle se fait par à-coups, sous les diverses pressions des lobbies militaro-industriels, sans que ça corresponde à une rationalité militaire et stratégique.
Les sociétés occidentales sont des espèces de soupes épaisses dans lesquelles nagent des morceaux un peu plus épais que d’autres : en particulier les lobbies. Le mouvement « ouvrier » officiel, le mouvement « ouvrier » institutionnalisé, est lui-même un lobby parmi d’autres, sans projet politique global.

N. O. A quel moment - parlons pour les États-Unis - situez-vous ce processus de décomposition ?

C. C. Le point de clivage se situe dans les années soixante, avec la considérable ambiguïté des résultats du grand mouvement social (Noirs, jeunes, femmes, etc.) mais qui n’est pas allé jusqu’au bout de sa lancée. Ce mouvement a modifié les sociétés occidentales, les a ébranlées. Mais, en refluant, il les a laissées dans cet état de décomposition, sans avoir vraiment de succession. Il n’y a plus aujourd’hui de mouvement qui aille de l’avant et qui veuille transformer la société. Le mouvement des années soixante a ébranlé le point de vue dominant sans parvenir à imposer le sien.

N. O. En plaçant les problèmes à un niveau aussi élevé - ou en plongeant aussi profond -, vous ne laissez pas beaucoup entrevoir de solutions...

C. C. Mais c’est que la question est vraiment difficile. il faut voir que ces régimes occidentaux, on n’a aucune raison de les défendre. Mais qu’il n’y a pas que les régimes, il y a aussi les sociétés, et elles contiennent ce qui reste de la grande tradition démocratique et révolutionnaire de transformation de la société, et ça n’est pas peu de chose, et ça ne va pas de soi. On ne sait pas si cette tradition continue, de façon souterraine, d’exister en Russie. Donc, tout à fait indépendamment de Reagan, la question de la défense de ces sociétés contre la stratocratie russe pourrait se poser. En un sens, elle se pose. C’est un moment du raisonnement que, bien sûr, les marxistes et autres récuseront en criant : « Sacrilège ! » C’est un point sur lequel il faut s’arrêter : d’abord, il n’est pas vrai qu’il n’y aurait rien à choisir entre les sociétés occidentales et un régime à la russe.

N. O. Donc, entre deux gangs, il faut effectivement choisir le moindre...

C. C. Non, il ne s’agit plus de gangs mais des sociétés. Entre parenthèses notons l’hypocrisie de tous ces gens : je ne vois personne qui demande son visa d’immigration pour la Russie. Je n’ai jamais vu ça ! Mais la question, c’est que, d’un côté, ce n’est pas le rôle des gens qui pensent de donner des conseils aux états-majors, encore moins à Reagan, qui enlève le pain de la bouche des vieilles bonnes femmes pour construire des armes qui, du reste, ne servent à rien. Et que, de l’autre, les sociétés ne sont pas seules au monde. Il y a tout le tiers monde, et pour commencer le tiers monde où les Russes ne sont pas encore entrés.

N. O. Pour vous, c’est là que la partie se joue, et de manière cruciale ?

C. C. Oui, c’est le terrain principal de l’affrontement. Et qu’est-ce qui s’y passe ? Beaucoup de ces pays sont sous l’influence directe des pays occidentaux, et d’abord des États-Unis. Et quelle est la politique de ceux-ci ? Appuyer, pratiquement dans tous les cas, les régimes les plus réactionnaires, les plus autoritaires. Notons au passage la subtile distinction de Mme Kirkpatrick entre régimes totalitaires et régimes autoritaires : en vérité, elle n’est pas fausse. En effet : ces régimes du tiers monde sont plutôt « autoritaires » que « totalitaires ». Et alors ? Est-ce une raison pour s’aligner sur des gouvernements qui appuient toutes les dictatures d’Amérique latine partout où elles existent, entraînent les tortionnaires dans les camps de la C.I.A. aux États-Unis et maintenant font ce qu’ils font au Salvador ? Qui non seulement sont incapables de régler les problèmes des pays du tiers monde mais encore appuient systématiquement des régimes de dictature autoritaire ?

N. O. Mais alors, quelle stratégie pour l’Occident ? Qu’est-ce qu’il fallait, qu’est-ce qu’il faut faire au Nicaragua, au Salvador ?

C. C. L’idée de la troisième voie, telle qu’elle est prônée actuellement en France, est illusoire. Ce sont des voux pieux, en l’état actuel des choses. Car ce n’est pas un hasard si les États-Unis ont cette politique irrationnelle, du point de vue bien compris des intérêts impérialistes américains mêmes. Si ce n’est pas tout à fait vrai que ce sont les Américains qui ont poussé Cuba dans les bras des Russes, il est vrai qu’ils sont en train de pousser le Nicaragua dans leurs bras. Ce n’est pas un hasard, c’est le résultat même de cette décomposition de la société américaine. Il n’y a aucune instance dans le régime américain capable de s’élever à ce qu’un marxiste appelait le point de vue des intérêts généraux du système dominant.
Ce qui prévaut, c’est la United Fruit, ce sont les lobbies militaires qui vendent des avions, entraînent des colonels, etc. C’est telle ou telle firme, ce sont les différents clans de la C.I.A. qui ont chacun leur dictateur préféré, etc. Prenez l’Afrique du Sud. Cinq millions de Blancs, et dix-huit millions de Noirs pratiquement maintenus dans un état d’esclavage. Une sorte d’immense camp de concentration pour les Noirs. il y a un mouvement noir, avec des hauts et des bas, mais qui semble gagner de l’importance. Un jour ou l’autre, ces Noirs se soulèveront – du moins il faut l’espérer, le souhaiter. Ils se soulèveront. Les Blancs sont armés comme c’est pas possible. Ces Noirs auront besoin d’armes. Qui les leur donnera ? L’administration américaine est alignée, plus que jamais, sur le gouvernement de Pretoria. Qu’est-ce qui se passera ? Les Noirs demanderont des armes aux Russes, qui seront ravis de leur en donner. Le Cap comme base militaire russe, ça vaut quelque chose dans le rapport des forces mondial ! A ce moment-là, on va nous demander, au nom de la défense de la démocratie et de la liberté, d’appuyer le régime de Pretoria contre les Noirs parce que ceux-ci ont des armes russes...
C’est une des raisons pour lesquelles je refuse d’entrer dans le raisonnement : faut-il appuyer un effort de guerre absolu de l’Occident ? La guerre contemporaine est un phénomène total : qu’est-ce que ça veut dire ? Par exemple, en France, pour une direction militaire conséquente, ficher quarante pour cent de la population. Parce qu’il y a environ quarante pour cent des Français, à un moment ou à un autre – ou la femme ou le fils – , qui ont été membres du parti communiste. Ça voudrait dire, dans une série de pays européens (Espagne, Italie, etc.), leur transformation en régimes semi-totalitaires, avec une politique étrangère à l’avenant, pour combattre un autre régime totalitaire. C’est absolument absurde, intenable, inacceptable.

N. O. Est-ce que vous n’avez pas tendance à poser le dilemme ou l’impasse de manière absolue ? N’y aurait-il pas tout simplement pour l’Occident une riposte technique qui consisterait, sur le plan de la quincaillerie, à boucher les trous les plus évidents dans le rapport des forces militaires – et d’abord la question des SS 20 en Europe ? On est loin de l’effort de guerre absolu.

C. C. Mais ici encore la confrontation ne va pas se dérouler de manière classique. Déjà les Américains avaient réussi à ne rien comprendre au Viêt-nam. Comme s’ils n’avaient jamais entendu parler de la guerre d’Algérie. Ils ont fait la guerre au Viêt-nam comme s’ils faisaient des manœuvres ultra-technologisées dans les grandes plaines du Middle West, dans cette jungle vietnamienne où l’on ne voit pas à deux mètres devant soi.

N. O. Ça aurait pu – ou dû – se passer autrement au Viêt-nam ? C. C. - Je ne sais pas. Ce n’est pas mon problème. Ils ne pouvaient pas tenir de toute manière le Viêt-nam. Et puis qu’est-ce qu’ils foutaient au Viêt-nam ? Ce que je veux dire, c’est que les Américains ont cru possible et intelligent de mener au Viêt-nam une guerre industrielle, à grands coups de matériel et de dollars. Et aujourd’hui, ils croient suffisant de voter des budgets, de produire de nouvelles tonnes de hardware, alors que la confrontation est essentiellement sociale-politique. Ce ne sont pas des quincailleries qui feront la guerre mais des hommes et des sociétés. Avec, pour le tiers monde, l’ingrédient national.

N. O. Et l’idéologie communiste...

C. C. Oui. Cette idéologie communiste, qui est complètement en faillite à l’intérieur de la Russie, à laquelle plus personne ne croit une seconde, cette idéologie, en même temps que le modèle organisationnel du parti militarisé, la grande création de Lénine continue encore d’être une valeur sur les marchés d’exportation. Et d’abord, bien sûr, dans les pays du tiers monde. Pourquoi ? Parce que, si vous allez en Amérique latine, par exemple, les versions les plus stupides, les plus plates, les plus crétines du marxisme le plus primaire se vérifient directement. il y a des riches et des pauvres, les pauvres crèvent de faim et les riches sont richissimes, ils ont les moyens de production et ils exproprient le peu de terres qu’ont les paysans. L’État ? Quel État ? La police locale est totalement aux ordres du propriétaire foncier local. Le curé local, ça change un peu depuis quelque temps, mais ça a été, pendant des siècles : Mes enfants, restez tranquilles, c’est aux pauvres qu’appartient le Royaume des cieux !

N. O. Une véritable caricature, en somme. . .

C. C. Oui. La caricature la plus bête du marxisme le plus plat semble se vérifier la-bas. Dans ce mélange explosif, vous jetez quelques exemplaires du catéchisme marxiste, vous jetez quelques enzymes d’un modèle organisationnel...

N. O. Alors, en dernière analyse et quels que soient ses motifs, l’URSS se trouve à jouer dans ces pays un rôle progressiste ?

C. C. Mais pour faire quoi, au bout du compte ? Qu’est-ce qui se passe maintenant au Viêt-nam ? On a instauré quelle société ? Une société bureaucratique totalitaire qui ne résout pas les problèmes de la population. Bien sûr, ces populations du tiers monde sont désespérées, elles ont un ennemi, une solution apparaît sous les traits d’un front national manipulé par les communistes ou alors appuyé par les Russes (parce que ce sont les seuls à lui donner de l’aide). La lutte commence. Les Américains, bien entendu, soutiennent le camp opposé. L’anti-américanisme, déjà existant, se développe jusqu’au paroxysme. C’est tout à fait naturel. Les gens ne savent pas ce qu’il y a au bout. Mais nous, nous le savons. Certains disent : c’est meilleur. Je ne suis pas d’accord.

N. O. La question, c’est : pour Cuba, valait-il mieux Castro ou Batista ?

C. C. Quelle est la situation à Cuba ? il y a une quantité fantastique de gens dans les prisons. Les conditions matérielles – malgré les énormes subsides que donne l’URSS – sont misérables.

N. O. Votre point de vue paraît à la fois pessimiste et désespérant : entre le statu quo et la soviétisation, aucune alternative pour le tiers monde...

C. C. Est-ce que c’est pessimiste de constater un accident de voiture ou une catastrophe naturelle ? Rien de ce que font ou peuvent faire les pays occidentaux ne va changer la situation.

N. O. C’est un peu facile de décréter à l’avance qu’il n’existe pour l’Amérique latine aucune politique de développement de l’économie et de la démocratie, non ?

C. C. Mais écoutez ! Donnez-moi un exemple où les pays occidentaux aient réussi avec cette politique de la « troisième voie » ! Kennedy a fait l’Alliance pour le Progrès : quel a été son destin ? Même Carter, c’est tout juste s’il n’est pas intervenu au Nicaragua ! Pourquoi ? Parce que, dès qu’on parle d’une politique différente, il y a des fabricants d’avions et de tanks qui bloquent le processus. Ou alors, à l’intérieur même des pays, des couches dirigeantes qui font blocage et trouvent des appuis, à la C.I.A. ou ailleurs...

N. O. Est-ce qu’il ne vaut quand même pas la peine de tenter, comme le fait d’une certaine manière Mitterrand, de pousser à une solution au Salvador ?

C. Mais c’est très bien de trouver une solution sur le papier. Lier l’aide économique au processus de démocratisation, etc. Mais, concrètement : la France n’a aucun poids en Amérique centrale. Elle en a en Afrique. Or que fait Mitterrand ? Il soutient Mobutu ! Ce n’est pas qu’il aime Mobutu, bien sûr, mais il n’a pas les moyens d’une autre politique. Là ou ailleurs, il pourrait théoriquement y avoir autre chose, mais ça ne se fera pas avec les régimes occidentaux actuels et avec les politiques qu’ils mènent. La situation reste donc, pour l’essentiel, la suivante : la Russie essaie de pénétrer le tiers monde, et le tiers monde constitue un excellent terrain de pénétration. Même si parfois elle subit un échec, comme en Égypte. On ne peut pas mener une entreprise de domination mondiale telle que la mène l’URSS sans subir des échecs de temps en temps. Et elle en subira encore. Déjà en Afghanistan, ce n’est pas un triomphe pour eux, c’est évident...

N. O. Quel est le scénario que vous imaginez ?

C. C. Je ne fais pas de la futurologie : mais examinons une hypothèse. Imaginons telle ou telle crise dans tel pays du tiers monde. Les Russes ou un régime prorusse s’installent, ou simplement un régime perçu comme tel par les Américains... Tôt ou tard on arrivera à une situation qui sera objectivement critique, ou considérée comme telle.

N. O. Par exemple, l’Iran...

C. C. Ce peut être l’Iran, ou l’Afrique du Sud. Ç’aurait pu être l’Afrique, si Kedhafi n’était pas aussi faible qu’il l’est et s’il y avait eu une véritable descente des Libyens vers le cœur de l’Afrique. A part un ou deux, tous les pays africains sont dans une instabilité fantastique. Ce sont des États en carton-pâte, Mobutu est tenu à bout de bras par les Occidentaux, etc. Donc, à un moment donné, le Pentagone, les États-Unis réagiront. S’ils ne réagissent pas - par exemple sur une affaire absolument décisive comme le Golfe -, c’est la capitulation. Si, dans un pays clé, il y a renversement et qu’un gouvernement islamo-popularo-nationaliste-révolutionnaire déclare : « Je garde mon pétrole ! », l’Europe s’arrête dans les vingt-quatre heures.
Les États-Unis n’auraient plus le choix que de réagir ou de capituler en fait et de se replier sur leur territoire. Ou alors ils réagissent : ultimatum, action militaire, etc. A ce moment-là effectivement, le front européen devient important. L’état-major russe sait fort bien que, si les choses tournent mal, le principal endroit de confrontation devient l’Europe. Si l’Afrique du Sud est en jeu, alors vous pouvez supposer qu’il y aura attaque sur l’Elbe.

N. O. Mais vous dites dans votre préface : « Les Russes ne veulent pas la guerre, ils veulent la victoire. » Ça veut dire quoi ?

C. C. Que l’état-major russe n’est pas complètement fou. Même s’il n’a pas une comptabilité des vies humaines semblable à celle des Occidentaux – on l’a vu au cours de la dernière guerre mondiale – , il sait fort bien que la guerre totale signifie cent ou cent vingt millions de morts russes. Même pour eux, cela fait beaucoup. Ce qu’ils visent, c’est la victoire, c’est-à-dire l’effondrement interne des autres, sous une pression maximale. C’est là l’explication du fantastique surarmement des Russes. Un surarmement qui ne peut avoir pour effet seulement de mettre la Russie « à l’abri ». Car, dans cette hypothèse, maintenant que la suprématie conventionnelle est écrasante, que l’overkill est depuis longtemps atteint, pourquoi continuer cette énorme production militaire ? Pourquoi une flotte qui augmente constamment, alors que la Russie n’en a pas besoin pour sa défense ? Parce que ce surarmement a dans la confrontation une valeur psychologique décisive. Les Occidentaux, bien qu’armés, se retrouveront dans la position d’un homme en face d’un adversaire qui sort d’abord un couteau puis une hache. Ensuite vous découvrez qu’il a aussi un poing américain, un revolver et qu’il est champion de karaté ! Cela fait beaucoup ; alors, vous capitulez. Il ne faut pas se faire d’illusions sur la force de dissuasion américaine. Imaginez qu’il y ait une première frappe russe : la seule riposte américaine possible consisterait à viser les villes russes, ce qui amènerait forcément la destruction en retour des villes américaines Or, en dehors de cas limites (Hitler dans son bunker), quel est le responsable politique dont on est sûr qu’il prendrait une telle décision ? Tout ça, c’est, comme le disait Herman Kahn, « penser l’impensable »... Mais il faut penser à cette perspective d’une « victoire sans guerre ».

N. O. Face à cette situation, il vous est impossible de vous dérober : il faut bien une stratégie pour les États-Unis, pour l’Europe pour l’Occident ?

C. C. Nous n’avons pas à nous mettre dans les bottes des politiciens, qui prennent des décisions selon leur logique propre. Ni à donner de conseils à Reagan, qui ne sait pas ce qu’il fait et le fait mal. Le réarmement tel qu’il se dessine présentement est une absurdité et ne m’intéresse pas. Je ne suis pas « pacifiste ». Je considère l’actuel mouvement pacifiste européen comme politiquement absurde et moralement abject. Que disent les pacifistes ? « Dénucléarisez, de la Pologne au Portugal ! » Ce qui veut dire : les Russes et les Américains peuvent se nucléariser à l’extrême on s’en fout, pourvu que nos précieuses petites peaux soient sauvées ! C’est politiquement imbécile et moralement inacceptable.
Mon point de vue est qu’il faut organiser un mouvement populaire pour le désarmement universel et total et pour l’affectation de ces cinq ou six cents milliards de dollars qu’on dépense chaque année pour des armements aux besoins du tiers monde. Pas n’importe comment. Pas au profit des petits tyrans locaux démagogues psychopathes, pour qu’ils construisent à leur tour des armées, mais pour le développement de l’agriculture et de l’infrastructure.

N. O. Je retiens quand même de votre livre que vous considérez le déséquilibre actuel comme totalement irréversible. Ce qui paraît énorme.

C. C. Il est impensable que les États-Unis puissent faire face au défi militaro-politico-stratégique sans rétablir la conscription, abandonnée sous Nixon. Or c’est politiquement hors de question. Actuellement, il y a une armée de volontaires, insuffisante sur le plan quantitatif – il manque de personnel sur la flotte de guerre – et qualitatif – les recrues, essentiellement des chômeurs, ne sont pas suffisamment qualifiées. Deuxièmement : les gens raisonnent selon les critères de la guerre de 1939-1945, alors que les États-Unis ont bâti effectivement, en deux ou trois ans, une formidable industrie de guerre. S’il y a confrontation et crise grave, à l’époque actuelle, le temps ne se comptera pas en jours, en semaines ou en mois mais en heures...

N. O. Beaucoup soutiennent que les États-Unis, avec leur fantastique potentiel industriel, auraient en fait les moyens de mettre les Soviétiques à genoux, en leur imposant une course aux armements insupportable pour leur économie.

C. C. Cela supposerait de la part des États-Unis un effort d’armement qui me semble, pour l’instant, tout à fait improbable. Du côté russe, on estime déjà entre quinze et vingt pour cent du P.N.B. les sommes consacrées à l’armement. Or ces dépenses augmentent à l’heure actuelle de cinq pour cent par an en termes réels. Même face à un énorme effort américain, les Russes auraient les moyens de faire face, avec des dépenses supplémentaires qui représenteraient moins de un pour cent supplémentaire de leur P.N.B. Et ils le feront.

N. O. Vous ne pensez pas, vu le niveau de vie déjà misérable de la population, que, dans le cas d’une ponction supplémentaire sur l’économie « civile », il pourrait y avoir une gigantesque révolte ?

C. C. Je ne pense pas que l’importance de cette ponction ferait vraiment la différence. Cela dit, ce qui est capital pour l’avenir de notre monde, c’est de savoir s’il existe ou non des traces démocratiques en Russie. Cela, nous l’ignorons totalement. il est vrai que la situation interne de la Russie est l’une des plus explosives qui soient : aucun des problèmes posés sous l’ancien régime n’a été résolu, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais il y a en même temps une chape de plomb qui pèse sur la société. Même hors de la terreur stalinienne, le régime a mis au point un fantastique système de répression. Même si je ne partage pas du tout ses conclusions, Zinoviev a vu juste en insistant sur cet homo sovieticus, une nouvelle espèce d’homme, en quelque sorte, cynique, indifférent à la médiocrité de son sort, à l’avenir de la société... pourvu qu’on lui foute à peu près la paix. Toute la question, pour l’avenir de la Russie – et, pour une grande partie, le nôtre aussi -, c’est de savoir si les dissidents sont la pointe émergée d’un iceberg ou les représentants d’une race en voie de disparition.


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