Prosélytisme bien particulier, Emirs et Imams autoproclamés - Le loup est bien dans la bergerie !
Pendant que l’écrasante majorité des partis autorisés, plus de cinquante à ce jour, l’infinité d’Associations de Sauvegarde et de Protection de la Révolution, poussant comme des champignons sur l’ensemble du territoire, jouent des coudes pour se faire une place au soleil, occuper n’importe quel strapontin dans n’importe quelle « commission », se bousculent sur les plateaux de télé et les radios, toutes couleurs confondues, pour répéter à l’infini le même ronron lénifiant et parloter de la « révolution », d’autres, les organisations intégristes, utilisent la « stratégie de la fourmi », pour quadriller le terrain, le terrain social, chaque jour un peu plus, et de façon différente.
La façade officielle, honorable et mesurée dans le discours, de l’immense iceberg, envahit systématiquement tous les espaces médiatiques, sans avoir pour cela à utiliser leurs propres journaux. Les dirigeants d‘Ennahdha, d’ Ettahrir, et leurs alliés déclarés ou pas, ont compris l’impact des médias. Etre à la une, chaque jour, des quotidiens. Le discours, très bien rodé, moderniste au départ, à la « turque » , pour convaincre du « changement » opéré dans la vision de « l’islam d’aujourd’hui », pour marquer une coupure avec l’image de sectarisme dogmatique qui a collé à cette mouvance depuis sa fondation, pour « être au diapason de la nouvelle Tunisie », est dirigé essentiellement vers ces classes moyennes, musulmanes pratiquantes, souvent de façon saisonnière et irrégulière, terreau disponible mais idéologiquement effarouchées par l’approche intégriste.
Puis, une fois le visa en main, le contenu de ce discours a changé rapidement et radicalement. Maintenant on exige comme des coups de semonce , de ne pas toucher à tel texte, à tel article de la Constitution de 59, comme si on dictait déjà les prérogatives de la nouvelle Assemblée Constituante non encore élue, désirant à l’avance en limiter le champ d’action, et lui imposer une feuille de route bien précise, par une pression continue …. Y- aurait-il donc des « tabous », des sujets intouchables, des chasses gardées, dont seuls quelques personnages, et quelques partis, ont autorité pour en parler et en débattre ?? Oubliés déjà les principes de « démocratie » et de « tolérance » hautement proclamés par certains leaders islamistes lors de leurs premières déclarations à leur arrivée d’exil doré d’Angleterre ou d’ailleurs ?? On « exige » également que toute référence ou toute revendication ayant trait à la laïcité, assimilée de suite à l’athéisme, soit éliminée. On esquive, ainsi, tout débat gênant, on agite l’épouvantail de la « fitna » pour faire peur, le tout, enveloppé d’une rhétorique volontairement ambiguë, est facilement avalé, gobé par le Tunisien « moyen », peu habitué à ce genre de discussions, insuffisamment armé et surtout sevré par des années d’indifférence à la chose publique.
La structure
Cet envahissement médiatique quasi- quotidien est complété par une occupation systématique du terrain social, totalement délaissé par tous les autres partis. Même certaines caravanes humanitaires, dans des régions, sont prises en otage : rien ne peut être distribué en dehors de « l‘organisation » locale, une structure floue, invisible, mais si efficace. Elle devient le lien incontournable entre les donateurs venus en nombre et les bénéficiaires locaux. Ils tirent ainsi les marrons du feu, se substituant presque aux bienfaiteurs, paraissant comme les initiateurs lointains de cet élan de solidarité.
En fait, dans pratiquement chaque quartier populaire, dans chaque village, dans tous ces hameaux délaissés, s’organisent chaque jour des visites pour évaluer, à la manière des assistantes sociales, les besoins des familles. Puis se mettent en place, des soutiens scolaires, du primaire au secondaire, des aides en soins, prodigués gratuitement par des médecins bénévoles acquis à la cause, avec distribution de médicaments, provenant de campagnes de récupération et de pressions amicales sur certains fournisseurs ou représentants de laboratoires. Viennent ensuite des jeunes femmes et des jeunes filles du voisinage au secours des personnes âgées, dans le besoin, les aident à se laver et à se nourrir, fournissant souvent des aliments et du lait pour la semaine.. On s’occupe aussi des handicapés oubliés par les services sociaux et abandonnés à eux-mêmes. Des méthodes connues, ayant fait leurs preuves à Gaza, en Algérie, en Egypte et ailleurs.
La grande, très grande opération de séduction a déjà commencé. Les noyaux des structures organisationnelles se mettent méticuleusement en place. Gagner la sympathie d’abord. La mobilisation et la propagande active viendront après. La campagne électorale est déjà bien entamée. Partout. Chaque dimanche, avenue Bourguiba, des jeunes femmes, 2 ou 3, foulards à peine conformistes, s‘approchent des petits cercles de discussion improvisés, interviennent et orientent délicatement le débat vers le rapport hommes-femmes, le Code du Statut Personnel, le divorce, la bigamie, etc. Une fois le débat engagé, on voit intervenir des « messieurs » utilisant un langage de connaisseurs, citant le Coran et le Hadith, des faits historiques et cela devient un discours idéologique très bien mis au point. Les jeunes filles ont disparu et sont ailleurs, dans un autre groupe…..Du bon travail. Et maintenant, avec le beau temps et l’allongement de la journée, chaque jour, chaque fin d’après midi, l’allée centrale de l’avenue Bourguiba devient un espace pour un prosélytisme bien particulier : des jeunes hommes en tenue « afghane », barbe au vent et koufia blanche haranguent des cercles d’ouailles, beaucoup de curieux, beaucoup de commentaires. On trouve systématiquement les mêmes groupes dans les gares routières, les stations de louages, les cafés, les marchés. Le mouvement est lancé. La graine est semée.
Des Emirs et Imams autoproclamés
Troisième volet du système mis en place et bien rodé : des groupes de différentes importances sont toujours prêts pour intervenir, avec violence verbale ou physique, dans toute manifestation ou évènement qu’ils « jugent » hostiles. Cela a déjà commencé en février pour disperser une des premières manifestations organisées par des femmes, pour l’égalité et la laïcité. Puis des agressions contre des bars, des dépôts, des points de vente de vin, un peu partout en Tunisie. Il y a eu ensuite l’attaque des maisons closes de la rue Sidi Abdallah Ghech. Anarchie provoquée dans des salles d’attente des hôpitaux pour empêcher l’examen des femmes par des médecins hommes. Des meetings de partis, des rassemblements d’indépendants, des forums, sont agressés par des hordes déterminées, et les réunions perturbées, annulées. Le même terrorisme intellectuel commence à sévir dans des lycées : certains élèves refusent d’étudier la poésie, sous prétexte que cela « est interdit par la religion », et entraînent des camarades hors de la classe en signe de protestation. Ailleurs, comme un droit acquis, à l’appel du muezzin, des élèves quittent la classe, sans autorisation, et vont faire la prière « bil hadher », dans des salles nouvellement aménagées en lieux de prière, ou simplement sous les préaux ou dans la cour, au vu de tous. Des pétitions circulent pour imposer des mosquées ou des salles de prière dans des facs, instituts et certains lycées. On constate enfin, chose plus gravissime, la main mise de ces groupes sur quelques Conseils de Sauvegarde de la Révolution dans beaucoup de régions, d’où sont exclus manu militari tous ceux qui ne sont pas de la « mouvance », ceux qui ne sont pas sympathisants ou complices silencieux, et tous ceux qui ne sont pas des natifs du coin.
Tout le monde est au courant de cet exemple édifiant, une expérience douloureuse et tragique vécue à Ben Gardane, au camp de Choucha, par un groupe de cinéastes et d’artistes, Salma Baccar, Leila Chebbi, Marouane Meddeb, pour ne citer que ceux-là), voulant apporter un souffle momentané de bien-être et de distraction pour les réfugiés, dénués de tout et enfermés dans l’attente d’un éventuel départ.
Ils ont constaté le terrorisme exercé par une bande de salafistes autour du camp de Choucha. Un territoire complètement sous leur contrôle. « Toute action, en dehors des camps, doit être autorisée par un « Emir El Mouminine », installé dans une tente avec deux gardes du corps » !!!!!! La mise en place des scènes où devaient se dérouler les animations, était soumise à un accord préalable, souvent remis en question, avec un racket à peine déguisé. Les films destinés aux réfugiés indous, bengalis et somaliens, devaient être « propres » et conformes à une certaine « morale », sinon aucune projection n’était « autorisée ». Ceci pour faire un résumé rapide des pouvoirs exercés par ces groupes, régissant la vie de certains endroits.
Violences et agressions
Les provocations, les agressions se multiplient. Rappel rapide : Gilbert Naccache a vu sa conférence au Teatro perturbée et annulée. Violence physique contre Nouri Bouzid. Attaques contre des gens du théâtre, envahissement d’El Hamra pour empêcher une représentation jugée peu conforme à leur vision, et depuis quelque temps, apparition musclée des « afghans » sur l’avenue, présence de silhouettes noires en nikabs ostentatoirement mises en avant, une prise de parole de terreur et de haine de jeunes « imams », terminant leurs discours par des menaces. L’un d’eux allant jusqu’à dire : « si jamais on touche à un cheveu de l’un de nos militants, nous transformerons l’ensemble de la Tunisie en enfer, car je veux vous le rappeler, nous ne sommes pas une minorité mais bien 6 millions…… ». La dernière démonstration de force, de violence haineuse, ce vendredi 29 avenue Bourguiba, est juste un aperçu des méthodes utilisées. Les mosquées n’échappent pas à cette conquête. Combien d’imams ont été ainsi « renvoyés » de leurs minbars, et d’autres venus on ne sait d’où, intronisés sur le champ.
Pourtant, çà et là, de façon totalement spontanée, quelques réactions salutaires à l’actif de professeurs, d’étudiants et de lycéens à Sfax, par exemple, suite à des agressions ou des attitudes provocatrices : des étudiants d’un Institut ont refusé d’entrer en cours parce que leur professeur est arrivée en niqab. Dans un lycée, suite à une altercation entre un professeur et le parent d’une élève expulsée de classe pour port de niqab, les élèves se sont rangés du côté des enseignants lors d’un rassemblement de protestation dans la cour du lycée.
Il faut signaler aussi cette marche pacifique mais déterminée à Monastir des employés d’hôtels et de citoyens vivant du tourisme ( guides, chauffeurs de taxi, commerçants) scandant surtout un mot d’ordre d’importance : « rappelez vous le jour du scrutin pour qui voter, la source de revenus de 1500000 Tunisiens est en jeu ».
A force de dire que la Révolution du 14 janvier est immunisée, qu’il n’y a pas de risque intégriste, cela a fini par anesthésier, par faire baisser la garde, par endormir la vigilance de tous. Les forums, les débats, la profusion des articles de presse sont indispensables pour baliser les futurs sentiers. Mais l’essentiel à faire, la tâche immédiate et urgente qui incombe aux associations laïques, citoyennes, aux organisations syndicales, aux élites intellectuelles, aux femmes, à tous les partis, aux démocrates indépendants, soucieux de prémunir, de garantir l’égalité des droits et la justice pour tous les citoyens, quels que soient leurs sexes, leurs religions, leurs appartenances ethniques, leurs opinions, et ce conformément à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, est de descendre, au plus vite, dans l’arène sociale, pour faire face à ce rouleau compresseur, à cette vague rampante, de plus en plus visible, de plus en plus menaçante, qui avance à très grande vitesse, inexorablement. Il y a urgence parce que le loup est déjà dans la bergerie.
Fatah THABET
La guerre des Mosquées
La “dégage attitude” a atteint, dès le 15 janvier 2011, les mosquées. De nombreux Imams ont été “priés” de vider les lieux pour laisser leurs places à d’autres. Seulement ces choix n’étaient ni ceux du peuple et même pas celui de ceux qui fréquentent les Mosquées. Ce sont les minorités islamistes agissantes qui ont pu imposer leur volonté à ‘“la majorité silencieuse” des lieux de culte, souvent étonnée par ce qui arrivait.
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Les imams, comme tous les corps socioprofessionnels de la Tunisie, étaient sous la coupe du pouvoir despotique de Ben Ali. D’autant plus que, dès les années 1970, les mosquées ont été le lieu d’une certaine contestation et mobilisation politiques. Il faut reconnaître qu’il y a eu dans le corps des imams, comme partout ailleurs, des laudateurs sans scrupules et sans morale. Il y a même ceux qui dans leur prêche du vendredi 14 janvier, à deux ou trois heures de la fuite de Ben Ali, ont qualifié la révolution tunisienne de fitna (discorde) et affirmé que le devoir religieux impliquait une obéissance totale au président et que Sakher El-Materi [homme d’affaires, gendre du président déchu, très présent sur la scène politique] est un bienfaiteur du pays. Ces gens-là n’ont plus leur place dans la guidance spirituelle des musulmans.
islamistes-radicaux-montent-au-creneau2Mais cela ne donne aucun droit aux groupes politisés de mettre le grappin sur les lieux de culte. Le ministère de l’Intérieur a réagi tardivement à cette politisation des prêches qui tend à prendre en otage les fidèles. Il s’est contenté d’un communiqué qui rappelle la vocation essentielle des mosquées comme des lieux de prière et de recueillement, mais Afrique cela n’a eu aucun effet sur cette insidieuse prise de pouvoir.
On n’a pas de chiffres précis, mais il semblerait que sur les quelque 2 000 mosquées du pays, plusieurs centaines furent prises d’assaut par des extrémistes – des groupes salafistes, des membres de Hezb Ettahrir (une dissidence dans le mouvement des Frères musulmans qui remonte à 1953, et auquel le ministère de l’Intérieur vient de refuser le visa légal) et les franges les plus radicalisées des sympathisants d’Ennahda [parti islamiste fondé par Rached Ghannouchi en 1981 sous l’appellation Mouvement de la tendance islamique (MTI)]. Les fidèles ont pu quand même résister dans un certain nombre de cas, surtout quand les imams locaux avaient suffisamment de crédit et de compétence.
La guerre des mosquées a lieu sous nos yeux. Mais c’est une guerre déséquilibrée car, en face des fantassins de l’intégrisme, il n’y a que des citoyens mal organisés et fortement culpabilisés. De leur côté, les prédicateurs d’Ennahda jouent un jeu plus subtil. Ils se disent contre la politisation des mosquées, mais ils sont aussi contre la dépolitisation de la religion. Cela se traduit dans les faits par des discours politiques qui, souvent, ne font pas la propagande explicite d’Ennahda, tout en défendant la vision théologique, politique et sociale propre à ce parti. C’est un jeu de dupe car, dans ce cas, nul besoin de dire “votez pour nous”.
Cela serait même contre-productif. Les nahdaouis veulent gagner la bataille des idées dans les mosquées. Les retombées politiques finiront par suivre. On assiste aussi à une bataille des chefs par mosquées interposées. Le cheikh Abdelfattah Mourou, membre fondateur d’Ennahda et entré dans une certaine dissidence depuis 1991, fait le tour des mosquées de Tunisie. Il donne des leçons quotidiennes entre les deux prières du maghreb [coucher du soleil] et du icha [prière de la tombé de la nuit]. Le cheikh se dit contre toute instrumentalisation partisane des mosquées, mais ses prêches sont-ils déconnectés de toute stratégie politique ?
Le Hezb Ettahrir, quant à lui, a choisi une autre stratégie : faire de la propagande politique à l’entrée des mosquées et occuper quotidiennement le parvis du ministère de l’Intérieur en faisant des prières collectives dans la principale avenue de la capitale.
L’intellectuelle tunisienne Raja Ben Slama a relevé ce troublant paradoxe : “Les islamistes font de la politique dans les mosquées et prient dans la rue” ! Cette prise en otage de l’espace public est intolérable. A cela s’ajoute la prise du pouvoir de la parole dans des centaines de mosquées, et tout cela face à un Etat affaibli par la révolution du 14 janvier et qui peine à imposer l’ordre républicain pourtant indispensable à toute démocratie.
Cette guerre larvée ne suscite pas un grand intérêt médiatique. L’Etat laisse faire. Les élites religieuses, qui nous ont tant intoxiqués par les vertus de l’islam modéré tunisien, sont réduites au silence du fait de leur complicité et de leur compromission avec l’ancien régime. Rendre les mosquées à Dieu, et à lui seul, est une exigence démocratique. Perdre cette guerre, c’est renoncer à nos libertés et à tous nos rêves d’émancipation. La Tunisie de demain se jouera, aussi, dans les mosquées.
Zyed Krichen
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