Entretien avec L’evenement du jeudi (1987), propos recueillis par Michel de PRACONTAL
L’EVENEMENT DU JEUDI : Le mot « avant-garde » est associé à des mouvements artistiques ou politiques. Dans un autre ordre d’idées, on parle de « recherche scientifique de pointe », de « techniques d’avant-garde ». Quels liens entre ces différentes acceptions ? Qu’est-ce qu’une avant-garde ?
Cornelius CASTORIADIS : D’abord, une remarque historique : je ne pense pas que Sophocle, Shakespeare ou Bach étaient des avant-gardes de leur époque. Non pas que leurs ouvres aient fait l’unanimité : il y avait certes des querelles d’opinion, de goût, des luttes entre écoles. Mais on n’avait pas l’idée d’avant-garde. Cette idée, cette métaphore militaire d’un corps détaché à l’avant de la société qui explore le terrain et doit avoir les premiers contacts avec l’ennemi, est une invention relativement récente. Elle implique que l’histoire est et doit être « marche en avant », « progression ». Au mieux, l’idée s’appuie sur des présupposés de philosophie de l’histoire énormes. Au pire, l’idée est franchement absurde : le plus récent serait le meilleur, le plus beau, etc. C’est du reste cette dernière idée qui prévaut actuellement.
EDJ:Où et quand est née l’avant-garde ?
CC:Les premières manifestations du phénomène ont lieu probablement en France, à la fin de la Restauration et surtout sous le second Empire : Baudelaire, avec la condamnation des Fleurs du mal, soi-disant pour des raisons de moralité publique, en fait plus encore pour des raisons esthétiques ; le scandale créé par l’Olympia de Manet ; Rimbaud, etc. Presque aussitôt cela se répand dans les autres pays européens (Wagner proclame qu’il écrit « la musique de l’avenir »). En Russie avant la révolution, à partir de 1900, on observe un fantastique bouillonnement dans la peinture, la sculpture, la poésie.
Entre 1860 et 1930 les grands créateurs se détachent de la société et s’opposent à elle. Ce qu’ils font est jugé subversif et (ou) incompréhensible - et eux-mêmes sont, la plupart du temps, des ennemis de l’ordre établi. C’est aussi l’époque où apparaît, comme type et non comme cas individuel, le génie incompris et l’artiste maudit. Van Gogh meurt dans le dénuement, quatre-vingts ans plus tard un de ses tableaux bat le record absolu de prix de vente d un tableau.
Comment expliquez-vous cette marginalisation des créateurs ?
Dans la société bourgeoise, après sa maturité, s’opère, pour la première fois dans l’histoire, que je sache, une dissociation culturelle. La bourgeoisie capitaliste perd sa créativité historique, sa culture s’enfonce dans le répétitif. Ses grands artistes sont alors les pompiers, que l’on redécouvre aujourd’hui au musée d’Orsay. La société officielle, les riches, l’Etat qui passe des commandes n’acceptent qu’un art tout à fait conventionnel. Presque nécessairement, les créateurs authentiques sont alors des marginaux, qui ne jouissent que d’une reconnaissance tardive ou posthume.
Après 1930 et, plus encore, 1945, cette histoire se répète mais sur le mode comique : il y a une course à la novation pour la novation, mais qui se fait maintenant sous les applaudissements (et avec l’argent) du public « averti » qui a fait sien ce jugement stupide : ça doit être bon puisque c’est nouveau, ce qui vient après est forcément meilleur que ce qui venait avant. Les « révolutions » et les « subversions » qui rapportent beaucoup et vite se succèdent à un rythme accéléré. Finalement, cette course absurde vers le nouveau pour le nouveau s’épuise et se vide, et l’on aboutit - en commençant par l’architecture - au fameux « postmodernisme », proclamation ostentatoire qu’on n’a plus rien à dire, si ce n’est en recombinant ce qui a déjà été dit. Comme le déclarait fièrement un des porte-parole du postmodernisme aux Etats-Unis, « nous sommes enfin délivrés de la tyrannie du style ». Aveu de stérilité - la répétition de ce qui a été déjà fait comme programme - mais aussi, déclaration d’une profonde vérité : la « modernité » était grande et ouverte (voir les « influences » japonaises, africaines, amérindiennes sur les impressionnistes, sur Picasso, etc.). Le « postmodernisme » est plat et invertébré. Son principal mérite est d’avoir fait comprendre, par contraste, combien la période « moderne » était sublime.
En bref : l’apparition et la valeur d’une avant-garde dans l’art et la littérature a été un phénomène lié aux caractères spécifiques et transitoires d’une époque historique. Si l’avant-garde artistique aboutit à une impasse, n’est-ce pas l’inverse pour le domaine scientifique, ou la course à la nouveauté semble aller de pair avec le progrès des connaissances ?
Depuis que nous sommes entrés dans le développement scientifique, d’abord avec les Grecs, ensuite avec la Renaissance, nous pensons à juste titre que ce que nous avons vu jusqu’ici n’est que provisoirement correct.
En science, il y a toujours à aller plus loin. Alors que l’idée d’aller plus loin est privée de sens dans le domaine de l’art. Personne n’ira jamais plus loin qu’Eschyle, que Beethoven, que Rimbaud. Personne n’ira jamais plus loin que le Château de Kafka. On pourra aller ailleurs, on pourra aller autrement, on n’ira pas plus loin. En ce sens, il existe un développement scientifique, alors qu’on ne peut pas parler de développement dans le domaine de la littérature ou des arts. Mais il faut faire attention : ce développement n’est pas une simple accumulation de connaissances s’ajoutant les unes aux autres, il est travaillé par des révolutions très importantes. Le rapport entre le nouveau qu’on trouve et ce qui était déjà admis est plus qu’étrange. Le passage de la physique de Newton à celle d’Einstein pose, du point de vue de sa signification philosophique, des questions immenses.
Ne peut-on pas dire que la première « s’emboîte » dans la seconde ?
Non. Les questions graves résultent précisément du non-emboîtement. Le scientifique moyen croit que Newton fournit une première approximation et Einstein une seconde, meilleure approximation. Mais il n’en est pas ainsi, il y a un problème de la compatibilité théorique (et non simplement numérique) des deux conceptions. En un sens, Newton est purement et simplement faux. En un autre sens, il ne l’est pas, il couvre en première approximation 99 % des phénomènes.
Donc, il y a de vraies révolutions scientifiques. A certains moments émergent de nouveaux grands schèmes imaginaires qui rendent mieux compte du réel que les schèmes précédents. C’est le cas avec la relativité ou avec la physique quantique.
Comment est accueillie la nouveauté ? La théorie newtonienne n’a pas été acceptée tout de suite ; en France, par exemple, les cartésiens s’y sont opposés pendant des décennies. La théorie d’Einstein, plus exactement la relativité restreinte, n’a pas soulevé de très grandes tempêtes ; on a pu dire d’elle qu’elle était d’esprit classique - et pourtant, ce n’est pas pour elle qu’Einstein a reçu le prix Nobel. La relativité générale, qui, elle, détruit totalement le cadre classique, a semblé longtemps aux physiciens une curiosité théorique sans grande portée réelle ; et encore aujourd’hui, on a l’impression qu’ils ne réalisent pas ses très profondes implications philosophiques et les apories qu’elles soulèvent. Au contraire, la théorie quantique détruisait quelque chose d’immédiatement essentiel pour la physique classique, une idée que les physiciens autant que l’esprit commun avaient bue avec le lait de leur mère : l’idée du déterminisme, la catégorie de la causalité. C’est pourquoi Einstein lui-même, Louis de Broglie, Schrodinger ne l’ont jamais admise.
Aujourd’hui, la théorie quantique est presque universellement acceptée. Tout se passe comme si l’on avait pris le pli des novations importantes. Malgré les difficultés théoriques immenses de la physique contemporaine - la situation y est proprement chaotique - les scientifiques mettent en avant les théories les plus « folles » et les discutent. On a compris que la réalité est moins « logique » au sens de notre logique familière du « deux et deux font quatre » - qu’on ne le pensait jusqu’alors. Un physicien célèbre a pu dire d’une théorie nouvelle : Elle n ‘est pas assez folle pour être vraie.
Mais cette tolérance vis-à-vis de la nouveauté n’est-elle pas liée à une attitude étroitement pragmatique ? Les physiciens ne se servent-ils pas de la physique quantique sans chercher vraiment à savoir ce qu’elle signifie ?
C’est tout à fait vrai dans le cas général. Les physiciens ont abandonné la tentative de faire sens de ce qu’ils disent, de le raccorder au monde quotidien comme aux grandes interrogations philosophiques qui sont à l’origine de la science. Ils ne se soucient même plus d’être cohérents au niveau des catégories qu’ils utilisent. Ainsi, des catégories encore plus fondamentales que la causalité, celles de la localité et de la séparabilité, sont remises en cause par la théorie quantique. On ne peut plus dire, dans tous les cas, qu’une chose est « distincte » d’une autre, ou que cette chose se trouve en un endroit précis et non pas à la fois presque partout et presque nulle part. Eh bien, les physiciens continuent tranquillement à travailler. Ils admettent qu’au niveau le plus profond - le plus profond actuellement atteint ! - les choses ne sont pas nécessairement localisables ni séparables. Qu’est-ce que cela veut dire ? Mystère. Ce désintérêt par rapport au sens et à la signification, à mon avis très grave, marque la physique contemporaine, comme il marque l’époque en général. A long terme, cela aura peut-être des résultats critiques.
Peut-on parler d’une avant-garde scientifique ? Je ne crois pas que l’expression ait ici un sens. Certains scientifiques font un travail plus original que d’autres, mais il ne s’agit pas d’avant-garde. La distinction serait plutôt entre ceux qui travaillent aux frontières des problèmes et ceux qui continuent à labourer un champ déjà balisé de la science.
Qu’en est-il des avant-gardes politiques ?
Au départ, on trouve surtout l’idéologie léniniste du Parti comme « avant-garde » de la classe ouvrière. L’idée est toujours celle de la conception vulgaire : il existe une vérité politique, en l’occurrence une idée ou théorie sur la société future et sur la voie qui y conduit, et cette vérité est déjà dans la possession d’une catégorie particulière, le Parti et ses dirigeants, en vertu de leur rapport avec la théorie révolutionnaire. Ceux-ci ont donc le devoir de guider la classe ouvrière, de la conduire à la terre promise. Lénine disait que le Parti doit être toujours à l’avant des masses, mais d’un pas seulement. Il faut comprendre ce que cela veut dire. S’il était au même niveau que les masses, il ne serait plus une avant-garde, et s’il était trois kilomètres à l’avant, il se trouverait tout à fait isolé et se casserait la figure. Il ne faut pas que le Parti s’isole des masses, donc qu’il présente tout son programme comme immédiatement réalisable. Il faut montrer aux masses que l’on adopte leurs revendications immédiates et qu’on ne veut pas les entraîner trop loin, alors qu’en fait ces revendications sont l’appât destiné à leur faire avaler toute la ligne du Parti.
Si l’on refuse la notion d’un parti, d’un groupe minoritaire détenant la vérité, comment penser le rôle politique de l’avant-garde ?
Pour ma part, j’ai récusé la notion d’avant-garde depuis longtemps. Mais je reste toujours, plus que jamais, profondément convaincu que la société actuelle ne sortira pas de sa crise si elle n’opère pas, sur elle-même, une transformation radicale - en ce sens, je suis toujours un révolutionnaire. Et je pense que cette transformation ne peut être que l’ouvre de l’immense majorité des hommes et des femmes qui vivent dans cette société.
La question surgit alors : comment concevoir le rapport entre une population - française, ou anglaise, ou américaine - et ceux qui pensent - ou croient penser - un peu plus, et surtout de manière continue, les grandes questions politiques et veulent agir à partir de cette pensée ? Ce rapport passe inévitablement par des phases tout à fait opposées. Par exemple, dans la phase actuelle, la population se trouve dans une apathie politique totale, dans la privatisation la plus complète (c’est ce qu’on glorifie sous le titre d’individualisme). Etat rarement perturbé par des petites rides de surface (comme le mouvement étudiant de novembre-décembre 1986). Si l’on considérait que tout ce qui est réel est rationnel, que ce qui se passe est ce qui doit se passer - idée proprement monstrueuse - on dirait qu’il n y a rien à faire. Chacun vaque à ses affaires, écrit ses poèmes, achète sa vidéo, part en vacances, etc. Je crois que pendant une période comme celle-ci le rôle de ceux qui pensent la politique et qui ont une passion politique (une passion pour la chose commune) est de dire à voix haute, même s’ils sont peu entendus, à la population ce qu’ils pensent. De critiquer ce qui est, de rappeler aussi au peuple qu’il y a eu des phases dans son histoire où il a lui-même été autrement, où il a agi d’une façon historiquement créative, où il a agi comme instituant.
Supposons maintenant que soudain, alors que l’on croit que rien ne peut plus arriver, à partir d’un incident mineur, une partie de la population se mette à inventer des demandes, des revendications, des formes d’action et d’organisation. C’est exactement ce qui s’est passé en Mai 68. Un mois avant Mai cet analyste politique clairvoyant qui s’appelait Pierre Viansson-Ponté écrivait dans le Monde son fameux article « La France s’ennuie ». En effet, la France s’ennuyait mais personne n’aurait pu penser que la conséquence de cet ennui allait être une tentative de révolution.
Dans une phase de ce type, la véritable création historique est en train de se faire et il faut comprendre que ce qu’on a à apprendre du mouvement en cours est probablement beaucoup plus important que ce qu’on pourrait lui enseigner, à supposer qu’on puisse lui enseigner quelque chose. Par conséquent, ceux qui, auparavant, essayaient de parler ou d’agir en étant très minoritaires - « l’avant-garde » - ne peuvent plus se considérer que comme une des composantes de tout ce mouvement.
Finalement, donc, on peut dire non pas qu’un individu ou un groupe forment une « avant-garde », mais qu’ils représentent un ferment positif relativement à l’état de la masse de la société pendant une certaine période. Mais cela n’est jamais définitif. Au moment où l’histoire se remet vraiment au travail, où la société redevient instituante, ces individus ou ces groupes rentrent dans le rang ou, dans le cas le plus heureux, deviennent le porte-parole, le porte-voix du mouvement collectif. C’est un peu le rôle que Dany Cohn-Bendit a joué pendant les vingt premières journées de Mai. Mais on trouvera aussi dans l’histoire des personnes qui ont pu jouer de manière plus durable ce rôle heureux de porte-parole d’un mouvement collectif.
La notion de leader n’est donc pas à récuser ?
Il est de bon ton dans la tradition gauchiste, ou de gauche de condamner (mais en paroles seulement) la notion de leader qui paraît une idée « de droite ». C’est une position hypocrite et fausse. Certains individus ont, conjoncturellement, parfois durablement, la capacité d’exprimer beaucoup mieux que d’autres ce que tous ressentent ou même d’inventer des choses dans lesquelles les autres se reconnaissent. Ce sont des leaders.
Comment voyez-vous le rôle des leaders dans là société actuelle ?
Aussi longtemps que nous restons dans l’apathie, la privatisation, le pseudo-individualisme, il ne peut être question de mouvement créateur de la collectivité, et pas davantage d’un individu politiquement créateur dont le rôle ferait surgir des questions par rapport aux autres. Banalité, mais en même temps, comme la plupart des banalités, vérité profonde : une société a les leaders qu’elle mérite.
Que voit-on actuellement ? Un monsieur que je ne connais ni des lèvres ni des dents, dont je découvre l’existence un matin dans mon journal, vient en troisième ou quatrième position dans les sondages des opinions positives des Français sur les hommes dits « politiques ». Ce monsieur s’appelle François Léotard. Qui est M. Léotard ? Je ne sais pas. Qu’est-ce qu’il a fait ? Je n’en sais rien. A-t-il découvert l’Amérique, inventé un théorème mathématique, gagné le Tour de France, présenté un truc au concours Lépine, fondé une entreprise qui a réussi, escaladé l’Himalaya ? Non. A-t-il jamais eu la plus petite idée personnelle ? S’il l’a fait, il la cache soigneusement dans son journal intime ; il se garde bien de dire autre chose que les plus inoffensives banalités. Mais, d’après ce que je comprends, il a su se constituer un petit appareil (apparat, comme on dit à l’Est) . C’est un apparatchik qui a bien compris l’ère des médias, et réussi à persuader les hommes de la télé de le rendre télégénique. Moyennant quoi, M. Léotard est un leader politique - et un leader tout à fait approprié pour la France de 1987, précisément parce qu’il n’a pas une idée dans sa tête, une idée qui soit neuve, qui soit à lui. M. Léotard est l’expression adéquate de la France telle qu’elle est. Du point de vue hégélien, il devrait être élu président de là République en 1988. Il ne le sera pas, ce qui prouve une fois de plus, et heureusement, que l’histoire n’est pas tout à fait rationnelle.
Heureusement le peuple français n’est pas seulement ce qu’il est, comme d’ailleurs chacun de nous. C’est le propre de l’homme de ne pas être ce qu’il est et d’être ce qu’il n’est pas (Hegel, encore), il y a plus, et autre chose. Seulement, pour l’instant, ce plus, cette autre chose, dort.
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