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La simplification, de nos jours, des programmes dans l’enseignement des lettres n’a pas conduit à une augmentation des effectifs dans ces disciplines. Les étudiants ne comprennent que trop clairement que les cours dans ces matières offrent rarement grand chose de plus que « de la pose idéologique, de la culture populaire et des jeux de mots abscons » pour citer Kimball. Il ne fait pas de doute qu’il sous-estime la pression à laquelle les étudiants sont soumis pour étudier des matières qui les conduisent plus directement à des emplois lucratifs, mais il est vrai néanmoins, dans mon expérience, que les étudiants — en tout cas, les meilleurs — rejettent un régime intellectuel de famine, réduit à de la culture populaire et de la théorie littéraire, qui leur dit que les « textes » ne renvoient qu’à eux-mêmes et à d’autres textes et que donc on ne peut en attendre qu’ils changent la manière dont nous vivons. Je crois que les étudiants sont également mis en fuite par le mode de critique culturelle en vigueur, qui dégénère facilement en « une espèce de cynisme », nous dit Kimball, « qui veut qu’on n’ait rien compris correctement tant qu’on n’a pas dénoncé la corruption, la duplicité ou l’hypocrisie des choses ».
Selon Kimball, les théories linguistiques qui ont acquis une telle influence dans les humanités aujourd’hui, fascinées qu’elles sont par l’ambiguïté et l’imprécision du langage, négligent « le moyen terme entre scepticisme nihiliste et croyance naïve ». Les partisans de ces théories se targuent d’une fausse norme d’objectivité désintéressée, d’une conception « super-cartésienne » du langage comme « moyen d’expression parfaitement transparent qui rend nos pensées sur le monde sans perte ni ambiguïté » et ils terminent en disant que, puisqu’il est évident que le langage est incapable de satisfaire à cette norme, il ne peut jamais émettre de prétentions à la vérité. C’est là une critique éloquente du cynisme qui se refuse à faire la différence entre les idées et la propagande, entre l’argumentation et la guerre idéologique. Mais Kimball emploie cette critique à tout propos et de façon indiscriminée. Il ne s’en tient pas à un réquisitoire contre les nihilistes qui affirment que tout débat est toujours politique dans le sens le plus grossier et que les vainqueurs dans tout débat sont ceux qui ont le pouvoir d’imposer leurs conceptions aux autres. Son réquisitoire englobe aussi toute personne mettant en cause le besoin de fondements épistémologiques. Il remarque sévèrement : « Le fondationnalisme (foundationalism) s’est révélé être la tête de Turc privilégiée de nombreux humanistes dans l’Université de notre temps. » Toutefois, ils s’agit de bien plus que d’une tête de Turc ; c’est une question sérieuse, qu’on ne saurait régler en citant simplement les excès et les absurdités de ceux qui s’emparent du mot d’ordre antifondationnaliste sans comprendre sur quoi porte la discussion.
L’attaque du fondationnalisme n’est pas simplement une nouvelle mode universitaire, quand bien même elle est devenue de mode dans certains secteurs. Elle naît exactement de la même considération qui trouble Kimball lui-même : la crainte que la « quête de la certitude », selon la formule de John Dewey, ne laisse la place au scepticisme dès que l’on aura découvert que la certitude intellectuelle est une illusion. L’espoir de fonder notre connaissance du monde sur des propositions inattaquables par le doute — espoir qui avait inspiré la révolution cartésienne en philosophie, la révolution scientifique du XVII e siècle et une grande partie des Lumières — s’est écroulé et la tentative de peser les conséquences de cet écroulement constitue le sujet de la philosophie du XX e siècle. Certains philosophes ont essayé de sauver la vieille épistémologie en rétrécissant le champ du discours philosophique à des questions techniques, formelles, sur lesquelles on est censé pouvoir parler avec une précision mathématique. D’autres soutiennent qu’il ne reste rien d’autre qu’un scepticisme intégral. Une troisième école, qui comprend les nombreuses variétés du pragmatisme au XX e siècle, est d’avis que l’impossibilité de la certitude n’empêche pas la possibilité d’un discours raisonné — d’affirmations qui suscitent un assentiment provisoire même s’il leur manque des fondements irréprochables et si elles sont donc soumises à révision.
Inévitablement, les débats philosophiques sur le fondationnalisme ont influencé les travaux dans le domaine des humanités — en suggérant, par exemple, une vision plus positive de l’idéologie que celles avec lesquelles nous avons grandi. Ainsi, Clifford Geertz a soutenu que la critique des idéologies dans l’après-guerre par des spécialistes en sciences sociales tels que Raymond Aron, Edward Shils, Daniel Bell et Talcott Parsons a eu pour effet de proscrire non seulement les énoncés politiquement utiles mais aussi toutes les thèses non assujetties à vérification scientifique. (Ceci se passait avant que Thomas Kuhn n’ait jeté le doute sur l’idée de vérification scientifique proprement dite.) En d’autres termes, la critique de l’idéologie a eu pour effet de bannir de la discussion politique et du champ des études sérieuses toute une gamme de stratégies de communication allusives, symboliques, métaphoriques et à charge émotionnelle. La guerre du XX e siècle contre l’idéologie a fait écho à celle des Lumières contre la religion, compromettant l’analyse de la pensée politique (en la réduisant à des mensonges, des distorsions et des rationalisations) de la même façon que l’analyse de la pensée religieuse est compromise si on la réduit à une superstition [1].
Si Geertz a raison, le cynisme qui ne fait pas de distinction entre pouvoir et persuasion était déjà implicite dans la critique néo-positiviste de l’idéologie, dont la rhétorique rappelait si irrésistiblement la rhétorique de l’athéisme militant. Ceux qui ont attendu avec impatience la fin de l’idéologie espéraient que l’on pourrait borner la discussion politique à des questions techniques sur lesquelles les experts pourraient tomber d’accord. Quand la fin de l’idéologie n’est pas venue se concrétiser, il a été facile d’en conclure, avec Foucault et Derrida, que le savoir de tout genre est purement une fonction du pouvoir ou, comme le dit Stanley Fish, que « le pouvoir fait le savoir », si cela signifie qu’« en l’absence d’une perspective indépendante de l’interprétation, il y aura toujours une perspective interprétative qui commandera après l’avoir emporté sur ses concurrentes ». D’un autre côté, Geertz soutient qu’une idéologie donnée ne l’emporte pas dans son combat contre les autres idéologies parce que ses partisans ont le pouvoir de faire taire l’opposition, mais parce qu’elle fournit une meilleure « carte » de la réalité, un guide plus fiable en vue de l’action. Sa réhabilitation de l’idéologie — et par extension, sa critique du fondationnalisme, du moins sous certaines de ses formes — sert à rouvrir la possibilité de soumettre les questions morales et politiques à un débat sérieux, et de réfuter ceux qui nient la possibilité de défendre intelligemment la moindre position morale ou politique.
En réponse aux critiques de droite qui s’en prennent aux études littéraires, les auteurs de Speaking for the Humanities résument la position sceptique qui est la leur en écrivant : « Nous avons appris à demander si les prétentions universalistes ne se contentent pas en réalité de présenter comme norme les préoccupations d’un groupe particulier pour écarter comme partielles ou limitées celles des autres groupes. » Mais les « prétentions universalistes » ne peuvent être rejetées aussi facilement. Comme Gramsci nous l’a enseigné il y a longtemps, aucune idéologie ne pourrait jamais atteindre à « l’hégémonie » si elle servait simplement à légitimer les intérêts d’une classe particulière et à « écarter » ceux des autres. C’est leur aptitude à répondre à des besoins et des désirs humains durables qui rend les idéologies convaincantes, même si leur conception du monde est nécessairement aveugle sur leurs propres limitations. Pour autant que les idéologies expriment des aspirations universelles, ceux qui les critiquent doivent discuter sur le même terrain, au lieu de se contenter de les balayer d’un revers de main comme des rationalisations intéressées. Le besoin de discuter sur ce terrain commun — et non pas l’accord universel sur des fondements épistémologiques — est ce qui crée la possibilité d’une culture commune.
Kimball souligne à juste titre le besoin d’une culture commune, mais sa distinction rigide entre « jugement impartial » et « objectif » et « le bourrage de crâne de parti pris » — entre une « description dépassionnée et une propagande partisane », entre « vérité » et « persuasion », « raison » et « rhétorique » — laisse peu de place pour le travail important de discussion intellectuelle. Une description n’est jamais « dépassionnée » à moins de porter sur des questions triviales ou sans importance ; un jugement n’est jamais complètement « impartial ». La charge indiscriminée de Kimball contre le « credo anti-fondationnaliste » sous-entend qu’une culture commune doit susciter l’assentiment universel et que l’éducation dans les humanités doit donc se focaliser sur un canon constitué de classiques dont nul ne conteste le statut. Mais les canons sont toujours l’objet de contestations, et toujours en voie de révision. Pensons à quoi ressemblait le canon de la littérature américaine il y a cent ans : beaucoup de Longfellow et de Whittier, pas de Whitman, de Melville ni de Thoreau. L’ennui dans les humanités aujourd’hui, ce n’est pas que des gens veulent réviser le canon, mais qu’il y a trop de gens qui ne veulent pas prendre la peine d’argumenter pour l’inclusion ou l’exclusion de telle ou telle oeuvre. Ce n’est pas à un débat qu’ils se livrent mais à des proscriptions de masse, souvent pour le motif que les jugements esthétiques sont irréparablement arbitraires et subjectifs. L’effet pratique de ce genre de critique est d’instituer des programmes parallèles — un pour les femmes, un pour les Noirs, un pour les Hispaniques, un pour les Blancs de sexe masculin —ou bien de bricoler (comme à Stanford) l’ancien programme sur le principe de la parité. Dans un cas comme dans l’autre, c’est l’argumentation qui passe par-dessus bord, mais c’est également ce qui arrive si nous adoptons la position qu’il faut maintenir « la politique » hors de l’enseignement. Ce n’est pas « la politique » qui a « corrompu notre enseignement supérieur » (comme l’annonce Kimball dans son sous-titre) mais le postulat que la politique est un synonyme de la guerre. Si la politique n’est autre chose qu’« une pose idéologique », selon la formule de Kimball, il est évident qu’elle n’aura rien à voir avec « la raison », « le jugement impartial » ou la « vérité ». Une nouvelle fois, la gauche universitaire s’avère ici fondamentalement d’accord avec la droite. L’une comme l’autre ont la même conception avilie de la politique : c’est le plus fort qui commande, dans un concours d’invectives qui étouffe la voix de la raison.
Il y a un autre présupposé important que partagent la gauche et la droite : le radicalisme universitaire est authentiquement « subversif ». Kimball prend les revendications radicales de la gauche universitaire pour argent comptant. Ce qu’il reproche à ses « professeurs gauchistes », ce n’est pas de s’intéresser davantage à leur carrière qu’au gauchisme. Ce qu’il leur reproche, de son point de vue, c’est de se servir de la sécurité de leur position professorale pour saper les bases de l’ordre social. « Quand les enfants des années soixante ont décroché leurs chaires, et leurs titres de doyen, ils n’ont pas renoncé à leur rêve de changements culturels radicaux ; ils se sont disposés à les mettre en application. Aujourd’hui, … au lieu de tenter de détruire physiquement nos institutions d’enseignement, ils les subvertissent de l’intérieur. » Il ne fait pas de doute qu’ils aimeraient bien le croire, mais leurs activités ne sont pas une menace sérieuse pour le contrôle des universités par les grandes entreprises et c’est ce contrôle des grandes entreprises qui a « corrompu notre enseignement supérieur », non le gauchisme universitaire. C’est ce contrôle du grand capital qui a détourné les ressources sociales pour les transférer des humanités vers la recherche militaire et technologique, qui a encouragé l’obsession de la quantification qui a détruit les sciences sociales, qui a substitué à la langue anglaise un jargon bureaucratique et créé un appareil administratif au sommet hypertrophié dont la vision éducative se résume au bilan comptable. L’un des effets de ce contrôle capitaliste et bureaucratique est de faire fuir les chercheurs capables de pensée critique des sciences sociales vers les humanités, où ils peuvent donner libre cours à leur goût pour la « théorie » sans la discipline rigoureuse de l’observation sociale empirique. La « théorie » ne peut se substituer à la critique sociale, unique forme d’activité intellectuelle qui menacerait sérieusement le statu quo, unique forme aussi qui ne jouit d’aucune vogue dans l’université. Une critique sociale qui s’occuperait des vrais problèmes de l’enseignement supérieur aujourd’hui — l’assimilation de l’université à l’ordre capitaliste et l’émergence d’une classe de la connaissance dont les activités « subversives » ne menacent sérieusement aucun intérêt établi — serait une nouveauté bienvenue dans le discours contemporain. Toutefois, pour des raisons évidentes, ce type de discours a peu de chances de se voir encouragé soit par la gauche universitaire soit par ses critiques droitiers.
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