Veut-on vraiment nourrir le monde ?

vendredi 21 janvier 2011
par  LieuxCommuns

Article du Monde du 21.01.11 : http://www.lemonde.fr/idees/article...

La question de la sécurité alimentaire est un problème ancien et s’est toujours située au cœur de l’histoire. Néanmoins, dans le champ des relations internationales, il s’agit d’un enjeu qui pose de nouveaux problèmes et qui révèle plusieurs phénomènes émergents, dont la combinaison témoigne du caractère géopolitique de l’agriculture.

Bien souvent marginalisée dans l’analyse stratégique à la fin du XXe siècle, la sécurité alimentaire du monde fait son retour dans les affaires internationales, réintégrant le paysage politique des variables clefs pour le futur. Les évolutions sociodémographiques, le renforcement des contraintes climatiques avec la raréfaction des ressources naturelles (eau et terre), l’hypervolatilité du prix des matières premières, les recompositions des équilibres géoéconomiques sur le globe ou encore la financiarisation croissante de l’agriculture, domaine toujours plus exploré par les spéculateurs, constituent autant de dynamiques qui accentuent la dimension stratégique de la problématique agricole.

Outre le drame qu’une personne sur sept à la table de l’humanité ne trouve tout simplement rien dans son assiette, il convient de souligner que les trois-quarts de ces affamés sont des paysans pauvres. Coupés des zones urbains mondialisés et des circuits de commercialisation, ils vivent dans des espaces ruraux arriérés et forment en quelque sorte une population mondiale inutile, absente de la bulle consommatrice car non solvable et marginalisée socialement car non nécessaire pour nourrir le monde. D’autres acteurs globaux, étatiques ou privés, s’en chargent, à plus forte raison que l’on a stimulé les stratégies de sécurité alimentaire pour les villes en misant sur la libéralisation des marchés et le commerce international.

Pour autant, peu à peu, une prise de conscience semble s’installer sur le fait que la crise alimentaire est sans doute devant nous et que les turbulences enregistrées en 2008 ne furent que des manifestations annonciatrices d’une tension plus forte à venir. Le début de l’année 2011 est marqué par une inquiétude générale. L’indice mesurant les évolutions de prix d’un panier de céréales, oléagineux, produits laitiers, viande et sucre, mis en place par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), vient d’atteindre en décembre 2010 un record absolu depuis sa création en 1990. Les signes de pression sur les consommateurs se font déjà ressentir dans certains pays à faible revenu ou ceux qui dépendent majoritairement des importations.

Actuellement, il n’est pas étonnant de constater que la rue arabe, comme très souvent depuis quelques années, exprime ses frustrations sociales en s’appuyant sur sa vulnérabilité alimentaire. Le budget des ménages y est encore largement tourné vers une dépense nourricière, où les céréales figurent en première place. Les chiffres sont têtus et il convient juste d’en rappeler trois pour saisir l’ampleur du défi en cours en Afrique du Nord. En 2010, les cinq pays de la zone (Algérie, Egypte, Libye, Maroc et Tunisie) regroupaient 2 % de la population mondiale, mais représentaient 6 % de la consommation mondiale de blé et polarisaient 18 % des importations mondiales de blé. Cette équation va se complexifier puisque la demande en céréales progresse encore dans la région, croissance démographique oblige, et que la dépendance envers les approvisionnements extérieurs se confirme, expliquant ici les raisons d’une diversification des relations agro-commerciales pour ces pays, davantage orientés aujourd’hui vers le Brésil, la Turquie, la Russie ou l’Ukraine. Sans conteste, la Méditerranée reflète et incarne la tension alimentaire mondiale.

LA RÉPARTITION ET L’ACCESSIBILITÉ

Les mutations planétaires et la série de variables qui font de l’agriculture une question géopolitique sont en effet structurelles. Il convient d’insister sur le problème de l’accès, que ce soit pour les ressources ou pour l’alimentation. De la part de certains Etats financièrement armés, le manque d’eau et de terre se traduit entre autres par une recherche effrénée visant à conquérir à l’étranger, dans des espaces lointains plus favorables à la production, les marges additionnelles de sécurité alimentaire qu’ils ne peuvent plus bâtir sur le sol ou sur le marché du commerce international. Cette double course hydrique et foncière ne laisse évidemment pas toujours la place à la responsabilité dans l’investissement, au grand dam de paysans locaux et du développement durable des territoires.

Concernant l’alimentation, plusieurs études ont montré que la production agricole actuelle pourrait permettre de nourrir la planète, bien que les perspectives démographiques à l’horizon 2050 exigent d’augmenter de 70 % cette production en considérant le chiffre des 9 milliards d’habitants. Ces prévisions doivent être maniées avec précaution, puisque la Terre pourrait compter 8 milliards d’individus selon la variable basse mais 11 milliards avec la variable haute. Actuellement, le problème se situerait donc plus sur le terrain de la répartition et de l’accessibilité que sur celui de la disponibilité globale des biens alimentaires. Assurément, la gouvernance internationale et les mécanismes de régulation font défaut. Alors que le polycentrisme stratégique exprime chaque jour sa réalité, avec des Etats dominants dont la puissance décline et des pays émergents dont l’ambition s’affirme, la négociation multilatérale est en panne parce que l’on refuse de redéfinir les modes de gouvernance d’un monde devenu multipolaire.

A cela devrait également s’ajouter le sujet délicat du gaspillage alimentaire, dont la proportion serait loin d’être anecdotique par rapport à la production agricole, soulevant ici des questions tant logistiques que sociétales. Et c’est précisément là aussi, sur les comportements humains, que l’accès à l’alimentation retient l’attention. Partout dans le monde, les excès alimentaires progressent. La mauvaise qualité des produits complète ce tableau sanitaire dégradé. Le développement des maladies de surcharge en constituent la traduction concrète, et pèsent déjà lourdement sur les systèmes économiques de certains pays, à commencer par les Etats-Unis, archétype bien connu de cette tendance. L’épidémie pourrait toucher 700 millions de personnes dans le monde à l’horizon 2015, augurant de gigantesques besoins en termes de santé publique.

Au niveau décisionnel, le déclamatoire domine sur l’opérationnel. Même si les événements en 2008 ont réveillé la planète sur l’importance de l’agriculture, les moyens financiers mis en œuvre depuis demeurent insuffisants pour pouvoir réduire les insécurités alimentaires. La crise économique, qui ne fait qu’accentuer les tensions agricoles et la pauvreté des plus démunis, est passée par là. Le sauvetage des banques et des systèmes financiers ont primé dans l’agenda politique international. De son côté, la communauté scientifique et les experts bataillent souvent sur les capacités ou non de la planète à nourrir une population croissante. Les rapports de prospective se multiplient tout autant que les controverses s’amplifient.

S’interroger sur la situation en 2050 est utile, mais l’urgence n’est-elle pas de traiter les problèmes dès à présent ? Un monde où un milliard de personnes souffre de la faim n’est pas tolérable. Un monde où les dérives nutritionnelles prolifèrent n’est pas responsable. Tout le problème réside dans la formulation de la question que l’on souhaite poser. Si le réflexe agronomique autour du « peut-on nourrir le monde ? » est nécessaire, il est essentiel de le conjuguer à une approche géopolitique sur le « veut-on nourrir le monde ? » et d’y adjoindre simultanément la question du « comment veut-on nourrir le monde ? ».

La problématique alimentaire mondiale est multidimensionnelle et intersectorielle. L’immensité des défis impose de se parer de lunettes géopolitiques pour parfois, si ce n’est toujours, analyser les questions de l’agriculture et de l’alimentation avec l’œil de l’analyse stratégique. Cette nécessité trouve un écho particulier en Méditerranée, zone où tous les voyants sont au rouge. Pour le futur du monde, et de l’Europe notamment, il serait imprudent de regarder ailleurs.

Sébastien Abis, analyste politique, administrateur au secrétariat général du Centre international de hautes études agronomiques méditerranéennes


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