Sur Castoriadis et la technique

vendredi 1er mars 2019
par  LieuxCommuns

Conférence, de date et de lieu inconnus, de François Bérard, auteur de « Réflexions sur l’autonomie de la technique. Autour de la triade nature/technique/société chez Cornelius Castoriadis » (Mémoire de maîtrise de philosophie sous la direction de Sophie Poirot-Delpech. Université de Paris-I (Panthéon-Sorbonne), 2004. 121pp).

Source


Castoriadis est difficilement classable dans une discipline. Il parle de philosophie, d’histoire, d’anthropologie, de logique, de mathématique, de psychanalyse, etc. Nous l’envisagerons comme un penseur à la jointure de multiples disciplines, pour lequel la question de ce qu’il fait précisément ne se pose pas vraiment. C’est un penseur de la modernité. Pour lui, celle-ci est inséparable de la technique, qui en constitue une dimension centrale et particulièrement structurante. Castoriadis souhaite en finir avec le mythe du progrès et d’une Technique qui se développerait d’elle-même, tel un processus inéluctable. Selon lui, l’enjeu est vital : la technologie occidentale détruit le monde et domine nos vies, nos institutions, nous enlevant la capacité d’être les maîtres de notre propre devenir. Je vais tenter ici de vous introduire cet auteur en prenant l’entrée de la technique –qui n’est pas la moindre des entrées. Mais avant de penser la technique dans la modernité, ce qui est notre principal enjeu, il nous faut passer par les détours qui sont les siens. Ce « détour » est celui de la différence et du décentrement. Il s’agira par là de comprendre que notre institution de la technique et de son rôle n’est qu’une institution particulière & qu’elle ne peut être érigée en modèle.

Je ne souhaite pas faire un exposé au sens propre du terme : donner la thèse d’un auteur concernant un thème spécifique. J’essaierai plutôt, dans la mesure du possible, de montrer le chemin qui mène à ses hypothèses, de vous mettre dans le mouvement de ce faire pensant qui est le sien. Pour cela, il va falloir que nous nous interrogions sur le triptyque nature-technique-société qui est au cœur de sa réflexion. Si l’on pense ces trois termes comme des objets biens délimités et indépendants, nous arrivons, comme nous le verrons, à l’hypothèse d’une autonomie réelle de la Technique, corrélative d’un grand rapport de l’Homme à une Nature objective. Il faut pourtant les penser dans leurs imbrications, dans leurs rapports sui generis : le « système castoriadien » nous montre à quel point il est difficile de penser une extériorité de la Technique vis-à-vis du Social. Mais, paradoxalement, nous avons bien à faire, aujourd’hui, à une certaine autonomie de la technique, autonomie qu’il faut comprendre comme une institution social-historique.

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Le problème de la technique se donne à première vue, dans le sens commun, dans un triptyque nature-technique-société. Une articulation possible serait la suivante : « C’est par la Technique que la société exerce son emprise sur la Nature ». Nous pourrions continuer sur cette voie : la Technique médiatise le rapport de l’Homme à la Nature, & donc celui de la société. Dans ce cadre, la Technique est une interface, un certain mode du rapport de la société à la Nature. La pensée de la technique dont nous héritons sépare la Technique, la Nature, la société. On les sépare pour tenter de les articuler ensemble, pour comprendre comment chacune, avec leurs déterminations internes, peuvent influer sur les autres. Le fonctionnalisme et le marxisme (mais aussi la philosophie héritée en général) sont symptomatiques d’une telle démarche. Castoriadis souhaite débattre avec ces courants, alors dominants, & les soumettre à la critique. C’est de ce point que débute son questionnement sur la technique.

Le fonctionnalisme pose, schématiquement, que les institutions d’une société, ses coutumes, ses usages, ses techniques ont une fonction relativement aux besoins vitaux de la société envisagée : assurer sa reproduction & sa subsistance. On fera par exemple de telle pratique religieuse une pratique de soin relative à un sens « inconscient » de la santé et de l’hygiène. On dira aussi de tel tabou rituel et périodique qu’il permet la régénération de l’écosystème. Dans cette optique, on le voit, les institutions sociales sont en fait le produit du rapport de l’Homme à la Nature. Il serait possible, à l’extrême, de rapporter les formes spécifiques de société aux divers environnements naturels dans lequel elles émergent. La Technique ne peut alors être pensée que sous la forme du pur et simple instrument, voire de l’arme de la lutte de cette société contre une Nature qui ne cesse de vouloir la résorber.

C’est dans un même cadre (ou un cadre similaire) que se comprend la technique chez Marx. Castoriadis lui reconnaît le mérite d’avoir, pour la première fois, « posé explicitement la technique comme moment central et créateur du monde social-historique » (p.297, 1973). Pour Marx, on ne peut comprendre l’évolution historique sans tenir compte de ce qui constitue les moyens de production & de reproduction de sa vie matérielle. On connaît par exemple, la célèbre équivalence qu’il pose d’une part, entre le moulin & la société féodale &, d’autre part, entre la machine à vapeur & la société capitaliste. Nous pourrions aussi le citer : « L’histoire de l’industrie (…) est le livre ouvert des facultés humaines » (Manuscrits de 1844). Chez Marx, c’est par le travail & donc la technique que l’homme se fait homme et crée un monde humain. La Technique est l’incarnation du déploiement des facultés de l’Homme en rapport avec la Nature. La Nature, pour Marx, est ce dans quoi l’Homme et la société émergent & l’évolution humaine est corrélée à celle d’une appropriation toujours plus grande & plus rationnelle du monde. La Nature, face à nous, est rationnelle dans son être-ainsi (même si nous en avons eu pendant longtemps une vision mystifiée). Cette rationalité de la Nature nous permet de faire de ses régularités des lois grâce au progrès de l’esprit scientifique guidé par la Raison. En comprenant ces lois, nous pouvons accentuer notre emprise technique et rationnelle sur elle. Ce progressionnisme se dévoile aussi dans la tableau historique qu’il nous propose. Les premiers temps seraient ceux de la pénible et fragile autosubsistance, de la lutte perpétuelle contre une Nature d’une humanité qui ne dispose pas des moyens techniques de s’imposer. Les temps futurs, à l’inverse, seraient marqués par le règne de l’abondance : c’est le communisme. La maîtrise technique aidant, l’Homme est sorti de ce qui ne constituait finalement qu’une préhistoire, celle de la lutte de l’Homme face aux éléments. A chacun selon ses besoins : la société technicienne sans classe est celle où la question de la subsistance n’est plus centrale & dans laquelle la liberté peut enfin se déployer. La Nature est rationnelle & les besoins sont fixes & simples : survivre. Dès lors, nous pouvons affirmer que cela à des conséquences sur la perception de la technique : « L’histoire devient progression réelle dans la rationalité, & la technique médiation instrumentale entre deux points fixes : la nature rationnelle, domptable, façonnable, & les besoins humains qui définissent le vers-quoi et le pour-quoi de cette domination » (p.299, 1973).

La Technique, en tant que médiation instrumentale, est neutre, menée par les besoins humains, que ce soit dans le fonctionnalisme ou dans la pensée marxienne. Posée comme le produit du face à face nécessaire & quotidien de l’Homme (& de la société) & de la Nature, elle semble devoir détenir sa propre histoire, dans une forte indépendance vis-à-vis de la société qui en use. En d’autres termes, la technique serait autonome, se donnerait à elle-même ses propres lois. Si la Technique est neutre, elle n’est ni bonne, ni mauvaise ; c’est pour quoi l’on repère chez Marx un manque flagrant de critique de la technique (comme Engels affirmait sans cynisme que l’esclavage pouvait finalement être envisagé comme une bonne chose dans l’Antiquité). Le « problème de la technique » est avant tout, chez Marx, le problème de celui qui la détient.

Mais ces deux conceptions posent de nombreux problèmes. L’histoire de la Technique que nous propose Marx est celle d’une progression continue de la maîtrise de la nature, par le biais notamment de la science, & ceci en fonction de besoins humains qui ne changent pas substantiellement. Nous serions pris dans un processus d’accumulation quantitative de techniques toujours plus performantes & efficaces. Pourtant, cette accumulation ne se donne à voir que sur une échelle bien courte ; & si elle semble criante au XIXème siècle, c’est plutôt le calme plat auparavant. Ce qui se donne plutôt à voir, c’est un saut qualitatif : le XIXème siècle est celui de la Révolution Industrielle & le début d’une extraordinaire accumulation de nouveaux moyens techniques. En outre, et ceci va plutôt à l’encontre du fonctionnalisme, pourquoi dans les mêmes conditions climatiques et à « possibilités techniques » égales une technique n’est-elle pas utilisée ? Mauss, dans son « Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos » (pp.398-471, 1905 (1950)), montre bien qu’il existe de nombreux cas dans lesquels une technique qui devrait « rationnellement » s’imposer ne s’impose pas. Pour parler de choses plus contemporaines, il nous suffirait de penser aux « transferts technologiques » vers les pays du Sud qui rencontrent des réticences bien au-delà de problèmes de « connaissance » (voir, i.e. les écrits de S. Latouche).

Il nous faut donc reprendre ce qui constituait les postulats de base du fonctionnalisme et de la pensée marxienne. Pour les uns comme pour l’autre, la Technique répond à un besoin, celui de la subsistance. On a des outils pour chasser, pour pêcher, pour pratiquer l’agriculture, etc., ceci afin de survivre. L’Homme est cet être qui dépasse son animalité par la Technique. La Nature, en outre, se donne comme un terrain offert à notre maîtrise. Régie par un ordre rationnel que nous pouvons explorer par la science, la Nature est un terrain pour notre emprise rationnelle. Nous serions lancés dans la conquête de la rationalité technique sur un ordre rationnel.

Cependant, avons-nous effectivement à faire à un milieu objectif et naturel qui se donnerait à nous toujours de la même manière, comme simple objet d’exploitation ? De même, pouvons-nous vraiment déterminer un besoin qui orienterait partout et toujours les techniques & l’usage de telle ou telle technique ?

Ces questions rhétoriques ont toutes deux, bien évidemment, des réponses négatives. Chaque société institue une « nature », une « réalité objective » qui lui est propre. A l’inverse de la conception marxienne de la nature, nous pourrions la concevoir –mais bien évidemment, avec d’immenses difficultés– comme un espace totalement sacré que nous devrions domestiquer et dominer le moins possible. Faire exister un monde humain en gardant le souci de ne rien détruire ou de ne pas prendre au-delà de la mesure. Entre ces deux extrêmes (espace sacré et espace « profane »), ce sera la terre qui sera inviolable, les arbres qui seront habités par des esprits, etc. Tenant compte de cela, pouvons-nous vraiment arguer d’un même besoin guidant toutes les réalisations techniques ? Ne pas mourir de froid ou de chaud, pouvoir se nourrir et se reproduire sont-ils des besoins suffisants pour l’explication ? Que toute société doive tenir compte de ces éléments n’explique aucunement la diversité des choix techniques. Le besoin physique est socialement repris et résolu par la technique & des besoins apparaissent que ne légitiment nulle nécessité de survie.

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Tenons ces deux points : il n’y a pas une nature de la nature qui pourrait potentiellement être reconnue comme valide par toutes les sociétés (hors uniformisation totale). D’autre part, on ne peut concevoir un besoin ou un ensemble de besoins qui pourrait guider toutes les réalisations techniques. Par conséquent, il nous est impossible de concevoir une autonomie réelle de la technique. Il n’y a pas de « grand rapport de l’Homme à la Nature » ou de la société à la Nature qui déterminerait comme à l’extérieur de Social un quelconque progrès technique. Nous allons voir qu’il vaut mieux considérer l’imbrication des trois termes du triptyque nature-technique-société, en terminer avec la Nature, la Technique, la Société –ou plutôt, d’ailleurs, l’Homme. Nous allons, avec Castoriadis, penser l’activité technique comme une activité sociale.

Il nous faut tout d’abord nous entendre sur ce que nous entendons par « activité sociale ». Imaginons, par exemple, une multitude d’usagers de techniques qui inventent & utilisent les techniques qu’ils souhaitent. L’usage commun de techniques fait de l’activité technique une activité socialement partagée. Cependant, nous nous imaginons ici une humanité sérielle composée d’individus qui sont comme autant de modèle de « l’Homme » auquel font référence les fonctionnalistes ou la pensée marxienne. Chacun de ces individus peut-il vraiment inventer une technique et en faire usage ? Il faudrait d’abord se demander « pourquoi inventer ? ». Il faudrait un mécontentement sur une technique existante, le moyen d’arrêter de l’utiliser & la possibilité de poser un nouvel outil & une nouvelle façon de faire. Ce serait le règne de la multiplicité des inventions, de la perpétuelle recherche. Or, l’histoire des techniques est plutôt celle d’une lente accumulation. Si nous souhaitons penser l’activité technique comme une activité sociale, il ne faut pas que nous reconduisions le modèle anthropologique de l’Homme (rationnel) en le replaçant simplement dans le cadre d’une société comme collection sérielle d’individus. Si nous souhaitons, par exemple, penser l’invention d’une technique, il faut remarquer qu’il faut généralement quelque chose comme une nécessité collective de la nouvelle technique. Il faut, fréquemment, que cette technique n’entre pas en contradiction avec la perception existante du monde, de la nature & du rapport socialement entretenu avec elle. Il ne faut pas, par exemple, que cette technique puisse rompre l’équilibre communautaire (voir, i.e. l’article de Kirkpatrick Sale, « Une brève histoire des Luddites », L’Ecologiste, n°5, automne 2001) ou rompre l’ordre du monde (Mauss, op.cit.), etc. En outre, il faut des individus qui correspondent à cette technique, qui soient aptes techniquement à les faire fonctionner, qui en voient la nécessité, qui ne soient pas effrayés devant elle.

Il nous est impossible de penser l’activité technique à un niveau individuel ou interindividuel. Penser l’activité technique comme une activité sociale, c’est la penser comme enchâssée (embedded, pour reprendre l’expression de K. Polanyi dans la Grande Transformation) dans le Social. Il faut concevoir que ce soit plutôt le Social, la totalité qui détermine si oui ou non une technique peut être appropriée. En prenant l’angle de l’invention, on peut voir ce qui constitue en négatif la technique dans une société. Elle relève du naturel (au sens figuré), de ce qui s’impose à soi comme par évidence. En même temps, elle n’est pas naturelle (au sens propre), c’est pourquoi, ainsi que le note Castoriadis, on lui donne souvent une origine « extra- ou surhumaine » : elle vient d’un ailleurs qui s’impose à nous comme la nature. Par ailleurs, elle s’inscrit dans une institution spécifique du monde naturel et de notre rapport à la nature. Dès lors, on voit bien que cela dépasse le simple acteur, que la société porte en elle un « faire précis », une façon d’agir dans le monde. Castoriadis parle souvent d’un « faire collectif & anonyme » institué en fonction, ou plutôt corrélativement à ses valeurs, ses représentations, ses besoins chaque fois spécifiques. Nous avons précisé : « corrélativement à ». On ne peut, en effet, ainsi que nous serions tentés de le faire, penser la technique après les valeurs, les besoins, les représentations. Une technique n’est technique qu’à partir du moment où elle est instituée, à partir du moment où elle s’inscrit dans les habitudes, à partir du moment où elle est posée par la société comme valable en vue de… en fonction de… Il faut que l’objet –prenons par exemple un galet– soit posé comme signe d’un faire possible, qu’il soit posé comme outil valable pour faire quelque chose. En d’autres termes, il faut que le galet soit construit, institué par le Social & donc extrait de la « nature », qu’il ne soit plus simple caillou ou larme de Dieu. Dans cet acte d’institution, la société pose de nouvelles valeurs (en l’occurrence, d’usage), comme elle pose des besoins, une nouvelle représentation de la nature et d’elle-même (la nature est ce dans quoi il y a des galets que nous pouvons utiliser ; nous sommes cette société qui utilise des galets pour écrase des noix). En ce sens, nous sommes obligés de penser une co-institution de la technique, de la nature et de la société, les trois se déterminant mutuellement, s’il est encore possible de parler de détermination.

Il nous faut peut-être aller plus loin que le simple constat que chaque société dispose d’un faire spécifique & affirmer que chaque société est ce faire spécifique, elle est cette manière spécifique d’entamer le monde & de l’instituer. Castoriadis voit dans le faire un acte essentiel, central, de l’institution de chaque société. Ce faire est nommé « teukhein » pour signifier à la fois « assembler-ajuster-fabriquer-construire ». Toute société, dans son institution, assemble des éléments, les ajuste entre eux, fabrique des outils, construit un monde habitable : nous avons ici la technique au sens courant du terme. Mais une société, aussi, assemble des individus (institue des modes de co-existence), ajuste leurs rôles, les fabrique pour que la société « fonctionne » (tautologie) & construit des liens, des représentations, des valeurs qui les lient & la cimentent comme société. C’est pourquoi il parle de teukhein & secondairement de technique : la société est aussi construite, assemblée, faite : elle s’institue, s’élabore comme société. En ce sens, le teukhein est originaire, il est l’une des deux faces du procès. La société construit & se construit de manière totalement indissociable.

Arrêtons-nous un instant Nous sommes sortis de l’idée de l’autonomie de la technique. Nous avons fait valoir que chaque société institue son monde & que le teukhein & secondairement la technique est indissociable de cette institution. En d’autres termes, chaque société est dans cette nature spécifique, utilise ses techniques. On ne peut ni penser une évolution générale de l’appréhension de la Nature (de plus en plus « rationnelle », par exemple), ni une évolution indépendante de la Technique, ni un quelconque « destin » de toutes les sociétés. Si tout doit être pensé ensemble (nature-technique-société), comment penser ce qui les relie, oriente les institutions de chaque sociétés (institution de la nature, de pratiques, d’une langue, de techniques) ? Nous avons présenté le modèle castoriadien de manière à montrer l’insistance qui est la sienne sur l’aspect systémique de toute institution sociale, en mettant en avant la cohérence de la totalité sociale. Mais ce modèle est fluide, ouvert. « Institution », chez lui, ne doit pas s’entendre comme dispositif de pouvoir ou d’enseignement –ou seulement de manière secondaire : l’Etat est une « institution seconde ». L’institution est avant tout un procès par lequel des choses, actes, individus sont mis en relation & ceci de manière relativement stable. Une société n’est qu’en s’instituant perpétuellement, en faisant exister les relations qui la structure. Une société se trouve toujours orientée : elle vient toujours de quelque chose & va toujours vers quelque chose. Pour Castoriadis, « [les sociétés] ne peuvent être ni décrites, ni comprises dans leur fonctionnalité même [souligné par l’auteur] que relativement à des visées, des orientations, des chaînes de signification qui non seulement échappent à la fonctionnalité, mais auxquelles la fonctionnalité se trouve pour une bonne partie asservie. » (p.205, 1964-1965 (1975)). Il y a quelque chose qui anime chaque société, les fait tenir, donne sens aux actes et aux choses. Si la société est fonctionnelle, & donc à chaque instant cohérente, elle l’est en fonction de quelque chose qui n’est pas que le besoin vital. Ce qui l’oriente, fait que chaque société est une création spécifique & la fait tenir, c’est ce que Castoriadis nomme les significations imaginaires sociales (SIS).

La question qui nous importe donc est : comment une société tient-elle ? & en second lieu : comment penser l’eccéité (ce qui fait sa spécificité, son identité propre) de chaque société ? Avec Castoriadis, il faut répondre à ces deux questions ensemble. C’est par ce biais que nous pourrons savoir, dans un premier temps, ce qui oriente la technique dans chaque société au-delà de la stricte dimension utilitaire ou vitale.

Prenons « Dieu » chez les chrétiens. C’est une signification sans référent précis, une création qui ne peut être suggérée par la nature. Mais c’est une signification qui, socialement convoyée et sanctionnée, a plus d’être que de nombreuses autres choses. On se tue où l’on s’est tué pour Dieu, c’est lui qui a orienté de nombreuses vies, amené à la construction de bâtiments, d’ouvrages, c’est en son nom aujourd’hui que l’on se bat contre l’avortement, le clonage, le communisme. Des pans entiers de notre histoire, et notamment celle de nos institutions secondes (Etat, instruction publique, organismes d’assistance, etc.), ont été orientés, structurés par cette « création imaginaire » –au point même que nous ne pouvons comprendre leur logique sans tenir compte de cette croyance. Il faut bien voir que c’est autour de telles significations, créations sociales, que sont orientées toutes les sociétés. « Dieu » est, selon l’expression de Castoriadis, une signification imaginaire centrale qui connote ou a connoté toutes nos institutions, nos pratiques, nos actes. Tous peuvent –ou ont pu– être pensés comme dirigés par la volonté divine. C’est une signification qui, matérialisée dans des institutions omniprésentes, a réussi à donner un sens (un « pourquoi ? »), un ethos (« que faire et comment ? ») à de nombreuses vies et pratiques. Organisant le monde humain occidental, elle a offert aux individus une « chair du monde » (je reprends ici une expression de Merleau-Ponty que Castoriadis n’utilise pas), plongeant tout dans une totalité signifiante. Je ne mangeais pas parce que j’avais travaillé mais parce que « Dieu » me l’offrait…

Nous vivons dans un monde « rempli » de significations imaginaires sociales qui lui donnent une orientation & le font tenir. Toute société vit dans un monde de signification, ce monde de signification est son monde, il est le monde pour elle. Notre monde est celui que nous a donné Dieu, celui qui a vu naître mes ancêtres, celui qui est peuplé d’esprit… Mon but est d’avoir un bon karma, d’avoir une voiture, de comprendre l’harmonie universelle du monde… Les SIS, avons-nous dit, sont des créations imaginaires : création par qui, par quoi ? Castoriadis pose l’hypothèse d’un imaginaire social immanent au collectif anonyme. Cet imaginaire social n’est pas une sorte de sujet collectif. Il est plutôt la société envisagée sous un certain angle. L’imaginaire social est aussi nommé société instituante : c’est « ce qui, dans le social-historique, est position, création, faire être » (p.533, 1975). L’imaginaire social, ou société instituante, c’est la société prise comme se faisant, source bouillonnante en perpétuelle élaboration, flux général constitué de positions de significations, de pratiques cherchant à être repris, à trouver leur place dans l’institution imaginaire de la société. L’imaginaire social, qui est présentifié/figuré/actualisé dans & par les SIS, est une réponse à « l’énigme du monde » (p.534, 1975), au problème toujours posé du pourquoi du monde & une solution pour recouvrir le vide, « l’Abîme » (p.455, 1982) duquel la société émerge. Réponse qui est perpétuellement remise en doute et constamment re-construite, ré-élaborée à travers le faire et le dire de la société. L’imaginaire social tente perpétuellement de recouvrir l’Abîme –figure de l’Altérité radicale, présence perpétuelle du non-sens au cœur du sens, de l’imprévu absolu dans le prévisible– d’asseoir son mode d’être, ses usages, ses significations… C’est dans le cadre de ce face-à-face avec l’Abîme, l’irreprésentable, que se comprend la création des SIS qui visent à faire tenir le monde de chaque société. La notion d’imaginaire permet de comprendre comment, dans un face-à-face qui est finalement toujours le même, chaque société institue des SIS spécifiques. Figuration de cet imaginaire social, le monde de significations chaque fois institué est pour chaque société son propre accès à la « réalité ». Il est aussi ce qui la fait tenir : ce qui fait tenir chaque société est le tenir-ensemble de son monde de signification. A travers les deux notions d’Imaginaire social et de Monde de signification (ou institution imaginaire de la société), Castoriadis nous aide à penser la perpétuelle institution de la société, sa perpétuelle auto-altération/auto-création qui fait que chaque société est à penser comme spécifique.

Que l’on tienne en main cette hypothèse de l’Imaginaire social, & l’on comprend ce qui oriente chaque fois la technique. Il faut rapporter chaque fois les techniques au noyaux imaginaires qui organisent le monde & le sens de la société considérée. Nous pouvons alors imaginer deux scénarios pouvant expliquer une évolution significative des techniques dans une société :

  • Une rupture de la société considérée, une nouvelle institution de la société ayant émergée avec de nouvelles techniques corrélatives. Dans ce cas, il faut concevoir l’évolution technique comme corrélative au changement du paradigme organisant la société considéré.
  • L’institution par la société d’un cadre imaginaire instituant la possibilité d’une remise en cause permanente des techniques existantes.

C’est sur cette seconde hypothèse que nous allons particulièrement nous attarder afin de comprendre l’institution occidentale de la technique.

3

Nous avons vu que la technique ne pouvait être pensée hors de la totalité sociale, dont elle est une dimension essentielle. Comme l’affirme Castoriadis : « Ni idéalement, ni réellement on ne peut séparer le système technologique d’une société de ce que cette société est » (p.181, 1974). Mais il constate également « la fantastique autonomisation de la techno-science » & décrit la technique comme une « hypermégamachine » que personne ne contrôle ni ne domine (p.120, 1987). Comment pouvons-nous comprendre un tel paradoxe ?

Ce paradoxe est résolu & dépassé si l’on comprend que l’autonomisation de la technique n’est pas dans la nature de celle-ci, mais qu’une société peut créer des conditions favorables à une relative autonomisation de la technique, & c’est ce qui s’est produit dans nos sociétés. Nous avons évidemment à faire à un phénomène complexe, qu’il serait malaisé, ici, d’expliquer en profondeur.

Nous sommes dans une société qui a vu émergé, qui a institué une certaine nature. Cette nature est celle de la régularité & du déterminé. Prenant acte d’une régularité au moins locale du monde & de l’étant naturel, nous avons présupposé sa régularité totale. L’acte fondateur du legein, opérateur fondamental du représenter/dire social (l’autre face du faire social) est de construire des ensembles, de séparer, de diviser & de déterminer, bref, d’ordonner. Telle chose relève de telle classe car elle relève de tel prédicat commun ; puisqu’elle relève de telle classe, elle est donc voué à… en fonction de… C’est sur cette opération nécessaire de tout dire social –il faut toujours pouvoir séparer, diviser & déterminer quant à… ; c’est ce que Castoriadis nomme « la dimension ensembliste-identitaire » du dire social– que se fonde la logique & la mathématique occidentale. Concevant une adéquation, une conjonction entre ces deux mondes, celui, forcément vrai, des étants rationnels reliés par des relations nécessaires, & celui, régulier, des étants naturels, nous avons tenté & tentons toujours de réduire le second aux mêmes relations que le premier. D’une rationalité relative & partielle nous avons posé une rationalité complète & totale du monde. Nous tenons ici l’institution de la nature opérée par la société occidentale, corrélative de l’émergence de la science occidentale.

Mais cette institution de la nature reste encore sans relais tant qu’elle n’est pas instrumentée à travers la technique, le faire occidental. C’est à travers cette reprise, qui aurait pu ne pas survenir, que la nature donnée par la science devient la « nature » du monde occidentale. La signification imaginaire sociale d’une expansion illimitée de la maîtrise rationnelle du monde naît avec la corrélation entre science & technique. Cette SIS oriente désormais la société occidentale sous la forme d’un « projet » : asseoir son pouvoir sur le monde & les hommes, construire un monde entièrement prévisible (rationnel) & transparent. Pour Castoriadis, ce projet est aujourd’hui immanent dans notre société. C’est lui qui oriente le faire, dans nos institutions, dans nos techniques. La bureaucratie, symptomatique de la modernité, relève de ce projet. Le monde humain est réduit à des quantités : de bouches à nourrir, de travail, de soins, etc. La bureaucratie s’épanouit dans son monde de chiffre, d’experts, de recensements, d’enquêtes. Elle se taille des êtres humains à sa mesure : des comportements machiniques, de la prévention des déviances, la construction de consommateurs & de « citoyens » en position de dépendance. On « rationalise » le monde social, les relations, pour accéder à une maîtrise rationnelle –la boucle est bouclée, de l’institution sociale à l’individu. Maîtrise rationnelle de la nature aussi : exploitation des sols, mise des ressources vitales dans un système technique complexe, spécialisation & expertisation des tâches ; la nature est jeu de forces, quantité de ressource, objet d’appropriation & d’exploitation totale.

Est-il possible, toutefois, de parler d’une « maîtrise rationnelle » ? Castoriadis parle plutôt d’une « pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle ». « Pseudo-rationnelle » car la rationalité totale est impossible : les hommes luttent toujours contre leur réification, leur machinisation &, d’autre part, l’étant naturel ne peut être entièrement compris sous le mode de la déterminité : que l’on pense à la physique quantique, le vivant ou la psyché freudienne. Surtout, il s’agit d’une pseudo-maîtrise. Je citerais Castoriadis : « Avec la techno-science, l’homme moderne croît s’être donné la maîtrise. En réalité, s’il exerce un nombre grandissant de “maîtrises” ponctuelles, il est moins puissant que jamais devant la totalité des effets de ses actions, précisément parce que celles-ci se sont tellement multipliées, & parce qu’elles atteignent des strates de l’étant physique & biologique sur lesquelles il ne sait rien. » (p.121, 1987). Plus loin, il parle de « maîtrise impersonnelle » & d’« impouvoir » (p.122, 1987). Voilà pourquoi nous pouvons parler d’autonomisation : nous n’avons plus le pouvoir sur notre création, le contrôle sur notre puissance. La technique, sans maître, s’emballe : tout ce qui peut s’inventer s’invente, la demande sera créée plus tard.

Autonomisation, certes, mais toute relative. Aux machines & à la technologie moderne, correspondent les hommes modernes. Chacun s’accommode, travaille avec les machines, vit dans un monde de plus en plus artificialisé, technicisé. Les techniques, affirme Castoriadis, sont liées à des « méthodes spécifiques », des « porteurs humains spécialisés », elles sont « investies dans la totalité des installations, des routines, du savoir-faire » (pp.306-307, 1973). L’autonomisation est à penser comme un processus qui nous entraîne, qui nous domine mais aussi que nous faisons, que nous acceptons, que nous reproduisons. Arrêtons-nous un instant : pouvons-nous vraiment imaginer un avenir autre que celui proposé par la technique ? Nous vivons dans une société hétéronome : nous sommes agis par notre institution de la technique, nous agissons pour elle, elle ne nous sert pas (au sens fort), nous domine. Nous vivons dans une société hétéronome par opposition à une « société autonome », selon l’expression récurrente de Castoriadis. Société autonome : société d’individus autonomes qui ne sont pas au service de leurs institutions & les remettent sans cesse en cause : société qui affronte l’Abîme. Le projet d’autonomie est le second projet qui, avec celui de l’expansion illimitée de la (pseudo-)maîtrise (pseudo-)rationnelle, oriente la société occidentale. Projet qui a émergé en Grèce quand des hommes ont, sûrement pour la première fois, affirmé qu’ils pouvaient instituer leur propre monde. Projet qui s’est encore actualisé avec la Révolution Française ou dans les luttes sociales du XIXème siècle. Projet qui se trouve aujourd’hui mis en péril par la montée en puissance de la technique, de la bureaucratie, de la privatisation des individus, de la politique spectaculaire.

Par sa critique de la prétendue autonomie de la technique, Castoriadis contribue à construire une image des techniques occidentales comme ne pouvant être jugé selon un critère universel d’efficacité. Il montre que l’autonomie –ou ce qui se donne comme autonomie– de la technique est une institution social-historique, une création qui a émergé à un moment donné, dans un contexte donné, après une histoire donnée. En tant qu’institution, elle est de ce fait arbitraire –elle reste donc à refaire. Le triptyque nature-technique-société ne peut être pensé « en l’air », comme des entités séparées. Ces trois termes doivent être pensés ensemble afin de ne pas perdre l’être de chacun. Je terminerais sur deux citations :

« Ce que nous pouvons faire, c’est détruire les mythes qui, plus que l’argent & les armes, constituent l’obstacle le plus formidable sur la voie d’une reconstruction de la société humaine. » (p.189, 1974)

Et un petit dialogue imaginé :

« – Que voulez-vous donc ? Changer l’humanité ?

– Non, quelque chose d’infiniment plus modeste : que l’humanité se change, comme elle l’a déjà fait deux ou trois fois » (p.124, 1987)


Bibliographie :

Je vous donne ici ma bibliographie plus quelque pistes de lecture pour en savoir plus sur certains aspects.

CASTORIADIS, Cornelius

  • 1964-1965 (1975), Marxisme & théorie révolutionnaire, publié dans L’Institution imaginaire de la société (1975, éd. Points Seuil). Voir notamment le chapitre « L’institution & l’imaginaire : premier abord » qui offre une bonne introduction à son œuvre, même si des expressions disparaissent par la suite (« symbolique », par exemple) ; le premier chapitre nous propose une bonne critique de Marx & du fonctionnalisme.
  • 1973, « Technique », article de l’Encyclopaedia Universalis, publié dans Les Carrefours du Labyrinthe 1 (1978, éd. Points Seuil). Article qui revient sur la technique chez les Grecs & chez Marx. Ce volume des Carrefours du Labyrinthe (il y en six autres) contient également un article sur Merleau-Ponty intitulé « Le dicible & l’indicible » qui est intéressant pour comprendre la filiation de C.Castoriadis.
  • 1974, « Réflexions sur le “développement” & la “rationalité” », article issu d’un colloque sur le développement & publié notamment dans Domaines de l’homme, Les Carrefours du Labyrinthe 2 (1986, éd. Points Seuil). Réflexion très critique sur le « modèle » de développement occidental imposé aux pays du Sud. La « préface » de ce volume des CL contient un bon point récapitulatif de ses concepts centraux.
  • 1975, L’Institution imaginaire de la société (éd. Points Seuil). Considéré comme l’œuvre maîtresse de Castoriadis. Il y renvoie presque toujours. Livre assez difficile à lire, assez pesant. Mais il se révèle très intéressant. Voir particulièrement : « Le social-historique » & « Les significations imaginaires sociales » sur notre sujet. Vous verrez qu’il faut lire le chapitre « L’institution social-historique : legein & teukhein » même s’il est assez pénible. Je n’ai pas du tout parlé de l’importance de la psychanalyse dans l’œuvre de Castoriadis : le chapitre 6 de IIS est une bonne introduction. Mais le mieux, à ce propos est d’aller voir CL 6 (1999, posthume).
  • 1982, « Institution de la société & religion », article publié dans CL 2 (op.cit.). Article qui constitue une très bonne introduction à l’idée du face-à-face de la société & de l’Abîme.
  • 1987, « Voie sans issue ? », article publié dans Le monde morcelé, Les carrefours du Labyrinthe 3 (1990, éd. Points Seuil). Article sur l’autonomisation de la techno-science. Le point d’interrogation du titre de l’article est là pour faire joli.

MAUSS, Marcel

  • 1905, « Essai sur les variations saisonnière des sociétés eskimos. Etude de morphologie sociale », publié dans Sociologie & Anthropologie (1950 pour la première éd., 2003 pour la 10è éd. PUF Quadrige)

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