Ce dont il sera question relève du domaine de ce qu’on pourrait appeler une histoire du présent, une mise en perspective du présent. Je laisse de côté la justification du genre pour entrer droit en matière. Je parlerai de trois choses : je reviendrai en premier lieu sur la nature de l’individualisme contemporain pour essayer de caractériser ce qu’il comporte de vraies ou de fausses nouveautés. J’aborderai en deuxième lieu ce qu’il est possible de dire de ses rapports avec la personnalité contemporaine en général et avec les formes psychopathologiques dont elle est susceptible en particulier. En troisième lieu, enfin, j’en viendrai à quelques propositions sur la pensée et la pratique de l’inconscient aujourd’hui. Nous aurons à essayer de mesurer, en d’autres termes, le déplacement considérable survenu depuis les parages de 1900 dans les termes de la problématique psychologique et psychopathologique.
Pour rendre d’emblée sensible les enjeux de l’analyse dont je vais vous proposer au moins quelques éléments , je partirai d’un constat global sur la période où nous nous trouvons, constat qui se résume en un mot, pacification, ou, si l’on préfère la nuance du synonyme – on peut en discuter – , apaisement.
Ce constat me paraît avoir une portée d’ensemble. Il est aussi vrai sur la scène politique des démocraties qu’il me paraît s’appliquer, à beaucoup d’égards en tout cas – on examinera les réserves-,sur le terrain psychique. Nous avons assisté à une remarquable réduction des tensions depuis un quart de siècle et, rétrospectivement, la violence des années 1960 nous apparaît à la fois comme une dernière flambée et un simulacre. Nous avons assisté – et le mouvement ne cesse de se confirmer, y compris à travers ce qui pourrait paraître des contre-exemples – à une réduction des conflits, en tout cas des conflits manifestes avec les autres, à quelque échelle et sous quelque forme que ce soit, comme une réduction des conflits visibles avec soi-même [1].
La convergence des deux compose un air du temps. S’il est un trait frappant, je crois, de la culture de nos sociétés dans la période récente, c’est là qu’il se trouve. Il suffit d’en énumérer les expressions. Vous me permettez de passer rapidement sur des choses qui sont bien connues mais auxquelles il est impossible de na pas faire allusion. Bien entendu, vient au premier chef l’effacement du projet révolutionnaire. Mais les faits les plus significatifs, du point de vue qui nous intéresse, résident au-delà, dans l’effacement du style révolutionnaire, et dans l’effacement du type d’homme qu’incarnait le révolutionnaire, avec leurs produits dérivés, le style de la rupture avant-gardiste et la posture intellectuelle de la radicalité critique, formes sublimées de la conflictualité. Pour prendre un autre exemple un peu moins trivial et auquel on a pas réfléchi, nous avons assisté, au cours de la même période, au très remarquable effacement de ce qui a été l’un des plus grands ressorts culturels de nos sociétés depuis un siècle, la révolte adolescente.
Autant, rétrospectivement, la période 1870-1914 paraît avoir été caractérisée par une généralisation du déchirement et des antagonismes – les déchaînements de la guerre et des totalitarismes dans notre siècle en représentant le paroxysme –, autant nous avons l’impression que s’achève aujourd’hui ce siècle des conflits. Impression trompeuse ou impression fondée ? C’est ce qu’il s’agit d’établir. Mais c’est en tout cas le principal repère sur lequel nous pouvons nous guider. Essayons donc de procéder à un premier inventaire des propositions qui se présentent pour rendre compte du phénomène. J’en énumérerai rapidement quatre.
Premièrement, on ne peut pas ne pas souligner le paradoxe de ce processus d’apaisement qui chemine au travers d’une dépression économique de grande ampleur dont nous ne sommes jamais vraiment sortis en Europe depuis vingt ans. Le paradoxe ressort avec encore plus de force si l’on compare avec le grand précédent que constitue la crise de 1929. La crise de 1929 avait provoqué un redoublement paroxystique des tensions et des mobilisations dont l’arrivée au pouvoir des nazis en 1933 fournit le symbole. Au lieu de quoi, dans la période où nous sommes, même s’il existe des poussées d’extrême droite, la crise joue, depuis 1974, comme amplificateur de la pacification et de la réduction des tensions.
Deuxièmement, on ne peut pas, bien entendu, ne pas faire intervenir les conditions matérielles, à l’arrière-fond, sous l’aspect de l’exceptionnelle croissance qu’ont connue les sociétés capitalistes occidentales depuis 1945, les fameuses « Trente Glorieuses », qui ont changé le niveau de richesse globale et porté la prospérité à un degré sans précédent. La crise, le chômage, les inégalités, l’« exclusion » n’ont pas suffi à les entamer. La croissance a continué, sur un rythme ralenti. Mais cette période a aussi amené, avec le développement de l’État-providence, un niveau de protection sans précédent dont l’individualisme contemporain est largement le produit. Les individus n’ont pas eu besoin d’un effort prométhéen pour briser des solidarités et des contraintes de famille ou de voisinage que d’autres institutions protectrices ont tout simplement rendues inutiles. Le phénomène auquel nous sommes confrontés a donc un aspect économique et social déterminant. Si on le conjoint au phénomène proprement politique de la stabilisation des régimes démocratiques intervenu dans la même période, on tient un début d’explication assez plausible de la réduction des oppositions extrêmes et dramatiques.
Troisièmement, sur le terrain anthropologique, il est un certain nombre de facteurs qui ne sont sûrement pas sans concourir de façon convergente à la réduction de l’ambiance conflictuelle ou à la dédramatisation de la vie sociale. On peut au moins mentionner trois traits intercorrélés dont le rôle est assez évident. D’abord, le changement ou les changements formidables intervenus dans l’éducation, tant familiale que scolaire, disons, en bref, la disparition du style autoritaire d’éducation. Ensuite, le changement de statut de la sexualité. Il n’est sûrement pas aussi simple que le cliché de la « révolution sexuelle » tendait à le suggérer, mais il s’est quand même bien passé quelque chose comme la fin de l’âge répressif, pas seulement sur le plan de l’accès des jeunes à la sexualité, mais plus largement sous la forme de l’entrée dans une culture hédoniste dont la promotion culturelle de l’épanouissement sexuel est une des grandes composantes. Il faut mentionner, enfin, les effets en retour de la découverte de l’inconscient. Ils posent un problème très difficile et très intéressant, que je laisse comme un problème en me bornant à le formuler : est-il pensable que l’avènement et la diffusion d’une discipline comme la psychanalyse surviennent sans modifier les conditions dans lesquelles les individus vivent leur inconscient ?
Quatrièmement, pour prendre les choses encore sous un autre jour, ce recul de la conflictualité sous l’ensemble de ses aspects, conflit avec soi, conflit avec les autres, conflit social institutionnalisé – recul qui fait que le névrosé classique ou la lutte des classes organisée disparaissent de concert –, ce recul, donc, peut être compris comme participant de la mise en place d’un nouveau régime du rapport à soi et du rapport social, de l’identité personnelle et de l’identité collective.
Quelques observations à ce sujet, sans autre prétention que descriptive. Élément de continuité bien connu, le phénomène se situe à l’évidence dans le prolongement d’une tendance longue et lourde de notre monde, la réduction de la violence physique. C’est cette réduction de la violence qui explique la place démesurée que les représentations de la violence tendent à prendre au sein de notre culture : moins il y a de violence de fait, plus la sensibilité à ses manifestations augmente. Elle nous fascine dans la mesure même où elle est ce dont nous ne voulons surtout pas.
D’une manière plus générale, je crois qu’on peut dire que nous sommes témoins dans la vie sociale du passage d’un âge stratégique à un autre. De l’âge de l’affrontement, nous passons à l’âge de l’évitement. Sur ce point – on pourrait multiplier à l’infini les observations – nous assistons à l’émergence d’un modèle général des conduites à base d’évitement de la confrontation, que ce soit par la négociation ou que ce soit par le contournement.
De nouveau, le parallèle entre les deux terrains, psychique et social, est frappant. Il n’y a pas que dans la vie politique que l’ambiance est au réformisme et que les ambitions sont revues à la baisse. Avec soi-même, de la même façon, on cherche plutôt l’arrangement avec les problèmes que leur solution. On négocie avec les symptômes plutôt que de les lever. À l’échelle de l’intériorité comme dans l’existence collective, on s’accommode de l’insoluble en tournant le dos à l’âge prométhéen de la recherche des solutions révolutionnaires. Ce déplacement signale un considérable changement de rapport avec soi-même et avec les autres.
Pour en terminer avec ce rapide tour d’horizon, abrégé au maximum afin de ne pas trop accorder de place à ce qui n’est qu’une introduction, je relèverai, en dernier lieu, un autre trait remarquable qui fait partie du tableau : le sacre de la dimension de mobilité sur tous les plans, dans notre culture (un trait qui change beaucoup de choses). Conflit social ou conflit avec soi-même impliquent la postulation d’une permanence, permanence sur fond de laquelle se jouent les difficultés d’intégration que signale la conflictualité. L’enjeu est l’identité stable qui vous engage vis-à-vis de vous-même ou vis-à-vis des autres. Mais au lieu de cette postulation de permanence, on peut très bien choisir de bouger, de se déplacer, de se désengager de soi-même comme des autres. IL en résulte une tout autre manière d’être et d’agir. Le plaisir de la coupure est préféré au besoin de continuité et à la nécessité de se reconstruire ou de reconstruire un équilibre.
La nature spécifique de l’individualisme contemporain
Sur la base de ce constat qu’on pourrait beaucoup détailler, et que je ne formule que pour fixer un repère central, je reviendrai, pour commencer, sur la question de la nature spécifique de l’individualisme actuel, de l’individualisme tel qu’on l’a vu devenir depuis une vingtaine d’années. Je crois pouvoir supposer l’accord sur l’existence du phénomène. On peut récuser les explications qui en sont communément données, mais on peut difficilement nier qu’il se passe quelque chose.
Deux très brefs préliminaires pour éviter les équivoques ordinaires qui naissent dès qu’on emploie cette notion d’individualisme, source de toutes les confusions. Premier préliminaire, relatif au motif de cette équivoque : la notion d’individualisme est constitutivement écartelée entre une acception fondamentale, qui renvoie d’une part au principe de légitimité en vigueur dans nos sociétés, à savoir les droits des individus, plus communément appelés « droits de l’homme », tandis qu’elle comporte d’autre part une acception descriptive associée pour l’essentiel au phénomène de la privatisation. On voit tout de suite, dès qu’on a procédé à cette distinction, quel est le défaut commun d’une grande partie de la littérature sur l’individualisme : elle procède par traduction ou projection linéaire de ce qui est une logique de droit en expression sociale de l’individualisme. Or, entre les deux, le jeu est autrement plus complexe.
Second préliminaire relatif, celui-là, aux différents niveaux de la notion dans ses emplois historiques. Il faut se souvenir que cette notion d’individualisme joue au moins à trois niveaux différents. Il y a d’abord une histoire métaphysique du principe d’individualité. La modernité correspond, métaphysiquement parlant, au renversement de la logique ancienne qu’exprimait le principe d’individuation : partir du général pour le particulariser. À l’opposé de cette démarche, la modernité pose le singulier au départ, afin de l’universaliser. C’est de cela qu’est fait au plus profond notre sens de l’individu. Je ne puis faire plus que signaler le point.
Il y a ensuite une histoire politique du droit des individus qui comprend comme l’une de ses subdivisions l’histoire de l’économie politique, cette histoire du droit des individus se déployant sous les deux figures du contrat politique et du marché économique.
Il y a enfin une histoire sociale de l’individualité, c’est-à-dire une histoire de l’entrée des droits abstraits de l’individu dans la société concrète. Cette histoire sociale est largement celle de la corrosion des appartenances et des dépendances communautaires traditionnelles sous l’effet de la double expansion de la citoyenneté et du marché. Du marché, y compris sous l’aspect crucial du salariat comme vecteur de l’individualisation du travailleur.
Mais au-delà de cette application collective, il y a une histoire individuelle de l’égalité en tant qu’elle affecte les rôles sociaux liés à la reproduction, non de la société, mais de l’espèce. L’égalité des individus change les rôles sociaux liés à la division socialement instituée des sexes et les rôles liés à la répartition socialement instituée des âges.
La famille est, en un sens, une communauté comme les autres, mais une communauté qui a cependant là particularité de se situer à l’intersection du biologique et du social. Or, l’une des propriétés remarquables du phénomène individualiste est d’agir sur cette intersection du biologique et du social. Le plus grand problème de la société des individus consiste en ceci qu’elle repose sur un principe abstrait établissant comme source de toute légitimité l’existence d’êtres libres et égaux, mais qu’il lui faut, d’autre part, gérer des individualités concrètes qui sont, elles, sexuées, primitivement dépendantes et, accessoirement, mortelles. Ce qui n’est pas prévu dans la Déclaration des droits de l’homme.
C’est en considérant cette dualité de plans que l’on comprend comment la dynamique individualiste est génératrice d’une nouveauté anthropologique absolue. Elle n’emporte pas que des conséquences sociales dont on sait qu’elles sont déjà considérables, elle emporte en outre des conséquences plus profondes encore sur l’identité des êtres. Elle entraîne avec elle l’introduction forcée des hommes, des femmes et des enfants, des « naissants-vivants-mourants » que nous sommes à des interrogations vertigineuses sur eux-mêmes. Sans doute ces interrogations n’ont-elles jamais cessé d’accompagner l’espèce humaine, mais elles sont destinées dans notre monde à travailler ouvertement les êtres.
Qu’est-ce qu’être d’un sexe et quid de l’autre sexe dont on n’est pas ? Qu’est-ce que l’enfant que je ne suis plus mais que je continue de porter ineffaçablement en moi ? Dans l’autre sens, qu’est-ce que devenir adulte ? En quoi la mort vers laquelle je me dirige est-elle la mienne ? C’est l’irruption de ces questions dans la sphère d’expérience personnelle (je n’ai pas dit la sphère consciente), en fonction du nouveau statut social et politique des êtres, qui détermine, je crois – c’est en tout cas l’interprétation que je défendrai –, la rupture dans l’idée de l’humain qui se joue autour de 1900. Comme c’est l’irruption de ces questions qui est au foyer des déchirements individuels qu’atteste cette période de tensions exceptionnelles.
Or, du point de vue d’une telle histoire sociale de l’individualité, nous avons connu dans la période récente un événement capital qui n’est certainement pas sans une certaine portée explicative vis-à-vis de l’apaisement que nous observions. Cet événement, c’est ce que Louis Roussel a proposé d’appeler la désinstitutionnalisation de la famille [2]. La formule est frappante. Elle soulève toutes sortes de difficultés qu’il serait intéressant d’explorer et dans lesquelles je ne puis entrer. Je dirai pour faire bref qu’elle n’est juste qu’à la condition de la prendre rigoureusement à la lettre. Désinstitutionnalisation de la famille : entendons que la famille cesse d’être une institution – mais mesurons bien ce que veut dire institution ! Cela ne concerne pas les formes mais la substance même de la chose. Nous avons eu sous les yeux un phénomène historique majeur, qui marque une inflexion déterminante dans le fonctionnement des sociétés et dont l’onde de choc va s’étendre loin dans le temps.
Vous le savez – je ne fais ici que rappeler des choses connues – un peu partout, entre 1965 et 1975, on a redéfini le droit familial. Pour ne prendre que l’exemple français, durant ces dix années, on a réécrit un tiers du Code civil pour l’adapter à la logique égalitaire. Nouveau statut de la femme, nouveau statut de l’enfant, fin de la maritalité qui sanctionnait la dépendance de l’épouse envers le mari, remplacement de l’antique puissance paternelle par l’autorité parentale, etc. Ces changements juridiques se sont accompagnés de changements sociaux tout aussi notoires qui ont affecté successivement la natalité, la nuptialité, la divortialité. Inutile d’y insister. Essayons plutôt d’apprécier la signification de ces changements.
Désinstitutionnalisation, cela veut dire : la famille devient une affaire privée – le contraire d’une affaire publique. Elle relève du regroupement volontaire et par conséquent précaire d’individus sur des bases et à des fins affectives, la procréation qui s’ensuit éventuellement étant elle-même comprise en termes affectifs. Il en résulte, par exemple, sur le terrain juridique, que le motif normal de divorce devient le consentement mutuel. La justice n’a pas à se prononcer sur une faute par rapport aux règles d’une institution, elle enregistre les conséquences d’une composition de volontés privées. Certes, on ne divorce pas des enfants qu’on a faits, et c’est là que les problèmes commencent...
Mesurons la portée du fait. Il y va d’une révolution anthropologique, le mot n’est pas trop fort. La famille cesse d’être ce qu’elle fut depuis toujours, pour autant que nous le sachions, un rouage de l’ordre social. Elle cesse de constituer une collectivité significative du point de vue de l’entretien et de l’établissement du lien social. C’est en ce sens plein qu’il faut entendre le terme privatisation.
Deux observations encore pour insister sur la profondeur du phénomène. Il faut y reconnaître l’aboutissement d’un mouvement qui vient de très loin. Il est à l’œuvre en Europe depuis la fin du XVIe siècle. Pour le résumer d’un mot : il consiste dans la captation du lien social par l’État, captation qui représente l’acte de naissance de l’État moderne, et d’ailleurs son acte de baptême, puisque c’est dans l’opération que se dégage le concept même d’« État ». Nous assistons, avec la privatisation de la famille, à l’achèvement de la concentration du lien social dans l’État, à l’achèvement de la séparation entre l’État et la société civile.
Nous assistons, en second lieu, à la fin de l’échange symbolique comme ordonnateur du social. La dépendance des femmes si longtemps maintenue, étonnamment maintenue même, à y songer rétrospectivement, s’ancrait en dernier ressort dans la prégnance d’un cadre réciprocitaire continuant de commander l’entente du lien familial. La famille restait une institution en ceci qu’elle persistait obscurément à matérialiser la contrainte de l’échange. Elle était l’un des derniers refuges de l’obligation symboliquement signifiée aux acteurs de sortir d’eux-mêmes et de leur petit monde pour aller vers l’autre et son monde, se lier avec lui, passer alliance avec lui. Ce fut millénairement l’un des principaux modes de constitution du lien social. L’enjeu mérite qu’on s’efforce d’entrer dans l’esprit de la chose. Ce lien social ne va pas de soi, il n’est pas une simple donnée, il exige d’être instauré et restauré en permanence par une reconnaissance symbolisée et institutionnalisée de la coprésence avec l’autre. C’est cette reconnaissance que la règle de réciprocité est faite pour signifier. Il se trouve que la famille est demeurée peut-être l’ultime lieu où cet impératif primordial a conservé un sens vivant. S’allier par mariage, ce n’était pas seulement s’allier avec une personne, c’était s’allier avec une autre famille, en engageant son propre groupe familial, tout en créant un nouveau groupe consistant par lui-même. C’était entrer dans un cycle où il vous était marqué que vous aviez à rendre ce qui vous avait été donné. A pu subsister ainsi jusqu’il y a très peu un îlot où, envers et contre tout, en dépit de la logique individualiste ambiante, le lien continuait de précéder les éléments liés, le groupe de dicter sa loi à ses membres et les rôles de dominer les personnes, avec ce que cela voulait dire d’inégalité et de dépendance pour les femmes. Peut-être est-ce justement à sa place singulière, au croisement du biologique et du social, au fait qu’il y va de la perpétuation de la vie, qu’il faut attribuer cette étonnante insistance d’une logique anté-individualiste au sein de l’institution familiale. Quoi qu’il soit, le fait donne la mesure de l’immense événement que représente l’émancipation féminine. Elle signale le parachèvement de l’entrée dans un autre mode de constitution du lien social, qui délivre les individus de sa charge. Ils peuvent se permettre de le présupposer, de le tenir pour un donné. Il est institué par ailleurs, depuis un autre lieu, de sorte qu’on peut se rapporter aux autres en général, et à son conjoint en particulier, d’une manière non symbolique, d’une manière purement personnelle, psychologique et privée. Cela n’engage que vous et si cela conduit à vous créer un engagement supplémentaire vis-à-vis d’un enfant, c’est sur le même mode psychologique et privé. Eh bien, jusqu’à une date récente, le fait de fonder une famille, comme on disait d’une expression lourde de sens, cela n’engageait pas que vous, cela engageait l’ordre social en général.
Sur la base de cette privatisation, on peut comprendre une partie au moins de l’apaisement que nous observions. Les tensions violentes dont l’individu était le théâtre, tensions ouvertes – je faisais allusion à la révolte adolescente – et tensions à l’intérieur des individus, ces tensions tenaient pour une grande part à la contradiction entre le formalisme maintenu de l’institution familiale et sa déformalisation irrépressible. D’un côté, la persistance, à la mesure du rôle institutionnel conservé par la famille, d’une définition hiérarchique des places et de rapports d’autorité entre le père, la mère et les enfants ; de l’autre côté, la montée des rapports affectifs entre les personnes, rapports eux informels, à base de libre choix mutuel et d’appréciation intime, hors de toute assignation réglée à des rôles. Il n’y a pas à s’étonner que la famille ait été, dans son avant-dernier moment historique, une institution à ce point faite pour le conflit : elle était tiraillée entre deux logiques antinomiques. La contradiction a été levée avec l’évanouissement de la dimension institutionnelle. Ce qui explique la transformation spectaculaire qu’on a pu observer en quelques années. Il n’a pas fallu une décennie pour passer du « famille, je vous hais », au « famille, je vous aime ». Mai 1968 brandit encore l’étendard de la révolte antifamiliale. Cinq ans plus tard, il est relégué au magasin des accessoires et des souvenirs littéraires. La famille nouvelle est en place, incertaine dans sa définition, mais réconciliée.
C’est à l’intérieur de cette désinstitutionnalisation qu’il convient de replacer l’évolution des rôles familiaux. Je pense en particulier à la figure du père, dont il est de bon ton de déplorer la disparition, comme si ce genre de choses se défaisait et se restaurait à volonté. Elle s’est effacée dans ses attributs traditionnels avec le cadre institutionnel qui lui procurait nécessité et consistance. On ne voit pas ce qui pourrait la ramener, en dehors d’un revirement complet de la logique individualiste-égalitaire. Plus rien ne soutient l’image d’un représentant de la Loi ou de l’Autorité au sein de la famille parce que plus rien ne justifie l’existence d’un gouvernement domestique.
Changement dans la socialisation
Mais la famille cessant d’être une institution, c’est un fait qui emporte d’énormes conséquences en matière d’éducation, au sens large, au sens de l’« institution » des êtres. On en observe déjà les effets : « La famille ne socialise plus. » L’expression est d’Antoine Prost, historien averti de l’éducation et réformateur du système éducatif, éventuellement historien des réformes qu’il a faites. La formule est forte, elle vise juste, elle dit quelque chose d’essentiel, même, à condition de définir la « socialisation » dont il s’agit.
La formule a l’intérêt, pour commencer,. de désigner ce qui forme aujourd’hui le cœur du problème de l’éducation : le report sur l’école d’une fonction qui était auparavant assurée par la famille. Fonction d’autant moins facile à assumer pour l’école qu’elle est simultanément corrodée comme institution par ce qu’on pourrait appeler sa « familialisation ». Si l’école marche mal, c’est notamment parce qu’on lui demande le double de ce qu’on lui demandait autrefois. Et ce n’est pas qu’une affaire de quantité : c’est qu’il est difficile de mener les deux de front, instruire et socialiser, comme le faisait classiquement la famille. L’instruction suppose en fait une certaine socialisation.
La formule, au-delà de ces retombées pédagogiques, jette un coup de projecteur sur un phénomène majeur : le changement dans le mode de socialisation. En réalité, bien entendu, la famille continue de « socialiser » mais elle socialise tout à fait autrement. L’évolution récente qu’elle a connue affecte fondamentalement les conditions de la socialisation. Question préliminaire à laquelle il faudrait pouvoir consacrer beaucoup de temps : qu’est-ce que la socialisation ? Les réponses disponibles, il faut bien l’admettre, ne brillent pas en général par leur fermeté de pensée et leur rigueur. Le modèle explicite ou implicite dominant est celui qu’on pourrait appeler de l’apprentissage adaptatif, socialisation désignant alors le processus d’incorporation des usages et des règles qui assurent la coexistence collective. En ce sens minimal, l’adaptation à l’existence avec d’autres, la socialisation paraît être assurée ni plus ni moins bien qu’avant par les familles d’aujourd’hui. En revanche, il est clair, me semble-t-il, que la famille comprise comme un refuge contre la société ne remplit pas du tout la même fonction que la famille en charge de la production d’un être pour la société qui constituait la formule classique de sa mission. C’est à ce titre que la famille formait un rouage de l’ordre social.
Pour rendre compte des effets de ce saut, il est nécessaire de donner un autre sens à socialisation, un sens allant beaucoup plus en profondeur. La socialisation désigne sous cet aspect le processus par lequel on apprend à se regarder comme un parmi d’autres. Au travers de la socialisation, il ne s’agit pas simplement d’apprendre à coexister avec d’autres, mais d’apprendre à se regarder comme un parmi d’autres, comme n’importe qui du point de vue des autres. Apprentissage cognitivo-symbolique de l’anonymat de soi, de cette distance radicale, de cette excentration qui vous rend capable vis-à-vis de vous-même de vous dire : « Il s’agit en l’occurrence de moi, mais ce pourrait être n’importe qui d’autre. » Apprentissage de l’abstraction de soi qui crée le sens du public, de l’objectivité, de l’universalité, apprentissage qui vous permet de vous placer au point de vue du collectif, abstraction faite de vos implications immédiates. Or, c’est cette socialisation-là qui me semble fondamentalement affectée par la famille désinstitutionnalisée, tant du point de vue des parents qui la créent que du point de vue des enfants qui y grandissent. C’est cet apprentissage du détachement qui me semble aujourd’hui remis en cause, avec d’ores et déjà de considérables effets dans la vie sociale. S’il est un trait caractéristique de la personnalité ultra-contemporaine, c’est précisément l’adhérence à soi. Si l’on veut parler un peu sérieusement du narcissisme – il ne serait pas trop tard pour en parler sérieusement –, c’est de là qu’il faut partir. Nous assistons à un déclin saisissant de la dimension du public dans nos sociétés, dont le symptôme le plus patent est la généralisation de la corruption. C’est moins la moralité des personnes qu’il faut incriminer que l’organisation des personnalités. Le phénomène possède un substrat anthropologique. Il découle de la difficulté à dissocier l’élément public de l’élément personnel. Le partage se brouille !
On peut inclure ici deux traits de l’individualisme actuel qui vont dans le même sens. La dynamique de l’individualisation a franchi un seuil. Jusqu’à présent, la montée de l’individualisme s’était traduite par une exigence croissante de personnalisation des adhésions, qu’il s’agisse du mariage ou qu’il s’agisse de l’entrée dans un parti. Personnalisation qui revenait à exiger, contre les obligations imposées de l’extérieur, d’« être soi-même » dans des entreprises qu’on prétendait mener selon son libre vouloir et en connaissance de cause. Cet impératif de personnalisation ne remettait pas en cause le principe du lien lui-même ni le fait de l’engagement. On continue, en régime de personnalisation, de se définir par les appartenances auxquelles on choisit de se dédier. Le problème est de rendre ces appartenances aussi délibérées que possible, de les épouser au lieu de les subir. Nous avons basculé dans la période récente vers un individualisme de déliaison ou de désengagement, où l’exigence d’authenticité devient antagoniste de l’inscription dans un collectif. Pour « être soi-même », dans l’ultra-contemporain, il faut se garder par-devers soi. Le geste par excellence de l’individu hypercontemporain, c’est non pas de s’affirmer en s’impliquant – l’individualisme de personnalisation –, c’est de se reprendre. Le geste est lisible au mieux, sans doute, dans le turn over qui affecte les formes d’adhésion les plus paroxystiques, c’est-à-dire les adhésions sectaires. Elles présentaient cette étrangeté remarquable, qui les rend si mal saisissables, d’être à double détente : l’implication est extrême, elle va jusqu’à la recherche de dépersonnalisation, mais elle est suivie plus ou moins vite d’un mouvement de ressaisie et de dégagement. On entre, mais c’est pour sortir, quitte à recommencer un peu plus tard, un peu plus loin. S’affirmer, c’est se détacher. La situation limite révèle, en grossissant le trait, une organisation diffuse, mais commune, associant toujours le retrait à la participation, la déprise à l’adhésion.
Cela est rendu possible par le fait évoqué plus haut qu’on postule le lien déjà là. Il est prédonné, je n’ai pas à l’instaurer, j’évolue à l’intérieur d’un monde où je n’ai pas à me soucier de ce qui me tient avec les autres. Où l’on arrive au grand paradoxe du moment où nous sommes, le triomphe cadré de l’État qui rend possible le triomphe ostensible de l’individu libéral. Car c’est le monopole conquis par l’État en matière d’établissement et d’entretien du lien social qui procure à l’individu la liberté de n’avoir pas à penser qu’il est en société [3]. L’individu libéral, en droit d’ignorer son inscription collective, est un produit de l’avancée de l’instance politique, qui fait le travail pour lui. C’est en ces termes et sur cette base qu’il y a sens à parler d’un triomphe culturel du modèle du marché dans nos sociétés. La production implicite du lien social par l’État permet que le lien social explicite ne soit plus vécu que comme un effet global d’agrégation d’actions où chacun n’a en vue que ses avantages et ses intérêts. Tel qu’il apparaît aux individus délivrés de sa charge, le lien social est une résultante, il n’est pas une responsabilité. Ce qui fut d’abord un modèle approprié à la seule économie est en passe de s’étendre au reste. Jusqu’à une date récente, ce modèle non seulement ne gouvernait pas l’ensemble de la société, mais coexistait avec une culture et des mœurs gouvernées par un puissant principe contraire, le principe de tradition. Un principe qui se matérialisait électivement dans l’institution scolaire et qui commandait plus largement tout ce qui pouvait relever de l’éducation ou de la transmission. L’équilibre de nos sociétés, jusqu’à, il y a peu, reposait sur la cohabitation plus ou moins tendue d’une pratique économique de marché et d’une culture de la tradition.
Or, dans une culture de la tradition, le lien de société n’est pas posé comme ce qui découle de l’action des individus, il est posé, au contraire, comme un modèle qui les précède radicalement. Nous sommes des héritiers, nous arrivons dans un monde tout constitué qui comporte non seulement d’insurpassables canons du point de vue de la pensée et de l’art, mais qui s’ordonne aussi autour des formes préréglées de coexistence avec les autres. Politesse élémentaire au plus, civilité, pour le plus sophistiqué : des formes par lesquelles il nous est signifié et au travers desquelles nous admettons, en les pratiquant, que le social nous préexiste. Cette contrainte des formes va très loin, il faut y insister. Qui dit forme dit : mon lien avec les autres obéit à une norme qui n’est pas de moi, même si j’ai à en personnaliser l’usage. C’est le consentement à cette antériorité qui rend possible un espace organisé de coexistence. En mettant des formes en œuvre, je reconnais et je pose que la société est avant et au-dessus de moi, que la règle qui m’associe à d’autres est hors de moi, indépendante de moi.
Nous avons vécu, autrement dit, dans une société qui continuait de mêler deux modes de fonctionnement. C’est cette dimension de précédence qui se trouve aujourd’hui disloquée ou désagrégée par la poussée du principe d’individualité. Ces avancées conduisent à la dissolution des formes de la civilité, au titre de la dissolution de l’ensemble de ce qui précède et domine l’individualité. La diffusion du modèle du marché est à la fois le vecteur et le signe le plus éclatant.
C’est en ce point que prend place l’expansion du droit dans nos sociétés. Le droit, c’est ce qui remplace les formes, c’est ce qui prend la relève des normes incorporées destinées à régler d’avance la coexistence des êtres. L’individu hypercontemporain leur préfère des règles explicites permettant de négocier des modalités de cette coexistence dans l’après-coup. Le droit gagne en nécessité dans notre culture à la faveur du mouvement de détraditionalisation ; il s’installe contre et à la place de la civilité.
Ce qui est en cause dans ces transformations, c’est l’inscription psychique de la précédence du social, l’inscription psychique de l’être-en-société qui permet à chacun de raisonner du point de vue de l’ensemble. J’en prends un exemple qui peut paraître anecdotique ou périphérique, de prime abord : le destin de la critique des livres. Je m’empresse de dire que l’exemple n’est ni anecdotique ni périphérique, si l’on veut bien songer que la république des lettres a été, historiquement, le laboratoire où s’est forgé le modèle du public. Modèle qui est précisément ce que le mouvement de l’histoire remet aujourd’hui en question, socialement et anthropologiquement. Critiquer un livre, se prononcer au nom du public et en vue du public au sujet d’un livre dans l’idée que la république des lettres nous a appris à nous en former au XVIIe et au XVIIIe siècle, ne se résume pas à donner son avis personnel et particulier. Critiquer un livre, c’est rendre lisible la place de ce livre au sein d’un ensemble ou d’un mouvement, c’est définir le cadre dans lequel il s’inscrit, situer ce par rapport à quoi il apporte quelque chose, reconstituer ce en regard de quoi il compte ou ne compte pas. Opération très complexe qui exige de se situer au point de vue du lecteur idéal, de manière à reconstruire en dehors l’organisation du domaine intellectuel ou le mouvement des idées en lesquels on est soi-même inscrit, moyennant une relativisation radicale de sa propre place. C’est grâce à ce travail d’objectivation que s’institue la chose publique comme espace cognitif. Il suffit d’énoncer ces quelques réquisitions pour entrevoir que le modèle qu’elles dessinent n’est pas ce qui se porte le mieux dans notre monde. Non qu’il ait jamais régné sans mélange. Le combat de l’esprit d’impartialité contre l’esprit partisan a toujours existé. Mais il y avait combat ; il y avait une opposition significative entre un idéal et les manquements à cet idéal. Ce n’est pas qu’il y ait aujourd’hui davantage de manquements à l’idéal, c’est que l’opposition même se brouille, au profit non pas de la partialité, mais d’une particularité qui s’ignore. Particularité de l’auteur qui ne fait que répondre au particularisme du lecteur, enfermé dans le cercle clos de ses intérêts. Le phénomène plonge ses racines bien au-delà de l’évolution d’une pratique culturelle. Il renvoie à un type de personnalité, lui-même associé à un type de socialisation. Il y va, dans un tel glissement cognitif et symbolique, du pouvoir d’abstraction de soi et de la possibilité de se penser en société.
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