L’élection organise une aristocratie

samedi 4 décembre 2010
par  LieuxCommuns

Source : Libération du 10/03/2008

Article de salubrité publique, malgré une conclusion un peu énigmatique...

Le terme démocratie et l’adjectif démocratique qui qualifie notre régime de gouvernement sont deux mots-clés de notre vocabulaire politique. On croit tout savoir de la démocratie tant elle est familière. D’origine grecque, animant la vie d’Athènes, elle y aurait été « directe », et aurait été adaptée dans sa forme « indirecte » en France et aux Etats-Unis, à la fin du XVIIIe siècle. L’adjectif démocratique est lui aussi d’un usage courant. Si des étudiants bloquent leur université, certains leur rétorquent que ces pratiques ne sont pas démocratiques : la ministre les accuse même de vouloir construire un mouvement politique.

La démocratie athénienne avait pour fondement pratique l’usage du tirage au sort, la rotation rapide des charges, la reddition des comptes, l’impossibilité d’exercer de multiples fois la même charge, la rémunération de l’activité politique, l’amateurisme, c’est-à-dire la non-division du travail politique. Il s’agissait de garantir à tout citoyen s’en jugeant capable la possibilité de participer au jeu politique. L’élection était réservée à la désignation des généraux et des magistratures financières. Le sort était conçu comme la meilleure garantie d’égalité des chances d’accès aux charges ; il s’accordait parfaitement avec l’impératif de la rotation des charges.

Aristote lie clairement démocratie et tirage au sort, alors qu’il associe élection et aristocratie. On retrouve ces associations chez Montesquieu et Rousseau, entre autres, deux mille ans plus tard. A la fin du XVIIIe siècle, certains acteurs des révolutions française et américaine bâtissent un régime de gouvernement original, qu’ils appelleront gouvernement représentatif. L’élection est choisie pour désigner des représentants et, pour les forcer à ne pas trop s’écarter de la volonté des électeurs, elle doit avoir lieu régulièrement. L’élection s’impose au moins pour deux raisons : elle traduit un principe influent du droit romain (« ce qui touche tout le monde doit être considéré et approuvé par tous ») ; elle permet de sélectionner une aristocratie, ce qui est l’objectif visé. Le peuple est déclaré souverain, bien qu’il ne participe pas au gouvernement. Le gouvernement représentatif est une aristocratie.

Après les massacres de juin 1848, la Constituante proclame la République « démocratique » (art. 2, préambule). Pourtant, la Constitution organise un régime de gouvernement représentatif. Pas plus qu’en 1789 le tirage au sort n’est évoqué. La participation du peuple au gouvernement n’est pas prévue. Le contrôle des représentants se limite à la procédure élective. Rien ne garantit que tout citoyen désirant exercer des fonctions politiques le puisse. L’élection est précisément un outil de sélection et de présélection. Certaines caractéristiques sont nécessaires pour être élu : la notoriété, le sens du jeu politique dominant, la fortune. L’élection organise une aristocratie.

Et pourtant, l’adjectif « démocratique » est là, et son adoption ne donna lieu qu’à peu de débats selon le procès-verbal des discussions de la Commission de rédaction en 1848. La réintroduction du suffrage universel masculin direct (déjà prévu en 1793) semble avoir entraîné l’adoption du terme « démocratique ». « Démocratie » et « démocratique » vont alors structurer durablement la pensée et les discours concernant le gouvernement représentatif. Il est également singulier de remarquer que les hommes de la Convention, à l’origine de la Constitution de 1793, ne songèrent pas à qualifier la République de « démocratique ». Pourtant, le suffrage universel masculin direct est prévu. Mieux, le peuple, pour qui un rôle politique est prévu, forme des assemblées, approuve les lois et peut provoquer le référendum. Mais, tout simplement, cette Constitution n’organise pas la démocratie, et la conscience de l’époque à ce sujet est peut-être plus claire que celle du XIXe siècle.

Alors certains qualifieront nos « démocraties » de « démocraties indirectes », variation de la démocratie athénienne, qui serait une « démocratie directe ». Pourtant, ces deux concepts n’articulent pas les mêmes éléments, ce que masque la référence commune à la démocratie.

Sous la Ve République, si le peuple ne se gouverne toujours pas lui-même, contrairement à ce qu’affirme la Constitution (« gouvernement du peuple, par le peuple », art. 2), il est néanmoins déclaré souverain, et sa souveraineté « s’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » (art. 3). Rappelons que la représentation nationale a voté le 8 février en faveur du traité de Lisbonne, et ce à 87 %, alors qu’un texte similaire avait été rejeté en 2005 par référendum à 54 % des suffrages exprimés. Cela devrait (re)mettre en lumière la nature de la représentation. Pierre Moscovici, député PS, le disait lui-même sur France Inter, le 4 février, avant le vote du Congrès pour modifier la Constitution en vue de la ratification du traité : « Je voterai selon mes convictions. » Nous ne critiquerons pas Pierre Moscovici d’aller contre l’avis du peuple. Il ne fait qu’exprimer la logique du gouvernement représentatif, à savoir l’autonomie des représentants. Le critiquer, ce serait supposer qu’il déroge à un devoir, alors que la Constitution ne prévoit aucun mécanisme de contrôle des députés par les citoyens : ils sont uniquement invités à voter pour quelqu’un d’autre s’ils sont mécontents. Alors « le peuple exerce sa souveraineté par ses représentants » ?

Le régime représentatif n’est pas la démocratie. Le résultat de la falsification du sens attaché au mot « démocratique », falsification portée par toute la puissance symbolique de sa consécration dans les textes fondateurs de nos Républiques depuis 1848, est de masquer ce que furent les outils utilisés par les Athéniens pour organiser leur gouvernement, et le plus important d’entre eux peut-être, le tirage au sort.

Nos ancêtres ont peut-être négligé, ou méconnu les outils fondamentaux permettant d’organiser pratiquement la démocratie. Rien ne nous oblige à les suivre ni à continuer de croire en la souveraineté du peuple, de croire que le peuple se gouverne lui-même. La mise en pratique des principes démocratiques va nous y aider.

Laurent Henry, post-doctorant et Philippe-Alexandre Pouille, doctorant


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