Soit trois remarques sous forme de rappel :
1. Une religion qui se dit ultime, porteuse du message divin définitif, scellant l’inspiration prophétique, récapitulant et rectifiant ce qui lui est antérieur, une telle religion, prise à la lettre, annule toute interrogation, tout doute, fonde une vérité absolue, sans contestation possible. Elle s’institue d’emblée comme « clôturante » et prive l’esprit humain du sens de la quête, de la recherche, de la perplexité, de l’aventure. Elle instaure la vérité de l’Unicité incontestable. Il suffit que la structure politique transporte le même principe dans son champ propre pour que l’espace du politique se trouve, à son tour, dominé par cette vérité de l’Unicité incontestable. Réduit à un tel squelette, l’Islam, religieusement et politiquement, se vit comme une perspective asséchante, stérile, ignorante du « vif » des questions, fondant un « monologisme » obsidional et agressif, sourd à tout dialogue, coupé des préalables qui ouvrent la relation entre personnes et entre peuples, entre sujets et nations.
2. Cette disposition - tout autant que les conflits enregistrés à travers l’histoire - engendre l’anti-occidentalisme. Or, fermons les yeux et imaginons l’Islam et le monde arabe dépouillés de toutes les inventions occidentales simplement dans la vie quotidienne : plus d’électricité, plus de gaz, plus de montres, de lunettes, de voitures, d’avions, de téléphones, d’ordinateurs ; il ne resterait rien pour assurer l’ordinaire de nos jours si nous persistions à refuser de reconnaître la dette occidentale qui conforte nos heures ; du seul fait de cette désertification du quotidien, que personne ne pourrait accepter, le sentiment anti-occidental est renvoyé à son incontestable illégitimité.
3. Imaginons maintenant une autre scène. Supposons une rencontre entre représentants de diverses civilisations : européenne, américaine, japonaise, chinoise, indienne, africaine, arabe musulmane. On demanderait à chacun ce que sa civilisation aurait à apporter pour le présent et l’avenir de l’humanité. Que pourrait proposer l’Arabe musulman ? Rien, sinon peut-être la mémoire soufie, comme prémisses de l’interrogation, de la perplexité présente en l’homme qui, accumulant sa science, continue pourtant d’entretenir l’énigme qui est comme rivée au bord de l’abîme du non-savoir.
Telles sont les trois vérités qui éclairent notre peu reluisant présent. S’ils ne réorientent la perspective, on peut raisonnablement penser que les Arabes, confinés dans le cadre de la croyance islamique, sont destinés à rejoindre les grandes civilisations mortes ; ils trouveront place auprès des Sumériens, des anciens Égyptiens, des anciens Grecs... De tels propos sont loin d’être originaux. Nombre d’Arabes, de par le monde, se les répètent dans leurs soliloques comme dans leurs discussions intimes. D’autres les proclament publiquement. Ainsi, les trois observations que je viens d’exposer ont été rappelées il y a trois jours par Adonis, devant un amphithéâtre de mille personnes, en langue arabe, dans la bibliothèque Assad, à Damas, à l’ombre du château présidentiel qui domine la ville, en symbole du pouvoir de l’Un représenté par les portraits du Père et du Fils qui lui a succédé - dans le cadre d’une République ! A l’écoute de ces propos, personne n’a bronché parmi les personnes qui composaient l’auditoire attentif. Mais, une fois que de telles vérités ont été dites crûment, une fois qu’elles ont été diffusées dans le tranchant de leur nudité, que faire ? Nombre de personnes parmi nous ont proposé des remèdes à cette situation. Je ne les rappellerai pas ici. Je me contenterai de préciser, maintenant, qu’en attendant que ces idées cheminent au-dedans des consciences, que leur intériorisation réoriente l’être, la femme et l’homme arabes, structurés par l’islam, connaîtront le sentiment tragique de la vie, le face-à-face avec l’abîme du néant qui est celui des humains en quête d’identité. La femme et l’homme arabes doivent se faire, en raison de la situation objective que leur a réservée l’histoire, les émules de Kierkegaard - ce chrétien danois du XIXe siècle -, vivant le christianisme sur le mode de la maladie, du Kafka de La Métamorphose, jouant la stratégie de la disparition pour maintenir le noyau où l’être s’avère imprenable, d’un Unamuno, philosophe espagnol du XXe siècle, occupé à désafricaniser l’hispanité.
À l’Arabe d’oser entretenir le registre de la question jusqu’à vivre l’islam comme maladie, jusqu’à réduire à la taille d’un insecte une corpulence aussi vaine qu’envahissante, jusqu’à désislamiser son arabité. Peut-être alors les verrous commenceront-ils à sauter et les portes à s’entrouvrir.
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