L’identité folle

samedi 15 septembre 2012
par  LieuxCommuns

Texte radiophonique d’Abdelwahab Meddeb (auteur de « La maladie de l’Islam », Seuil, 2001), dans « Contre-prêches. Chroniques », Seuil, 2006

L’année qui vient de s’écouler (2003) est une année riche en événements qui nous concernent au plus haut point, éclairants pour notre présent et notre futur. Je ne sais lequel privilégier. Je n’ai peut-être à en élire aucun, et à les appréhender tous selon le seul horizon qui compte : celui de la maladie qui atteint la communauté en laquelle je suis né, communauté appartenant à l’Islam, au monde arabe, au Maghreb. Si je continue à évoquer la maladie, c’est que je ne cesse d’être en quête du remède. Je n’en vois pas de plus efficace que le travail sur soi qui débar­rasse des illusions et des chimères où se complaît le moribond.

La plus grande des illusions a été l’arabisme. 2003 est l’an­née qui nous en aura guéri, avec la fin de l’Irak ba’thiste et la chute de son dictateur, l’image de sa capture qui lui ôta tout héroïsme, image « réelle » qui dépouilla l’image fabriquée - le « fantasme » - de ses attributs. Que les retardataires qui conti­nuent de nier ce réel destructeur du fantasme finissent par vouer au cimetière des vanités l’idole de leur illusion : tel est mon vœu ! À l’occasion de cette fin de l’arabisme, je voudrais rappeler que celui-ci n’a jamais réussi à réaliser le fascisme espéré. Il s’est constamment heurté à l’absence de volonté des peuples arabes, par-delà l’apparente hystérie des masses ; c’est comme si l’humanité des Arabes les avait empêchés de mar­cher au pas derrière le chef et le parti. Une humanité qui ne pouvait s’accorder avec l’idéologie de l’Etat total à vocation transnationale, élaborée par le parti Ba’th. Le fascisme arabe a été obligé de circonscrire ses tentations de conquête, d’impé­rialisme, de racisme au contexte de dictatures locales, les­quelles, au moment de leur hégémonie, n’ont pas même connu une réussite intégrale dans cet espace circonscrit. Le caractère positif de l’arabisme réside dans son échec, lequel a épargné aux Arabes une triomphante et néanmoins funeste expérience fasciste.

Cependant, la fin de cette illusion, signifiée par la fin d’une dictature, n’a pas été l’œuvre des premiers concernés, les Ira­kiens et les Arabes. Elle s’est concrétisée à la suite d’une inter­vention étrangère. Celle-ci peut-elle constituer le remède ? Au-delà de ce que la guerre américaine représente, se pose, selon nous, la question du droit d’ingérence, pour savoir si ce droit peut participer à l’élaboration d’un plan de cure. Nous devons d’abord réfléchir sur sa légitimité, à défaut de sa léga­lité, et sur ses conséquences. Ce droit d’ingérence apporte-t-il le bien ? Remplace-t-il le mal par un autre mal ? Peut-on esti­mer qu’il constitue pragmatiquement un moindre mal ? L’étranger peut-il se substituer à l’autochtone pour assurer sa guérison ? Ou doit-il seulement apporter l’adjuvant qui accé­lère le processus de cure enclenché ? Comment éviter que l’intervention étrangère ne se transforme en occupation ? Et que les criminels que cette intervention a voulu éliminer ne se muent en résistants ? Que les attentats terroristes ne se chan­gent en guerre de partisans ? Dans ce cas, au lieu du remède escompté, nous risquons d’aggraver la maladie. Telles sont les interrogations que suscitent la situation en Irak et notre inlas­sable quête du remède pour le mal arabe.

Mais la maladie en question touche aussi un autre élément structurant de la communauté, l’islam. Certains parmi ses adeptes s’appuient sur sa vocation universelle pour forger à partir de ses préceptes une idéologie de combat. Ils veulent actualiser l’idée de guerre sainte en vue d’imposer un Etat total. En ce dessein se repère la deuxième tentation fasciste, celle qui succède à l’échec de l’arabisme. Les islamistes nour­rissent en effet leurs illusions en tentant de construire une identité polémique, un front du refus, à partir de dispositions juridiques issues de prescriptions archaïques - dites d’origine divine. Ils ne veulent pas voir qu’elles ont été rendues caduques par les avancées du droit positif, dont la transcen­dance nécessaire est, elle, instituée par une décision théorique et pratique issue de la raison humaine.

Les attentats de Bali, de Riyad, de Casablanca, d’Istanbul appartiennent à cette maladie ; celle-ci s’accroche à une réfé­rence dont l’archaïsme est visible à travers tout ce qui porte atteinte aux femmes et aux minoritaires, lesquels s’assimilent respectivement à la métaphore et au symptôme de la maladie. Mais il faut espérer qu’encore une fois l’humanité saura contrarier la diffusion du poison. Parfois, la volonté de mettre en œuvre une politique rationnelle peut aider à exalter cette humanité qui contrarie le fascisme, elle peut être le point de départ pour sortir de la maladie. La décision de l’État maro­cain à propos de la modernisation du statut juridique des femmes, pour leur accorder davantage de souveraineté, consti­tue un début de réponse qui a la capacité d’accélérer le proces­sus de la cure.

Face aux deux maladies, celle de l’exclusivisme nationaliste (l’arabisme) et celle du fanatisme religieux (l’islamisme), émergent sous nos yeux et à nos oreilles les minorités eth­niques, linguistiques, de croyance, qui freinent elles aussi les projets totalisants en rappelant la riche et indocile réalité des pays concernés. On entend désormais plus que jamais parler de Kurdes et de chiites, après les Berbères, les maronites, les coptes, les juifs - oui, les juifs, malgré le peu qui en reste, mais la mémoire des juifs arabes est entretenue en diaspora et en Israël même. Ce sont autant d’éclats de vie vécus dans un ensemble polymorphe, avec leurs singularités irréductibles qui rendent patente l’illusion de la pureté et de l’homogénéité.

Une fois débarrassés de toutes ces illusions, guéris de ces maladies, en viendrons-nous enfin à apprécier les pressions d’un présent qui obligerait les pays du Maghreb à se constituer en une unité organique, fonctionnelle, pragmatique, facilitant le dialogue avec la proche Europe et la lointaine Amérique, s’assumant comme une des forces régulatrices pour le main­tien de la « paix perpétuelle » ? Les États et les institutions concernés manquent de maturité, de technique politique, de légitimité vraie ; ils manquent de la lucidité qui tue les illusions et incite à administrer à bonne dose le remède.

Assurément, la figure que j’appelle de mes vœux demeurera encore virtuelle pour l’année que nous venons d’entamer. Mais cette virtualité n’appartient pas au monde des vanités et des chimères. Elle devrait prendre pour les peuples concernés la forme d’une promesse.


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