Claude Lefort : Entretien avec l’Anti-mythe (2/2)

dimanche 10 octobre 2010
par  LieuxCommuns

Entretien paru le 19 avril 1975, dans L’Anti-mythes n°14, repris dans « Le temps présent », Belin, 2007, pp. 223 - 260

Créé à Caen, par un petit groupe d’anciens étudiants, L’Anti-Mythes s’est particulièrement intéressé à l’histoire de Socialisme ou Barbarie et a organisé des entretiens avec quelques-uns de ses membres, qui lui paraissaient avoir été différemment représentatifs de ce mouvement : Cornelius Castoriadis, Claude Lefort, Daniel Mothé et Henri Simon. La revue a aussi publié un entretien avec Pierre Clastres. Lefort était connu à Caen pour avoir été directeur du département de sociologie à la Faculté, de 1965 à 1971 et, au cours de l’année 1968, avoir manifesté sa sympathie à l’égard des étudiants contestataires et pris publiquement leur défense en plusieurs occasions.

[L’entretien est ici mené par P. Dumesnil

La première partie de l’entretien est disponible ici


(... / ..)

A.-M. - Ce mécanisme de défense ramène à la question de tout à l’heure : en fait, on a l’impression que c’est contre l’ouvriérisme que peut se constituer ce type de mécanisme, dans la mesure où ce sont les intellectuels qui parlent à la place de la classe ouvrière, celle-ci répond en quelque sorte : on s’en fout, et elle dit ce que les intellectuels, comme vous, ont pu formuler ensuite comme critique du savoir, comme critique de l’idée de révolution. N’est-ce pas une interprétation des événements ?

C. L. - Mécanisme de défense contre l’ouvriérisme des intellectuels (explicite ou non), vous avez sans doute raison. Mais de là à conclure que la classe ouvrière fait à sa manière la critique du savoir et de l’idée de révolution, non. D’abord, il ne s’agit pas de la classe ouvrière mais d’éléments engagés dans une action politique. Ensuite je ne suis pas du tout convaincu que Simon, en dépit de ce qu’if disait parfois, n’avait pas une représentation, somme toute très déterminée, d’une bonne société qui serait la République des conseils.

A.-M. - À propos de la question de l’homogénéisation dont vous parliez tout à l’heure, ne vous semble-t-il pas que le privilège accordé au point de vue économique soit le fait précisément d’une homogénéisation, celle produite par les échanges et les prix ?

C. L. - Il ne s’agit pas tant pour Marx, comme vous le savez, de l’échange et des prix (quoiqu’il ait dit que l’institution d’un échange universel est autant la condition historique que le résultat du mode de production capitaliste) ; c’est, observe-t-il du fait de la formation de la force de travail, rendue elle-même possible par la séparation des travailleurs de moyenne production, que toutes les marchandises peuvent être réduites à la même mesure et que tous les produits sociaux se convertissent en marchandises. Inutile d’entrer dans le détail de l’argument de Marx. Ce qui est exact, c’est qu’avec le capitalisme sont posées, pour lui, les conditions d’une homogénéité du champ social, du fait que tous les produits sociaux sont produits du même travail, et que cette homogénéité doit devenir effective, une fois qu’aura cessé l’appropriation privée des moyens de production. Or je pense aussi qu’une telle conclusion est étroitement fondée sur l’analyse économique.

A.-M. - N’est-il pas possible de conserver l’idée d’une société homogène, tout en s’affranchissant du point économique ?

C. L. - Si je ne me trompe, vous pensez à l’entreprise de Castoriadis. À la fin de l’entretien que vous avez eu avec lui, alors qu’il a fait une critique tout à fait remarquable des illusions « économistes » que charrie l’œuvre de Marx, alors qu’il a montré que des oppositions travaillent la société à tous les niveaux, et ne sont pas réductibles à celle qui se développe dans le procès de production, il en vient à affirmer l’idée d’un bouleversement qui rendrait possible une « auto-institution permanente et explicite de la société ». Cette formule me paraît réintroduire le mythe (hérité de Marx) d’une société qui pourrait maîtriser son propre développement, et d’abord communiquer avec elle-même en toutes ses parties, se voir en quelque sorte. Société effervescente, dont le cours échappe par principe au contrôle d’un pouvoir :c’est, je crois, sa pensée. Mais comment dire « auto-institution permanente et explicite », si l’on ne commence pas par viser une société une, même, et si l’on ne se donne pas la référence d’un savoir totalisant ? J’ai déjà suggéré que cette référence en impliquait nécessairement une autre, celle du pouvoir totalisant. Je crois que l’expérience du totalitarisme enseigne que l’image du Peuple-Un est liée à celle d’un Autre détaché qui détient le savoir de l’Un, c’est-à-dire la toute-puissance. « Auto-institution », me semble l’un de ces concepts-limites destinés à se renverser dans leurs contradictions. Sous le signe d’une activité permanente qui n’a affaire qu’à elle-même, on imagine une société toute rassemblée, sans dehors. Or cette vision témoigne d’une fantastique extériorité, qui, dans la réalité effective, vient s’imprimer au lieu du pouvoir absolu.

A.-M. - On ne voit pas comment cela peut marcher. Si l’institution est permanente, y a-t-il encore action possible ? N’y a-t-il pas blocage ?

C. L. - Sans doute, si l’on prend la formule au pied de la lettre. Or le principe d’une action collectivement réglée, disciplinée, dans le cadre d’une organisation, me semble, simultanément, soulignée avec autant de vigueur qu’autrefois par Castoriadis. Mais ce que je préfère relever, c’est que la pensée de l’auto-institution participe de l’illusion la plus profonde des sociétés modernes. Je veux dire de ces sociétés dans lesquelles se trouvent peu à peu dissous (comme l’observait Marx) les rapports de l’homme à la terre, et les rapports de dépendance personnelle, de ces sociétés dans lesquelles il n’y a plus possibilité d’inscrire l’ordre humain, les hiérarchies établies, dans un ordre naturel ou surnaturel, à mieux dire, dans les deux à la fois, car les équilibres ou les déséquilibres visibles renvoyaient toujours à un ordre invisible.

Tandis que, pendant des millénaires, les sociétés se sont représentées leur institution depuis un lieu autre, n’ont accueilli le nouveau (qu’il s’agisse des effets de l’invention technique, des effets des migrations et des guerres ou des conflits modifiants les règles de l’échange, de la parenté ou de la dépendance) qu’en l’inscrivant dans un discours mythique ou religieux qui en désamorçait la menace, le faisait apparaître comme signe d’un déjà nommé, les sociétés modernes sont occupées (et je ne pense évidemment pas seulement à l’ouvrage des théoriciens, mais au discours impliqué dans la pratique sociale) à chercher en elles-mêmes le fondement de leur institution. Et l’avènement de l’État moderne, conquérant sa légitimité à distance de la sphère du religieux - en raison de sa capacité à rapporter l’espace fini d’un territoire à un centre qui lui assigne son unité symbolique, à subordonner tous les rapports sociaux à l’assujettissement à ce centre et simultanément à se faire l’ultime garant de la loi qui les régit - et l’essor de la démocratie, qui fournit le modèle achevé d’une société censée engendrer le pouvoir, lequel dans le même moment, est censé lui conférer sa cohésion, la soustraire au risque de son annulation -, et l’aventure du communisme et du fascisme, surgie de l’épreuve intolérable des divisions quasi apparaissant comme divisions réelles, figurant la menace d’un morcellement du corps social, nous donnent les repères d’un processus au cours duquel tente vainement de s’affirmer l’idée d’un auto-engendrement du social, d’une institution du social qui rendrait raison, dans son mouvement même, de son propre principe.

Cette représentation, comme j’ai tenté de le montrer ailleurs, est au cœur de l’idéologie, d’un discours qui, en dépit de ses métamorphoses, tend toujours à la pleine affirmation et à la clôture de l’espace social. Il n’est pas moins impossible, devrions-nous convenir à présent, instruits par l’expérience limite du totalitarisme, de figurer un point d’accomplissement du social, où les rapports seraient tout visibles, tout dicibles, tout maniables, que de matérialiser la transcendance, de projeter dans l’invisible l’origine et le sens.

A.-M. - En conclusion de la critique de l’interprétation de Ritter, dans votre livre sur Machiavel, vous dites : « Que cet irrationnel vienne remplir, au service de la maîtrise imaginaire de l’interprétation, une fonction analogue à celle que nous repérons ailleurs, dans la fiction d’un rationnel positif, voilà qui fait entrevoir, par-delà les constructions singulières des commentateurs et la nécessité qui gouverne à chaque fois leur contradiction, un foyer de l’illusion ». Cela est-il dit seulement parce que Ritter renvoie à une essence de l’homme et que son irrationnel n’est qu’apparence, mystification ? Où est-ce qu’au contraire, fondamentalement, il ne peut pas y avoir d’irrationnel en politique ?

C. L. - Les deux formules se rejoignent. En bref, Ritter affirme qu’il y a une démonie de la puissance : le rapport social ouvre sur un abîme. Il réifie l’irrationnelle. Je tente de montrer qu’il y a bien chez Machiavel la pensée de cet abîme, d’une division radicale de la société, mais qu’il est impossible de se fonder, si j’ose dire, sur cet abîme.

A.-M. - Ce que vous reprochez à Ritter, c’est de l’avoir figé.

C. L. - Sous le signe de la négativité, comme sous le signe de la positivité, on bannit l’interrogation. Il m’importait de mettre en évidence une démarche qui paraît renverser l’interprétation traditionnelle et en répète, en définitive, le schéma, par le traitement qu’elle fait subir à l’œuvre de Machiavel : sélection arbitraire des énoncés, mise en ordre du discours au profit d’une thèse, extériorité de l’interprétant qui s’est soustraite à l’indétermination du dialogue.

A.-M. - Revenons à la division que vous soulignez entre le politique, l’économique, le juridique, l’esthétique, etc. Que pensez-vous de la question que pose Clastres sur l’État ? Pour lui, apparemment, il y a un événement décisif marqué par l’institution de l’État, un clivage entre les sociétés primitives et les sociétés dominées par un État.

C. L. - Clastres jette une lumière nouvelle sur les sociétés dites sauvages ; il est de ceux qui renouvellent l’ethnologie en mettant en évidence la dimension politique du social. Autrefois, j’avais posé un problème, quelque peu analogue au sien, dans un article intitulé Sociétés sans histoire et historicité, certes, à partir de données incomparablement moins riches, et de façon plus hasardeuse. C’est l’histoire qui m’importait (non pas bien sûr comme synonyme de changement social, mais en tant que développement cumulatif, impliquant, pour une société, la thématisation de son passé, l’aménagement de son ordre présent, en fonction de la représentation de ce passé, l’ouverture à un avenir indéterminé, qui assigne à l’action des tâches, la fait apparaître comme créatrice, tournée vers des œuvres, quelle que soit leur nature). Je tentais de montrer que l’absence d’une histoire, prise en ce sens, ne nous renvoyait pas à un simple fait, explicable, par exemple, en raison de la faiblesse du développement technique, mais que des sociétés s’aménageaient en fonction du refus de l’historique, du désir de conjurer la menace du nouveau.

C’est à leur conservation qu’elles travaillaient, à la reproduction de leur modèle, et cela délibérément, à la faveur d’artifices qui annulaient ou prévenaient les effets du changement. Clastres dit, pour sa part, que les sociétés sauvages se défendent contre le danger de voir le pouvoir s’échapper, se détacher et se retourner contre le groupe : il dit que ces sociétés ne manquent pas d’un État, qu’il est faux de croire qu’elles ne sont pas parvenues au stade où son efficacité se fait reconnaître, mais qu’elles le refusent. Son interprétation me paraît féconde et il a pleinement raison de pointer le moment de l’avènement de l’État. Toutefois plusieurs questions sont à poser.

En premier lieu, ne convient-il pas d’associer la création d’un État à la formation d’oppositions dans la société, à l’établissement de nouvelles hiérarchies, en compétition avec les réseaux traditionnels de dépendance, qui ne permettent plus au groupe d’exercer le contrôle social sur ses membres ? Ne convient-il pas de l’associer à un bouleversement des représentations mythiques qui ne fournissent plus la garantie de la légitimité des rapports sociaux. Je ne peux développer cette question, pas plus que les autres, mais je voudrais souligner au passage que la non division du pouvoir et du groupe, que Clastres met en évidence, va de pair avec une fantastique division (à laquelle j’ai déjà fait allusion) entre les vivants et les Autres (ancêtres, héros, esprits, dieux) : observation qui, me semble-t-il, suffirait à nous préserver de l’illusion qu’une société sans État puisse coïncider avec elle-même.

En second lieu, ne conviendrait-il pas d’être attentif au phénomène des États dits despotiques ? N’y a-t-il pas danger à les traiter comme variantes d’un même modèle ? Cette illusion ne tient-elle pas à ce qu’on ne veut retenir de l’État que sa fonction de coercition ? À s’en délivrer, on verrait que l’État, en tant qu’organe nécessaire à l’équilibre des échanges entre le monde visible et le monde invisible, se transforme en raison du caractère de son insertion dans l’un et l’autre monde et en raison, je dirai trop brièvement, de la représentation de son inscription au registre de l’institué ou de son rôle instituant. D’une façon générale, je ne crois pas qu’on puisse isoler le phénomène de l’État sans interroger l’articulation du statut du pouvoir avec celui de la loi et celui du « réel ».

En troisième lieu, il me paraît, tout aussi important de pointer le moment de la création de l’État moderne tel qu’il surgit en Europe à la fin du Moyen Âge. L’État moderne, il ne faut pas se lasser d’y insister, n’est pas un État despotique. Le paradoxe est qu’il s’érige au principe de l’institution du social et que, simultanément, son pouvoir est circonscrit. Il tend à une prise en charge du détail de la vie sociale, comme jamais ne l’a fait un État despotique, sous la férule duquel se maintient inchangé l’ordre des communautés traditionnelles et, dans le même temps, il apparaît dans la société, matérialisé dans des institutions, tandis que le lieu du politique se délimite à distance du lieu du religieux, du juridique, de l’économique, du pédagogique, de l’esthétique... Certes, le pouvoir de l’État moderne se diffuse dans la diversité des institutions, mais il se modifie à l’épreuve des contraintes spécifiques à chaque secteur d’activité et de socialisation. Quant à l’État totalitaire, on ne peut en comprendre la formation qu’en le rapportant à l’histoire de l’Europe. Il n’est pas davantage un État despotique que ne l’est l’État démocratique : il cherche son fondement dans la société qu’il tend à investir entièrement, à la rendre homogène à sa propre organisation. Son rôle suppose qu’il n’y a plus d’arrière-monde.

Autant il me paraît donc important de réexaminer le problème de l’État, occulté par le marxisme, mais aussi par les pseudo-sciences sociales, autant je perçois le danger de nouvelles simplifications qui feraient méconnaître la spécificité de l’État moderne.

A.-M. - Qu’est-ce que c’était, le Club Saint-Just ?

C. L. - C’était un cercle créé par un de mes amis, un médecin, franc-maçon. Le premier noyau était composé d’éléments de sa loge. La première fois qu’il organisa une réunion publique ce fut à propos de la révolte du contingent pendant la guerre d’Algérie. Il m’a demandé d’y participer. Il avait alors rassemblé beaucoup de monde ; son idée était de faire une étude de cette révolte et même de publier un petit livre qui comporterait des témoignages et des analyses politiques. Le livre n’est jamais sorti, mais après le succès de cette première réunion, il m’a convaincu de l’existence d’un public sensible à la critique de la bureaucratie, dont des maçons, qui, m’affirma-t-il, se trouvaient dans une institution, sans être nullement prisonniers de son idéologie. Il y avait apparemment, en effet, une très forte demande de discussion théorique ; les débuts du gaullisme favorisaient les regroupements. Le cercle s’est mis à fonctionner régulièrement ; j’ai amené certains de mes camarades qui avaient été à ILO ; puis, un peu plus tard, j’ai invité Castoriadis, que je ne voyais plus depuis la brouille de 1958 et qui participa activement à cette entreprise. Je proposais de centrer les débats autour du thème de la démocratie, ce qui fut accepté. Il y eut une ou deux discussions publiques sur la démocratie dans la Grèce ancienne, auxquelles ont participé Vernant, Vidal-Naquet, Chatelet, d’ailleurs très intéressantes ; il y eut aussi une discussion sur la Révolution française ; une autre sur la Yougoslavie. Nous avons abordé bien d’autres problèmes ; l’autogestion, la fonction de l’information, etc. Le public était assez nombreux et dans sa majorité passif. Il y avait une composante mondaine assez déplaisante. Des gens qui se pensaient de gauche venaient là comme au spectacle. Finalement, les éléments actifs, c’étaient ceux qui avaient milité à ILO, à Socialisme ou Barbarie et quelques autres, anciens communistes ou anciens socialistes trotskisants.

A.-M. - Simon parlait du Cercle dans son interview en accusant les gens qui y allaient d’être plus ou moins dans les antichambres du pouvoir.

C. L. - Je n’en ai jamais rencontré.

A.-M. - Il disait qu’il y avait un groupe d’intellectuels de Socialisme ou Barbarie qui s’étaient retrouvés par la suite en formant le Club Saint-Just.

C. L. - C’est un jugement polémique sans intérêt. Simon oublie qu’il il y avait à Socialisme ou Barbarie et à ILO des camarades, dont un avec qui j’étais très lié, tout aussi « prolétaires » que lui, qui ont activement participé au Cercle Saint-Just.

A.-M. - C’était l’époque des clubs et des cercles de gauche ; est-ce que ce n’était pas une sorte de club Jean Moulin ?

C. L. - Justement pas. Le public actif du cercle Saint-Just n’était pas celui de Jean Moulin. Il ne s’intéressait pas au projet d’une réforme de l’État. Le cercle Saint-Just n’a jamais eu d’autres objectifs que d’interroger les fondements d’une action politique.

A.-M. - Est-ce que vous rediriez ce que vous disiez dans La Brèche [ La Brèche : premières réflexions sur les événements d’Edgar Morin, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Fayard 1978, réed. Fayard 2008] ?

C. L. - Oui, je n’ai pas relu le texte récemment, mais je suis sûr que je le réécrirais dans des circonstances analogues. Ce qui m’a frappé en 1968 c’est que les organisations (y compris les groupuscules) ont été complètement dépassées, qu’elles n’ont pas pu s’y retrouver. En fait, mai 1968 a été, en dépit d’un certain délire verbal, un moment extraordinaire de créativité collective, au cours duquel ont été remises en question toutes les hiérarchies. La critique s’est exercée dans les secteurs les plus divers de la société, sans programme, sans dirigeants : Les quelques fois notamment où je suis allé au « 22 mars », j’ai eu l’impression qu’il y avait eu un chemin considérable parcouru depuis mon époque. Nous n’aurions pas su trouver, mes camarades et moi, ce style d’action, parce que nous étions étroitement prisonniers d’une certaine idée du militantisme ; trop soucieux de reconnaître nos idées, d’élargir notre zone d’influence, de « capitaliser », selon la formule significative... et aussi de replacer l’événement dans un contexte général.

En outre, il m’est apparu que pour la première fois des gens pouvaient lutter sans être hantés par l’idée d’abattre le pouvoir. Certes, il n’était pas question de le réformer. Simplement, ce qui comptait, c’était de briser les cloisons qui isolent les groupes, de faire circuler la parole ordinairement étouffée, d’occuper les espaces ordinairement interdits, de faire lever la revendication sociale. Les organes du pouvoir n’ont pas été attaqués de front ; leur efficacité s’est trouvée désamorcée un moment, parce que ceux qui ordinairement se soumettent les privaient de leur adhésion. Et ce qui m’a encore paru remarquable, c’est l’improvisation dans l’action, je veux dire la liberté d’agir ici et maintenant sans se laisser paralyser par les idées traditionnelles de la généralisation des luttes, de la coordination des groupes, de la hiérarchisation des objectifs. Bien sûr un tel mouvement a des limites. Mais, enfin, vraie limite, personne ne peut en décider : si la majorité de la population - j’entends celle dont on croirait qu’elle devrait se mobiliser - refuse de le faire au-delà d’un certain degré du conflit, que peut-on dire de plus ? Castoriadis a pensé, il le pense toujours manifestement, que le vice du mouvement fut son irresponsabilité. Je ne suis pas de cet avis. C’est à la faveur de cette irresponsabilité qu’il a pu se développer et mettre toute la société en effervescence. Mais n’allez pas conclure pour autant que j’avalise tous les aspects du mouvement. Chacun a été témoin d’actions et de discours aberrants.

A.-M. - La position de Castoriadis apparaissait dans la premier version du titre de son article : réfléchir, agir, s’organiser...

C. L. - Il n’était pas à la discrétion des étudiants de pouvoir transformer la société. Le fait est qu’ils ont, par des actions exemplaires, alors qu’on ne s’y attendait pas, alors que les fameuses circonstances objectives n’étaient pas, me semble-t-il, déterminantes pour le provoquer, déchaîné un mouvement de grève qui reste très important, même s’il a été récupéré par les bureaucraties syndicales et politiques. Pour reprendre l’image de notre petit livre : une brèche a été ouverte. Je crois qu’elle reste dans la mémoire de tous : des comportements se sont modifiés ; un style anti-autoritaire s’est fait reconnaître. Impossible de mesurer plus précisément les conséquences de Mai.

A.-M. - Vous parlez dans La Brèche du « conflit fondamental qui a affleuré en Mai 68 » et d’autre part de « l’efficacité symbolique de certaines actions dans l’ordre social », est-ce que vous pourriez développer ces deux points ?

C. L. - Conflit fondamental ? La formule n’est peut-être pas heureuse ; elle rappelle trop la problématique marxiste et laisse supposer que je déplacerais seulement ses termes. Or, ce que je voulais dire, justement, en rupture avec la conception marxiste conventionnelle du conflit, c’est que le mouvement de Mai ne se laisse pas ramener à une lutte, dite politique ou dite économique, à une lutte pour faire aboutir certaines revendications définies, adressées à ceux qui apparaissent comme les détenteurs de la propriété ou du contrôle des moyens de production, ou même pour détruire le régime de la propriété. La contestation, certes diffuse, portait contre tous les appareils, ceux qui font l’armature du pouvoir actuel, comme ceux qui forment celle d’un pouvoir virtuel, appareils politiques et syndicaux à prétention révolutionnaires. Et elle portait contre un type d’organisation industrielle, au sens le plus large, qui, sous le couvert de la rationalisation du travail, ruine pour la masse des exécutants toute chance d’initiative individuelle ou collective, d’information, de communication - et, cela, quel que soit le régime de la propriété.

Je viens de dire « organisation industrielle »..., l’expression est encore équivoque. Le modèle de l’organisation qui s’est imposé dans le cadre de l’industrie s’est diffusé dans la société entière. Dans le secteur médical, dans le secteur judiciaire, dans le secteur de l’information (presse parlée et écrite), dans celui de la science, dans celui de l’Université, dans des domaines qui n’étaient pas institutionnalisés : culture, loisirs, etc. Les professions autrefois artisanales se sont vues soumises à une division du travail qui ne cesse d’engendrer le cloisonnement des individus, le dépérissement de la responsabilité et la multiplication des rapports de subordination au nom d’impératifs organisationnels. Processus qui s’est accéléré depuis quelques décennies en France, mais qui s’était développé beaucoup plus tôt aux États-Unis et que des sociologues américains ont fort bien mis en évidence, notamment White dans L’Homme de l’Organisation.

Or, le fait remarquable est qu’en Mai, un même type de contestation s’est exercé dans des institutions qui paraissaient encore de caractère fort différent - l’hôpital, l’école et l’université, le laboratoire scientifique, la télévision, etc. jusque dans l’Église - rendant ainsi manifeste la convergence d’évolutions particulières en direction d’un système de domination bureaucratique que, pour une part, masque mais aussi, il faut le reconnaître, empêche effectivement de se boucler, la démocratie bourgeoise (laquelle implique, je le répète, la légitimité de la différenciation des secteurs d’activité et de leurs normes). Dans ce système de domination se trouvent imbriqués les moyens de production, les moyens de pouvoir et les moyens de connaissance. Et le mécanisme de l’exploitation, et l’exercice du pouvoir, et la nature même du savoir s’en trouvent modifiés. Mais, simultanément, émerge une résistance des dominés qui ne s’exprime plus, seulement, en termes économiques ou politiques, au sens conventionnel, qui ne vise plus un adversaire déterminé, le pouvoir bourgeois, le patronat, mais des adversaires partout présents et partout masqués, en ce sens qu’ils sont les représentants d’un mode d’exploitation, de pouvoir, de connaissance, socialisé, bureaucratique.. C’est en ce sens que le mouvement de Mai a fait affleurer un conflit fondamental.

Encore un mot : on a dit que ce qui était contesté sous toutes ses formes c’était l’autorité. En un sens, c’est vrai. Mais le phénomène était plus complexe. L’autorité était contestée dans une société où elle tendait justement à s’effacer derrière la rationalité de l’organisation. De sorte qu’il vaudrait mieux dire quelle était mise en demeure de se nommer. Et il me semble qu’elle fut impuissante à décliner ses titres, sinon en puisant dans l’arsenal de valeurs bourgeoises qui ne soutenaient plus en fait l’ordre social. Je remarquerai au passage qu’on a souligné abondamment et à bon droit les traits archaïques du mouvement de Mai (son côté quarante-huitard), mais qu’on aurait pu remarquer avec fruit le caractère non moins archaïque de la réponse qui lui a été apportée (de Pompidou à Séguy).

Sur l’efficacité symbolique de certaines actions, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de m’étendre. Je voulais dire qu’en Mai, des actions dont l’objectif en lui-même paraissait dérisoire (et la première de toutes, celle de Cohn-Bendit et de ses camarades à Nanterre) pouvaient, parce qu’elles mettaient en cause la légitimité d’une institution, d’une hiérarchie, témoigner en un lieu précis, par exemple l’Université, d’une transgression de l’ordre social,avoir des effets à distance, provoquer la contestation, dans un autre lieu, par exemple l’entreprise, sans qu’il y ait aucune relation dans le réel entre un foyer et un autre.

A.-M. - Est-ce que votre position est analogue à celle d’Horkheimer, notamment dans la préface à Théorie traditionnelle et théorie critique, où il écrit : « Je pense devoir servir la vérité en disant qu’en dépit de toutes ses tares, notre douteuse démocratie est encore préférable à la dictature dont un bouleversement ne manquerait pas à l’heure actuelle de provoquer l’instauration." (page 11, nous soulignons)

C. L. - Je suis d’accord sur le début de la phrase : « notre douteuse démocratie est encore préférable... » mais la fin est équivoque. S’il faut comprendre que nous devons redouter tout bouleversement de l’ordre établi, parce que sa conclusion serait nécessairement funeste, je ne le suis plus. Mon analyse de Mai 1968 devrait vous en persuader. À mes yeux, c’est l’absence de luttes qui risque de faire que l’ordre se pétrifie et que sous une forme ou sous une autre le processus de bureaucratisation débouche sur un régime totalitaire.

A.-M. - Y a-t-il une issue possible à l’opposition entre le bordel endémique dans la société, et la volonté de rationalisation du pouvoir ou des contre-pouvoirs ? Y a-t-il une « logique » de la politique ?

C. L. - On ne peut répondre à une telle question, car ce serait laisser croire qu’on détient un savoir sur le possible et l’impossible, dont en fait nul ne dispose. Dénoncer le bordel, tenter d’agir, quand cela est possible, pour que ceux qui en sont les victimes découvrent leur pouvoir de transformer des conditions qu’ils croient fatales, oui... Quant à la question : y a-t-il une logique de la politique ? c’est par excellence celle que je me pose. Elle a guidé tout mon travail sur Machiavel, comme mes essais sur la démocratie, le totalitarisme, les transformations de l’idéologie moderne. Vous n’attendez tout de même pas que je réponde par un oui ou un non.

A.-M. - On ne peut détenir ni savoir ni pouvoir sur ce qui débouche de ce qu’on fait.

C. L. - En effet. Je crois que les conséquences de nos actions nous échappent. Ce n’est peut-être pas exaltant ; mais vous publiez L’Anti-Mythes, vous savez peut-être si ça se vend, ou si ça ne se vend pas,, mais que savez-vous de ce qu’on en lit, de ce qui chemine dans la tête des autres ? Pourtant, vous continuez. Il est vrai, parfois, des signes vous confirment que vous ne travaillez pas dans le désert. Mai 1968, pour moi, fut l’occasion d’une rencontre avec des inconnus qui connaissaient fort bien Socialisme ou Barbarie.

A.-M. - Dans quel sens établissez-vous une sorte d’analogie entre l’ouvrage de la politique et l’œuvre de pensée ?... « c’est la même nécessité qui nous porte à lire l’absence d’une garantie extrinsèque dans l’ouvrage de la politique et dans l’ouvrage de la pensée. Et c’est une même nécessité qui nous fait découvrir l’énigme de l’instauration et de la division, le fondement interne à l’entreprise, dans la société et dans l’œuvre. » (Le travail de l’œuvre Machiavel p. 734)

C. L. - Ce que je voulais dire, c’est que dans l’interprétation d’une œuvre, il ne peut pas y avoir de position qu’on puisse occuper dans l’extériorité. D’une certaine manière, il faut accepter de ne pas savoir où l’on est, pour que de la division qui se fait entre l’œuvre et le lecteur, la pensée s’engendre. Alors, on vient vous dire : mais quel est votre critère de vérité ? Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer que c’est vous qui lisez justement Machiavel et non pas, par exemple, Léo Strauss ? Telle a été d’ailleurs, à ma soutenance de thèse, la première question que m’a posée Raymond Aron. Je réponds qu’il n’y a pas de fondement extrinsèque à la relation du lecteur avec l’œuvre. Ce serait ériger subrepticement un tiers qui n’aurait de légitimité que par moi. Je dis « la vérité » de Machiavel parce qu’il me met dans la nécessité de dire ce que je dis. Quant à celui qui lit mon propre livre, il est dans la même position que moi lisant Machiavel. Et si je ne donne pas à penser à ce lecteur, à quelque lecteur, mon livre n’ aura rien été. Mais j’observe que l’interprète se défend le plus souvent contre ce risque. Il fuit l’indétermination qui est l’épreuve de la lecture. Il se donne en sous-main un réfèrent : l’histoire des idées, l’histoire sociale, l’essence de la politique, un système de valeurs, peu importe, grâce à quoi, il peut assigner Machiavel à une position. Et, du même coup, lui-même s’arroge le pouvoir : il fait régner l’ordre, il extrait de l’œuvre ce qui est conforme à sa thèse, élimine le reste, distribue à sa guise les énoncés pour rendre manifeste la cohérence ou les contradictions.

J’ai donc dit que la question de l’interprétation impliquait déjà la question du politique. En découvrant l’illusion du point de vue de survol, qui donne à l’interprète son pouvoir, je suis amené à comprendre ce que dit-Machiavel du point de vue du Prince. Aveuglé par sa position de pouvoir, il se dissimule que celle-ci(s’engendre dans la division du social, qu’il est pris lui-même dans cette division.

A.-M. - Mais le problème c’est qu’il y a un lecteur de l’œuvre et qu’il n’y a pas de lecteur de l’histoire : l’analogie ne fonctionne pas jusqu’au bout, il n’y a pas la même ouverture que celle de l’œuvre par le lecteur.

C. L. - Vous avez tout à fait raison. Mais je ne pense pas non plus que le lecteur ou l’interprète soit un prince. Je disais seulement qu’il est tenté d’occuper une position qui est un équivalent de celle du pouvoir s’élevant au-dessus de la société. Dans les deux « figures », il y a un terme de la division qui se rapporte à lui-même, qui se détache fantastiquement et se projette dans une extériorité imaginaire.

A.-M. - Comment interpréter le recours à des concepts élaborés dans le cadre de la psychanalyse ou marqués par l’usage qu’elle en a fait (imaginaire, symbolique, inconscient social...) et leur utilisation privilégiée pour un développement de la réflexion sur le politique ?

C. L. - Il est vrai, j’emploie certains concepts - je ne suis d’ailleurs pas le seul - qui ont acquis leur signification première dans le champ de la psychanalyse. Vous pourriez même observer davantage : qu’il s’agisse de la critique du mythe de la révolution, du mythe de la « bonne société », de celle de la dénégation du pouvoir, de l’idée de division sociale comme division originaire et donc de la permanence du conflit, de l’idée que les sociétés s’ordonnent en fonction de l’exigence et de l’impossibilité de penser leurs origines, ou encore de l’idée que le discours qu’une société tient sur elle-même est constitutif de son institution, ou de la relation que je tente d’établir entre les figures du savoir et du pouvoir, l’empreinte de Freud est sensible.

Mais il n’y a pas lieu de s’en étonner. Ce serait une erreur ou une fallsification de déporter des schémas d’explication d’un domaine où ils sont vérifiables en fonction d’une pratique déterminée - la cure - dans un domaine où ils ne sauraient l’être et ne pourraient servir que de couverture à de simples « opinions ». A vrai dire, nous sommes tous témoins d’opérations de ce genre. Pour n’en donner qu’un exemple, accablant ou comique, selon l’humeur : l’explication de Mai 68 par la déficience de l’image paternelle. En ce qui me concerne, ça n’a jamais été des schémas d’explication que j’ai voulu tirer de la psychanalyse. J’ai même fait la critique explicite de ce procédé. Dans un travail consacré à l’ouvrage d’un psychanalyste américain, Kardiner, venu à « l’anthropologie culturelle » (il s’agit de l’introduction à L’Homme dans sa société), je me suis, justement, employé à montrer que c’était a la la faveur d’une simplification, davantage, d’une perversion du freudisme (en bref de sa réduction à une variante du behaviourisme), que l’on prétendait rendre compte de la cohésion de certains systèmes sociaux et de leurs différences ; et, qu’en revanche, si l’on faisait vraiment droit à l’exigence théorique de Freud, on devait admettre qu’il était impossible de rabattre l’explication d’un champ sur un autre, impossible d’occuper la position d’un sujet de connaissance délié de l’objet. Entre l’interprétation psychanalytique et l’interprétation sociologique, il n’y a pas de recouvrement possible. Pas plus, remarquez-le bien - nous venons d’évoquer le problème - qu’entre cette espèce singulière d’interprétation qui sous-tend la conduite de l’acteur politique - le prince - et l’interprétation-lecture d’une œuvre de pensée. Reconnaissons encore qu’il n’y a pas de tels recouvrements entre l’interprétation du discours d’un patient par l’analyste et celle du discours d’un écrivain. Pour l’analyste lui-même - en dépit de ce qu’il s’imagine parfois - l’expérience qu’il fait de son rapport avec Freud, dans la lecture, est tout autre que celle que lui réserve la cure.

En définitive, chaque expérience, dans laquelle se détermine un enjeu de connaissance, crée des repères pour l’interprétation, qu’on ne peut déplacer, impose une voie à l’interrogation, dont on ne peut sortir, sinon à oublier précisément l’exigence spécifique du déchiffrement qu’impose cette expérience singulière. Mais reste que, de chaque lieu, chacun est renvoyé au principe de sa démarche ; ou plutôt l’interrogation se réfléchit, devient sensible à elle-même, et, tout en demeurant une interrogation déterminée, celle par exemple du champ social, met à l’épreuve de ce qui est. En d’autres termes, on pense ceci ou cela, et on pense tout simplement ; il y a travail de la pensée sur elle-même. Si c’est une illusion de croire que la théorie psychanalytique et la théorie politique peuvent se recouvrir ou échanger librement leur schémas d’interprétation, l’illusion inverse et symétrique serait d’imaginer qu’il y aurait une réalité psychique en-soi et une réalité sociale en-soi, ou, si vous préférez, qu’il y aurait une séparation dans une réalité en-soi entre le psychique et le social, qui commanderait une séparation des modes de connaissance.

Un exemple : le pouvoir n’est pas dans la société, pas plus que dans la psyché, comme une détermination positive. La pensée du pouvoir relève d’une métasociologie, pour employer l’expression qui renvoie à l’idée freudienne d’une métapsychologie. Le pouvoir est une dimension de toute expérience humaine. Pourquoi donc s’étonnerait-on qu’avec la démarche de Freud se laisse appréhender un rapport au pouvoir comme tel et que nous ne puissions plus nous priver de le penser quand nous interrogeons le politique ? Cela ne veut évidemment pas dire que nous devions viser le pouvoir du prince comme celui du père. Absurde. Mais cela veut dire, par exemple, qu’en pensant la différence du pouvoir visible, tel qu’il se manifeste dans la personne de fait du père et du pouvoir invisible, marquant une place vide, mais à défaut de laquelle il n’y aurait pas de repères de la loi et pas d’institution du sujet, nous sommes induits à penser d’une façon générale la différence du réel et du symbolique - et pour autant qu’elle se trouve déniée, le statut de l’imaginaire - et nous sommes renvoyés d’une façon singulière à l’expérience politique.

Vous remarquerez que je ne cite jamais Freud, dans des écrits politiques ou sociologiques. Pourquoi ? Parce qu’il n’est d’aucune nécessité de le faire. Car ce qu’apporte Freud à la pensée politique ne s’inscrit pas au registre du discours qui accompagne l’expérience analytique. Les références explicites à Freud sont l’affaire de la psychanalyse appliquéé. Or, à mes yeux, la psychanalyse appliquée est privée de tout intérêt. Je saisis l’occasion de dire que la sociologie « appliquée » - et, en premier lieu, sous sa forme marxiste - n’en a pas davantage. La critique de la psychanalyse conduite de l’extérieur de son champ est d’une accablante bêtise : à moins qu’il ne s’agisse de faire une critique sociologique de l’institution psychanalytique, ce qui est pleinement légitime.

A.-M. - Dernière question : partagez vous entièrement le point de vue de Castoriadis sur la rupture avec le marxisme ?

C. L. - Pour une part, j’ai déjà répondu. La critique que Castoriadis fait, non seulement du marxisme, mais de Marx, est pleinement fondée. Il me paraît toutefois qu’il reste plus lié qu’il ne le pense à Marx et au marxisme dans sa conception de la révolution et de l’auto-institution du social. Mais reste, d’un autre point de vue, une divergence qui concerne notre relation à l’œuvre de Marx. Castoriadis ne dit pas que ce qu’il pense, que ce que pense chacun d’entre nous, il ne le penserait pas, nous ne le penserions pas, si Marx n’avait existé. Et, simultanément, il tend à réduire Marx à ces idées qui ont formé le credo des marxistes et même notre credo pour certaines d’entre elles (par exemple celle du prolétariat comme classe porteur de l’Universel) et à l’enfermer en quelque sorte dans une théorie qui est loin d’épuiser la fécondité de son œuvre. Son désir de désacraliser Marx, de briser le mythe qui se rattache à son nom - pleinement légitime - le conduit à accentuer sa rupture avec Marx. Mon point de vue est différent. Ce que j’ai écrit sur l’œuvre dépensée et sur l’interprétation vaut pour Marx comme pour Machiavel. On manque la vérité de l’œuvre si l’on ne fait pas droit à son indétermination, au travail dont elle est le produit et auquel nous ne nous rapportons qu’en nous laissant travailler par elle. Marx ne m’importe pas parce qu’il a marqué une étape, à défaut de laquelle le présent ne serait pas ce qu’il est. Il m’importe parce que, dans le présent, je suis renvoyé à son œuvre, que je n’ai jamais fini de la lire, qu’elle est le lieu d’une interrogation qui va très au-delà des conclusions auxquelles elle paraît aboutir.

Sans doute, on peut juger qu’il faut rompre ce cordon ombilical auquel restent attachés, générations après générations, ceux qui prétendent à une activité révolutionnaire. Mais on voit déjà poindre des critiques fracassantes de Marx, dans des milieux gauchistes, qui ne témoignent nullement d’une démystification. Et je reste persuadé que l’illusion de savoir ce qu’il en est de Marx et de s’en détacher, entretient, tout en la déplaçant, l’illusion d’un savoir dernier sur la société, l’illusion tenace d’un pouvoir à conquérir.


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