Penser la subjectivité humaine

Articulation philosophique et psychanalytique - Freud - Castoriadis
lundi 4 octobre 2010
par  LieuxCommuns

Introduction d’une thèse universitaire en cours.

Par J. Malaver

En matière d’introduction générale

« …Beaucoup plus que l’ordre moral de la société, c’est son ordre logique et ontologique que la psychanalyse mettait profondément en cause, sans du reste le savoir elle-même. »

Castoriadis 1975, p.480

Pertinence de la psychanalyse

De façon générale, nous pouvons affirmer que la psychanalyse a essayé de comprendre l’être humain comme partie intégrante de la nature, sans méconnaître les énigmes ou la complexité de la condition humaine.

Dans ce sens, la psychanalyse est une forme de réflexion, d’interprétation ou de compréhension de l’humain, qui s’oppose à la tentation de la « transparence » ou à celle de la « complaisance » lorsque nous essayons de nous comprendre nous-mêmes. La psychanalyse témoigne du caractère indéchiffrable du mystère de l’âme humaine.

Pour le dire sous une forme plus radicale, la pensée psychanalytique met en question la fiction pseudo positive qui veut voir les actions et les motivations humaines comme essentiellement transparentes, mesurables, quantifiables, bref, réduites à des opérations formalisées.

Au fond, elle s’oppose à la tenace illusion de la possibilité de réduire le psychique au biologique : l’illusion de la rationalité et du déterminisme total des comportements humains, l’illusion que tout peut et doit être maîtrisé par la pensée logique(1). Elle s’oppose à la croyance aveugle que la science va arriver à réduire et finalement à éliminer tout mystère(2). Cette illusion a tendance à vouloir construire une image de l’être humain qui le restituerait dans toute sa vérité : tous les actes humains peuvent être expliqués de manière satisfaisante et complète, tout peut être compris et résolu à partir des critères de l’objectivité des sciences de la nature. C’est l’illusion de l’évidence. Cette conception permet aussi de rejeter les aspects les plus troubles du comportement et aboutir à une vision complètement mutilée de l’être humain, et à une méconnaissance de sa condition. Selon cette vision l’être humain se réduirait à l’individu biologique ; un individu emprisonné dans sa condition biologique. L’être humain perd sa liberté.

La psychanalyse a compris que pour nous approcher de la connaissance de l’être humain, nous devons accepter que sa réalité soit constituée fondamentalement par sa subjectivité. L’être d’un individu humain est constitué par les émotions, les désirs, les représentations, les significations qui façonnent son esprit et déterminent en grande mesure ce qu’est cet être. Voilà justement ce qui est au centre de la question contemporaine : une conception de l’être humain.

Notre but dans cette recherche est de penser la subjectivité humaine comme une réalisation psychologique qui fait partie d’un processus continuel de co-détermination entre la psyché singulière et la société. Subjectivité qui présuppose une société qui est un nous d’individus, de sujets ayant la capacité et la liberté de s’autodéterminer. Subjectivité qui n’est pas une détermination universelle inscrite dans la nature propre du corps biologique.

Nous parlons de réalisation psychologique de la subjectivité dans le sens psychanalytique de l’expression, car la capacité de se différencier de son environnement n’existe pas au commencement de la vie psychique ou biologique. Pour Freud, « il n’existe pas dès le début dans l’individu une unité comparable au moi ». Pour que le narcissisme, ou l’investissement libidinal du Je, soit possible, il faut « une nouvelle action psychique ». Cette nouvelle action psychique est la constitution du Je comme instance psychique. Instance qui n’existe pas dès le début, qui n’est pas une donnée, qu’on ne peut que considérer comme un acquis (3). Poser la question de ce en quoi consiste cette réalisation fait partie de la réflexion philosophique. C’est la question de la création comme création de la forme elle-même. Notre recherche explore les conditions de possibilité de la subjectivité humaine à partir de la réflexion psychanalytique. Autrement dit, c’est une exploration sur ce que veut dire devenir un être humain comme subjectivité capable de se prendre pour telle et de se différencier de l’environnement dans lequel il vit. Une subjectivité qu’intègre le processus de sa constitution-création. Il s’agit, donc, d’une articulation philosophique et psychanalytique.

Freud est-il mort ? (4)

Aux yeux de beaucoup, la psychanalyse (était) (est ?) sur le déclin et exclue définitivement du champ de la science. C’est un fait que dans l’actualité la psychanalyse joue un rôle mineur dans les professions de la santé mentale. Dans ce champ, les thérapies cognitivo-comportementales sont considérées comme les seules valables et nécessaires : la psychanalyse (la « réalité psychique », l’inconscient), est vue comme dépassée et inutile.

Parallèlement, on trouve la croyance que tous les problèmes psychologiques pourraient être résolus par les médicaments, la génétique ou la neurochirurgie (5). On peut lire, dans la section scientifique des journaux, dans des revues prestigieuses et dans beaucoup de livres de soi-disant vulgarisation scientifique, des affirmations suggérant que l’unique obstacle à l’obtention du bonheur et de la prospérité humaine serait d’ordre technique. Il suffirait de trouver le gène, de faire la synthèse d’un nouvel agent pharmacologique. N’importe quel obstacle pourrait en fin de compte être éliminé par le développement de la technologie. La souffrance psychique pourrait être soignée par des molécules agissant sur les neurotransmetteurs du cerveau (6). Croyance qui est déjà une prise de position, aussi bien pour la population qui consomme les médicaments que pour les médecins qui les prescrivent. Les conséquences de cette nouvelle « certitude » dans la formation des nouveaux professionnels en psychiatrie sont immenses : la psychothérapie, la « cure par la parole », devient stérile et le résultat est qu’elle n’a pas besoin d’être enseignée. Freud est chaque fois moins étudié et enseigné. Ces affirmations méritent d’être discutées.

Freud était médecin. Au début de ses études, il a travaillé dans les laboratoires de recherche de l’université de Vienne en anatomie et en neurophysiologie. Comme médecin, il croyait que la cause d’un symptôme psychique avait un substrat organique. Ainsi, en 1909, il écrit : «  Il existe des interactions évidentes entre le somatique et le psychique, mais, faute de pouvoir actuellement en décrire la nature en termes bio-chimiques et physiologiques, la théorie des névroses doit demeurer psychologique. » Plus tard, il affirmera que nous devons attendre de la neurobiologie qu’elle fournisse « …les lumières les plus surprenantes et nous ne pouvons pas deviner quelles réponses elle donnerait dans quelques décennies aux questions que nous lui posons. » (7). Au cours de ses recherches, il a toujours essayé de réaliser une synthèse entre la biologie et la psychologie. On peut avancer l’hypothèse qu’à l’origine, la psychanalyse se trouvait à la confluence de la pensée scientifique et de la réflexion sur la vie humaine (8).

La pensée prédominante de l’Allemagne de la fin du XIXème siècle avait une conception neurologico-organiciste de l’esprit. Du point de vue scientifique, sa référence centrale était la conception darwinienne de l’être humain comme un organisme de besoins physiologiques intérieurs qu’il cherche à satisfaire dans des environnements spécifiques. Au commencement de la réflexion freudienne, la relation entre la psychanalyse et la neurophysiologie est très étroite. Quand il formule pour la première fois la notion de pulsion, Freud la situe à la frontière du soma et de la psyché. De même quand il pense que le plaisir est une décharge de tension où l’esprit, comme le système nerveux, agit de manière réflexive. Dans cette conception, il y a aussi l’idée que, par exemple, les fonctions du moi (pulsions de conservation) et le développement de la sexualité sont le produit d’une longue histoire évolutive. Un processus d’adaptation continuel aux exigences intérieures et extérieures (9).

Cette conception de la science, indissociable du milieu positiviste de son époque, exige de l’observateur qu’il reste détaché de la réalité observée, afin de ne pas interférer dans l’observation. Il s’agit d’un observateur conçu pour l’étude d’objets de la physique. Il y a aussi l’exigence de détachement par rapport à la substance à étudier : la réalité à étudier doit exister indépendamment de la recherche. Il s’agit d’une conception absolue de la réalité (10). Cette idée de la science dont Freud a hérité ne permet pas une étude ou une réflexion sur la vie humaine. Pour commencer, les objets de la physique n’ont pas de subjectivité. Comment pourrait-il y avoir une étude objective de la subjectivité humaine ? Est-il possible de séparer l’observateur de l’étude de la subjectivité ? La psychanalyse se penche sur les êtres humains, qui sont un genre particulier parmi les objets observables : ils peuvent devenir sujets.

C’est à ce point que commence notre discussion avec la découverte freudienne. D’une part, comme nous venons de l’exposer, Freud, de par sa formation scientifique et médicale, hérite de la pensée positiviste de son époque, et a l’intention consciente de mener une recherche scientifique. D’autre part, dans le travail quotidien de son cabinet de consultation, face à la plainte de ses patients, sa réponse et son attitude consistait à les écouter et à respecter leurs points de vue. Freud a compris très vite que la clinique médicale traditionnelle était trop limitée pour comprendre la plainte (11).

On voit clairement dans la pensée de Freud, deux tendances, ou, mieux, un conflit. Et ce conflit a traversé sa pensée jusqu’à la fin de sa vie. A ses espoirs ou intentions de construire une psychanalyse scientifique, s’ajoute l’exigence de pratiquer toujours une explication psychologique des phénomènes psychologiques. En 1939, dans son Abrégé de psychanalyse (dont l’écriture fut interrompue par sa mort), il écrit qu’une relation directe entre la vie psychique et le système nerveux, si elle existait, « ne fournirait dans le meilleur des cas qu’une localisation précise des processus de conscience, et ne contribuerait en rien à leur compréhension » (12).

Freud a-t-il pu résoudre ce conflit ? Immense question ! Pour quelques-uns, Freud a fondu ces deux tendances en une extraordinaire et nouvelle synthèse, ni totalement scientifique, ni totalement humaniste. « Ce qui a rendu cette synthèse à la fois cohérente et irrésistible, c’est la découverte d’un nouvel objet : la vie psychique idiosyncrasique de l’être humain, saturée de sens et marquée d’inflexions morales. Cette nouvelle conception du sujet humain s’accordait avec les formes de vie personnelle apparues sur une grande échelle avec la deuxième révolution industrielle. » (13) Pour Zaretsky, la conception psychanalytique du sujet humain a, en même temps, compliqué et approfondi le projet des Lumières. Outre le sujet rationnel, dont les décisions sont conscientes et délibérées, Freud a postulé l’existence d’actions intentionnelles mais inconscientes.

Ce nouvel objet, la réalité psychique, le monde du sens, les significations profondes qui constituent la façon de voir et de se percevoir d’une personne, n’a pas d’accès immédiat à sa conscience. L’être humain ne reconnaît pas de façon évidente sa propre subjectivité. Cette intuition de Freud sera le commencement de la création d’un autre appareil clinique et conceptuel : la situation analytique. La création d’un espace essentiellement thérapeutique : la séance analytique. Il s’agit de la création d’un espace d’activité privée où la parole libre devient l’instrument central, dans un cadre d’empathie, de confiance, et de distance. Les observations psychanalytiques sur la nature humaine sont inextricablement liées à la volonté de soulager la souffrance humaine (14).

Depuis ses commencements, nous pouvons voir que la psychanalyse n’est pas une théorie de son objet. L’activité analytique ne procède pas d’une théorie ou d’une décision pensée d’avance par Freud. La conceptualisation psychanalytique s’est construite à partir des symptômes et récits verbaux de patients névrosés (hystériques (15)). Mais ces récits verbaux sont des manifestations des fantasmes des patients. Fantasmes que la psychanalyse essaie de comprendre et de traiter.

La relation entre l’analyste et l’analysant est une relation essentiellement émotionnelle. C’est dans le cadre structuré de cette interaction humaine singulière que les traits les plus profonds de la subjectivité humaine peuvent émerger et être reconnus. La création de cette relation humaine particulière produira des conséquences fondamentales qui constitueront la spécificité et la fécondité de la psychanalyse : son objet (la subjectivité) s’exprime en personne, son « observation » se donne dans la séance analytique. Et, surtout, c’est dans la séance analytique que s’inaugure une forme de dialogue qui permet de nous prendre nous-mêmes en considération, mais un dialogue où les paroles ne sont pas suffisantes (16). Pour Freud, la parole doit être liée à une émotion. Cette intuition introduit une interrogation féconde qui va devenir une question centrale dans la réflexion psychanalytique comme théorie et comme praxis. Par exemple, elle permettra de supposer qu’un symptôme n’exprime pas une vérité ou une pensée cachée, qu’il n’est pas non plus une manière d’exprimer un texte incomplet (17). Cette observation va poser aussi une question plus profonde sur le problème du sens. Le sens inconscient n’est pas une signification ou un concept élaboré qu’il s’agirait simplement de trouver et de ramener à la conscience. Ce qui est caché est justement cette autre manière de fonctionner de la réalité psychique, inconnue de nous, et que Freud va essayer de comprendre. Si la psychanalyse a le projet de construire une théorie de son objet en termes universels (une science du sens ou de la subjectivité ?), elle contient aussi un projet de transformation ou de changement du sujet singulier. De ce fait, la psychanalyse met en question la conception traditionnelle de la science. La psychanalyse n’élabore pas une théorie indépendante de son sujet et extérieure à l’objet. L’observateur purement objectif - détaché de la réalité qu’il observe – n’existe pas. Il fait, lui-même, partie de l’observable et de ses observations. L’observateur n’est pas séparé de sa subjectivité. Et c’est parce que la parole se trouve impliquée dans une relation de développement avec la subjectivité qu’elle peut exercer sur celle-ci son influence. L’enjeu est la transformation du mode dans lequel s’exprime la subjectivité d’une personne. De la même façon, les interprétations de l’analyste ne sont pas des observations détachées de la subjectivité de patient. Ils sont un développement de cette même subjectivité. La psychanalyse est une activité d’un sujet comme sujet, dirigé vers un autre sujet considéré comme sujet. « Implication des deux sujets dans le projet, essentielle et non accidentelle ; effet en retour du procès sur les agents, même sur celui qui apparemment le maîtrise ou le dirige » (18).

Construire une théorie vivante du sujet, de la subjectivité humaine, de la signification, du sens incarné (un objet « non objet »), qui ne soit pas simplement une théorie psychologique ou philosophique ou une nouvelle littérature (19) : c’est le défi que la psychanalyse, depuis sa création, affirme de façon ininterrompue.

La psychanalyse met la science en question (l’idée d’une conception fixe de l’objectivité, par exemple) et pose des questions à la science. De ce point de vue nous ne croyons pas que la psychanalyse soit une nouvelle synthèse des courants scientifiques et humanistes. La science (dans ce cas, les neurosciences en général), avec ses spécificités propres, s’est développée en grande partie grâce aux questions posées par la psychanalyse : la notion d’inconscient, le refoulement, l’appareil psychique, la pulsion, la causalité psychique. Les hypothèses audacieuses de Freud sont un défi d’une immense richesse pour la science. Le conflit entre les deux courants, à notre avis, a été fécond. Il ne s’agit pas d’un conflit à résoudre, mais à approfondir. La psychanalyse est une autre manière d’interroger, qui n’est pas incompatible avec la réflexion scientifique. On ne peut pas réduire l’une à l’autre. Dans ce sens, l’idée que la psychanalyse puisse être absorbée par les neurosciences ou la pharmacologie est une méconnaissance de l’enjeu réel de la discussion contemporaine, et un des problèmes majeurs qui ont traversé aussi bien cette discussion que les tentatives de réduire la psychanalyse au modèle des sciences physiques et surtout biologiques. L’être humain, comme subjectivité, devient un objet qui peut et doit être pensé dans une perspective tout à fait différente de celle des sciences de la nature. Il faut insister : les objets des sciences de la nature n’ont pas de subjectivité.

Les contributions de la science dans les champs de la génétique, de la psychopharmacologie, de la neurobiologie et de la neuropsychiatrie sont considérables et ont permis non seulement le soulagement d’une grande partie de la souffrance humaine, mais aussi une connaissance plus approfondie de la nature humaine (20). Il y a une recherche scientifique sérieuse et une discussion respectable et toujours ouverte entre scientifiques, philosophes et psychanalystes.

Mais, supposer ou affirmer qu’une substance chimique, ou une intervention chirurgicale sur le système nerveux, puisse résoudre la question du sens de la vie humaine est une vraie fantaisie, ou une fiction incohérente. Cette fiction est à la base de la réduction de la psychanalyse à la neuroscience et à la pharmacologie. Cette tendance, aujourd’hui instituée en Amérique du nord, est validée à partir du modèle médical. Celui-ci établit une séparation, une distinction nette entre la maladie et le patient. La maladie est diagnostiquée sur la base de symptômes ou de tests, et, une fois le diagnostique obtenu le médicament supposé adéquat à la suppression des symptômes est prescrit.

Nous nous trouvons face à une tendance très forte de la société qui ne supporte pas la complexité, la profondeur et l’obscurité de la vie humaine, et travaille à son ignorance, son occultation ou son élimination. Au fond, ce qui se refuse est une compréhension de l’individu humain comme une subjectivité, comme un je qui, à l’origine, n’existe pas. Un je qui se développe dans un processus qui ne finit jamais. Un être de la psyché avec un inconscient originaire qui ne fonctionne pas selon la logique de la veille, et le fait de la co-détermination des phénomènes psychiques par le sens inconscient.

Penser la subjectivité pose la question de la pertinence de la psychanalyse pour penser la genèse du sens et son processus de constitution, mais est aussi la mise en question de la société où peut émerger cette subjectivité. La psychanalyse fait partie de l’histoire de la pensée, qui commence en Grèce ancienne. Son actualité et sa pertinence font partie d’une tradition, qui a un intérêt pour l’individu et pour l’autodétermination et la liberté de penser et agir. La psychanalyse même en est une manifestation. Si l’on affirme que la psychanalyse est morte, la question du type de société où nous nous trouvons s’ouvre alors.

La psychanalyse est une création de l’être humain pour essayer de se comprendre lui-même. Pour que la psychanalyse se maintienne comme une activité vivante, il faut reprendre et continuer son travail d’élucidation de la condition humaine et de la société où l’individu, comme subjectivité autonome, est possible.

Institution social-historique de l’individu.

Cornelius Castoriadis (1922-1997) dans son oeuvre centrale, L’institution imaginaire de la société (21), consacre un long chapitre (chapitre VI, p. 400-492) à, comme lui-même l’affirme, faire une interprétation correcte du processus de socialisation qui tient en compte la spécificité irréductible de la psyché (22). Bien que Castoriadis dans L’Institution… et dans les six volumes des Carrefours du labyrinthe (1978-1999) élabore une critique de la métaphysique occidentale, qu’il appelle pensée héritée, c’est dans ce chapitre que, à notre avis, il va établir les bases d’une nouvelle ontologie que nous pouvons appeler ontologie de la création.

Pour Castoriadis, la philosophie est essentiellement ontologie, comme questionnement sur l’être et comme « prise en charge de la totalité du pensable ». Prise en charge des domaines privilégiés de la réflexion philosophique. Les domaines de l’homme : science, société, histoire (le social-historique), la psyché humaine.

Dans la postface à la publication de ses séminaires de 1986-1987 (23), les compilateurs se demandent pourquoi les idées fondamentales de Castoriadis – sur la société et l’histoire, sur l’imagination et la psyché humaine, sur le langage, sur l’historicité essentielle de la connaissance scientifique –, ont été accueillies de façon peu favorable. L’analyse des compilateurs sur les raisons du silence (certainement paradoxales et complexes) et surtout sur le fait que Castoriadis n’ait pas été reconnu pour ce qu’il est (« l’un des penseurs les plus profonds et originaux de son époque » (24)), est une réflexion qui pose des questions pas seulement au milieu philosophique professionnel ou « intellectuel », mais aussi et fondamentalement à la réalité sociale sur la place qui peut y avoir une pensée critique, et en particulier une pensée de la création. Mais cette analyse sur la réception globale de l’œuvre de Castoriadis nous permet aussi de nous pencher plus particulièrement sur le chapitre VI de L’institution… Nous pouvons affirmer que celui-ci n’a pas trouvé l’écho qu’il mérite dans les milieux psychanalytiques et philosophiques. Quoique quelques travaux y fassent référence, nous ne trouvons pas une analyse en profondeur des conséquences, autant pour la psychanalyse que pour la philosophie, de l’articulation philosophie-psychanalyse opérée par Castoriadis pour penser la création, l’institution social-historique de l’individu, la perception, la pensée, et la chose (25).

Est-ce une coïncidence que le sixième chapitre soit justement celui où Castoriadis s’attaque au problème de l’élucidation de la réalité psychique et à sa question de l’imagination radicale (la question de la représentation en général) ? Car c’est précisément dans le chapitre VI de L’interprétation des rêves que se condense « l’explosion créatrice » de la pensée de Freud. C’est à dire, la découverte du fonctionnement, du mode d’être de la psyché inconsciente.

La notion de création dans la pensée de Castoriadis commence à se développer à partir de la critique des conceptions de l’histoire, en particulier celle de Hegel concernant la dialectique. L’idée que nous ne pourrions pas penser l’histoire sans la catégorie de création est exposée dans différents textes publiés dans la revue Socialisme ou Barbarie (26). La notion d’imaginaire apparaîtra au début des années soixante, dans « Marxisme et théorie révolutionnaire » (27). Mais c’est sa rencontre avec la psychanalyse (comme expérience personnelle et théorique) qui lui permettra de thématiser l’imagination découverte par Aristote dans « Le traité de l’âme », et que Castoriadis nommera imagination première ou radicale. Pour Castoriadis, l’apport fondamental de Freud est la découverte de l’imagination de la psyché singulière. « L’essentiel du travail de Freud a consisté, peut être, dans la découverte de l’élément imaginaire de la psyché – dans le dévoilement des dimensions les plus profondes de ce que j’appelle ici l’imagination radicale. » (28)

Dans le chapitre VI de L’institution… Castoriadis va continuer et approfondir la discussion qu’il a déjà commencée sur le déterminisme et les catégories de la logique identitaire à propos des sciences physiques, de la société et de l’histoire. Mais c’est aussi une discussion et une prise de distance radicale avec l’ontologie d’Aristote, par la remise en question de la notion de détermination, par l’introduction de la notion freudienne d’étayage (Anlehnung). Cette dernière notion permet de penser la relation entre la réalité corporelle-biologique et la réalité psychique comme une relation originale et irréductible : « l’élaboration psychique n’est ni dictée par l’organisation biologique, ni en liberté absolue à son égard. » (29). L’idée d’étayage a le même poids ontologique que les idées de cause ou de symbolisation. C’est justement la notion d’étayage qui permet de penser la créativité de la psyché comme imagination radicale : « l’émergence de la représentation (fantasmatisation) et l’altération de la représentation » (30). Entre la complexité de l’individu biologique et la complexité de la psyché, ou « ce que la psyché fait être » il n’y a pas de relations de causalité : il y a création ontologique. Il ne s’agit pas d’éliminer ou de rendre dérisoire la catégorie de la détermination. De notre point de vue, il s’agit de l’introduction d’une nouvelle catégorie pour pouvoir penser la création. C’est aussi l’invitation à amplifier notre manière de penser : à apprendre à penser autrement. Le sujet central du texte, c’est la question que Freud ouvre sur la constitution, la transformation ou le développement de l’être humain à partir de la psyché originaire. C’est la question de la naissance psychique et de la création d’un individu social « pour lequel existent d’autres individus, des objets, un monde, une société, des institutions – toutes choses qui n’ont pas, originairement, de sens, et d’existence pour la psyché » (31).

A propos de la méthode.

Freud n’était pas philosophe, et allait jusqu’à penser que la philosophie surestimait la logique et se souciait trop de construire des systèmes finis et fermés. (32) Il a commencé par faire des observations attentives des phénomènes du quotidien, et a essayé de les comprendre. Ainsi, par exemple, à la question de comment parvenir à la connaissance de l’inconscient, il répond : « Naturellement, nous ne le connaissons que comme conscient, une fois qu’il a subi une transposition ou traduction en conscient. Le travail psychanalytique nous permet de faire chaque jour l’expérience d’une telle traduction. » (33). Dans l’analyse de la psyché, Freud part des phénomènes facilement observables (un comportement inexplicable par exemple), qu’il considère comme des constructions psychologiques complexes, et procède, à l’opposé de la méthode de synthèse, à faire l’analyse, en décomposant le phénomène jusqu’à ce qu’il devienne compréhensible. Freud considérait un phénomène clinique comme une sorte de phénomène conclusif. Dans ce sens, pour pouvoir comprendre le phénomène, il s’agissait pour Freud de remonter à ses origines. Ainsi, sur la base de ses observations cliniques, il spéculait sur les principes généraux régissant la nature. C’est, donc, sur les phénomènes cliniques qu’il fondait ses spéculations. Spéculations qu’il a modifiées au fur et à mesure que son expérience clinique s’est développée, ou sur la base d’une meilleure conceptualisation. C’est un principe épistémologique : fonder les changements conceptuels sur les difficultés rencontrées dans la pratique de la psychanalyse. Difficultés qui obligent à revoir la théorie. (34)

La démarche que nous allons suivre est aussi spéculative et s’appuie sur la réflexion de Freud, non comme une vérité incontestable, ni avec l’intention de découvrir un sens caché de sa pensée qui préexisterait sous le niveau manifeste des textes (une sorte d’herméneutique). Nous ne voulons pas, non plus, développer des aspects significatifs de la psychanalyse freudienne. Ce que nous voulons faire, c’est essayer de rassembler quelques éléments de la pensée freudienne et, à partir de ces éléments construire une unité pour penser la subjectivité humaine comme un développement-constitution-création, en nous appuyant sur l’ontologie que Castoriadis inaugure. Dans ce sens, le chapitre VI de L’institution… constituera une référence centrale. La logique interne du texte de Castoriadis, qui commence par l’exploration du mode d’être de l’inconscient, pour continuer avec la question de l’origine de la représentation, la réalité psychique, pour en arriver jusqu’à la constitution de la réalité, la sublimation et la socialisation de la psyché, et la création de la pensée, est une logique dont le centre est l’imagination. Celle-ci devient la condition de tout le processus. Dans notre démarche, et avec l’idée que ce que nous voulons explorer sont les conditions de possibilité de l’existence de la subjectivité humaine, nous nous appuierons sur cette logique. Mais nous voulons aussi reprendre quelques thèmes majeurs de la pensée psychanalytique pour amplifier et approfondir notre propre compréhension : l’inconscient, la sexualité, l’interprétation des rêves, les principes du fonctionnement psychique et la structure de la réalité psychique. Compréhension qui n’est pas seulement la compréhension objective de la théorie psychanalytique, mais aussi et surtout, l’appropriation dans notre propre vie de la question de la subjectivité. C’est une manière de devenir sujet par la réflexion sur le développement de la subjectivité. Mais c’est aussi mener une réflexion philosophique sur la théorie psychanalytique liée à la praxis psychanalytique. Praxis qui est enracinée dans les activités et les questions des êtres humains effectifs.

Dans ce texte, Castoriadis fait une synthèse des éléments disparates dans la pensée de Freud et, comme lui-même l’affirme dans l’introduction : « la discussion sera faite à partir de la conception freudienne, qu’il ne s’agit pas d’améliorer ni de refaire mais d’éclairer autrement, à partir de ces deux thèmes qui sont restés pour elle, et non par hasard, des points aveugles : L’institution sociale-historique et la psyché comme imagination radicale – c’est-à-dire, essentiellement, comme émergence de représentations ou flux représentatif non soumis à la déterminité. » (35).

Néanmoins, Castoriadis élabore ses propres développements à propos du phantasme « originaire », ou de l’exploration d’un niveau originaire de la psyché qui, selon lui, n’a pas été entreprise, ou qui a plutôt été évitée. Mais aussi à propos de la sublimation (que Freud n’a jamais véritablement conceptualisée) (36). Castoriadis opère une véritable extension et précision du concept de sublimation quand il introduit son contenu social-historique. Pour lui, la sublimation est la socialisation de la psyché considérée comme processus psychique : la sublimation « est reprise par la psyché des formes (eidè) socialement instituées et des significations que celles-ci convoient, ou appropriation du social par la psyché par la constitution d’une interface de contact entre le monde privé et le monde public ou commun. » (37). La reprise des thèmes majeurs de la réflexion psychanalytique va nous permettre une discussion, une prise de distance et un approfondissement de la démarche qu’a initiée Castoriadis à ce sujet.

Pour Castoriadis, l’être humain, l’individu, n’est pas seulement le produit de la socialisation, c’est-à-dire l’individu comme institution social-historique ; il est aussi et essentiellement autre chose. Il est doté d’une psyché qui est « condition logique-transcendantale de toute ontologie, de toute réflexion sur les choses et le monde, sur les étants et l’être » (38). Il n’y a pas de perception s’il n’y a pas une imagination donnant forme, une imagination qui met en images et donne forme et qui, dans un sens, est indépendante de la perception. « Il n’y a perception que parce qu’il a aussi flux représentatif. De ce point de vue aussi, l’imaginaire –comme imaginaire social et comme imagination de la psyché – est condition logique et ontologique du ‘réel’ » (39). Penser le processus de constitution du sujet humain comme une codétermination entre la psyché singulière et la société revient à faire une articulation entre la philosophie et la psychanalyse.

Exposition générale.

Notre démarche commence par établir l’outil qui va nous permettre de penser le processus de constitution du sujet humain. Cet outil est l’imagination considérée comme puissance créatrice et comme condition de la pensée. Pour thématiser cette imagination, Castoriadis fait un travail considérable (40), qui commence par la remise en question de la tradition métaphysique occidentale sur l’idée de la création. L’idée de création est très difficile à accepter car on ne peut pas la penser avec les catégories de la pensée rationnelle. La pensée rationnelle est une élaboration, une création de l’imagination, qui ne peut pas comprendre le processus même de sa production. Pour pouvoir le faire, il nous faut changer de manière de penser. Sans la catégorie de création, nous ne pouvons pas comprendre, non seulement la société et l’histoire, et la psyché, mais aussi notre propre façon de penser. Dans ce sens, nous croyons que l’idée de création n’était pas seulement occultée totalement par l’ontologie traditionnelle : elle était surtout incapable de la penser. Pour pouvoir penser l’idée de création, il est nécessaire d’introduire d’autres notions fondées sur le principe de non-causalité, et de pouvoir la considérer comme une puissance, une capacité ou un pouvoir de. Ici, on trouve un des problèmes majeurs de l’ontologie traditionnelle pour penser l’imagination comme une activité positive et productive, parce que la puissance est située comme ontologiquement inférieure à l’acte. La puissance est manque d’être, déficience, inachèvement, incomplétude essentielle. Imaginer est créer, affirme Castoriadis, et c’est justement à partir de cette incomplétude ou déficience ontologique comme condition positive, qu’est rendue possible la création de la forme elle-même. Cette imagination, avec son poids ontologique propre, étudiée et prise en elle-même, n’est pas une capacité secondaire pour la connaissance, ou une source d’erreurs et de chimères qui nous tromperaient. C’est une imagination source et origine de processus, ce n’est pas une imitation de la nature mais bien l’invention de quelque chose de radicalement nouveau. Créer, ce n’est pas non plus donner une forme à une matière déjà existante, c’est donner forme à partir de rien.

Castoriadis introduit la notion de création ex nihilo (à partir de rien) pour rendre compte de la création de nouvelles formes. Mais cette notion n’est pas facile à comprendre et surtout à admettre pleinement. L’ontologie traditionnelle ne peut pas penser un étant si celui-ci ne provient pas d’un autre étant clairement défini.

Pour nous approcher de la compréhension de ce que veut dire création ex nihilo, nous pouvons utiliser sa conception philosophique de la technique (41). Castoriadis cite Aristote : « La technique crée ‘ce que la nature est dans l’impossibilité d’accomplir’ ». Une roue autour d’un axe, une décoction bouillie, un piano, des signes écrits, la transformation d’un mouvement de rotation en mouvement linéaire alterné ou la transformation inverse, aussi bien qu’un filet de pêcheur, sont des ‘créations absolues’ (42). Ici, il ne s’agit pas d’une imitation de la nature. On peut trouver dans la nature quelque chose qui roule ou de forme ronde, mais une roue autour d’un axe est tout autre chose, c’est la création humaine ex nihilo (43) d’une forme. « Dans la nature il y a des choses qui roulent naturellement ou que nous faisons rouler, remarque Dumesnil, mais il n’y a pas déjà-là des bâtons et des disques prêts à être montés pour former des axes et des roues. La création technique est une création de forme qui n’est pas un simple assemblage de l’existant. ». Si cette nouvelle forme utilise bien des éléments qui sont déjà-là, la forme comme telle est nouvelle. Nous sommes face à une création imaginaire d’un être humain singulier. Cette création imaginaire est inséparable de l’imaginaire social instituant. Nous pouvons appliquer la même analyse dans le cas d’une création social-historique. Prenons par exemple la création de la démocratie, de la politique et de la philosophie en Grèce au VIIème et VIème siècles avant J.-C. On peut signaler plusieurs conditions ayant permis l’émergence de ce phénomène (44), mais il est impossible de donner une explication exhaustive du surgissement de ce phénomène à partir d’une série de causes déterminantes.

Ce qui permet cette création d’une nouvelle forme est l’imagination comme vis formandi a-causal. A-causal ne signifie pas « inconditionné », ou « absolu », ou « indéterminé ». « Ni dans le domaine social-historique ni nulle part ailleurs, la création ne signifie pas que n’importe quoi peut arriver n’importe où, n’importe quand et n’importe comment. » (45). L’exemple de la roue autour d’un axe est une illustration claire et simple de « ce que la nature est dans l’impossibilité d’accomplir », mais il faut préciser que la création de formes n’est pas seulement liée à des objets extérieurs. L’imagination radicale ou imaginaire première crée ex nihilo des images (formes) qui ne se réduisent pas seulement à leur matérialité sensible, à leur forme concrète comme objet (visible, audible ou touchable par exemple) ou intelligible (idées, concepts, notions, significations, mots ou leur ? image acoustique). L’imagination est surtout création de figures, schèmes, représentations originaires, qui sont la condition ontologique de toute image, de la représentation des choses et de la pensée. L’imagination comme capacité de créer des représentations originaires, schèmes ou figures permettant la création d’un monde pour le vivant en général, c’est ce que Castoriadis appelle la vis formandi ou la dimension déterminante de son âme. Dans l’ontologie de Castoriadis, cette vis formandi a deux caractéristiques (ou aspects) indissociables et irréductibles l’une à l’autre : la composante psychique (imagination radicale) et la composante sociale (imaginaire social instituant). La relation entre ces deux aspects de l’imagination est une relation dialectique, une codétermination constitutive de ce qui est.

Cette vis formandi a-causal comme capacité de créer les schèmes, figures ou représentations originaires est difficilement compréhensible et acceptable, tout comme l’idée d’une création ex nihilo. De notre point de vue, la réflexion psychanalytique permet de nous approcher de ce niveau créateur originaire comme émergence des représentations. Freud découvre un niveau de fonctionnement mental que nous ne pouvons reconnaître, justement parce qu’il s’agit d’un niveau originaire ne fonctionnant pas avec la logique rationnelle ou celle de la pensée consciente. Il ne s’agit pas d’une pensée inconsciente qui serait cachée dans un coin, que l’on pourrait découvrir ou déchiffrer moyennant une méthode particulière. On peut admettre que le niveau archaïque s’exprime dans les phénomènes des rêves, des lapsus, des actes symptomatiques avec composante physique et/ou psychique. Mais il n’existe pas quelque chose de déjà présent dans l’esprit qui serait à l’origine des images concrètes ou des symptômes physiques ou psychiques. C’est une sorte d’interface sensorielle entre le soi et le non-soi, entre le corps et l’âme : « Les ‘sens’ font émerger à partir d’un X quelque chose qui ‘physiquement’ ou ‘réellement’ n’existe pas – si l’on entend par ‘réalité’ la réalité de la physique : ils font émerger des couleurs, des sons, des odeurs, etc. » (46) . C’est un processus, une activité, un mode de fonctionnement mental propre.

L’interprétation psychanalytique est une tentative d’approche et d’élucidation du contenu de cette activité mentale originaire. Elle s’appuie sur la tentative de l’esprit d’interpréter sa propre activité, son fonctionnement mental, et sur la capacité qu’a l’esprit de réagir a cette interprétation(47). Mais, comme nous venons de l’affirmer, si ce qui se trouve dans l’archaïque n’est pas une pensée inconsciente cachée, ou quelque chose qui existerait déjà dans l’esprit, la question sur le sens de l’interprétation psychanalytique ouvre une autre perspective pour la pensée. Ici, interpréter n’est pas rationaliser ou dévoiler un sens caché. L’interprétation psychanalytique est émergence de l’activité archaïque, qu’elle interprète. Sorte de mouvement ou de cercle de création, le processus archaïque n’est pas un fonctionnement « inférieur » ou un « manque de détermination » (déficit ontologique), il est origine constitutive de la pensée et du monde. C’est un mouvement de recréation constante où l’être vivant ou naturel que nous sommes, chacun individuellement, ne se laisse pas définir comme nature pure donnée d’emblée dans sa signification, mais comme processus de création continue, dans une dialectique de développement constant vers la complexité. Cette conception, implicite dans la praxis psychanalytique, est une approche dynamique entre, d’une part, une activité mentale archaïque inconsciente, et, d’autre part, un jugement conceptuel conscient (48). C’est pour cela que parler de « pensées inconscientes » est déjà une sorte de jugement conceptuel et un développement d’une forme plus archaïque d’activité mentale qu’on peut appeler préconceptuelle. Ce n’est pas supposer que la pensée archaïque « pense » quelque chose. Quand on parle, c’est-à-dire quand la pensée consciente conceptuelle (parle) exprime ? des « pensées inconscientes », c’est une manière de développer l’activité mentale archaïque. Cette activité mentale peut s’exprimer d’une manière archaïque et pas seulement sous la forme d’interprétations conceptualisées. Le problème est que l’activité consciente, la pensée conceptuelle, ne peut pas reconnaître l’activité archaïque. Il s’agit d’une activité vraiment inconsciente, et il est très difficile d’accepter que cette activité même soit une représentation : activité de représentation et non pas simple moyen de projection d’une image sur l’écran de l’esprit. Ce noyau représentatif, cette activité est la psyché même : une représentation qui est activité représentative, composante de la vie psychique profonde que la psychanalyse postule comme activité de fantasmatisation ou, si l’on veut, activité imaginaire. La psychanalyse va travailler à partir des symptômes et déclarations verbales des malades qui sont eux-mêmes les manifestations de leurs fantasmes, de leur activité de fantasmatisation. Il s’agit de la découverte du rôle essentiel de l’imagination pour la psychanalyse, « sans que celle-ci soit reconnue ou même nommée » (49). Or, pour le fonctionnement mental archaïque, il n’existe pas de frontière précise entre le corps et l’esprit : l’esprit archaïque s’incarne dans le corps. L’activité représentative, l’activité de fantasmatisation ne se traduit pas seulement dans les images, elle se manifeste aussi dans le corps : paralysies, douleurs physiques, zones d’anesthésie, irritations de la peau, ulcères, spasmes, asphyxie, ou comportements bizarres ou spectaculaires (50). Ici nous trouvons le point où s’articulent tous les mystères de l’union entre le corps et l’esprit. Si nous acceptons cette idée, nous n’avons pas besoin d’une frontière, d’un passage, d’une transition, d’une conversion du psychique en somatique, d’une procédure de médiation entre l’âme et le corps, parce que simplement elle n’existe pas. Le passage de l’esprit au corps ne s’impose pas, il n’est pas possible. Au niveau archaïque il n’existe pas de gouffre infranchissable entre l’esprit et le corps. Au niveau archaïque le corps est l’esprit. La douleur physique des jambes de Melle Elisabeth von R. (une des premières patientes hystériques de Freud) qui l’empêche de marcher (de partir de la maison et laisser son père malade, pour ne pas dire de sortir au monde et sortir de son isolement névrotique) est douleur mentale exprimée ou représentée de façon archaïque. La psyché est le corps comme « forme » ou « entéléchie » du corps (Aristote), « à condition de dégager ces termes de la métaphysique dans et par laquelle ils ont été posés, et de comprendre que la psyché est forme en tant qu’elle est formante, que l’‘entéléchie’ dont il s’agit est tout autre chose que la prédestination prédéterminée à une fin, à un telos défini, que cette ‘entéléchie’ est imagination radicale, phantasia qui n’est astreinte à aucune fin, mais création de ses fins, que le corps vivant humain est corps vivant humain en tant qu’il représente et se représente, qu’il met et se met en ‘images’ loin au-delà de ce que sa ‘nature’ de vivant exigerait et impliquerait » (51). L’imagination comme activité représentative, et l’interprétation psychanalytique comme activité faisant partie du processus même qui tend effectivement à transformer ce qu’elle interprète, sans le remplacer ou le supprimer (52), sont des découvertes centrales pour nous approcher d’une compréhension ou élucidation du processus de création-constitution de l’humain. Dans l’ontologie de Castoriadis, la codétermination entre l’imagination radicale du sujet singulier et l’imaginaire social-historique, est le processus de création, auto-constitution, de l’humain comme production imaginative et imaginaire, culturelle et social-historique. Nous pouvons parler d’une approche dynamique de l’ontologie castoriadienne d’inspiration clairement psychanalytique.

La découverte et l’exploration de ce niveau archaïque fait partie de la recherche psychanalytique. Mais entreprendre l’élucidation de l’archaïque ne signifie pas rendre compte de manière transparente de l’énigme de nos origines. Ce sont la profondeur et l’énigme de notre existence qui questionnent l’idée d’un sens qui se donnerait de façon immédiate ou directe. Comme nous l’avons déjà exprimé ailleurs, l’esprit rationnel conscient ne reconnaît pas la forme de l’activité mentale archaïque.

Pour Castoriadis, l’exploration de ce niveau originaire n’a pas été vraiment entreprise, ou mieux, elle a été évitée ou perturbée par la référence à une « réalité extérieure ». Cette manière de penser ne voit dans les formations imaginaires que des réponses à un besoin réel ou la réponse à une logique (« structurale »), ou la compensation d’un désir, comme Freud lui-même le dira à propos des formations culturelles telles que la religion ou l’art. (53) Selon Castoriadis, ces différentes versions partagent le postulat commun que toute élaboration psychique trouve son point de départ « dans la nécessité pour le sujet de combler, couvrir, suturer un vide, un manque, un écart qui lui serait consubstantiel » (54).

Dans notre démarche, l’exploration et interrogation de ce niveau originaire est centrale, mais pas comme recherche ou construction d’un mythe des origines. Certes, il s’agit d’une fiction théorique dans le sens où Freud l’a affirmée : « … nous avons adopté la fiction d’un appareil psychique primitif… », « …sans doute, nous ne connaissons pas d’appareil psychique qui ne présente que des processus primaires, et à ce point de vue c’est une fiction théorique. » (55). Mais ici l’idée de fiction n’as pas le sens de simple construction ou description pédagogique pour rendre intelligible un processus ou un phénomène. Le mouvement de la pensée de l’esprit pour se comprendre fait partie des aspects de la chose elle-même. C’est une façon de se donner existence et de se transformer dans ce mouvement même. La réflexion psychanalytique crée l’inconscient, et l’interprétation permet son développement et son approche, tout comme sa transformation. C’est dans ce sens que nous voulons explorer ce niveau archaïque.

L’imagination dans la philosophie (56).

Nous ne prétendons pas faire une histoire de la découverte de l’imagination ou de l’imaginaire : histoire qui serait fondamentale pour comprendre le processus même de la création, ou la façon dont l’imagination se crée pour penser la créativité et la pensée. Ce que nous voulons faire ici, comme nous l’avons déjà exprimé dans cette introduction, c’est établir l’outil conceptuel (l’imagination comme puissance créatrice) qui sera l’axe de notre réflexion (57). L’établissement de cet outil conceptuel n’est pas la recherche des conditions a priori de la connaissance, ou un principe à partir duquel déduire la réalité psychique ou la réalité sociale. L’imagination n’est pas une nécessité logique ou rationnelle. Elle est un fait que la pensée trouve lorsqu’elle s’interroge sur la créativité. Dans ce sens, nous présenterons dans le premier chapitre une lecture détaillée du texte que Castoriadis a consacré au traité De l’âme d’Aristote. De notre point de vue, ce texte de Castoriadis est décisif dans l’ontologie qu’il inaugure. Ce texte s’appelle justement « La découverte de l’imagination » (58). Castoriadis fait mention plusieurs fois, tout au long de son travail, d’un projet d’écriture d’une œuvre où il aurait thématisé plus profondément les bases de son ontologie : L’Elément imaginaire, mais sa mort en 1997 ne lui a pas permis de mener ce projet à son terme. Pour nous, faire revivre cette réflexion si passionnante de Castoriadis sur la pensée d’Aristote et à propos de l’imagination est, d’une certaine manière, un hommage à la vitalité et à l’actualité de sa pensée, et, pour notre démarche, l’ouverture de notre recherche.

C’est à Aristote que revient le mérite d’avoir thématisé pour la première fois l’imagination dans le traité De l’âme. Il y découvre une imagination qui est médiation entre la sensibilité et l’entendement. Imagination qui va constituer la base de la doctrine conventionnelle et le schème fondamental de la réflexion philosophique. La définition qu’il donne de l’imagination comme « mouvement engendré par la sensation en acte » (III, 3, 429a) caractérise une imagination qui a la capacité d’évoquer des objets non présents, de retenir des images sensibles ainsi qu’une sorte de capacité combinatoire des images. Pour Castoriadis, cette imagination est imitative ou reproductrice. Mais, selon lui, Aristote découvre aussi, dans le même traité, et ce au milieu du livre III, une autre imagination sans laquelle il ne peut y avoir de pensée ni de monde. Cette imagination est condition nécessaire à toute réflexion. Il s’agit d’une imagination active (une activité), qui sépare la forme sensible de sa matière pour la présenter à l’entendement et, de cette manière, fournir à la pensée la condition de son objectivité. Le rôle central de cette imagination est de présenter à l’âme du « sensible sans matière », la « sensation abstraite » dont elle a besoin pour connaître un objet (59). L’imagination ne serait pas subordonnée à la sensibilité ni à l’entendement, et ne serait pas cause de l’erreur. Elle serait donc autonome vis-à-vis de la sensibilité et de l’entendement. Enfin, elle aurait la faculté de présenter l’objet de façon originaire, et serait responsable de la représentation première. Les conséquences d’une telle découverte sont de toute première importance pour l’ontologie en général. Selon Castoriadis, cette imagination a été totalement occultée ou non prise en compte par l’ontologie traditionnelle, et il faudra attendre la parution de la Critique de la raison pure, en 1781, pour que la question de l’imagination soit posée de façon plus claire et profonde que dans le Traité Aristotélicien. L’imagination devient créatrice des représentations et se retrouve ainsi située à la base de la sensibilité et de la pensée. Nous nous trouvons face à une nouvelle ontologie, une pensée radicale de l’être qui remet en question le courant ayant dominé l’ontologie traditionnelle, et qui concevait l’être comme un être déterminé. Une telle remise en question ne signifie pas une dévalorisation de l’ontologie traditionnelle, mais l’établissement de ses limites, pour penser ce qui ne fonctionne pas avec des concepts entièrement établis et déterminés (la réalité psychique par exemple) et ne s’appuie pas sur la logique que Castoriadis appelle ensembliste-identitaire.

Castoriadis pense qu’il est possible de considérer l’histoire de la philosophie comme celle de l’élaboration de la raison, ou, plus profondément, comme l’histoire de la conception de l’être comme un être déterminé, un être assujetti à la détermination et, comme nous l’avons déjà affirmé, de l’idée qu’on ne peut penser que ce qui procède de la raison et de l’être déterminé. Le questionnement de cette conception de l’être montre que si on la pousse dans toutes ses conséquences logiques elle s’avère incapable de penser l’émergence du nouveau, de la création, et ceci que ce soit dans le domaine de la société et de l’histoire ou dans celui du sujet singulier. En effet, dans cette conception, le nouveau est toujours réduit à une cause efficiente qui le précède. Le nouveau ne serait rien de plus qu’une variation de la cause.

L’imagination acquiert un poids ontologique en devenant une des puissances de l’âme. Puissance déterminante, source de création de nouvelles formes, ne se limitant pas au domaine de l’art, mais créatrice des représentations du monde et de la pensée. La nécessité de développer une nouvelle ontologie de la représentation, du temps, du nouveau comme le radicalement autre, s’impose pour Castoriadis. Dans le premier chapitre nous exposerons notre lecture et notre point de vue sur ce sujet. Avant d’en arriver à l’analyse du traité De l’âme, il nous faudra faire un court détour par le mythe de Mnémosyne, où l’imagination se présente pour la première fois, et que Castoriadis analyse. Ceci afin de dégager le fil conducteur, non linéaire mais créateur, qui nous permettra de suivre, dans une courte section, l’apparition de l’imagination depuis ses origines archaïques jusqu’à sa thématisation philosophique par Aristote et Castoriadis. Au cours de notre analyse du traité, nous adopterons l’axe de réflexion que Castoriadis déploie dans son argumentation : travail ou Castoriadis fait une redécouverte ou une recréation de l’imagination comme puissance créatrice.

La deuxième partie de notre démarche débute par une exploration de la constitution de l’imagination dans l’être vivant en général, être vivant comme capable d’autoconstitution et créateur d’un monde propre. Postuler une imagination à l’œuvre dans la logique de l’être vivant va nous permettre de discuter des caractéristiques de l’imagination humaine. La question de ce qui définit la frontière entre animalité et humanité, ainsi que celle concernant la séparation de l’histoire et de la société relativement à la nature, sont des problématiques centrales dans l’œuvre philosophique de Castoriadis. C’est-à-dire, trouver le critère qui permette la différenciation entre l’animal et l’homme, entre un être naturel et sans histoire, et un être qui ne peut exister que comme être historique et social. L’être humain représente l’émergence d’une dimension (d’être) de l’être qui n’est pas contenue simplement dans la nature. Mais ici la question s’ouvre et se complexifie, car homme et animal sont des êtres qui imaginent. Postuler comme le fait Lévi-Strauss, dans La Pensée sauvage (1985), qu’au lieu de constituer l’homme il faille plutôt réintégrer la culture dans la nature, c’est oublier que la spécificité de l’être humain est d’avoir une imagination productrice de fantasmes, de délires et surtout de créativité et d’altérité. Castoriadis pense que le critère de différenciation entre l’animal et l’homme se trouve au niveau de la fonctionnalité : l’animal reste assujetti à celle-ci. Il peut imaginer uniquement ce qui est en rapport avec ses besoins naturels. Par contre, l’imagination humaine est défonctionnalisée : c’est une imagination soustraite au besoin, une activité représentative qui n’a aucune finalité. Dans le même sens, Castoriadis caractérise la sexualité humaine comme création imaginaire (à la fois psychique et social-historique), défonctionnalisée par rapport à la sexualité fonctionnelle des animaux, asservie à la reproduction (60).

De notre point de vue, le critère de la défonctionnalisation de l’imagination humaine mérite d’être discuté. A notre avis, ce critère comme démarcation entre l’animalité et l’humanité n’est pas clair. C’est la sexualité humaine théorisée par la psychanalyse qui permet cette discussion (61). La conception freudienne de la sexualité humaine est radicalement différente de la conception populaire de la sexualité. Freud la considère comme une pulsion assez éloignée de l’instinct animal. La pulsion sexuelle est celle que Freud théorise et développe en profondeur dans son œuvre.

Freud découvre que la pulsion sexuelle est indissociable de l’imagination, qu’elle présente de nombreuses variations, tant sur le plan de ses manifestations que sur celui des personnes et des objets vers lesquelles elle se dirige. Notre deuxième chapitre introduit une exploration du sens que la psychanalyse a donné à la sexualité humaine et à une discussion de sa liaison avec l’imagination. Pour nous, la thématisation de la pulsion sexuelle par la psychanalyse nous permet de mieux comprendre l’imagination comme activité créatrice et nous donne une compréhension plus profonde de la psyché humaine.

Dans le troisième chapitre, nous explorons la notion freudienne d’inconscient, pour nous approcher de et développer l’hypothèse de la pensée archaïque. La question centrale n’est pas ce qu’est l’inconscient, ou comment définir cette notion, mais de quelle manière nous devons le penser. Ici nous entamerons une discussion avec Castoriadis sur ce niveau archaïque : le sujet de la représentation première et la postulation d’une monade psychique originaire, source des schèmes, des figures et des images du pensable. Pour nous, l’idée de clôture, de cercle, de fermeture, qui est une analogie du concept de « cercle cognitif » de la biologie de la cognition, pose des problèmes pour penser une « réalité psychique » qui doit se développer pour qu’un sujet advienne dans une société qui va le constituer. Nous pensons que l’idée d’une rupture de la clôture n’est pas incompatible avec celle de développement, à condition d’expliciter le sens psychanalytique de celui-ci. Dans ce sens, nous introduirons une discussion sur les émotions. Freud n’a pas développé une théorie des émotions solide. Sa conception de l’émotion comme étant une quantité d’énergie déplaçable (conception empruntée à la thermodynamique, à la mode à son époque) est très limitée, et liée à l’idée de la catharsis comme thérapie permettant la libération d’énergie psychique. Une théorie des émotions qui ne considère pas l’émotion comme décharge d’énergie, mais comme orientation vers le monde, nous permettra de comprendre l’idée de développement de l’inconscient dans le processus de développement de la subjectivité humaine.

Le quatrième chapitre est centré sur le processus de l’institution sociale de l’individu ou socialisation de la psyché, c’est-à-dire la question de la constitution d’un « Moi réel » (Real-Ich) et d’une réalité comme séparée de lui. Dans l’Interprétation des rêves, Freud découvre l’activité de la pensée archaïque. Selon lui, le but du fonctionnement mental archaïque n’est pas d’exprimer la demande contenue dans le souhait, mais de la satisfaire. L’hallucination du sein pour l’enfant est une expérience satisfaisante, par conséquent l’hallucination devient le but de cette activité mentale primaire. Si nous suivons la logique de ce raisonnement, nous devons postuler que si le fonctionnement de l’esprit archaïque produit des expériences hallucinatoires de satisfaction, il doit fonctionner selon un principe tout à fait différent de celui de la pensée rationnelle. L’esprit archaïque n’aurait pas besoin de la réalité pour satisfaire son souhait, puisqu’il produit une satisfaction hallucinatoire. Nous serions ainsi en face de deux modes de fonctionnement de l’activité mentale, mais aussi de deux principes différents de fonctionnement mental. La psychanalyse parle d’un principe de plaisir pour le processus primaire, et d’un principe de réalité pour le processus secondaire. S’il est évident que l’esprit doit modifier son fonctionnement pour passer du principe de plaisir au principe de réalité, par contre la façon dont s’accomplit ce passage de l’un à l’autre, ou la manière dont l’un peut se développer à partir de l’autre, n’est pas claire. Pour Castoriadis, il s’agit de la rupture d’une clôture que seule la société peut réaliser. Pas la société comme une extériorité, mais la société comme institution, comme création imaginaire qui, dans le mouvement de sa propre création, crée une réalité pour la psyché. « Réalité » n’est pas ici la réalité tangible et visible des objets. C’est la réalité sociale comme processus autocréateur d’institutions et de significations. La pensée archaïque est un mode de fonctionnement qui crée des représentations, et l’institution sociale est un mode de fonctionnement créateur de significations. Le mécanisme qui fait la liaison entre ces deux modes de fonctionnement, et qui rend possible, en même temps, le développement vers la constitution de l’individu social, c’est la sublimation. La sublimation est le procès « moyennant lequel la psyché est forcée à remplacer ses ‘objets propres’ ou ‘privés’ d’investissement (y compris sa propre ‘image’ pour elle même) par des objets qui sont et valent dans et par leur institution sociale… » (62). Là est le défi de la discussion que nous aborderons dans ce chapitre.

Le cinquième chapitre aborde la question de la structure de la psyché et l’unité du sujet. Nous trouvons l’idée d’une structuration de la psyché dans la République de Platon. Socrate dit que la psyché est composée de trois parties : une partie archaïque qui concerne les désirs primaires pour la nourriture et le sexe et en général ce qu’il appelle les appétits, une deuxième partie, l’esprit, qui cherche l’admiration des autres (sorte de narcissisme) et, enfin, une troisième partie, la raison, qui aspire à la vérité. Pour Socrate si ces trois parties désirent des objets différents, la psyché devient le terrain de conflits. Pour Freud, le processus de constitution du sujet humain crée une psyché divisée qui est à l’origine des conflits fondamentaux. Mais cette division postulée par Freud procède de son travail clinique avec des patients perturbés (pas seulement névrosés). La psyché va se diviser selon les conflits. De notre point de vue, il ne s’agit pas d’une division constitutive ou essentielle. Il y a une dialectique entre le conflit et la division de la psyché. Dans la deuxième topique, Freud divise la psyché en trois instances : un surmoi qui domine le moi (le « je »), et une troisième instance, le ça, siège des désirs primaires et de la sexualité. Mais cette structure de la psyché n’est pas quelque chose de fixe, stable ou permanent à jamais. Elle fait partie d’un développement de processus psychiques très particuliers. La psychanalyse postule une psyché qui travaille avec le mécanisme imaginaire de l’introjection (« prendre en soi ») des personnes proches de l’enfant, avec celui de la projection sur ces personnes (« situer dehors »), et celui de l’identification à elles. Ces mécanismes sont des activités constantes de la psyché et sont à la base de la structuration de celle-ci. Une des questions qui s’ouvre, c’est celle de l’unité de la psyché, de l’unité du sujet, de la subjectivité comme activité réflexive. Si la pathologie psychique montre une division de la psyché, comment devons-nous penser la normalité, ou une psyché saine ? Et, question plus complexe, comment la psyché peut-elle se modifier ? Ou, mieux, une telle modification ou transformation est-elle possible ? Une réflexion sur la tâche de la thérapie psychanalytique s’impose.

Dans le sixième chapitre nous réfléchissons sur la question de la société (l’être social-historique dans l’ontologie de Castoriadis). La réalité, ou le monde de l’être humain, c’est la société ou un champ social-historique. Mais la société n’est pas une extériorité qui peut influencer la psyché. La société est constitutive de l’être humain dans un processus de codétermination avec la psyché. Ceci représente l’axe de notre recherche. Ici, la réflexion castoriadienne, avec la postulation d’un imaginaire social instituant, est décisive pour comprendre ce processus. L’hypothèse d’un imaginaire social créateur, comme un nouveau mode d’être, comme une forme d’activité avec un poids ontologique propre (imaginaire social dont la psyché doit nécessairement tenir compte), introduit la problématique du représenter et du faire social. Deux modes d’être indissociables constituent les éléments du social-historique : les institutions sociales en général, le symbolique, les lois, et les techniques. La discussion philosophique des relations entre perception, imagination, réflexion et représentation va approfondir la thèse de l’ontologie de Castoriadis, selon laquelle la représentation est activité originaire permanente permettant la construction d’un monde et d’une réalité par un sujet. La représentation n’est pas simple véhicule, mais principe actif qui n’a pas besoin d’instructions précises à suivre ni même à interpréter, mais doit en inventer. La représentation fait émerger, crée, des objets comme formes d’objets représentés. Castoriadis pense que toute forme de représentation suppose une région originaire, et cette région originaire est celle de l’imaginaire social comme capacité de donner forme, de créer une réalité de sens et de signification. La représentation, même sous la forme élémentaire de la perception d’un objet, n’est pas une simple image de ce qui est : nous ne percevons pas l’objet tel qu’il est (comme à la manière d’une copie). La représentation de l’objet est une sélection de ce qui fait sens pour un sujet, même au niveau du simple vivant. Parler d’une dimension imaginaire de la représentation ne veut pas dire qu’il n’y ait pas perception de ce qui est. L’objet du fétichiste comme objet concret est le même que pour quelqu’un qui n’est pas fétichiste, mais ce que voit le fétichiste, est autre chose que ce que voit quelqu’un d’autre. La notion d’imaginaire introduit un changement radical par rapport à l’idée de l’ontologie traditionnelle, qui considère la perception comme une image ou un reflet de quelque chose d’extérieur.

Le faire, c’est l’autre modalité du social-historique. Le faire est l’action humaine. Pour Castoriadis le faire humain n’est pas une réponse à un besoin. Le faire humain suppose une dimension imaginaire qui excède le donné naturel ; il s’agit d’un faire créateur. Comme nous venons de le dire, le faire et le représenter sont indissociables : faire, c’est représenter, et la représentation est un faire. La représentation est création d’un type particulier d’être, par exemple l’objet face à un sujet. Mais la représentation est aussi, et fondamentalement, autocréation du sujet lui-même : un sujet est possible parce qu’il représente et se représente. Le faire est une actualisation de ce qui n’est pas. Nous l’avons vu à propos de la technique : le faire n’est pas l’application d’une représentation préalable, mais l’émergence de quelque chose qui n’était pas là. Le faire n’est pas non plus un simple assemblage des choses qui sont déjà là. Le faire n’est pas l’actualisation des possibles en puissance, il est création de possibles. Le possible ne préexiste pas au faire, c’est le faire qui institue le possible et le réel. Mais ce qui importe ici, c’est le faire social comme créateur des institutions. Un faire qui institue ce qui n’est ni rationnel ni naturel.

Dans ce chapitre, nous voulons imaginer la constitution de la société à partir de l’imaginaire social instituant, du faire et du représenter social. Castoriadis distingue la société instituante (« la manifestation première et la plus profonde du faire social, le faire instituant, ce qui structure, institue, matérialise ») et la société instituée (les institutions et les structures d’une société donnée, le produit social observable). L’instituant et l’institué sont deux moments indissociables de l’imaginaire social qui est un faire instituant, une activité pratique. Instituer signifie établir entre les êtres humains et les choses sociales des relations non naturelles et non rationnelles. Les lois, et les institutions qui existent dans une société ne sont pas des normes naturelles, elles sont créations de l’imaginaire collectif, et la rationalité des institutions est une manifestation de l’imaginaire qui considère la raison comme fondement de valeur des institutions. Dans son essence, ce que nous voulons développer est que le faire social ne se réduit pas à l’institution explicite ou visible des lois ou des normes. Le faire social crée (fait exister) des significations que les êtres humains incorporent et intériorisent, et qui vont constituer sa réalité. Et ce mouvement de création continue, qui travaille souterrainement toute société, n’est pas visible.

Une exploration de la dimension symbolique, comme composante fondamentale de tous les phénomènes sociaux, s’impose. Tous les actes du sujet portent un sens. Mais nous ne pouvons pas réduire le social au symbolique. Il ne suffit pas qu’il y ait des symboles, du langage, pour qu’il y ait du social. Pour que les symboles soient « participables », il faut qu’ils aient la même signification pour les personnes qui font partie de la société. Et ce qui donne la signification, l’essence du social, ce sont les significations imaginaires sociales. Les symboles sont la matérialité de ces significations. Cette catégorie introduite par Castoriadis permet une redéfinition de la notion du symbolique, dans la mesure où celui-ci ne peut être compris que dans son rapport à l’imaginaire. La langue est le milieu où se développent l’imaginaire et le rationnel, mais elle est aussi le milieu où s’articulent le sujet et le réel. Articulation qui fait émerger une subjectivité. Ici nous retrouvons l’axe de notre recherche et une manière d’articuler la codétermination psyché-réalité sociale.

En matière de conclusion, dans le dernier chapitre, nous présentons les conséquences politiques de la conception de l’être humain déployée tout au long de notre cheminement. L’individu humain comme création et la société comme un nous de sujets ayant la capacité et la liberté de s’autodéterminer. Ici nous voulons articuler la réflexion de François Rastier (63) sur le projet de « naturalisation du sens » se trouvant au centre des débats sur l’autorité scientifique et le pouvoir politique. Ce projet tend à éliminer l’opposition-distinction Nature-Société, puisque l’être humain n’est défini que par son organisme. Le sujet se réduit à l’individu biologique et, en dernière instance, à son patrimoine génétique, à son génome.

La société, les institutions sociales, la culture deviennent impensables, ou sont réduites à des épiphénomènes, des indéterminations insignifiantes ou des constructions métaphysiques démodées. C’est la prétention du déterminisme qui cherche les causes « effectives » précédant les phénomènes ou les effets. C’est le programme du positivisme scientifique.

Aujourd’hui l’intention, ou l’objectif, du projet qui veut naturaliser le sens ou la signification, est de donner un fondement scientifique et philosophique au concept de nature humaine. Fondements qui doivent permettre la formalisation et la quantification des données et orienter les buts et les conclusions de la recherche. Du point de vue de la recherche en neuropsychologie, le problème de la société et de la culture se réduit à l’étude des « bases neuronales du partage des connaissances dans le groupe social » (Changeux, 2002, p. 34) (64).

Le pas vers l’idée d’une société idéale constituée par des individus parfaitement adaptés, sorte de Meilleurs des mondes, peut être très facilement franchi. Et pour faire de ce rêve une réalité, l’idée de progrès social n’est pas autre chose que celle de l’amélioration de l’espèce humaine. Amélioration qui, à son tour, a besoin d’une science et de méthodes quantitatives. Comme dit Rastier : « cette science appliquée donnera les critères pour sélectionner les meilleurs et prévenir les déficiences, voire éliminer les déficients ».

Il faut insister sur la nécessité de changer notre façon de penser ou, mieux, sur la nécessité d’apprendre à penser d’une autre façon. La « réalité psychique » possède une organisation qui lui est propre. Une réalité qui ne fonctionne pas avec les concepts de la logique diurne et du langage, ni avec la fonctionnalité de l’instinct biologique de l’être vivant. Ni la psyché ni la société ne sont des illusions idéologiques.

La réalité psychique, l’inconscient, la société, sont de nouveaux objets, des créations radicales. Ils ne sont pas de simples concepts philosophiques ou fictions idéologiques. Quand la psychanalyse essaie de comprendre, de penser et d’interpréter les comportements des êtres humains, elle travaille sur la subjectivité humaine : un nouvel objet, une création qui est l’essence de sa liberté.


Notes

1 Pour Freud, la religion est une illusion, et l’illusion est définie pour lui comme une erreur investie d’affect (une croyance qui provient d’un désir). Mais une croyance peut être vraie ou fausse, la même chose vaut pour l’illusion. Pour Freud le problème fondamental de l’illusion est que nous ignorons la raison pour laquelle nous y adhérons. Nous croyons que notre croyance est la vérité, mais sa certitude provient de désirs primaires dont nous ne sommes pas conscients. Pour Castoriadis la religion est une signification créée par la société qui donne du sens pour l’ensemble de la collectivité. Dans un sens philosophique, les fictions et les illusions sont, et elles peuvent avoir des conséquences colossales, réelles. Pour conserver l’esprit de la définition de Freud, nous considérons l’illusion comme une « erreur » (investie d’affect et lié à un désir) qui peut s’instituer et donner sens à une société.

2 Cette conviction est ancrée surtout dans la culture, aucun scientifique sérieux ne croit cela, mais c’est une croyance très difficile à remettre en question.

3 Freud, « Pour introduire le narcissisme », La vie sexuelle, PUF, p. 84.

4 (Is Freud Dead ?) Couverture de la revue Time en 1993. On voit la tête de Freud exploser et dans laquelle il n’y a rien !

5 Le déterminisme génétique est à la mode. Aujourd’hui, une sorte de néodarwinisme élargi en psychologie évolutionniste, en linguistique cognitive et même en philosophie de l’esprit fait partie des sciences de la vie. Dans les recherches cognitives le néodarwinisme a une place centrale. Voir, F. Rastier, Sciences de la culture et post-humanité. Texto septembre 4 (en ligne)

6 A partir de la découverte des antidépresseurs (inhibiteurs sélectifs de recapture de la sérotonine) cette croyance est devenue le paradigme de cette tendance.

7 Freud, « Au-delà du principe du plaisir », in Essais de psychanalyse, Payot, PBP, Paris, 1981. Dans le même sens il dit que « Nous devons nous souvenir que toutes nos hypothèses provisoires en matière de psychologie seront probablement fondées un jour sur une base organique. »

8 La réflexion sur la vie humaine a été considérée comme le courant humaniste. Ce courant est nourri de la tragédie grecque, Shakespeare, Goethe, Dostoïevski, la Bible hébraïque, la philosophie et la littérature moderniste. La psychanalyse a introduit une compréhension élargie des formes communes (« populaires ») d’interprétation de la vie en termes de ses croyances, désirs, espoirs ou peurs.

9 Zaretsky E. Le Siècle de Freud. Une histoire sociale et culturelle de la psychanalyse. Albin Michel 2008. P, 417.

10 C’est le programme d’un savoir constituant son objet comme processus en soi indépendant du sujet. C’est le projet de la science galiléenne, depuis 1600. Cette conception de la science est problématique parce qu’elle ne tient pas compte du fait que la catégorie scientifique et le concept d’objectivité sont des catégories subjectives. Ce qui (compte) (est considéré ?) comme scientifique est l’activité du scientifique qui se comporte comme tel. Aujourd’hui la science moderne (des quanta, de la relativité, des relations d’incertitude, de l’indécidable mathématique) a introduit l’incertitude en son centre et la mise en question de l’armature catégoriale de la science. En physique quantique par exemple, la situation de l’observateur fait partie de la situation expérimentale. Voir, Castoriadis C, Science moderne et interrogation philosophique. Les carrefours du labyrinthe I, Seuil 1978, p, 196.

11 Il est très important d’insister sur le fait que Freud était médecin. L’examen du médecin, son regard, son écoute, visent à rechercher les causes effectives (cachées) de la maladie. C’est le principe de la clinique médicale. Ce qui est cachée doit devenir visible, tangible, identifiable, pour pouvoir être combattu. Comme médecin Freud (était ou n’était pas ?) bien placé pour écouter la plainte des « malades » qui arrivent à son cabinet de consultation : « difficultés à marcher, une douleur dans la cuisse, des évanouissements, des tics au visage, des pensées troublantes … » (symptômes récurrentes de ses premières patientes). Cette plainte avait un arrière-fond : « Il y a quelque chose qui ne marche pas dans ma vie et je n’arrive pas à m’en sortir ». Cette plainte, la pensée médicale ne peut pas l’écouter parce qu’elle n’est pas visible, tangible ou identifiable. Elle n’existe pas en tant qu’articulée comme langage. Quand Freud découvre l’inconscient, il pense que celui-ci est composé de significations cachées, cause de la maladie de son patient, qu’il faut découvrir. Sa formation médicale et scientifique l’aveugle pour comprendre la signification philosophique de ses découvertes.

12 Cité par Castoriadis. Abriss, G.W., XVII p. 67. En Epilégomènes à une théorie de l’âme que l’on a pu présenter comme science. Les carrefours du labyrinthe I. Seuil. 1978. P. 35.

13 Zaretsky E. Op, cité. P. 418.

14 Bien que la psychanalyse commence comme une tentative de soulager la souffrance humaine, ça ne veut pas dire qu’elle soit plus ou moins efficace que d’autres moyens pour arriver aux mêmes fins : la guérison d’un symptôme par exemple. Si l’objectif de la thérapie est la suppression d’un symptôme (gênant ou insignifiant), les médicaments ou d’autres types de thérapies s’avèrent plus efficaces. La psychanalyse, par contre, pose la question du désir aveugle de guérison contenu dans la culture. Au lieu de satisfaire les désirs d’une culture, la psychanalyse essaie de comprendre et d’interroger ces désirs. Ne pas pouvoir comprendre cette dimension de la psychanalyse, a conduit aux prises de positions actuelles qui veulent voir la psychanalyse dépassée par les développements de la pharmacologie.

15 C’est Anna O., la première patiente d’Etudes sur l’hystérie, qui a nommé la psychanalyse comme « thérapie par la parole ». Freud et Breuer, Etudes sur l’hystérie, PUF, Bibliothèque de psychanalyse, Paris 1985, p. 21. C’est à partir de l’échec de Freud avec la patiente Dora qu’il repense et approfondit le concept de « transfert », un des concepts fondamentaux de la psychanalyse. Freud, Cinq psychanalyses, « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) ». PUF, Paris, 1992, p. 1-91.

16 Avec les premières malades hystériques Freud et Breuer essayent de théoriser la méthode qu’ils ont utilisée. Une expérience où la patiente finit par exprimer ses émotions (« traduire l’émotion par des mots »). Cette délivrance émotionnelle était conçue comme une « catharsis ». Voir, Etudes sur l’hystérie, Bibliothèque de psychanalyse, Freud et Breuer, PUF. Pour une discussion détaillée de la catharsis, voir, Jonathan Lear, L’amour et sa place dans la nature. Presses Universitaires de France, 1990.

17 Freud pensait que pour supprimer un symptôme il ne s’agissait pas seulement de retrouver un souvenir ou une pensée enfouie, comme il le pensait au début, mais également une émotion, toujours présente dans le souvenir, comme la colère par exemple, qui peut produire une grande confusion et une désorientation chez la personne, et se présenter comme un symptôme. Il appliquait cette idée dans sa pratique.

18 Castoriadis C, Epilégomènes à une théorie de l’âme…Op, cité, p. 44.

19 Sur la pertinence de ces questions voir la discussion approfondie de Castoriadis dans Epilégomènes à une théorie de l’âme…Op, cité.

20 Dans le domaine de la maladie mentale, par exemple, la découverte en 1952 de la chlorpromazine (Largactil, nom commercial), une molécule avec des effets antipsychotiques et même antidépresseurs, fut une vraie révolution. Les neuroleptiques aident à mieux gérer des troubles mentaux graves et permettent à beaucoup de malades de quitter l’hôpital ou la clinique psychiatrique pour pouvoir être suivis en externe. Dans le champ de la génétique l’hypothèse qu’existent des facteurs génétiques à la base des quelques maladies psychiques est très forte et bien fondée. Grâce aux découvertes sur le cerveau à travers l’imagerie cérébrale magnétique fonctionnelle (ou l’imagerie magnétique fonctionnelle du cerveau ?), on peut observer l’activité des régions cérébrales et trouver des équivalences entre les processus neurobiologiques et la psyché (voir les travaux de Jean-Pol Tassin sur le sommeil et le rêve. Monde de l’éducation juin 2004)…Pour ne citer que quelques exemples.

21 Castoriadis C, L’institution imaginaire de la société. Seuil, 1975.

22 « La mère, c’est la société plus trois millions d’années d’hominisation. Celui qui ne voit pas cela et demande des « médiations » montre qu’il ne comprend pas de quoi il s’agit. Avoir fait voir, d’une manière relativement précise (au-delà de l’antthropos Anthropon genna), le déroulement de ce processus en tenant compte de la spécificité irréductible de la psyché est l’apport décisif de la théorie psychanalytique correctement interprétée à la compréhension non seulement du monde psychique mais d’une dimension centrale de la société. Je me flatte de penser que j’ai fourni cette interprétation correcte, contre la léthargie sociologique des psychanalystes et la léthargie psychanalyste des sociologues, dans le chapitre VI de l’Institution ». Castoriadis C., Fait et à Faire, les carrefours du labyrinthe V. Seuil. 1997. P. 30-31.

23 Castoriadis C. Sujet et Vérité dans le monde social-historique. Séminaires 1986-1987. LA CREATION HUMAINE I. Seuil, 2002. Texte établi, présenté et annoté par Enrique Escobar, Myrto Gondicas et Pascal Vernay.

24 Ibid., p. 479.

25 On peut trouver une discussion du point de vue de la psychanalyse sur la psyché et la subjectivité dans le travail de Castoriadis et de Piera Aulagnier dans l’article de Stephanatos G., « Repenser la psyché et la subjectivité avec Castoriadis », dans Cahiers Castoriadis 3. Psyché : de la monade psychique au sujet autonome, Bruxelles, Facultés universitaires de Saint-Louis, 2007, pp. 115-140.

26 Cf. « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » (S ou B 31, décembre 1960-février 1961) p. 48.

27 Selon Arnaud Tomès c’est dans le texte intitulé « L’imaginaire comme tel » que Castoriadis commence à thématiser véritablement la notion d’imaginaire. Voir, Castoriadis C, « L’imaginaire comme tel ». Texte établi, annoté et présenté par Arnaud Tomès. Herman Philosophie 2007, p. 91.

28 IIS, p. 411.

29 IIS, p. 423.

30 IIS, p. 424. C’est nous qui soulignons.

31 IIS, p. 401.

32 Voir, Freud ; Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Gallimard, Connaissance de l’inconscient, Paris, 1984.

33 Freud, « L’inconscient », en Métapsychologie, Collection Folio Essais, Gallimard, Paris, 1968, p. 65. Cité par Lear J, « L’invention de l’inconscient » Eyrolles 2006, p, 43.

34 Voir, Freud ; « Pour introduire le narcissisme », La vie sexuelle, PUF, p. 86. Le moi et le ça, PUF, vol. XVI, p. 272. Au-delà du principe de plaisir, Essais de psychanalyse, Payot, p. 86 ; 97-98. Nouvelles conférences p. 141-146. Voir aussi, Lear J, L’amour et sa place…op. cit, p.114.

35 IIS, p. 453. C’est nous qui soulignons.

36 Pour Freud, la sublimation est le processus par lequel l’énergie des pulsions est capturée et dirigée vers des buts « supérieures », plus créatifs. Il pensait que nous plus importantes réussites culturelles étaient peut-être dues à la sublimation. Voir, Sur la psychanalyse, cinq conférences, Gallimard, Connaissance de l’inconscient, p. 63-64 ; 114.

37 IIS, p. 454.

38 IIS, p. 487.

39 IIS, p. 488.

40 On peut considérer toute l’œuvre de Castoriadis comme traversée par la problématique de l’imagination, mais il y a des travaux qu’on peut identifier comme plus centrés. Sa manière de penser est ouverte et il n’est pas facile de la suivre. On ne trouve pas une pensée systématique. Les idées centrales sont retravaillées et approfondies constamment. Pourtant c’est dans L’Institution imaginaire de la société (1975) et dans les six tomes des Carrefours du labyrinthe (1978-1999) qu’il va développer son ontologie. Pour notre démarche, le texte La découverte de l’imagination (D.H, 1986, p. 327-363) est décisif.

41 Voir, Dumesnil P. Imaginaire, technique et société dans la pensée de Castoriadis, http://perso.wanadoo.fr/.pierre.dum...

42 « Technique » article de l’Encyclopaedia Universalis, p. 230. Cité par Dumesnil op, cit.

43 Castoriadis différencie une création ex nihilo (à partir de rien), d’une création in nihilo (dans le rien), et d’une création cum nihilo (sans moyens ni conditions).

44 Nous pouvons considérer la création de la démocratie, de la philosophie et de la politique comme un seul phénomène, dans la mesure où elles étaient créations surgies à la même époque et dans la même société, et dans la mesure aussi où on ne peut pas les penser isolées les unes des autres.

45Castoriadis, Fait et à faire, p.20.

46 Castoriadis, cité par Dumesnil, op, cit.

47 La capacité qu’a l’esprit de réagir à la tentative que fait l’esprit lui-même pour comprendre sa propre activité fait partie des premières observations de Freud dans ses travaux sur l’hystérie. Si l’esprit archaïque est capable de réagir à sa propre activité de compréhension, cela veut dire que cet esprit a une activité mentale, ou mieux, que cet esprit est une forme de fonctionnement mental. Voir, Lear J, op, cit, p. 5.

48 Sur cette conception dynamique, la pensée de Freud n’est pas toujours claire. L’image qu’il avait de la science comme activité découvrant une réalité existant indépendamment l’empêche de formuler une explicitation théorique de cette approche. Mais les analyses de cas cliniques contiennent cette conception dynamique. Ce décalage entre la théorisation psychanalytique et la praxis clinique va se retrouver à différents niveaux, mais à notre avis cela fait partie de sa richesse et de sa créativité.

49 ISS, p. 412. Bien que Freud découvre cette puissance de création irréductible, cette émergence de représentations, matrice des fantasmes, non soumis à la détermination, il n’arrive pas, dans sa théorisation, à penser cette activité comme puissance de création originaire. Pour Castoriadis, l’imaginaire chez Freud tombe à côté de la doctrine conventionnelle de l’imagination comme imagination reproductrice quand « Phantasie et fantasme ont un but défensif et sont des ‘combinaisons inconscientes… de choses vécues et entendues’ ». Si ces fantasmes ne sont que le produit d’une activité combinatoire, cette activité n’est pas originaire ou créatrice. Voir Fait à faire, op. cit. p. 245. Ce sont des aspects du caractère antinomique et du décalage entre praxis clinique et théorisation de la pensée de Freud, dont nous avons déjà parlés.

50 Cela ne veut pas dire que l’origine ou la cause de la maladie soit psychique, sinon en ce que la subjectivité de l’être humain imprègne tout son être. Au commencement Freud n’était pas en capacité de comprendre la portée de cette découverte. Il pensait qu’un symptôme hystérique représentait la conversion de quelque chose de mental en quelque chose de physique. De fait, dans la nosographie médicale l’hystérie s’appelle hystérie de conversion, et cette idée persiste à ce jour dans la pratique médicale et psychiatrique, de même que l’idée que cette conversion est une forme de simulation.

51 IIS, p. 438. Cette activité archaïque, ce formant-formé, cette imagination radicale comme vis formandi a-causal, Castoriadis va le conceptualiser comme monade psychique : formation et figuration de soi, figuration se figurant, à partir de rien. ‘Rien’ ici veut dire un rien de représentation parce que cette activité est la première représentation. Une représentation qui n’est pas représentation ou image de quelque chose qui est déjà là.

52 L’interprétation psychanalytique n’est pas la simple restitution d’une logique ou d’un ordre dans les représentations inconscientes, ou la détermination d’un sens comme l’expression des manifestations pulsionnelles de la vie sous forme de concepts clairs. L’interprétation ne supprime pas l’être du rêve ou de la représentation inconsciente, par exemple. La psychanalyse introduit une autre conception des relations entre concepts et objets. La pensée consciente, rationnelle, considère les concepts comme distincts des objets auxquels nous appliquons notre pensée, parce que nous croyons que le travail de la pensée essaie de comprendre une réalité qui existe indépendamment de lui, de comprendre un monde qui existe de toute façon. Pour la psychanalyse, par contre, ce que la psyché essaie de comprendre se sont ses propres activités et son propre fonctionnement. La réalité que l’esprit tente de saisir est l’esprit même. Comme nous l’avons déjà affirmé, il ne s’agit pas de chercher un contenu, une pensée élaborée, cachés dans un coin de l’esprit. La pensée consciente produit la théorie (métaphysique de la substance-essence), la séparation nette entre des concepts et des objets distincts, parce qu’elle ne peut pas reconnaître le mode d’être de la pensée archaïque ou l’esprit comme un objet capable de se penser et de se conceptualiser lui-même. Pour pouvoir le faire, il faut apprendre à penser sur un autre mode : « Nous devons apprendre, réapprendre toujours, à vivre –à penser – sur deux circuits, qui reconduisent constamment l’un à l’autre, qui s’entrecroisent partout et indéfiniment, mais qui ne sont ni identiques, ni réductibles l’un à l’autre ou déductibles l’un à partir de l’autre : celui de la logique identitaire, et celui de la pensée ». Voir, IIS, p.472.

53 « …Les névroses se sont révélées comme des tentatives de résoudre individuellement les problèmes de la compensation du désir, qui doivent être socialement résolus pas les institutions. » Freud, cité par Castoriadis, IIS, p. 420.

54 IIS, p. 421.

55 Freud, l’interprétation des rêves. Presses universitaires de France. P. 509-513. C’est nous qui soulignons. A plusieurs reprises Freud utilise l’expression « fiction théorique ».

56 Pour un excellent compte rendu de la discussion de Castoriadis sur cet aspect, voir, Poirier N. Castoriadis : l’imaginaire radical. PUF, octobre 2004. Voir aussi, Tomès A. Castoriadis : l’imaginaire comme tel, op, cit.

57 Parler de l’imagination comme puissance créatrice ne signifie pas que ce (qui) que ? fait l’imagination soit une actualisation de ce qui est déjà en puissance. C’est une activité qui rend présent ce qui n’est pas ou ce qui n’était pas là. Il s’agit d’une imagination qui n’est pas simplement la capacité de présenter ou de se représenter des images, c’est une imagination qui est elle-même ce qui crée ou réalise les images. Comme nous l’avons déjà remarqué à propos de symptômes, l’imagination est incarnée dans le corps.

58 Castoriadis, La découverte de l’imagination, in Domaines de l’homme, op. cit., p. 327-363.

59 Castoriadis, Domaines de l’homme. Seuil, Paris 1978, p. 345-346.

60 Dans l’œuvre de Castoriadis il n’ y a pas un examen en profondeur de la sexualité humaine. On trouve des références très pertinentes sur le sujet, bien sûr, mais pas un développement ou un essai de thématisation.

61 Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, coll. Idées, Paris, 1962.

62 IIS, p. 454.

63 Rastier F, Sciences de la culture et post-humanité 2004, texto en ligne

64 Cité par Rastier F, opus, cit.


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