Pour des pratiques de l’institutionnel

dimanche 19 septembre 2010
par  LieuxCommuns

Article paru dans Hayez J.-Y., Kinoo P., Meynckens-Foureg M., Vander Borght C. L’Institution résidentielle, médiateur thérapeutique, Matrice, 1994.

Source : https://docs.google.com/Doc?docid=0...

Christine Vander Borght [1]

Chacun de nous a traversé, au cours de son existence, quelques institutions qui nous ont plus ou moins façonnés, cadrés, structurés… La famille, l’école, l’armée, l’hôpital, la religion, les partis politiques, nos lieux de travail… Pour chacune de ces institutions, nous pourrions faire le travail d’analyse des conditions et des effets du marquage institutionnel. Je n’utilise pas ce terme de « marquage » seulement dans sa compréhension péjorative relative à l’opération par laquelle on marque des animaux ou des marchandises. Je voudrais souligner aussi, en utilisant ce terme, d’autres connotations telles que repère, signe distinctif, garantie de qualité, témoignage ou trace. Il y a forcément de la contrainte, des limites, des espaces/temps, des lieux, du désir, et tout cela produit des échanges langagiers, ouvre une surface relationnelle traversée d’imaginaire.

Dans notre champ de travail psychosocial, les institutions représentent d’importants investissements professionnels que nous avons souvent tendance à aborder comme si le statut professionnel acquis nous fermait la mémoire, comme si nous étions confrontés pour la première fois à de « l’institutionnel », c’est-à-dire à cet ensemble complexe d’ambiances, de contraintes et de phénomènes inter-relationnels. Comme si nos expériences de vie devenaient soudain inopérantes dans ce contexte professionnel. C’est évidemment bien normal, me direz-vous. C’est même le signe d’une formation professionnelle réussie que d’installer de la distance vis-à-vis de soi et de produire des outils de représentation et de maîtrise des phénomènes institutionnels. Mais pas au prix d’une surdité subjective. La rémunération qui sanctionne nos prestations de travail semble nous situer d’emblée en position d’acteur institutionnel : c’est nous qui faisons, produisons le travail qui mérite salaire. Se tracerait ainsi la ligne de démarcation entre les sujets institutionnels et les « objets sujets » institutionnels, ceux auxquels est destiné ce travail. Cette séparation est, bien sûr, à maintenir toujours présente, nous en reparlerons, mais nous ne pouvons faire l’impasse sur ce par quoi nous sommes passés, chacun dans notre propre traversée des institutions, et sur ce que nous y avons appris.

Je voulais rappeler ce présupposé avant d’aborder le contexte historique dans lequel les termes de psychothérapie institutionnelle et de pédagogie institutionnelle ont fait leur apparition.

Contexte historique

Le terme de psychothérapie institutionnelle fait officiellement son apparition en 1952, dans un article de Daumézon et Kœchlin, psychiatres, et y est défini comme l’« utilisation thérapeutique de la vie sociale dans laquelle baigne le patient quel qu’il soit ».

Daumézon travaillait depuis 1935 en hôpital psychiatrique et a été l’un des premiers psychiatres français à introduire et organiser une vie sociale à l’intérieur de l’asile. Son objectif était de modifier la structure intra-hospitalière c’est-à-dire de rendre possible, de l’intérieur, une désaliénation des rapports entre soignants et soignés, par la maîtrise et le travail d’ambiance au quotidien dans le milieu institutionnel. D’autres psychiatres, avec Daumézon, se sont fait connaître par leurs pratiques de psychothérapie institutionnelle, dont Tosquelles, qui insistait sur les conditions réelles de mise en pratique de ce versant du travail dans le contexte spécifique de chaque institution. « Ainsi tout cheminement institutionnel relèvera obligatoirement de l’intrication de l’imaginaire de chacun des intervenants et de leur histoire personnelle, de la confrontation d’une réflexion théorique et de sa pratique en équipe, et enfin de l’historicité du lieu, de son héritage culturel et de sa tradition [2]. »

Nous retrouvons évoqués ici trois plans, qui se recouvrent ou se chevauchent dans le champ institutionnel : chacun, soignant ou soigné, y est sujet de sa propre histoire ; c’est la dimension individuelle qui est mise en évidence. Ensuite, la pratique s’organise en référence à une réflexion théorique, que celle-ci soit clairement énoncée ou qu’elle soit implicite. Enfin, nous disent les auteurs, tout cela se vit dans la tradition culturelle et l’histoire d’un lieu et des personnes qui l’habitent. La mission officielle ne fait aucun doute : il s’agit de soigner. Le débat s’ouvre sur le « comment » soigner.

La référence à la « psychothérapie institutionnelle » s’est diffusée dans les lieux de soins psychiatriques, donnant naissance à des pratiques diverses, mettant l’accent soit sur l’animation et l’organisation des lieux de soins, soit sur les relations entre l’individu et le champ social, développant alors particulièrement les thérapeutiques de groupe, soit sur les interventions socio-analytiques dans les institutions, soit sur l’élaboration, dans une perspective psychanalytique, psychosociale et politique, des concepts propres à la thérapeutique institutionnelle. Dans le travail poursuivi depuis 1953 par Jean Oury [3] à la clinique de La Borde, plusieurs idées fortes apparaissent :

— l’aménagement du cadre, cf. la « grille d’emploi du temps [4]. »

— le collectif soignant ou communauté thérapeutique (disponibilité aussi bien individuelle que groupage, et vigilance, à travers un système précis de multiples réunions afin de rester prêts à accueillir l’insolite, « cet insolite caché derrière la banalité du fou [5]. »

— le transfert institutionnel. Il s’agit de créer et de promouvoir des champs transférentiels multifocaux. J. Oury cite quelques principes de base :

— liberté de circulation, lieux structurés concrets

— contrats facilement révisables d’entrée et de sortie

— accueil permanent disposant de grilles symboliques et de médiations ;

— le jeu des institutions en mouvement (clubs, poulailler, jardin, cuisine, comité d’accueil…).

Elles résument ainsi tout ce qu’il est nécessaire de mettre en place chaque jour pour lutter contre la tendance d’un collectif à se rigidifier dans une structure aliénante ou ségrégative [6].

De la pédagogie aux pratiques de l’institutionnel

La pédagogie institutionnelle est un terme utilisé par Jean Oury en 1958 pour caractériser le travail poursuivi par les Groupes d’éducation thérapeutique (GET) dans le contexte de l’Éducation nationale, donc de l’Institution École, par des instituteurs pour la plupart référencés à la pédagogie Freinet (1896-1966). Fernand Oury [7] est une figure centrale de ce mouvement. À partir du travail effectué dans sa classe et avec des groupes d’instituteurs se référant à la pratique des classes « actives », un mouvement de pédagogie institutionnelle s’est organisé autour de l’analyse des pratiques, de leur écriture, et de la mise en place de stages de formation à la pédagogie institutionnelle.

Dans les années 1970, je travaillais dans un IMP où nous formions une équipe pluridisciplinaire (instituteur, logopède, éducateurs et psychologue), confrontée à la fois aux apprentissages scolaires difficiles et aux comportements caractériels déconcertants. Nous étions bien forcés de bricoler des réponses, cherchant dans le mouvement issu de l’antipsychiatrie des idées transposables dans notre contexte institutionnel. Nous sommes partis suivre un stage GET et nous avons dès lors essayé d’appliquer une méthodologie qui nous paraissait cohérente.

Elle tenait compte en effet de trois niveaux de complexité identifiable, chacun d’eux nécessitant une approche technique et méthodologique spécifique.

L’animation du quotidien

C’est-à-dire tout ce qui fait vivre et fonctionner au jour le jour. Tout ce qui a trait aux techniques d’ambiance, à l’organisation du cadre et aux nécessités vitales. Faire que la classe, tout en respectant sa mission d’être un lieu d’apprentissage pour lire, écrire et compter, soit aussi un lieu de vie dans lequel « les enfants gardent ou retrouvent le désir de communiquer, d’apprendre, de produire, de s’organiser, de grandir… [8]. » Ce lieu est rendu vivant par l’utilisation des « techniques Freinet » : « quoi de neuf ? » Une manière instituée de permettre aux élèves et à l’instituteur de se retrouver après le week-end et de dire sa préoccupation. Les événements chauds énoncés lors de cette séquence réapparaissent en général à d’autres moments dans la classe, particulièrement dans la séquence « texte libre » et « choix de texte ». D’autres moments forts de l’animation d’une classe seront les temps de travail individuel à l’aide des fichiers autocorrectifs, les ateliers artistiques et scientifiques, les sorties-enquêtes, la production d’albums collectifs, les envois aux correspondants… Sans oublier les « métiers » tels que : objets perdus, rangement de la table d’exposition, cahier d’appel, caissier, réveil, etc.

L’organisation du collectif

Les nombreuses activités ainsi énumérées ne tombent pas du ciel, elles nécessitent des outils variés et une organisation très poussée. Car chaque outil suppose un mode d’emploi et des règles d’utilisation. Il faut donc à la fois mettre en place un lieu de décision, une méthodologie de prise de décisions et que ce lieu reste également l’espace-temps de régulation, de négociation et de prise de distance. Nous savons tous combien est délicate la vie en collectif et que les motifs d’affrontement ne manquent pas. Bref, il est nécessaire de créer un espace d’institutionnalisation : une situation fait problème, elle est parlée en « conseil » de coopérative [9] et fait l’objet d’une organisation spécifique, assortie de responsabilités à assumer. Si ensuite cette fonction perd de sa pertinence ou de son utilité, elle sera supprimée.

Nous sommes ici dans le champ du travail en groupe et sur le groupe, conjuguant à la fois les apports de la sociologie et de la dynamique des groupes.

À travers l’organisation de la coopérative, chaque enfant va trouver une place, une fonction, un statut, il sera reconnu par les autres. L’espace de la classe est ainsi défini comme un espace dans lequel on ne peut pas faire n’importe quoi, n’importe quand, n’importe comment. Il y a des limites des lieux, des lois... et cela produit du langage.

Il y a apprentissage de la limite imposée par la règle, mais aussi de l’ouverture à un espace de liberté, de responsabilité et de pouvoir.

La place du sujet

La classe institutionnalisée organise un « treillis » relationnel qui apporte son lot de gratifications ou de frustrations, modérées mais inéluctables. On pourrait en rester là, mais tous ceux qui se retrouvent confrontés aux exigences d’un travail relationnel, surtout quand il s’inscrit dans une histoire marquée par des cassures ou ruptures symboliques, ceux-là savent combien les repères psychanalytiques peuvent être aidants, combien il est utile de se repérer dans sa propre histoire quand le jeu des identifications, transfert et contre-transfert, menace notre sérénité professionnelle (et personnelle). Les instituteurs des GET avaient d’ailleurs développé un axe de recherche autour des « monographies » d’enfant. Ni simples narrations d’histoires d’enfants ni psychothérapie de groupe, mais drôles d’histoires quand même, autour desquelles se tissent les fantasmes des enseignants. Le travail consistant précisément à passer du « cas » d’élève à un effet de sujet. Analyse psychopédagogique de la vie quotidienne et travail de la relation se poursuivant en groupe fermé de 5 à 8 personnes (avec objectif de production). Celui qui expose s’expose en même temps, car c’est bien de lui qu’il s’agit à travers l’histoire de l’autre.

Ces trois niveaux ont été mis en évidence dans les textes fondateurs des praticiens de la pédagogie institutionnelle avec une grande rigueur d’analyse [10] et beaucoup d’inventivité. Tout un travail de conceptualisation et de transposition a été entrepris ensuite afin de le rendre utilisable dans le champ des institutions dites d’éducation : IMP, Éducation surveillée, OPJ, institutions soignantes. J’ai, pour ma part, poursuivi ce travail dans le Groupe d’études et de formation à l’intervention éducative et ensuite sur mon lieu de travail [11]. Ces recherches s’éloignant des terrains strictement scolaires, nous avons élargi l’appellation Pédagogie Institutionnelle à celle de « Pratiques de l’Institutionnel », voulant soutenir ainsi que tout travail institutionnel nécessite un outillage spécifique et une méthodologie particulière si l’on veut bien tenir compte et profiter de la complexité des dispositifs.

Pour des pratiques de l’Institutionnel

L’animation au quotidien

On y retrouve l’organisation du cadre (entretien, décoration…), le rapport aux nécessités de base : se nourrir, être vêtu, l’hygiène de vie, les rituels de vie.

L’organisation du collectif

Enfants et adultes, clients et professionnels se croisent et se rencontrent quotidiennement en fonction de certaines règles qui vont organiser ces ensembles relationnels, c’est-à-dire indiquer des itinéraires de mise en relation. L’organigramme, par exemple, est un outil nécessaire pour que les interrelations au sein de l’unité institutionnelle soient clairement indiquées. On peut suivre, sur un organigramme, le chemin tracé pour qu’une information soit traitée à son juste niveau : le groupe enfants ou clients, l’unité éducative ou soignante, le staff de direction…

L’organigramme indique donc qui est en relation avec qui, et cela fait gagner du temps et de l’énergie. C’est aussi, comme le dit Selvini, une façon de « ligoter » les relations. Nous retrouvons ici le couple dialectique contrainte/espace de liberté ou, autrement dit, c’est le contenant qui donne forme au contenu.

Il serait peut-être judicieux de rappeler la distinction faite par Varela [12] entre « organisation » et « structure ». L’organisation d’un système vivant se caractérise par l’ensemble des relations qui relient les différents composants d’un système. Ce qui est propre à la structure, concerne la nature des composants particuliers constitutifs d’un système et la façon dont ils s’agencent.

L’organisation du collectif nous oblige à parler des statuts, des rôles, des espaces de négociation, des règles et des lois. Bref, il s’agit de la maîtrise des institutions.

La place du sujet

Retour vers la trajectoire identitaire, ce que chacun fait là, dans cette histoire-là ; ce n’est pas l’institution que nous traversons qui nous a produit, nous y sommes entrés, nous en sortirons, mais le moment de ce passage mérite réflexion. L’ouverture de ce champ de travail donne accès au travail du sens et implique qu’on y prête attention, car il est évident que, comme le dit Pierre Lévy [13] : « Pour que les collectivités partagent du sens, il ne suffit donc pas que chacun de leurs membres reçoive le même message. » Si le message est le même, l’interprétation subjective diffère, c’est-à-dire la mise en relation du message dans un réseau d’associations, de connexions, par le jeu du signifié et du signifiant.

La référence psychanalytique, et plus précisément lacanienne, peut à ce niveau servir de point d’appui. On ne peut, en aucune manière, effacer ce niveau de travail au plus près des individus qui composent un collectif.

Nous savons tous combien nous sommes « pris » au corps par l’aventure institutionnelle. Nous pouvons en être malade, en rêver, ne plus pouvoir nous en séparer ou la haïr. Qui de nous n’a pas traversé une « crise » institutionnelle telle que sa vie s’en est trouvée changée sinon bouleversée ?

Il y va parfois de notre survie mentale d’avoir à rassembler nos énergies pour échapper à un environnement institutionnel rigide, totalitaire [14], chaotique ou lisse.

Je crois qu’il y a une conception du travail institutionnel à soutenir :

— pour la compétence et la coopération ;

— pour la complexité et les réseaux de logiques diverses ;

— pour la créativité et la responsabilité.

« Les rapports humains et les capacités de coopération sont des faits aussi importants que les montages financiers », écrit M. Crozier [15]. Ce sont des richesses que les modes actuelles de management et les cultures dites « d’entreprise » commencent à envier aux praticiens des sciences sociales.


Notes

[1] In Placés vous avez dit ?, sous la direction de Jacques Pain, Vigneux, Matrice, 1987 ; pour partie in Information sociales, n° 7, Paris, 1989 ; pour partie in Le Courrier de Suresnes, n° 61, 1994.

[2] Vidon G., Petitjean F., Bonnet-Vidon B., « Thérapeutiques institutionnelles », in Encyclopédie médico-chirurgicale, Paris, 1989, Psychiatrie, 37930 G 10-1989, p. 1.

[3] Oury J., Psychiatrie et psychothérapie institutionnelles, Payot, 1977, id. p. 41.

[4] id.

[5] id., p. 41.

[6] Michaud G., La Borde… un pari nécessaire, Gauthier Villars, 1973.

[7] Oury F., Vasquez A., Vers une pédagogie institutionnelle, Maspero, 1967 ; Oury F., Vasquez A., De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle, Maspero, 1971.

[8] Laffitte R., Une journée dans une classe coopérative, Syros, 1985.

[9] Oury F., Pochet C., Qui c’est l’ conseil ?, Maspero, 1979.

[10] Pochet C., Oury F., Oury J., Miloud, ou L’année dernière j’étais mort, Vigneux, Matrice, 1986.

[11] Pain J., sous la direction de, Placés, vous avez dit ?, Groupe de recherche et d’action en pédagogie institutionnelle, Vigneux, Matrice, 1987 ; Arespi, Comment démarrer une structure éducative ?, Association pour un réseau des pratiques de l’institutionnel, Vigneux, Matrice, 1988 ; Hayez J.-Y., Kinoo P., Meynckens-Foureg M., Vander Borght C. L’Institution résidentielle, médiateur thérapeutique, Vigneux, Matrice, 1994.

[12] Varela F.J., Autonomie et connaissance, essai sur le vivant, Seuil, population, pp. 41 à 44, 1989.

[13] Lévy P., Les Technologies de l’intelligence – L’Avenir de la pensée à l’ère informatique, La Découverte, p. 81, 1989.

[14] Spiegelman Art, « Maus », L’Autre journal, juillet-août 1990.

[15] Crozier M., L’Entreprise à l’écoute. Apprendre le management postindustriel, Inter Éditions, 1987.


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