Une vie détériorée, écrivait-il...

Tentatives pédagogiques en CET (futurs LEP)
mercredi 20 octobre 2010
par  LieuxCommuns

J. PAIN (92000 Nanterre), Cahiers pédagogiques n° 138, Novembre 1975

Les jeunes de 15 à 24 ans forment le quart de la population ouvrière. 65 jeunes ouvriers sur 100 n’ont pas poursuivi leurs études au-delà de 16 ans :

— 37 % pour quitter l’école (désintérêt) ;

— 24 % pour gagner de l’argent ;

— 11 % pour raisons familiales.

31 % n’ont aucun diplôme d’enseignement général, 55 % n’ont aucun C.A.P. ou diplôme technique.

Les 3/4 de ces jeunes ouvriers gagnent moins de 1 500 F par mois, 44 % moins de 1 200 F. 1/3 ne prend pas de vacances.

Sur 100 jeunes ouvriers titulaires d’un C.A.P. :

— 11 sont embauchés comme manœuvres ;

— 26 comme « jeunes ouvriers » ;

— 25 comme 0. S. ;

— Et seulement 32 comme O.P.

« Les jeunes ouvriers » (enquête I.F.O.P.-C.G.T., novembre 1973).

LA SOCIETE, MAIS OUI MON CHER !

C..., Val d’Oise. Une petite ville, « dortoir » et pavillonnaire. Environ 15.000 habitants. Une seule grosse entreprise, du bâtiment, qui emploie et loge une main-d’œuvre principalement étrangère, nord-africaine, portugaise, espagnole, chinoise. La population se compose surtout de salariés des couches moyennes, de retraités, et de paysans et ouvriers, en nombre plus restreint. Les immigrés y sont restés marginaux.

L’enseignement secondaire se résume à deux établissements : le C.E.S.[Collège d’Enseignement Secondaire ou Collège] et le C.E.T [Centre d’Enseignement Technique, futurs Lycée d’Enseignement Professionnel]. Les seuls contacts qu’ils maintiennent sont dus à l’orientation (orientation, ou « relégations » ?) d’une fraction des élèves du C.E.S. vers le C.E.T. Celui-ci, C.E.T. du bâtiment, est constitué dans sa version définitive depuis 1950, en cinq sections : plomberie, peinture, serrurerie, menuiserie, maçonnerie.

La pédagogie, et plus encore l’innovation pédagogique, comme dit la mode universitaire, sont au C.E.T. de C... étroitement déterminées par deux mécanismes dont les effets se cumulent :

— L’origine sociale des élèves, dont la massivité est éloquente. J’ai ainsi montré en 1971 sur la base d’une étude des 150 élèves de première année qu’un élève sur deux était fils d’ouvrier, et neuf élèves sur dix fils d’ouvriers ou d’employés. Je retrouve en 73-74 les mêmes proportions, en ce qui concerne les trois classes (1re, 2e et 3e année) de préparation au C.A.P., dont j’avais la charge.

— L’orientation scolaire, dont la même étude montrait qu’elle fournissait le C.E.T. à 95 % en 1971 à partir des classes pratiques et de transition. Aujourd’hui les classes pré-professionnelles de niveau et préparation à l’apprentissage remplacent les « pratiques ». Or ce symptôme social du technique est ici renforcé par une double hiérarchisation : la hiérarchie des C.E.T., qui s’ordonne des établissements de l’électricité et de la mécanique, aux établissement du bâtiment, et la hiérarchie des métiers dans l’établissement, qui à C... s’ordonnent de la plomberie, filière noble qui en octobre 1973 sollicitait trois préférences sur cinq, à la serrurerie, la peinture, la menuiserie, et en dernier lieu la maçonnerie. Ainsi, la classe de 1re maçonnerie que j’ai connue cette année dernière comptait au départ 35 élèves ; mais seulement 12 avaient choisi la maçonnerie.

Il est nécessaire d’insister sur ces mécanisme de « relégation » sociale, directement liée à la structure de la société, et à la structure du marché du travail. Car les expériences entreprises portent sur une classe de maçonnerie (1re année), de maçonnerie et peinture (2e année), de maçonnerie et menuiserie (3e année), dans le contexte que nous venons de définir. Il est certain qu’un profond sentiment de déclassement « social » est à l’œuvre dans ces classes. Il faut savoir également que plus de 10 % des effectifs d’ensemble du C.E.T. s’évanouissent en cours d’année, avec ou sans autorisation légale (20 à 30 % des effectifs de 1re année), la 1re maçonnerie est très vite tombée à 25 élèves. Et puis, ce sont les familles des élèves de maçonnerie qui sont les plus nombreuses : 6 enfants en moyenne, avais-je montré en 1971, ce qui encore une fois limite l’ensemble des conditions de travail, de motivation, de disponibilité de l’élève.

Exclus des lycées puis des C.E.T. « nobiliaires », 40 élèves sur 100 sont donc encore exclus de la filière « prestigieuse » : la plomberie. Silencieux, les yeux vides, ils sont là, dans un coin de la classe, inaccessibles. Ou alors ils ricanent, ils agressent, ils cassent. Ton école, j’en ai rien à foutre ! Je m’en branle ! Alors ? Parfois, je pense qu’il n’y a presque plus rien à faire, qu’il est déjà trop tard... la « relégation », écrit Grignon.

LES PETITS BRICOLEURS

En 1971, je débarque au C.E.T. de C..., mais comme étudiant. Je démarre une observation, dite participante, dans la mesure où je me retrouve vite dans les équipes de travail. Car le C.E.T., sous l’impulsion du directeur et d’un inspecteur, fait des tentatives expérimentales au niveau de l’orientation (rotation des élèves dans les différents ateliers avant choix), du contrôle, des motivations et comportements des élèves, et prétend implanter en définitive le contrôle continu par unités capitalisables (sortes d’U.V, ce que pratiquent déjà une douzaine de C.E.T., et qui lui sera refusé, tardivement d’ailleurs.

A la rentrée 72, je suis nommé P.E.G. lettres à C... J’ai d’emblée toute latitude, et un horaire réduit, pour intervenir plus avant dans la vie du C.E.T. En fait, je vais plus m’attacher aux classes dont j’ai à m’occuper, qu’aux problèmes collectifs : foyer, bibliothèque, centre de documentation, analyse de l’expérience en cours. Néanmoins ce climat de recherche autorise le changement.

Cette première année je me limite, dans les classes traditionnelles, à organiser des travaux de groupe de « spécialité » : en français, mais surtout en histoire et géographie, sur les thèmes du programme, et sur la base des manuels. Dans des classes de soutien, à effectif réduit, je développe des formes embryonnaires de dynamique de groupe. Enfin, avec une professeur de mathématiques, nous prenons en charge une classe dite « pré-professionnelle » de 18 élèves, sans programme, que nous installons dans des locaux retirés du groupe scolaire.

Les travaux des petits groupes en classe se heurtent à un manque de matériel, à un manque de place, à un manque de mobilité (si sortie il y a, pourquoi tous sortir en même temps ?). Mais ils paraissent « libérer » certains élèves, bloqués par l’enseignement magistral, à partir du moment où leur initiative personnelle était sollicitée. J’alternais en fait cours et travaux de groupes. Ces cours, centrés sur des notions ou structures (grammaticales, historiques, géographiques), me posèrent progressivement problème, dans la mesure où les contrôles en démontraient la portée très éphémère. Par ailleurs j’avais abandonné l’arsenal des sanctions habituelles : colles, exclusions, avertissements, etc. au profit de la discussion systématique des situations de conflit, ce qui du reste correspondait plus à des positions spontanées de ma part qu’à des options argumentées.

Les groupes de soutien, temporaires, visaient à intégrer des élèves prétendus « retardés » au niveau moyen de leur classe d’accueil. Dans la plupart des cas, ces élèves étaient des caractériels, ou des instables, qui furent catalogués « faibles » par un professeur surchargé, désireux de réduire ses effectifs deux heures sur cinq. Ils développaient une ostensible demande de prise en charge, voire d’assistance, de caractère affectif. Après un séjour assez court de certains de ces « insupportables soutenus » dans ces groupes, où l’on dessinait, mimait, parlait beaucoup, je fus surpris par des changements remarquables de comportement. Je présume qu’il s’agissait autant d’un effet de l’institution « soutien » sur l’élève et sur le professeur (sécurisation’ et normalisation) que d’une brutale modification de la personnalité de l’élève... Et celui qui bondissait sur les tables, grimaçant et sardonique, exclu de tous les cours d’enseignement général, devint un élève comme les autres lorsque le professeur de lettres de sa classe d’accueil, le considérant comme « rattrapé », l’accueillait « in extenso ».

Avec la classe pré-professionnelle s’ouvrait à C... l’ère de la pédagogie « sauvage ». Dix-huit élèves, dont on ne savait trop que faire, dont la moitié quitterait le C.E.T. dès les seize ans l’entrée au C.E.T. s’effectue entre 14 et 16 ans). Nous avions obtenu qu’ils suivent un enseignement en atelier, pour éventuellement être admis directement en 2e année, et non refaire — stérilité bien française — une 1ère année, ce qui est la loi naturelle des pré-professionnelles, ces parkings scolaires. Un « couple » (professionnel) leur assurait un enseignement en dessin industriel et dessin d’art. Outre l’éducation physique, qui fut surtout centrée sur l’expression corporelle, un autre « couple » (une P.E.G. sciences et moi) était chargé de l’enseignement général. Singulière classe, où nous avons en six mois tenté de comprendre les problèmes qui se posaient aux Portugais, à l’Algérien, à l’orphelin, au dyslexique. Jamais je n’ai ressenti comme alors cette extraordinaire mutilation scolaire, qui les avait plus que les autres encore déclassés. Un jour ils cassèrent les carreaux de leur « classe », et s’en expliquèrent très bien : nous ne sommes pas comme les autres, et puis les autres nous le disent ; et on se fout de nous ; et on nous prend pour des cons ; et on est parqués là, pour nous faire passer temps... Heureusement le directeur s’en remettait à nous. Beaucoup de discussions, des sorties dans les bois, un peu de maths, un peu de français. Les Portugais, qui n’avaient jamais dit un mot, s’emparent du magnétophone. Ils parlent, en français, et en portugais. La classe se constitue définitivement comme groupe en canardant à coups de limes usagées les draps d’une voisine. Les draps seront remboursés.

Des bégaiements disparaissent. Dans certains cas des progrès d’expression nets et soudains sont enregistrés. Alors que l’angoisse nous mine, devant la carence d’organisation de la classe dont nous avons fait preuve (tous les plannings structurés que nous avions proposés sont tombés à l’eau), lors du bilan de fin d’année nous entendons les professeurs d’atelier souligner des progrès dans le comportement, et- même des progrès en français et surtout en maths ! Est-ce possible ? Pourtant, quelques séances de piscine ont permis à deux élèves de vaincre leur peur (de l’eau ?), et à l’un des deux du coup d’abandonner son exhibitionnisme et ses provocations ; il est présent en seconde année, pratique l’aïkido, et passe pour sérieux, lui l’insupportable d’hier. Et cet autre, « le crapaud », disait-on, à cause de ses lunettes, bête noire des élèves et de certains enseignants, à deux doigts de l’exclusion ? En cours d’année, il a changé de lunettes, appris à faire le coup de poing pour être respecté, est devenu un « bon » élève. Aujourd’hui il est parmi les meilleurs serruriers du C.E.T., et responsable du foyer. Elèves et profs ont oublié le crapaud... Et tous ces rattrapages affectifs, nous étions tellement dedans que nous n’en pouvions rien dire. C’était une classe sans « contenu », malgré tout, et j’en restais profondément préoccupé. Hormis les films de la cinémathèque de l’enseignement public, qui donnaient lieu chaque semaine à un forum inter-classes, avec « nos » pré-professionnels, et à discussion (histoire, cinéma, littérature...), nous n’avions rien « fait », rien produit, pas même des dossiers, un journal... Rien... Et ce rien me restait en travers de la gorge. C’est pourquoi j’ai voulu insister sur cette année 72-73, car elle a largement conditionné mes tentatives de l’année suivante.

PEDAGOGIE INSTITUTIONNELLE, OU ÇA ?

Travaillant depuis plusieurs années sur la pédagogie institutionnelle, je gardais du gros livre rouge, comme disent les Groupes d’Education Thérapeutiques, c’est-à-dire De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle, un fantasme de l’organisation qui me rongeait comme un ver. Car la « classe de Charlie » produit une pédagogie démocratique PARCE QU’ELLE est organisée. Pourtant, combien de fois Oury n’avait-il dit : pour mettre en route une classe pareille, il faut deux ans. Mais nous avions tendance à l’oublier.

Au stage G.E.T. de septembre 73, à Saint-Vincent-de-Jalmoutiers, nous avions de surcroît, nous les « secondaires », expérimenté nos impuissances en face des « primaires », installés dans leurs classes coopératives. Après un échange d’inexpériences, et quelques séquences d’auto-mutilation, nous nous rendîmes compte que pas mal de secondaires tentaient de changer leur pratique. Du coup nos castrations se muèrent en simples « manques à gagner »... A Saint-Prix, d’autres secondaires parvenaient aux mêmes conclusions.

En ce sens le stage, à la veille de la rentrée, joua un rôle de supplément phallique. Cette année-là une série de G.E.T. secondaires se mit en place dès octobre 73.

Quant à moi j’avais vécu ce stage outrageusement préoccupé de « l’organisation », une fois de plus. La structure que j’eus à me mettre, avec les autres stagiaires, sous la réflexion, me parut répondre directement à mes préoccupations. Disons qu’elle sollicite et autorise une prise de conscience et une prise de pouvoir des stagiaires, mais seulement par la construction d’instances collectives (délégation de pouvoir, élection de responsables, législation...) étroitement coordonnées. En somme, il s’agit AUSSI d’un stage initiatique à l’organisation d’une collectivité. Comment, de foule devenir groupe, et d’individu « sujet »...

Je repris donc la structure pédagogique du stage, pour en faire l’armature des classes de 1re, 2e et 3e année C.A.P., qui m’étaient attribuées pour l’année 73-74. Je crus, du moins. Placage, ou théoricisme ? Il s’est passé quelque chose. Mais quoi ?

UNE EXPERIENCE « TOTALE »

Avant la rentrée, je mets au point un emploi du temps général, très détaillé. J’avais l’année scolaire précédente deux des classes concernées, et elles sont accoutumées aux essais et erreurs du travail en groupe. Cette fois je décide d’aller beaucoup plus loin, avec l’appui toujours déterminant du directeur, et de rompre avec toute astreinte institutionnelle : je ne tiendrai aucun compte a priori des programmes, ni du découpage institué de mon enseignement en rédaction, orthographe-grammaire, lecture, histoire, géographie ; j’éclaterai la classe, en utilisant pour les travaux de groupe les salles du foyer, la bibliothèque des professeurs, les salles libres ; je ne ferai aucun apport magistral « abstrait », c’est-à-dire non motivé ; je prendrai la responsabilité d’autoriser toute sortie de petits groupes en ville (1re année), voire à Paris ou ailleurs (2e et 3e année), qui corresponde (ou qui provoque) à un travail bien défini.

Je me réserve seulement un droit de veto sur la sécurité collective. En fait, j’ai demandé l’autorisation des parents, pour ces sorties « non encadrées » et le directeur me couvre. De plus, départs et retours sont pointés à la surveillance générale (il faut savoir que les textes n’interdisent en rien les sorties de groupes d’élèves sur le territoire de la commune d’établissement, voire au-delà, sous la conduite d’un élève responsable, bien que ce dernier point soit moins évident). Enfin je me suis entendu avec plusieurs enseignants pour que ces sorties puissent s’étendre à la demi-journée ou à la journée, dans tous les cas justifiés (visite d’un petit groupe au Jardin des plantes, par exemple).

Les trois classes se verront donc soumettre un emploi du temps dont l’ossature commune repose sur :

— Un travail libre par groupes, portant sur deux ou trois heures par semaine, au CE.T., donnant éventuellement lieu à des sorties-enquêtes ;

— Un ciné-forum inter-classes, entre ces classes et parfois d’autres, bi-hebdomadaire, avec présentation et débat chaque fois que possible. Les films portaient sur l’histoire, particulièrement contemporaine (le fascisme, la résistance...), la culture (cinéma, théâtre, poésie, peinture, urbanisme...), la géographie économique et sociale (la Chine, le Maroc, l’Inde...), la profession...

Pour mieux saisir le « concret en acte », nous allons suivre dans le détail la classe de 3e année...

LA MECANIQUE DES MACHINES

Ils sont 23, dont 17 menuisiers et 6 maçons. Je les « avais » tous l’année précédente. Ils ont pris un mois de vacances, mais ont pratiquement tous travaillé. En 3e année, de plus, « on » travaille souvent pendant les petites vacances, les fins de semaine ; et parfois on s’absente pour faire un chantier, dans le cas des maçons, « au noir ». Ils sont là, et attendent. Certains ont déjà décrété qu’ils n’ont « rien à foutre du C.A.P. », qu’ils ne veulent « entendre parler de rien », etc. Je leur explique donc, ce mardi 18 septembre, que je propose de tenter dans la classe de travailler en petits groupes, librement. Je leur soumets un planning, en répétant avec insistance que « tout » est à discuter : les activités, leur répartition, l’organisation, les sanctions... Mais j’ajoute qu’une fois explorée la question, si l’organisation de la classe que je propose est adoptée, elle fonctionnera sans remise en cause possible — sauf aménagements minimes — jusqu’au lundi 29 octobre 73 (le « temps de latence » que je pensais nécessaire à la perception dans la pratique par les élèves et moi, de l’organisation, et de ses problèmes).

La discussion est difficile. Président de séance ou pas, l’anarchie que je retrouve dans toutes les classes de CET est installée.

Parle qui veut, et quand il le veut. Si le président, ou l’un, ou l’autre, proteste contre un groupe qui parle en aparté de Mick Jagger, des Deep Purple, ou d’Agostini, c’est immédiatement la menace et l’insulte : « Ta gueule, hé, con » ; « Tu veux mon poing sur la gueule ? » Ils ont seize, dix-sept, parfois dix-huit ans, ils raffolent des motos, de pop, de bagarre. Implicitement, mon statut de karatéka joue d’ailleurs un rôle « clef ». Alors, bien sûr, nous ne sommes pas à Neuilly... Un élève est d’origine espagnole, un d’origine italienne, deux d’origine algérienne, un d’origine vietnamienne, quatre vivent avec leur mère seule, -un avec une famille d’adoption. Un seul est fils de cadre, les autres fils d’ouvriers, employés, un élève est fils d’un musicien professionnel. Très sensible, ils viendra à plusieurs reprises me parler de ses angoisses de « déclassé ». Il voudrait retourner dans un lycée. Il écrit de la musique la nuit. Il méprise la maçonnerie. Alors !... L’été dernier il s’est mis à boire et s’est battu avec son père, qu’il « plantera » s’il le frappe à nouveau. Plus récemment il s’est profondément entaillé le bras droit. Juste sur les veines... « Je voudrais savoir parler, me disait-il, pouvoir tenir une conversation ». Son frère est professeur. A présent, il a trouvé une fille de son âge. Ils veulent se marier... Un exemple parmi d’autres... Lui, au fond, qui bâille, il vit avec sa mère, femme de ménage, il travaille toutes les fins de semaine, à la coopérative, à livrer avec un chariot des caisses de vin. Le lundi, il dort au CET... Et lui, l’Espagnol, qui fait tellement de fautes en français qu’il passera presque un an avec moi (72-73) à refuser d’écrire, honteux, il travaille sur des chantiers avec son père... Comme le « meilleur » élève de la ’classe, qui fait les marchés, et trouve pourtant le temps de lire de la science-fiction, et des manuels de littérature, car il veut passer, en plus du C.A.P., un B.E.P... Et cet autre, fils d’O.S., qui accompagne son père dans les manifestations et meetings. Qui - veut « faire une tête » à tout le monde, moi y compris, chaque matin ?... Il y a celui qui vit pour sa moto, et qui reste, les yeux vides, dans un coin, animé cinq minutes par une engueulade sur le « trail »... Celui qui vit pour ses disques, et qui vient d’acheter le dernier Mac Laughlin... Celui qui croit aux soucoupes volantes, puisqu’il les a vues... Ceux qui guettent la fin de la journée, pour fuir en « bécane » retrouver les copains. « On reste des heures sans rien dire, des fois. Mais y’a pas b’soin d’parler, on est bien. Ouais. »

Tous, sans exception, « s’emmerdent » au CET. Tous. Certains le crient. D’autres le portent au fond des yeux. Ils me le disent tous. Et j’en reste parfois pétrifié. Car ils sont là, devant moi, reflet de leur famille, duplication rigide du père, perdus dans un monde dont la compréhension détaillée nécessite des instruments qui leur sont soustraits « par système ». Le groupe baigne dans une confiture d’opinions, d’idées, de valeurs, une confusion — c’est ça l’idéologie dominante — qui s’ouvre sur le heurt individuel, l’isolement, la destruction. Plus de « morale ». La classe est une jungle.

Néanmoins nous discutons. Mon planning recouvre une partie de l’enseignement de mathématiques, jumelé à mon enseignement de lettres par accord tacite entre enseignants et directeur :

— Travail libre par petits groupes, le lundi matin (1 h 30) ;

— Enquêtes scientifiques, avec sorties sur le terrain, le mercredi matin, en petits groupes (3 h) ;

— Initiation aux techniques de groupes : conduire un groupe, débattre en groupe (1 h), et aux techniques de travail : prise de notes, compte rendu (1 h), le mardi matin.

Soit 1 h 30 de plus qu’il ne m’est dévolu... En plus, nous tentons, le lundi après-midi (1 h), de réunir cette classe de 3e A avec la 1A en pleine période d’orientation. Cette dernière initiative ne repose sur rien de précis, sinon une idée d’assistance, d’aide mutuelles, surtout dans le sens 3A-1A. L’expérience ne durera qu’un mois et demi. Deux séances furent consacrées à la discussion en groupes (deux élèves de 3A prenant en charge 4 élèves de 1A) des « problèmes des 1A ». Elles furent positives. Puis la perplexité s’installa. Nous proposâmes alors des travaux dirigés en mathématiques et en français sur progression (nous étions à cette heure-là les deux professeurs avec les deux classes). Ce fut l’échec. Il n’y eut pas d’enseignement « mutuel » ? Nous notions pourtant que trois groupes (sur neuf) prenaient l’affaire au sérieux, et sollicitaient de s’isoler — nous assurions cette heure « mixte » au foyer pour « faire des cours de rattrapage » (en physique, mathématiques, et français) ; que les contacts du début devenaient relations, qui pour certaines se poursuivirent l’année durant ; que seuls trois élèves de 3A refusèrent de s’occuper des 1A. Mais ils étaient 57 à cette heure-là. Nous décidâmes d’y renoncer, sous la pression d’une partie des élèves, et surtout parce que nous n’avions pas une idée très claire de nos objectifs dans le cadre de cette heure « en plus »...

Donc, je reproduis mes propositions au tableau. Je définis les trois activités : le lundi il s’agit d’un « atelier » (ils n’aiment pas le mot) où ils constituent, en groupes, des dossiers sur des thèmes qu’ils choisissent eux-mêmes, ou sur une liste de suggestions que j’ai faites (orientées vers la connaissance du C.E.T. et des professions) ; le mercredi il s’agit d’enquêtes d’actualité sur choix libre également, à réaliser essentiellement sur le terrain (je "’ cite quelques entreprises régionales) ; le mardi d’un « alphabet » du travail en groupe avec débats — où je ne suis . qu’observateur, et analyse après coup la « conduite » du groupe ; et l’apprentissage du compte rendu et de la prise de notes —, par exemple sur lectures d’articles courts, ou vision de films.

Un élève est particulièrement réticent à cette pédagogie de groupe : ce « meilleur » élève dont j’ai déjà parlé, qui collectionne les tableaux d’honneur et les félicitations depuis deux ans déjà. Il pose des questions, argumente. Il est contre parce qu’il est sûr du « bordel » qui en résultera. « Nous ne sommes pas capables de travailler comme ça. » Mais d’autres proposent déjà des thèmes. Certains s’inquiètent du C.A.P. Une dizaine d’élèves semble par contre ni plus ni moins motivés. « Comme ça ou autrement, on s’en fout. » Et la question revient comme un leitmotiv, espoir et angoisse . « Alors, c’est vrai, on peut faire c’qu’on veut ? » Je réponds oui, en répétant qu’il s’agit cependant d’un engagement personnel, et d’un engagement du groupe, sur les thèmes choisis. Je parle de la division du travail, des conflits de groupe, des responsabilités à prendre... dans leur langue bien sûr, notre « langue CET. », la langue du peuple ; ou plutôt dans une langue intermédiaire, car j’introduis les termes, des « concepts », mais parfois à travers un discours à faire pleurer l’Académie Française. Je parle aussi du C.A.P., des classes sociales, de la culture et de la ségrégation culturelle, de l’apprentissage de la démocratie en groupe. Je « mets le paquet », quoi, pour que mes options soient claires. Finalement, je suis sommé de passer au vote de mon planning. Sur 18 élèves présents, 17 votent pour et un contre « l’organisation de la classe proposée par le professeur », qui est « adoptée jusqu’au conseil du lundi 29 octobre 73 ». Je définis ce qui vient d’être voté comme une loi de la classe. Dans les trois premières semaines quatre lois seront ainsi discutées et votées en réunion plénière :

— La loi initiatique, déjà citée ;

— Une loi sur les sanctions : « le professeur envoie en permanence sans sanction celui qui gêne les autres » (19 septembre) ; pour cela il a fallu convaincre les deux conseillers d’éducation, évidemment responsables de la discipline, et qui acceptent, à condition d’avoir droit de regard sur l’activité des exclus en permanence ; ce qui me semble normal. Mais très vite le problème se pose en classe : un maçon, autonomiste, de ceux qui n’en ont rien à foutre depuis le début, et de ceux qui sont incapables de ne pas parler lorsqu’ils en ont envie, s’est vu désigner pour l’exclusion, par des élèves et le professeur de mathématiques (en discussion plénière). Il refuse tout simplement de sortir. Mieux, il se marre. Du coup, après maintes tergiversations, nous votons un additif, autre « loi » : « lorsque le professeur propose d’envoyer un élève en permanence, la classe vote sa proposition, qui est acceptée à la majorité relative » (avec vote secret).

Je dirai d’emblée que cette loi resta inappliquée. Un élève, et un seul, fut envoyé en permanence (d’ailleurs après le vote de cette fameuse loi (26 septembre) ;

— Une loi d’obligation : « chaque groupe fait dans un dossier ou cahier du groupe le compte rendu de ses activités à chaque séance, et y dispose les documents ou le matériel d’enquête employé. Ce cahier doit être disponible à tout - moment » (2 octobre).

Ce jour même est élu un responsable du ménage et rangement.

J’ai toujours pris l’initiative de formuler ces lois, sur des conflits ou problèmes qui se développaient, puis de les défendre. Nous les votions. Mais peut-être étais-je le seul à y croire ? Déjà deux ou trois irréductibles m’ont expliqué en public qu’ils en avaient « ras l’bol » de mes « votes », « procédures », « démocratiques », et autres conneries.

Mais les groupes ont pendant ce temps démarré. Deux groupes-atelier du lundi se consacrent à l’exploration du C.E.T. : ils iront interviewer le directeur, un conseiller d’éducation, des professeurs, sillonneront les ateliers, feront des plans, utilisant le magnétophone sans grand problème. Un groupe est sur les soucoupes volantes, un autre sur la musique pop. Un groupe « karaté » est formé par deux de mes élèves pratiquants. Un groupe enfin veut parler de musique orientale. Deux élèves préfèrent lire seuls, et tenir un cahier de lecture (compte-rendu de lecture, et éventuellement recherche de vocabulaire).

Les groupes-enquête du mercredi se sont orientés vers : une entreprise de piles électriques, une platrerie, la fabrique et les maisons du disque, la batellerie et le transport par péniches, les problèmes des immigrés. Ils investissent l’intendance et le secrétariat, pour consulter les annuaires, téléphonent, écrivent. Ils. sortent. Je leur fais un billet de sortie « enquête », visé par la surveillance générale, et les voilà disparus. Avec des problèmes et des menaces : un groupe éclate à la gare, avant de prendre le train pour Argenteuil, et chacun part de son côté, parce qu’« on n’est pas d’accord ». Un autre groupe, après une discussion avec un manœuvre algérien, est « vu » au bistrot, à jouer au billard. D’autres font des interviews sans brancher le magnétophone. Les responsables des groupes ne savent plus où donner de la tète, moi non plus. Et puis aucune maison de disque ne veut nous recevoir ; nous ne parvenons pas à établir un contact, d’autre part, avec l’entreprise de piles que nous avions localisée.

Les mardis du premier trimestre se partageront entre des débats (les problèmes du CET., les hippies, la musique, l’automobile à l’occasion du salon, etc.) donnant lieu à des comptes rendus du secrétaire de séance, et des prises de notes sur articles lus en classe (la mort de Cevert...) ou encore l’analyse de « l’idéologie » dans la presse, sur les journaux quotidiens à partir de tableaux des titres et volumes d’informations.

Les élèves circulent beaucoup, et les groupes quadrillent le C.E.T. Je vais en permanence de l’un à l’autre, en axant mes interventions sur la répartition du travail : que faites-vous ? que fait un tel ?... et sur l’information. Chaque « cours » débute par une prise de parole de ma part sur les problèmes, et se termine également en plénière sur un bilan rapide du travail. Ce sont les seuls moments où la classe existe comme telle. En général, ça marche. Mais cinq ou six élèves restent en retrait, et ne « produisent » pas. Ils se traîneront ainsi tout au long de l’année. Pourtant ils lisent, ils parlent.

Comme les dossiers ne sont pas terminés, le « conseil » est reporté au 19 novembre. Entre temps chaque groupe a pu exposer ses recherches et son travail à la classe. A ma frénésie du début, qui me poussait chaque soir à l’analyse écrite de la situation, a succédé une certaine décontraction. Mais début octobre j’avais failli « mollir », car le directeur lui-même m’avait répercuté avec inquiétude le murmure souterrain de l’institution. Ces élèves partout ! Et au bistrot aussi ! Ils bordelisent la bibliothèque, les profs ! Ils travaillent à plat ventre sur les pelouses ! On fout rien, râlent de plus certains d’entre eux... Ce jour-là je note : « Ne pas prendre le problème de l’institution pour le mien".

Le 19, j’annonce le conseil, sur l’ordre des critiques, et je me tais. Ça cause mais les mêmes parlent trop souvent. Le C.A.P. revient sur le tapis. On réclame des devoirs « type » C.A.P., et des cours sur la législation du travail... Tes méthodes, ça sert à rien... On s’emmerde, on fout rien... Si, nos conversations nous apprennent les contacts. On apprend à se débrouiller... On apprend des trucs dehors... Mais il y a trop d’enquêtes... C’est pas mal, mais on s’est lancé trop vite... Moi je m’en fous, ça ou autre chose !... Ces méthodes de groupe n’apportent rien. Si ! Non ! Ta gueule !... Le « meilleur » ne veut rien dire, mais n’en pense pas moins...

Le mardi nous « exposons » les dossiers, car j’ai demandé au directeur de venir dans la classe. Je m’efface. Il questionne, compulse. Il argumente, analyse. Les élèves reprennent leur discours du lundi, au conseil. Dans la foulée, nous aboutissons à une nouvelle organisation, matérialisée par trois lois, votées, inscrites dans le cahier de la classe : le lundi nous poursuivons les travaux de groupe, qui peuvent au besoin s’étendre au mercredi ; le mardi nous aurons au deuxième trimestre des « entraînements C.A.P. » en groupe (analyse de la technique d’examen, de textes « type », discussions sur la législation du travail, et devoirs « blancs ») ; le mercredi nous verrons des films — car la 3A restait en dehors du circuit « forum » — mais à chaque fois quelqu’un fera un compte rendu, ou nous reprendrons le débat en classe ; enfin les responsables de groupe « doivent » un compte rendu d’activité à chaque séance de travail.

Ces lois sont votées à l’unanimité, moins une abstention dans un cas, et par ailleurs un refus. Et puis « le meilleur » y va de son numéro, et me demande de me comporter « comme un professeur », et d’« imposer ». Je manque piquer ma crise. Et ça s’arrange. Je m’aperçois aussi que certains travaillent seuls à la maison, sur la législation, la grammaire... Bientôt, ils m’apporteront des rédactions, des résumés de lecture, des poèmes, et poseront des questions... Un autre conseil est fixé au 28 janvier. De nouveaux thèmes de travail sont choisis, où histoire et géographie font leur rentrée : les U.S.A., un pays socialiste (la Chine), le Japon, les Incas et les Aztèques... et le vélo, les volcans... Du coup ils iront dans les ambassades à Paris.

Je discute aussi de mon attitude au conseil de classe trimestriel. En décembre je reste dans l’expectative : la moyenne, ou plus, pour tous. Mais en mars je serai amené à sanctionner par des notes inférieures à la moyenne l’absence « d’effort » de certains élèves (huit en tout), sur la base de leur choix. Et à accepter des demandes de « blâme pour travail insuffisant » (trois). A tort ou à raison ? Ils sont à trois mois du C.A.P.

Dès lors la classe se « machinise », et les problèmes, les questions, se développent beaucoup plus souplement, au niveau individuel, ou du petit groupe, ou du groupe-classe. Certains débats spontanés réapparaissent, sur la poésie, la faim dans le monde (à partir d’un film récent sur Nerval, et d’un film de Josué de Castro), et trouvent un « lieu » sans que l’organisation en souffre. Des élèves travaillent seuls (trois), sur des lectures ou sur des manuels (grammaire, maths...).

Le 28 janvier, nous faisons le bilan. Il semble que « ça aille mieux », mais « qu’on perde trop de temps » pour travailler. Le problème de la documentation revient sur le tapis à maintes reprises. Les discussions sur la législation intéressent tout le monde. La prise de notes est aussi mentionnée : elle devrait être faite plus tôt, dit-on. Et le « meilleur » demande que les groupes de 3A puissent avoir des exposés des 1A et 2A « pour voir ce qu’ils font ». Je ne trouverai pas, à tort je crois, le moyen d’organiser ces échanges (pourtant spontanément des TA viennent voir les 3A pendant nos cours, s’ils sont libres, des 3A les 2A, des 2A les 1A, etc.).

Et ça repart. Toujours les films du mercredi. Les « entraînements » (ou discussions) du mardi. Les travaux de groupe du lundi : l’espace, la sexualité, le rugby, le football, les voitures de course ; à présent quatre élèves lisent, seuls, et deux autres travaillent la législation. Quelques élèves produisent régulièrement des textes, sur des films, sur des sujets de C.A.P... Un élève me remet un cahier de poésie, qu’il m’avait jusqu’alors caché, et qui m’enthousiasme... Nous sautons du fascisme aux arts martiaux, de la psychanalyse à Lip et Râteau, des rêves aux présidentielles. (Je suis sûr d’une chose : on parle beaucoup moins qu’« ils » ne parlent, ou ne se parlent.)

Le 7 mai, alors qu’ils sont à un mois du C.A.P., je sollicite une « évaluation » écrite des « nouvelles méthodes » de travail de la classe, sans concession aucune je précise. Sur 16 élèves présents, 15 me remettent un texte, le seizième se refusant à tout effort ce matin-là.

Deux élèves n’en retirent rien apparemment, parce que « ça a été le bordel ». Ces méthodes conviendraient sûrement à « d’autres élèves », mais pas à ces « sujets de perturbation » qu’ils sont. Or, ce sont ces deux élèves qui m’ont le plus fourni de rédactions spontanées dans l’année, qu’après correction ils reprenaient, et que nous intégrions à un dossier de « comptes rendus ». Le cahier de poésie est de l’un d’eux. Ce sont sans doute deux des élèves qui n’auront pas de problème au C.A.P.

Cinq trouvent ça très bien à tous points de vue, parce qu’on fait ce qu’on veut ; parce que le travail est choisi et correspond au « désir » ; amène à apprendre à « regarder des livres » et à « rédiger très vite ce qu’on voit ou qu’on entend » ; « ces méthodes développent le cerveau ». L’un des cinq trouve même ça très bien pour les « courageux » — ils travaillent à leur goût — , et pour les « fainéants », car s’ils ne font rien, malgré tout « aux comptes rendus ils apprennent sans le vouloir ».

Huit ont un avis partagé. Ils ont apprécié, parce que travaux de groupe, sorties « apprennent à s’exprimer en groupe et à rédiger en groupe », « à se débrouiller et à chercher des renseignements », « à travailler à son désir ». Mais ils pensent que les « gars ne s’intéressaient pas assez », qu’ils n’étaient pas « raisonnables » ; que ça « ne plaît guère à de nombreux professeurs » ; que je « gueule » un peu trop ; que je devrais faire respecter la discipline, car je suis « trop bon », « pour ne pas dire autre chose ».

Le mardi 4 juin, alors que les derniers dossiers se terminent difficilement, j’ouvre une discussion prétendue approfondie sur les méthodes et la classe, dans l’idée de parfaire l’analyse évaluative.

Mais, à une semaine du C.A.P., ils ne sont plus que onze. Quelques dossiers sont rendus. Ils sourient à mes questions... Ont-ils changé d’attitude, ont-ils constaté des changements dans leur manière de s’exprimer ? Ils ne pensent pas. Us plaisantent... Sur les onze présents, un seul élève ne lit jamais. Tous lisent des bandes dessinées, sauf deux. Tous lisent des romans d’aventures, policiers, ou des « Bob Morane ». Un élève a voulu lire Eisa Triolet ; il s’est arrêté, parce qu’il n’y comprenait rien. Un autre a lu Edgar Poe, mais ne s’en souvient plus. Un élève lit un livre de sciences naturelles... Ont-ils appris quelque "chose, cette année, par les travaux de groupe, les films ou les débats ? Oui, sur les volcans, les soucoupes volantes, Léonard de Vinci, la peinture, Hitler, les planètes, les péniches (sur ces huit thèmes, cinq furent traités sur film 16 mm). Enfin, ils ont apprécié les deux sorties de la classe plénière, en entreprise, et à Château-Gaillard (avec d’autres enseignants). Qu’en penser ?...

Par ailleurs, je m’entretiens avec quelques personnes particulièrement concernées par les classes en jeu.

Avec un autre professeur de lettres, qui a la 2A en histoire et géographie. Il déclare avoir dû raidir la discipline, au début, car l’alternative était simple : ou faire comme moi, ou travailler selon sa méthode habituelle. Mais ceci ne fut vrai que les quatre premiers mois. Car il se rendit compte qu’il s’agissait plus de son problème que du problème de la classe. A présent, les élèves sont adaptés aux deux méthodes. Il a pu constater que cette classe peut rester seule sans risque : une sorte d’autodiscipline rudimentaire s’est instaurée. Certains, qui plus est, lisent en attendant ! Est-ce dû aux méthodes de groupe ?... En fin de compte, si aucun élève ou groupe d’élèves n’a fait près, ion sur lui pour « changer », cette classe lui a tout de même imposé une tension nerveuse pas ordinaire.

Avec les deux conseillers d’éducation... Ils ont noté que ces élèves étaient très décontractés, trop décontractés. Ils pensent que souvent les sorties en petits groupes, en particulier pour les 3A, étaient le moyen d’aller au bistrot jouer au baby ou au billard. Cette expérience est difficile, car elle porte en général sur les maçons, peu motivés. Ils ne savent pas respecter la règle. Et puis ces méthodes ont posé de gros problèmes à d’autres enseignants, qui ne pouvaient plus tenir les élèves en question.

Avec le directeur... Au départ, il y avait un choix à faire, pour lui. Les « maçons » avaient en fait tout à gagner, et rien à perdre, par leur position au CET. Très vite il fut l’objet de plaintes, de la surveillance générale, d’autres professeurs, devant tous ces élèves qui se promenaient et envahissaient les locaux. Il y eut ces dégradations. Il décida de soutenir l’expérience... Selon lui, les élèves se sont ouverts, viennent le trouver sans gêne, l’interviewer, interviewer les surveillants généraux. Ils ont changé d’attitude, et apprennent certaines formes d’autonomie. Il avait un peu peur pour la bibliothèque des professeurs, mais si les livres ont beaucoup servi, il ne semble pas en manquer (N.B. : alors qu’on voie pas mal au CET.). Et puis ce sont les classes qui lisent le plus du CET. Certains élèves s’en sont sortis, qui dans une classe traditionnelle à 35 n’auraient pas tenu. Enfin i ! souligne la complicité qui s’instaure autour de moi pour me laisser faire. Il termine sur la nécessité d’adapter les acquisitions à ces méthodes, et la nécessité d’un contrôle.

QUELQUES QUESTIONS, POUR NE PAS CONCLURE :

Pourquoi des travaux par groupe ?

Il devient progressivement évident pour moi qu’une pédagogie démocratique repose sur une pédagogie de groupe, mais où l’organisation est déterminante. Il me semble nécessaire de lutter contre l’individualisme, en classe, directement produit par un système (entre autre scolaire) qui reste le royaume de l’homme seul, cet « individu ».

Mais une pédagogie de groupe, ou d’équipe, se construit sur une infrastructure complexe : les effectifs de la classe (20 élèves, ce sont déjà 5 groupes de 4, ou 7 groupes de 3) ; la documentation (comment étudier le Maroc, la drogue, les jeux olympiques, sans livres et manuels, dossiers, films et diapos, avant même toute sortie-enquête, ou comme ossature d’une sortie-enquête ?) ; les locaux (est-il possible de travailler, pour 5 ou 7 groupes, dans « la » salle de classe réglementaire et stéréotypique ?), c’est-à-dire l’espace de travail : à chaque groupe son espace, à chaque dossier son casier ?...

Une certaine mobilité institutionnelle est nécessaire, pour rassembler des classes (un film peut être vu par 100 élèves en même, temps), ou les éclater (iriez-vous interviewer des commerçants à 25 ?). Et, par exemple, lorsqu’un groupe manquait d’une revue, ou d’un livre, ou de petit matériel, des élèves se rendaient sur le champ à la librairie ; l’intendance nous remboursait après coup (sur le compte courant, qui joue pour les factures inférieures à 50 F).

Et l’acquisition des connaissances ?

Grave problème. Car le groupe pour le groupe ne prouve rien, dans une école qui demeure pour les enfants d’ouvriers le seul lieu collectif d’éducation « obligatoire ». Or, l’assimilation des contenus fait problème, et fait problème « de forme » dirai-je.

Plutôt que d’accumuler des contenus, même sur compétence affirmée (certains agrégés de maths, histoire, français, sont incapables de motiver les élèves), je jugeais légitime d’agir au niveau des mécanismes en jeu dans l’apprentissage. Ou l’élève s’accommode à des contenus présentés comme des blocs de connaissances, ou il assimile « des » connaissances, et s’installe dans « la » connaissance, car il la produit. Il me paraît ainsi que certaines techniques : résumer un texte, composer un récit ou une exposition, par exemple, qui interviennent dans la fabrication d’un dossier, ou d’une démarche d’enquête, sous-tendent la « mécanique » de la classique rédaction, et de l’épreuve de français type C.A.P. dans notre cas. Un travail sur les mécanismes ne vaut-il pas largement une répétition de rédactions ? En somme, instrumentaliser la « culture ».

Avez-vous pris des sanctions ?

Les sanctions que nous avions votées ne furent jamais appliquées. Nous avons escamoté le problème. Il n’en subsiste pas moins. Certaines séances furent extrêmement anarchiques, alors que j’avais du pouvoir, et des lois ! Par ailleurs, je ne’ voulais pas que des élèves aient le pouvoir personnel d’en sanctionner d’autres. Pourtant j’estime les « sanctions » (à définir) importantes. Nous rencontrons ici les nécessités d’une « contrainte à la culture », que j’ai parfois ressentie avec une grande intensité. Car ai-je le droit d’abandonner à leur auto-indétermination le fils d’ouvrier, le fils de l’agent du C.E.T., qui ne veulent rien faire ? Aussi étais-je intransigeant sur la réciprocité choix libre DU travail/obligation DE travail. Mais quelle sanction proposer ? 50 élèves, les mêmes ou à peu près, sont collés chaque semaine...

Dans la classe les relations se développaient avec les échanges. Transferts et contre-transferts sont un moteur autrement puissant. Tel élève ne me quitte plus pendant 15 jours, s’assied près de moi, fume mes cigarettes, prétend porter mon sac. Tel autre sollicite une entrevue, et me parle de suicide. Tel autre encore me provoque avec système. Des couplages s’effectuent un temps. Des bagarres éclatent. Il ne s’agit pas là de phénomènes sans intérêt, mais comme l’écrivait Oury dans De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle, de « crises nécessaires », et de « conflits » qui sont autant de « points de départ à l’action éducative » (p. 349). Négliger une demande, c’est rater à la fois le besoin et le désir.

Ce ne fut pas de la pédagogie institutionnelle ; en particulier parce que le conseil ne fut jamais qu’un bilan du travail, et non « trou » ou « analyse » ; ensuite parce que le groupe des élèves ne s’est pas vraiment nanti de son pouvoir dans la classe, et que je restais l’unique réfèrent, et non l’ultime.

« Le même acte, la même institution sont authentiques ou dérisoires, selon qu’ils s’insèrent ou non dans une double réalité : d’une part, la réalité des adultes en un lieu et à un moment historique donnés ; d’autre part, la réalité vécue par les enfants à un moment donné de leur évolution » (Oury, De la classe..., p. 367).


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