Les scientifiques n’ont plus la maîtrise intellectuelle de leur savoir

Interview de Levy Leblond Jean-Marc
samedi 21 août 2010
par  LieuxCommuns

Nous nous trouvons dans une période de mutation extrêmement profonde. Nous sommes en effet à la fin de la science telle que l’Occident l’a connue », tel est constat actuel que dresse Jean-Marc Lévy-Leblond, physicien théoricien, épistémologue et directeur des collections scientifiques des Editions du Seuil. Devant cette crise « technoscientifique » que connaissent les sciences dures, il défend la nécessité d’opérer en leur sein une nouvelle forme de critique de « science » ou, pour reprendre le terme de Bachelard, de « refonte » de tout un système de pensée. Ce n’est selon lui qu’au prix d’une « mise à l’épreuve » de la science par l’analyse des processus intellectuels, matériels, voire politiques ou idéologiques qui ont présidés à la constitution d’un savoir qu’elle sera à même de renouer avec la société dans son ensemble. L’idée d’une mise en partage critique des sciences est ainsi conçue comme une garantie démocratique.

Source : http://www.archipope.net/article-12...

« Les scientifiques n’ont plus la maîtrise intellectuelle de leur savoir »

  • Vous êtes physicien théoricien de formation, comment avez-vous été amené à vous consacrer à une critique de votre activité de scientifique et à une démarche visant à faire connaître les pratiques de la science aux non-scientifiques ?

Ma trajectoire est peut-être un peu singulière à cet égard : je ne suis pas passé de la recherche scientifique à la diffusion du savoir et à la réflexion philosophique. C’est presque l’inverse qui s’est passé : lors de mes études secondaires, je n’avais pas le projet arrêté de me consacrer aux sciences, qui m’intéressaient autant mais pas plus que la philosophie ou la littérature. J’ai donc dû faire un choix au moment du bac et me suis décidé en faveur des sciences physiques. Mais mon intérêt pour la philosophie, la littérature ou les arts plastiques n’avait pas disparu, et, très vite, je me suis efforcé de mobiliser cet intérêt dans ma carrière scientifique. C’est très tôt que j’ai écrit des articles de vulgarisation et des essais critiques sur la science.

- Mais pensez-vous que c’est là une voie à suivre aujourd’hui pour les jeunes chercheurs, et comment peuvent-ils l’emprunter ?

L’une des tares fondamentales de notre système d’enseignement est que nous ne préparons pas les jeunes scientifiques aux tâches autres que la recherche, pourtant devenues cruciales, et qui sont d’ailleurs inscrites dans les textes de lois. La loi d’orientation du 15 juillet 1982 issue des États généraux de la recherche définit ainsi les missions du chercheur scientifique : « les métiers de la recherche concourent à une mission qui comprend : le développement des connaissances ; leur transfert et leur application (…) ; la diffusion de l’information et de la culture scientifique et technique dans toute la population » (…).

Cette loi est restée pratiquement lettre morte ; il ne suffit de définir des principes si on ne donne pas aux jeunes chercheurs les moyens de remplir ces missions. Pourtant, la nécessité d’un partage du savoir toujours plus intense et d’un contact plus étroit entre la collectivité scientifique et le corps social n’a cessé de croître au cours des dernières décennies : il suffit d’ouvrir son journal pour constater les problèmes sociaux, éthiques, économiques, politiques que pose la science.

Il y a tout de même quelques espoirs et signes de changement. L’institution scientifique elle-même commence à prendre en charge ces problèmes. Ainsi, le précédent ministre de l’Éducation nationale et de la Recherche, Claude Allègre, s’est-il laissé convaincre de la nécessité d’introduire un enseignement de philosophie dans les cursus scientifiques, et de créer chaque année quelques postes à cette fin ; cette initiative a été reconduite par l’actuel ministre, Jack Lang. Mais une hirondelle ne fait pas le printemps, et dans les faits, c’est encore le milieu scientifique qui résiste le plus à l’élargissement de sa formation et de ses missions, peut-être par peur que cela perturbe un certain confort intellectuel, ou même par crainte d’y perdre quelque prestige - frilosités à mon avis injustifiées.

- Ne vous semble-t-il pas que la recherche scientifique, parce qu’elle prend du temps et qu’elle est préoccupante dans son application, impose ainsi une certaine coupure d’avec d’autres formes culturelles ?

Je défendrais volontiers l’idée inverse : c’est, me semble-t-il, parce que l’engagement personnel de la plupart des chercheurs n’est pas assez intense qu’ils ont tant de difficultés à s’extérioriser. Les métiers de la science sont devenus de plus en plus techniques, et de moins en moins intellectuels. Actuellement, les jeunes scientifiques sont bien mieux formés dans leurs spécialités que naguère, mais cette évolution se fait au détriment de la possibilité d’un recul critique. Mais être un intellectuel, cela veut dire à la fois participer à la production d’un savoir nouveau et à la réflexion critique sur ce savoir, les deux étant depuis toujours inséparables dans la philosophie, la littérature, les sciences humaines… Par contre, ces deux éléments, celui de la création et de la critique, se sont progressivement séparés au sein de la démarche scientifique dans les sciences de la nature.

- C’est d’ailleurs un paradoxe puisque l’avancée de la science se fait par le truchement des erreurs qui donnent lieu à une autocritique, à une constante remise en cause de ses méthodes ?

Oui, tout au moins dans l’histoire classique de la science. Car la science telle qu’elle se fait aujourd’hui correspond de moins en moins à cette image d’un savoir prenant acte de ses propres échecs, essayant de les assumer et de les dépasser.

C’est un autre aspect de ce que j’appelle la technicisation de la science, qui s’identifie de plus en plus au savoir-faire et de moins en moins au savoir. Dit autrement, le savoir-faire est en train de l’emporter sur le savoir qui est la source ! L’efficacité technique de la science est devenue si grande, si massive, qu’elle finit par se retourner contre la science elle-même. Car les réussites techniques de la science finissent par lui imposer des exigences à court terme qui vont à l’encontre de sa dimension proprement cognitive. Ainsi le clonage des mammifères supérieurs, qui représente sans nul doute une grande avancée biologique. À ceci près que les expériences ont un très faible taux de réussite : une Dolly réussie pour plus de 200 tentatives. Ce mauvais rendement reste le cas encore aujourd’hui, sans que l’on comprenne les raisons des si nombreux échecs ! L’efficacité technique ponctuelle, même erratique, semble suffire et la réflexion sur les raisons des difficultés passe au second plan. Ce genre de logique met en péril l’avenir des recherches scientifiques, tout au moins sur le mode qui a prévalu jusqu’ici.

Technosciences et intimidation

- En quoi cette « technoscience », qui est une crise profonde dans la science peut-elle également représenter un danger sur le plan politique ?

Le terme de « technoscience » évoque ce recouvrement de la science par la technique, c’est-à-dire l’occultation progressive de la volonté de comprendre le monde par la capacité de le transformer. De fait, dans beaucoup de civilisations, y compris dans la nôtre avant Galilée, ce sont des activités complètement séparées. Chez les Grecs de l’Antiquité, certains s’occupent de comprendre le monde, les philosophes, et d’autres tripotent la matière, les artisans. Il n’y a guère de rapport entre la démarche intellectuelle de compréhension et de représentation du monde d’un côté et la pratique artisanale empirique de fabrication et de transformation de l’autre. Cette séparation a duré pratiquement jusqu’au début de l’âge classique. Mais nous vivons dans un monde qui, depuis lors, a été marqué par la convergence de ces deux dimensions, grâce à une science qui alimentait à la fois notre désir de connaître le monde et celui d’agir sur lui. Cette convergence finalement est très récente et, parmi les différentes civilisations, assez rare. Rien ne dit qu’elle persiste.

Mon sentiment est que nous entrons à nouveau dans une phase de séparation de ces deux aspects de la connaissance, jusque-là admis comme allant de pair. C’est problématique dans la mesure où notre société s’est donné un idéal de compréhension et d’action conjointes sur le monde, et pas seulement dans le domaine de la connaissance de la matière mais aussi par rapport à sa propre existence. Le principe même de notre idéal politique est que nous pouvons agir sur notre société dans la mesure où nous la comprenons. Se résigner à agir sur la société sans la comprendre serait une remise en cause implicite de cet idéal. C’est dangereux pour nos démocraties, dans la mesure où les sciences dures peuvent désormais servir d’argument ou d’alibi à des technocraties affirmant en substance que l’économie ou la sociologie sont des domaines trop complexes et abstraits pour que l’action politique s’y réfère.

En déniant aux intellectuels qui analysent et tentent de comprendre la société toute légitimité dans l’action au profit d’experts faisant fonctionner la machine, on aboutit à une situation complètement antinomique à la notion même de démocratie, c’est-à-dire à l’idée du débat, de la délibération préalable à la prise de décisions. C’est justement tout à fait clair pour les problèmes posés par l’impact de la technique sur la société : ils ne sont pas traités selon des processus de type démocratique. Ce qui vient de se passer à Toulouse le montre bien : les problèmes de risques technico-industriels au sein d’une grande agglomération n’ont pas été débattus par l’ensemble de la population et de ses représentants politiques.

- Ne pensez-vous pas que la science et la technique exercent une forme d’intimidation sur des profanes qui ont le sentiment de ne pas être suffisamment spécialisés pour comprendre et décider de problèmes de plus en plus complexes ?

Les racines de cette intimidation ne sont nullement constitutives du savoir scientifique. Je crois en fait que les sciences de la nature sont à certains égards beaucoup plus faciles à assimiler que la plupart des autres savoirs. Évidemment, elles sont techniquement plus difficiles, mais les idées qu’elles mettent en jeu sont plus accessibles que celles rencontrées en sciences humaines : de fait, un groupe social est beaucoup plus complexe que n’importe quel noyau, ou galaxie, ou cellule vivante. Ce phénomène d’intimidation existe, certes, mais il faut s’efforcer de n’y pas céder.

Pour une « critique de science »

- À ces phénomènes d’écart dangereux entre les technosciences et les sociétés qui les voient naître, vous opposez la nécessité d’une vulgarisation des sciences qui soit à la fois apte à transmettre une connaissance et l’occasion pour les scientifiques d’avoir une vision critique sur leurs propres productions.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’essaie d’utiliser le moins possible le mot de « vulgarisation ». Il ne me semble plus être à la hauteur des exigences de l’époque. Ce mot correspond à une conception spécifique du partage du savoir, héritée du XIXe siècle, selon laquelle il y avait d’un côté les « savants », et de l’autre les ignorants. Il s’agissait alors seulement de ménager des passerelles permettant aux premiers de transmettre leur savoir aux seconds.

Mais aujourd’hui, il n’y a plus ni savants, ni ignorants. D’une part, les scientifiques sont étroitement spécialisés dans leur domaine et fort ignorants dans tous les autres ; d’autre part, les non-scientifiques vivent dans un monde chargé d’informations de toutes sortes et savent quantité de choses - plus ou moins justes, certes. Ainsi, le problème du partage des savoirs suppose d’abord une bonne appréhension des idées reçues communes, puis le développement de stratégies permettant de déplacer, ou remplacer les pseudo-savoirs préalables.

Finalement, on ne peut pas s’en remettre à la simple positivité du savoir ; il faut se poser la question des capacités des connaissances à s’énoncer de façon effective, et donc entreprendre une véritable critique de science. En effet, une des raisons pour lesquelles il est si difficile de partager le savoir scientifique, tient à ce que, trop souvent, leurs connaissances sont mal formulées par les scientifiques eux-mêmes. Bien des termes de la science contemporaine sont inadaptés, parce que l’idée même qu’ils sont censés traduire n’est pas bien comprise.

Un exemple typique est celui du « big bang », le « gros boum ». Ce terme évoque inéluctablement l’idée d’une explosion, qui aurait eu lieu à un instant donné en un point particulier de l’espace. Or, cette idée ne correspond pas du tout au phénomène qui implique l’espace entier lui-même, et questionne la notion d’origine temporelle. Il s’agit d’une idée neuve, d’autant plus difficile à comprendre qu’on use d’un mot inadéquat, qui fait écran. Ce terme de « big bang », d’ailleurs dû à un adversaire de la théorie, mais récupéré par ses partisans pour sa résonance promotionnelle, est un exemple parmi bien d’autres qui montre la prégnance dans les sciences actuelles d’effets propagandistes, voire publicitaires, qui entravent un véritable partage du savoir, et d’abord parce qu’ils inhibent la maîtrise de ce savoir.

- À ce propos, dans un article que vous avez écrit sur les « muses des sciences », vous faites dire à l’une d’entre elles que « faute de devenir polyglotte, la science risquerait l’aphasie ». Est-ce que justement l’usage presque unanime de l’Anglais en science vous semble accentuer la coupure entre le « monde scientifique » et les « profanes » ?

L’anglais dispose aujourd’hui d’une sorte de rente de situation car c’est, de fait, la langue dominante dans les sciences de la nature. Ainsi, quand une idée est énoncée en anglais, elle finit par apparaître d’autant plus scientifique. Cette situation absurde occulte la nécessité d’un retour critique sur la terminologie ; le nécessaire travail de reprise, de « refonte épistémologique » comme disait Bachelard, est encore plus difficile dans une langue étrangère.

La nécessité de garder vivantes en sciences les multiples langues nationales me semble absolument cruciale non seulement pour une meilleure communication entre les scientifiques et les profanes, mais en premier lieu pour que les scientifiques soient eux-mêmes mieux à même de comprendre ce qu’ils font !

- Il y a aussi un autre facteur nuisant au partage des savoirs scientifiques, c’est la crise du système de publications. Vous évoquez souvent dans vos livres l’aspect publicitaire de certaines annonces qui faussent l’impact réel des découvertes.

Voici encore quelques décennies, tout travail scientifique était d’abord publié dans des revues spécialisées où sa qualité était évaluée par des collègues qui jugeaient sa validité en fonction de certains critères collectivement admis. Si vos travaux bénéficiaient de l’accord de la communauté des spécialistes, ils pouvaient éventuellement être publiés ultérieurement à une plus large échelle et connus du grand public.

Aujourd’hui, de plus en plus souvent, des scientifiques qui ont trouvé un résultat important, ou qui croient l’avoir trouvé, ou qui veulent faire croire qu’ils l’ont trouvé, l’annoncent par conférence de presse bien avant que ces résultats n’aient été évalués, critiqués, voire réfutés par leurs collègues. D’où une baisse considérable des critères de qualité et une inflation des productions, comme conséquence de cette course à la notoriété, dont on voit bien que les raisons n’ont pas grand-chose à voir avec l’ambition de produire une science valable… Les formes de l’organisation sociale collective du travail scientifique en viennent aujourd’hui à avoir des effets pervers sur sa qualité même.

- Quels sont les points communs, les relations que vous discernez entre les sciences et les arts en général et, notamment, par rapport à l’aspect esthétique des sciences ?

Il y a un danger de parler d’un « aspect esthétique des sciences », parce qu’il y a là risque de confusion entre l’artistique et l’esthétique. Mais l’art moderne nous le montre depuis à peu près un siècle : une oeuvre d’art n’est pas forcément « belle ». La catégorie du beau est aujourd’hui mise en doute et relativisée. Il serait un peu paradoxal qu’au moment où les arts plastiques eux-mêmes ont accompli cette espèce de révolution copernicienne, le rapport de la science et de l’art s’identifie uniquement à la portée esthétique de la première.

Le rapport entre les sciences et l’art, et, à travers l’art, la culture au sens traditionnel du terme (les arts plastiques, mais aussi la littérature, voire la musique), devrait en fait apporter à la science une sorte de garantie culturelle : l’humanité écrit, peint, chante depuis des millénaires et elle a eu le temps de réfléchir sur la création artistique, de développer un fécond regard critique en son sein. Ce qui caractérise la modernité est précisément cette articulation étroite entre création et critique. Qu’on ne puisse plus séparer l’une de l’autre, est un aspect extrêmement important de la culture contemporaine dont la science devrait s’inspirer.

Pour autant, il y a parfois entre telle oeuvre artistique et tel domaine scientifique des croisements, des résonances qui peuvent être intéressants - à la condition que chacun, l’artiste et le scientifique, respecte l’autonomie et la singularité de l’autre. Ces « brèves rencontres », comme si le train de la science et le train de l’art se croisaient, et que deux voyageurs se fassent un signe fugace à travers la fenêtre avant de poursuivre chacun sa route, sont d’autant plus précieuses. »

Bibliographie

  • Impasciences, Bayard, 2000
  • Aux contraires (L’exercice de la pensée et la pratique de la science), Gallimard, 1996
  • La pierre de touche (La science à l’épreuve…), Gallimard, 1996
  • L’esprit de sel (science, culture, politique), Le Seuil, 1984

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