Non, si l’on doit s’étonner de quelque chose, ce n’est pas de l’absence de révoltes et de soulèvements dans les camps, c’est qu’il y en ait tout de même eu.
Comme tout ce qui est indésirable dans notre histoire, autrement dit les trois quarts de ce qui s’est vraiment passé, ces révoltes ont été à leur tour si soigneusement découpées, l’ensemble recousu et léché, les participants exterminés, les témoins plus lointains terrorisés, les rapports de répression brûlés ou cachés à l’abri de vingt parois de coffres-forts, que lesdits soulèvements se sont d’ores et déjà transformés en mythes, alors qu’il ne s’est écoulé depuis les uns que quinze, depuis les autres que dix années seulement. (Faut-il, dès lors, s’étonner qu’on dise : le Christ n’a pas existé, ni le Bouddha, ni Mahomet ? Là, on compte par millénaires…)
Lorsque plus personne de vivant ne sera touché par ces choses, les historiens seront admis à consulter des restes de grimoires, les archéologues donneront quelque part un coup de pioche, feront brûler quelque chose dans leur laboratoire ; alors se préciseront les dates, lieux, contours de ces soulèvements ainsi que les noms de leurs chefs.
Alors apparaîtront les premières flambées, telle celle de Rétiounine en janvier 1942, au commando d’Och-Kouria près d’Oust-Oussa. À ce qu’on dit, Rétiounine était un salarié libre, peut-être même, si ça se trouve, le chef de ce commando. Il battit le rappel des Cinquante-Huit et des socialement-nuisibles (7-35), rassembla quelque deux cents volontaires, ils désarmèrent leur escorte composée de délinquants auto-gardiens et partirent avec des chevaux dans les forêts, faire les partisans. Ils furent tués petit à petit. En automne 1945 encore, on continuait de coffrer, au titre de l’« affaire Rétiounine », des gens qui n’y avaient absolument pas été mêlés.
Alors apprendrons-nous peut-être – mais non, ce ne sera plus nous – l’histoire du légendaire soulèvement de 1948 au chantier n° 501 de la voie ferrée en construction Sivaïa Maska – Salékhard. Légendaire parce que, dans tous les camps, on entend chuchoter des choses sur lui, sans que personne sache rien de sûr. Légendaire parce qu’il a éclaté non point dans les Camps spéciaux où le terrain et l’état d’esprit étaient préparés, mais dans les camps ITL où les gens sont dissociés par les mouchards, écrasés par les truands, où est bafoué jusqu’à leur droit d’être des politiques, où il ne pouvait même pas venir à l’esprit qu’il fût possible à des détenus de se révolter.
D’après les on-dit, tout fut l’œuvre d’anciens (de récents !) militaires. Il ne pouvait en être autrement. Sans eux, les Cinquante-Huit n’étaient qu’un troupeau exsangue et vide de toute foi. Mais ces gars (aucun d’eux ou presque n’avait plus de trente ans), officiers et soldats de notre armée combattante ; les mêmes, mais anciens prisonniers de guerre ; les mêmes prisonniers encore, mais ayant été chez Vlassov, chez Krasnov ou dans des détachements nationaux ; ayant combattu là-bas les uns contre les autres, rendus alliés ici par une commune oppression ; cette jeunesse qui était passée par tous les fronts de la Guerre mondiale et maîtrisait parfaitement la technique moderne du combat d’infanterie, du camouflage et de la capture des patrouilles, – cette jeunesse, lorsqu’elle n’était pas éparpillée un par-ci, un par-là, avait encore conservé, en 1948, toute l’inertie de la guerre et toute sa confiance en soi, elle n’arrivait pas à faire entrer dans sa poitrine les raisons pour lesquelles il fallait que de pareils gars, des bataillons entiers de pareils gars attendissent docilement la mort. Même s’évader n’était pour eux qu’une pitoyable demi-mesure, c’était presque déserter en ordre dispersé au lieu d’accepter collectivement le combat.
Tout fut conçu, tout commença au sein d’une brigade. On dit que celle-ci avait à sa tête l’ex-colonel Voronine (ou Voronov), un borgne. On cite également le nom du lieutenant des troupes blindées Sakourenko. La brigade tua son escorte (les hommes d’escorte, à cette époque, n’étaient pas, eux, de véritables soldats, mais des territoriaux, des réservistes). Sur leur lancée ils libérèrent une seconde, une troisième brigade. Attaquèrent la cité d’habitation de la garde et, de l’extérieur, leur propre camp : ils vidèrent les miradors de leurs sentinelles et ouvrirent tout grand la zone. (Alors, immédiatement se produisit l’obligatoire coupure : le portail était grand ouvert, mais les zeks, dans leur majorité, ne le franchirent point. Il y avait là des condamnés à court terme qui n’avaient pas intérêt à se révolter. Il y avait aussi des condamnés à dix et même quinze ans au titre des oukases des « sept huitièmes » et des « quatre sixièmes », mais ils n’avaient pas envie de se faire appliquer l’article 58. Il y avait aussi des Cinquante-Huit, mais du genre à préférer mourir à genoux en fidèles sujets, tout plutôt que debout. Quant à ceux qui déboulèrent par le portail, ce n’était pas du tout obligatoirement pour aller aider les insurgés : bien des truands se firent un plaisir de filer hors de la zone pour aller piller les cités ouvrières des pékins.)
Désormais armés aux dépens de la garde (enterrée par la suite au cimetière de Kotchmès), les mutins partirent s’emparer du camp voisin. Toutes forces réunies, ils décidèrent de marcher contre la ville de Vorkouta ! Elle n’était plus distante que de 60 kilomètres. Pensez-vous ! Une descente de parachutistes leur barra la route de Vorkouta. Et ils furent mitraillés et dispersés par des chasseurs en vol rasant.
On les fit ensuite passer en jugement, on fusilla, on distribua des vingt-cinq et des dix ans. (On profita de l’occasion pour « rafraîchir » les temps de peine de beaucoup d’autres qui n’avaient pas participé à l’opération et étaient restés à l’intérieur de la zone.)
Militairement, leur soulèvement était sans espoir, c’est évident. Mais qui ira soutenir que crevarder à petit feu et mourir ouvrait plus de perspectives ?
Peu après furent créés les Camps spéciaux, dans lesquels fut envoyée la plus grande partie des Cinquante-Huit. Et que vit-on ?
En 1949, au Berlag, subdivision de Nijni Atouriakh, les choses commencèrent à peu près de la même façon : soldats d’escorte désarmés ; prise de sept ou huit mitraillettes ; camp attaqué de l’extérieur, garde liquidée, fils téléphoniques coupés ; ouverture du camp. À présent, le camp ne contenait plus que des hommes numérotés, marqués d’infamie, voués à la mort, privés de tout espoir.
Et que vit-on ?
Les zeks ne franchirent pas le portail…
Les initiateurs, qui n’avaient plus rien à perdre, transformèrent la révolte en évasion : formés en petit groupe, ils prirent la direction de Mylga. À Elguène-Toskane, la route leur fut barrée par des troupes et des chenillettes rapides (opération commandée par le général Sémionov).
Tous furent tués [1].
Qu’est-ce qui va le plus vite dans le monde ? demande la devinette. Et elle répond : la pensée !
C’est vrai et ça ne l’est pas. Elle sait aussi être lente, la pensée, ô combien lente ! C’est laborieusement et tardivement que chaque personne, les gens, la société prennent conscience de ce qui leur est arrivé. De leur vraie situation.
En concentrant les Cinquante-Huit dans les Camps spéciaux, Staline s’amusait presque de sa propre force. Ses prisonniers n’avaient pas besoin de cela pour être détenus on ne peut plus sûrement, mais il s’était mis en tête d’être encore plus malin que lui-même, de se surpasser. Cela ferait encore plus peur, pensait-il. Or ce fut l’inverse.
Tout le système d’écrasement élaboré sous son règne était fondé sur la dissociation des mécontents ; il s’agissait de les empêcher de se regarder l’un l’autre dans les yeux, de se compter ; il s’agissait d’inculquer à tous, y compris les mécontents eux-mêmes, qu’il n’y avait aucun mécontent, qu’il existait seulement des individus isolés, hargneux, condamnés à disparaître, et dont l’âme était vide.
Mais les mécontents, dans les Camps spéciaux, se rencontrèrent par masses de plusieurs milliers d’hommes. Et ils se comptèrent. Et ils se rendirent compte que ce n’était pas du vide que contenait leur âme, mais des conceptions de l’existence plus hautes que celles de leurs geôliers, de ceux qui les avaient trahis, des théoriciens qui leur expliquaient pourquoi il fallait qu’ils pourrissent dans les camps.
Au début, presque personne ne remarqua cette nouveauté du Camp spécial. À ne considérer que le train-train extérieur, on eût dit la continuation des ITL. Simplement les truands, ces colonnes du régime pénitentiaire et de la direction du camp, perdirent vite leur superbe. Mais on avait l’impression que cette perte était compensée par la cruauté des surveillants et l’augmentation de la surface du Bour.
Seulement, voilà : truands déconfits, plus de vols au camp. Dans la table de nuit, on peut désormais laisser son pain. On n’est plus obligé, le soir, de poser ses godasses sous sa tête, on peut les lancer par terre… et les y retrouver le lendemain matin. On peut laisser sa blague à tabac dans la table de nuit au lieu de l’écraser dans sa poche pendant qu’on dort.
Broutilles, dira-t-on ? Que non, une chose énorme ! Plus de vols, et les gens se sont mis à considérer leurs voisins sans suspicion et avec sympathie. Dites donc, les gars, et si nous étions effectivement, euh… des politiques ?…
Mais si on est des politiques, du coup, on peut parler un peu plus librement : d’un wagonnet à l’autre et autour du feu de brigade. Bon, d’accord, un coup d’œil circulaire pour voir qui sont nos voisins. – Oh, et puis, en fin de compte, qu’ils aillent se faire foutre, qu’ils nous le fabriquent, leur dossier ! on a déjà notre quarteron, qu’est-ce qu’ils peuvent nous faire de plus ?
C’est toute la psychologie des camps d’avant qui commence à s’atrophier : « aujourd’hui, à toi de mourir, moi, ce sera pour demain » : de toute façon, on n’obtiendra jamais justice ; ça a toujours été comme ça et ça restera comme ça… Et pourquoi on n’obtiendrait pas justice ?… Et pourquoi ça resterait comme ça ?…
On commence, dans la brigade, à parler à voix basse plus du tout de la ration de pain, plus de la kacha, mais de choses que, même à l’extérieur, on n’entendrait jamais évoquer – et avec de plus en plus de liberté ! et encore et toujours plus de liberté ! et, soudain, le brigadier cesse de ressentir la toute-puissance de son poing. Chez certains, on ne le voit plus jamais levé ; chez d’autres, le geste se fait plus rare, plus léger. Et le brigadier lui-même ne prend plus l’air supérieur, il s’assied à côté de vous pour écouter, pour discuter. Et les membres de la brigade commencent à le regarder comme on regarde un camarade : il est des nôtres, au fond.
Les brigadiers fréquentent la PPTch, la comptabilité, et les planqués, en réglant avec eux des dizaines de menus problèmes – à qui rogner ou ne pas rogner sa ration de pain, qui exclure et où l’envoyer –, perçoivent à leur tour cet air nouveau, cette atmosphère de sérieux, de responsabilité, de sens nouveau donné aux choses.
Et cela se communique aux planqués, même si ce n’est pas à tous, pour l’instant, et de loin. En arrivant, ils étaient animés d’un désir avide de rafler les postes ; maintenant c’est fait, et pourquoi n’arriveraient-ils pas à vivre ici aussi bien que dans les ITL ? s’enfermer dans son box, se faire sauter des pommes de terre au lard, rester entre soi, à l’écart des trimeurs ? Eh bien, non ! Il paraît que ce n’est pas ça, l’essentiel. Comment ? mais alors c’est quoi ?… Il devient indécent de se vanter de boire le sang d’autrui, comme on le faisait dans les ITL, de se vanter de vivre aux dépens des autres. Et les planqués se trouvent des amis parmi les trimeurs, et, étalant par terre leurs vestes toutes neuves à côté des vestes maculées des autres, ils passent volontiers les dimanches à converser étendus en leur compagnie.
Et la division principale qui sépare les hommes n’est plus aussi grossière, à l’usage, que dans les ITL : planqués/trimeurs, droit-co/Cinquante-Huit, non, elle est beaucoup plus compliquée, plus intéressante aussi : groupes régionaux, groupes religieux, hommes d’expérience, hommes de science.
Les autorités mettront encore du temps, pas mal de temps avant d’y remarquer et d’y comprendre quelque chose. Mais les répartiteurs ne portent plus leurs longs bâtons et même ne rugissent plus comme avant. Ils s’adressent amicalement aux brigadiers : il est temps d’aller au rassemblement, Komov. (Non, ce n’est pas que l’âme des répartiteurs ait été touchée, c’est qu’il y a dans l’air quelque chose de nouveau qui est inquiétant.)
Mais tout cela est lent. Ils prennent des mois et des mois, ces changements. Ils sont plus lents que la succession des saisons. Ils n’atteignent pas l’ensemble des brigadiers, l’ensemble des planqués, mais ceux-là seuls qui, sous le boisseau et la cendre, ont conservé des restes de conscience et de fraternité. Ceux qui se complaisent à rester des salauds, le restent avec plein succès. La véritable mutation psychologique – la mutation par ébranlement, la mutation héroïque – n’est pas encore là. Et, comme avant, le camp demeure un camp, nous sommes opprimés et impuissants, et il ne nous reste guère qu’une issue : aller ramper sous les barbelés que vous voyez là-bas et nous enfuir dans la steppe, arrosés de rafales de mitraillettes et traqués par les chiens.
Alors que l’idée audacieuse, l’idée farouche, l’idée un cran au-dessus, c’est celle-ci : comment faire pour que ça ne soit plus nous qui nous enfuyions devant eux, mais eux qui se mettent à détaler devant nous ?
Il a suffi de simplement poser cette question, à un certain nombre d’hommes de la concevoir et de la poser, à un certain nombre d’autres de l’écouter, pour que soit révolue au camp l’ère des évasions. Et ce fut le début de l’ère des révoltes.
Mais cette ère, comment l’inaugurer ? Par quoi la commencer ? Ne sommes-nous pas ligotés, emberlificotés de mille tentacules, privés de notre liberté de déplacement ? Par quoi commencer ?
Les choses les plus simples sont loin d’être simples dans la vie. Dans les ITL aussi, semble-t-il, certains parvenaient à la conclusion qu’il fallait tuer les mouchards. Même là, il arrivait qu’on manigance des choses : un rondin dégringole du haut d’une pile, précipitant un mouchard dans une rivière en crue. Dans les Camps spéciaux, il ne devait pas être difficile non plus de trouver quels tentacules il fallait commencer par trancher. Apparemment, c’était clair pour tout le monde. Et personne ne comprenait.
Soudain, un suicide. À la disciplinaire n° 2, on trouve un type qui s’est pendu. (Les stades successifs du processus seront exposés par moi à partir de l’exemple d’Ekibastouz. Mais, notez-le bien, dans les autres Camps spéciaux, tous les stades ont été les mêmes !) Les autorités se font une raison, le type est décroché de son nœud coulant, expédié à la décharge.
Mais un bruit court dans la brigade : vous savez, c’était un mouchard. Et il ne s’est pas pendu lui-même. On l’a pendu.
Une leçon.
Il y a beaucoup de salauds au camp, mais de tous, le mieux nourri, le plus grossier, le plus impudent est le gérant du réfectoire, Timofeï S… (je ne cache pas son nom, je ne m’en souviens plus). Il a une garde : des cuistots repus aux grosses trognes, en outre il entretient toute une valetaille de plantons-bourreaux. Lui-même et cette valetaille battent les zeks à coups de poing et de bâton. Et un jour, entre autres, tout à fait injustement, il frappe un petit « môme » tout noiraud. Il n’a pas l’habitude, d’ailleurs, de remarquer qui il frappe. Mais ce môme, selon les mœurs nouvelles, celles des Camps spéciaux, n’est plus un simple môme, c’est un musulman. Et des musulmans, il y en a pas mal dans le camp. Rien à voir avec de quelconques truands. Au coucher du soleil, dans la partie du camp située à l’ouest, on peut les voir faire leur prière, les bras levés ou le front appuyé sur le sol (dans les ITL on aurait rigolé, ici non). Ils ont des chefs de file, ils ont même, au nouveau goût du jour, une sorte de soviet. Et voici leur décision : vengeance !
Un dimanche, tôt le matin, la victime et un Ingouche adulte qui l’accompagne se faufilent dans la baraque des planqués, alors que ceux-ci se prélassent encore au lit, pénètrent dans la pièce où se trouve S… et, à deux couteaux, ils égorgent promptement la brute de cent kilos.
Mais voyez à quel point tout cela manque encore de maturité ! – ils ne tentent pas de dissimuler leur visage, pas plus qu’ils n’essaient de s’enfuir. Avec leurs couteaux ensanglantés, le cœur tranquille d’avoir accompli leur devoir, ils vont droit du cadavre à la baraque des surveillants, où ils se rendent. On les fera passer en jugement.
Tout cela n’est encore que recherches à tâtons. Tout cela aurait peut-être encore pu se produire également dans les ITL. Mais la pensée civique continue de fonctionner : n’est-ce pas là le maillon principal par lequel il faut rompre la chaîne ?
« Tuez les mouchards ! », le voilà, le maillon. Un couteau dans la poitrine ! Fabriquer des couteaux et égorger les mouchards, – le voilà, le maillon !
Aujourd’hui, tandis que je suis en train d’écrire ce chapitre, des rayons de livres humanistes me surplombent sur leurs étagères, et leurs dos usés aux ternes éclats font peser sur moi un scintillement réprobateur, telles des étoiles perçant à travers les nuages : on ne saurait rien obtenir en ce monde par la violence ! Glaive, poignard, fusil en main, nous nous ravalerons rapidement au rang de nos bourreaux et de nos violenteurs. Et il n’y aura plus de fin…
Il n’y aura plus de fin… Ici, assis à ma table, au chaud et au net, j’en tombe pleinement d’accord.
Mais il faut avoir écopé de vingt-cinq ans pour rien et mis sur soi quatre numéros, il faut tenir les mains toujours derrière le dos, passer à la fouille matin et soir, s’exténuer au travail, se voir traîné au Bour sur dénonciations, se sentir piétiné, enfoncé sans retour dans la terre, pour que de là, du fond de cette fosse, tous les discours des grands humanistes vous fassent l’effet d’un bavardage de pékins bien nourris.
Il n’y aura plus de fin !… mais un début, y en aura-t-il un ? Y aura-t-il une éclaircie dans notre vie, oui ou non ?
Le peuple sous le joug l’a bien conclu ainsi : ne compte pas sur la douceur pour extirper la violence.
Les mouchards aussi sont des hommes ?… Les surveillants font le tour des baraques et nous communiquent, pour notre plus grande intimidation, un ordre du jour porté à la connaissance de l’ensemble du camp des Sables : dans un des camps féminins, deux jeunes filles (l’énoncé de leurs dates de naissance montre à quel point elles sont jeunes) ont eu des conversations anticommunistes. Le tribunal, composé de…
Ces jeunes filles qui chuchotaient sur un wagonnet, qui en avaient déjà pour dix ans à tirer le collier, quelle salope les avait balancées, alors qu’elle était chargé du même collier ?! – Des êtres humains, les mouchards ?!
Le doute n’était pas possible. Ce qui n’empêcha pas les premiers coups portés d’être difficiles à porter.
J’ignore comment cela s’est déroulé ailleurs (on s’est mis à égorger dans tous les Camps spéciaux, même au camp d’invalides de Spassk !), chez nous ça a commencé avec l’arrivée du transfert en provenance de Doubovka, composé pour l’essentiel d’Ukrainiens occidentaux, membres de l’OOuN. Ils ont fait énormément et en tous lieux pour ce mouvement, c’est bien eux qui ont mis en branle la mécanique. Le transfert de Doubovka a introduit chez nous le bacille de la rébellion.
Capturés directement sur les sentiers de la guerre de partisans, ces gars jeunes et forts, une fois à Doubovka, regardèrent autour d’eux, furent frappés d’effroi au spectacle de cette léthargie et de cet esclavage, – et leur main chercha un couteau.
À Doubovka, les choses se terminèrent rapidement par une révolte, un incendie, la dissolution. Mais les patrons de notre camp, pleins de suffisance et d’aveuglement (pour n’avoir, trente années durant, rencontré aucune résistance, ils en avaient perdu l’habitude), ne se soucièrent même pas de maintenir à l’écart de nous les révoltés qui venaient d’arriver. Ils les répartirent dans tout le camp, dans toutes les brigades. C’était là un procédé ITL : la dissémination y étouffait la protestation. Mais, dans notre milieu qui déjà se purifiait, la dissémination ne fit que contribuer à embraser plus vite encore toute la masse.
Les nouveaux venus se rendaient au travail avec leurs brigades, mais ils n’en fichaient pas une rame ou se contentaient de faire semblant, ils restaient allongés comme des lézards au soleil (c’était justement l’été) et conversaient à voix basse. Au premier abord, en de pareils instants, ils ressemblaient énormément aux truands en règle, et cela d’autant plus que, comme eux, ils étaient jeunes, gras à lard, larges d’épaules.
La règle, d’ailleurs, se faisait jour, mais elle était nouvelle et étonnante : « Qu’il meure cette nuit même, celui qui n’a pas la conscience nette ! »
À présent, les meurtres commencèrent à se succéder à une cadence encore plus rapide que les évasions à leur meilleure époque. Ils étaient commis avec assurance et de façon anonyme : nul n’allait plus se rendre, le couteau ensanglanté à la main ; on se préservait, soi-même et son couteau, en vue d’une autre opération. Leur moment favori : cinq heures du matin, l’heure où les baraques sont déverrouillées par des surveillants solitaires qui vont aussitôt ouvrir plus loin, et où les détenus dorment presque tous encore ; c’est alors que les vengeurs masqués pénètrent en silence dans la chambrée prévue, s’approchent du wagonnet prévu et tuent imparablement le traître déjà réveillé, qui pousse des cris d’orfraie, ou bien même pas réveillé du tout. Après avoir vérifié que leur homme est bien mort, ils se retirent posément.
Ils étaient masqués, numéros invisibles : décousus ou recouverts. Mais si les voisins du mort les avaient reconnus à leurs silhouettes, non seulement ils ne s’empressaient plus d’aller le déclarer spontanément, mais même aux interrogatoires, même menacés par les potes, ils ne capitulaient plus, répétant : non, non, je ne sais rien, je n’ai rien vu. Et ce n’était plus simplement l’antique vérité : « Qui ne sait rien reste peinard, qui en sait trop est bon pour l’abattoir », c’était pour son propre salut ! Car quiconque aurait dit un nom eût été tué dès le lendemain à cinq heures du matin, et la bienveillance du délégué opérationnel ne lui aurait été d’aucun secours.
Et voilà les assassinats (encore qu’il ne s’en fût pas encore produit une dizaine) devenus la norme, un phénomène habituel. En allant se débarbouiller, en touchant leur ration de pain matinale, les détenus demandaient : quelqu’un de tué aujourd’hui ? Dans ce sport sinistre retentissait aux oreilles des détenus le gong souterrain de la justice.
Cela se faisait dans une clandestinité absolue. Quelqu’un (reconnu comme une autorité) se contentait de dire quelque part à quelqu’un d’autre : celui-là ! Il n’avait pas à se préoccuper des exécutants, de la date, de l’endroit où se procurer les couteaux. Et les combattants, qui avaient, eux, ce souci, ne connaissaient pas le juge dont ils devaient exécuter la sentence.
Et il faut avouer – malgré l’absence de documents établissant la qualité de mouchard – que cette justice non constituée, illégale et invisible, jugeait avec autrement de précision, autrement moins d’erreurs que tous nos tribunaux familiers, troïkas, collèges militaires et Osso.
Le hachoir, comme nous l’appelions, tournait si rond qu’il en vint à annexer les heures de jour, à fonctionner quasi publiquement. Un petit grêlé, « premier de baraque », ex-huile du NKVD de Rostov et illustre canaille, fut tué un dimanche après-midi dans la « tinettière ». Les mœurs étaient devenues à ce point féroces que la foule s’y rua pour contempler le cadavre ensanglanté.
Une autre fois, tandis qu’ils faisaient la chasse au donneur du creusement sous l’enceinte à partir de la baraque disciplinaire n° 8 (les autorités, s’étant aperçues de leur bévue, y avaient concentré les principaux doubovkiens, mais le hachoir n’avait plus besoin d’eux pour fonctionner à merveille), on vit les vengeurs courir dans la zone avec leurs couteaux en plein jour ; le mouchard, pour leur échapper, se réfugia dans la baraque de la direction, eux l’y poursuivirent, lui fonça dans le bureau du chef de la subdivision de camp, le gras commandant Maximenko, eux également. À ce moment, le coiffeur du camp était en train de raser le commandant assis dans son fauteuil. Conformément au règlement du service, le commandant était sans armes (ils ne doivent pas en porter lorsqu’ils sont dans la zone). Apercevant les assassins et leurs couteaux, le commandant épouvanté bondit de sous le rasoir et se mit à supplier, ayant cru comprendre qu’on allait l’égorger dans l’instant. Il vit avec soulagement que c’était un mouchard qui se faisait égorger sous ses yeux. (Personne ne porta la main sur le commandant. La consigne du mouvement récemment engagé était : n’égorger que les mouchards, ne pas toucher aux surveillants ni aux chefs.) Le commandant sauta tout de même par la fenêtre, barbe inachevée, un peignoir blanc sur les épaules, et courut vers le poste de garde en criant comme un malade : « Mirador, feu ! Mirador, feu ! » Mais le mirador restait muet…
Il y eut un cas où les égorgeurs n’allèrent pas jusqu’au bout, le mouchard s’échappa et, couvert de blessures, se réfugia à l’hôpital du camp. On l’y opéra, l’y pansa. Mais si un commandant avait été terrifié par les couteaux, est-ce l’hôpital qui pouvait sauver un mouchard ? Deux ou trois jours plus tard, il y fut achevé sur sa couche…
Sur cinq mille hommes, ça en faisait une douzaine de tués, mais à chaque coup de couteau se détachait un des tentacules qui étaient collés sur nous et nous entortillaient. Quel air étonnant soufflait ! Extérieurement, nous continuions, eût-on dit, d’être des prisonniers vivant dans une zone de camp, en réalité nous étions devenus libres : libres parce que, pour la première fois de toute notre existence, autant que nous pouvions nous la rappeler, nous nous étions mis à dire ouvertement, à haute voix, tout ce que nous pensions ! Qui n’a pas eu l’expérience de ce changement ne peut se le représenter !
Et les mouchards ne mouchardaient plus…
Jusqu’alors, la section opérationnelle pouvait garder qui elle voulait pendant la journée à l’intérieur de la zone, causer des heures avec lui : pour recueillir des dénonciations ? prescrire de nouvelles tâches ? chercher à obtenir les noms des détenus sortant de l’ordinaire, n’ayant encore rien fait mais susceptibles de faire quelque chose ? suspectés de pouvoir être les centres d’une future résistance ?
Le soir, la brigade, retour du travail, posait à son camarade la question : « C’était pourquoi, la convocation ? » Et toujours, vérité ou impudent masque de vérité, le camarade de brigade répondait : « Oh, pour me montrer des photos… »
De fait, dans les années d’après-guerre, il arriva à de nombreux détenus de se voir montrer des photos pour y identifier des personnes qu’ils auraient pu rencontrer pendant la guerre. Mais montrer des photos à tout le monde, on ne le pouvait pas, ça n’aurait pas eu de sens. Et pourtant tous, les gens sûrs comme les traîtres, invoquaient les photos. La suspicion s’installait entre nous et forçait chacun à se replier sur lui-même.
Tandis qu’à présent, l’air était épuré de toute suspicion ! À présent, si les tchékistes de la section opérationnelle ordonnaient à quelqu’un de manquer le départ pour le travail, eh bien, il ne restait pas ! Incroyable ! Sans précédent dans toutes les années d’existence de la Tchéka-Guépéou-MVD ! Ils convoquent quelqu’un, et ce quelqu’un, au lieu de s’y traîner avec des palpitations ou d’y trottiner en ramenant sa gueugueule servile – ce quelqu’un, fièrement (ses camarades de brigade le regardent), refuse d’y aller ! Une balance invisible oscille dans les airs au-dessus du rassemblement du matin. Massés sur l’un des plateaux, tous les spectres familiers : bureaux des commissaires-instructeurs, coups de poing, coups de bâton, nuits debout sans sommeil, boxes où l’on ne peut tenir que debout, cachots froids et humides, rats, punaises, tribunaux, deuxième et troisième temps de peine. Mais tout cela, ce n’est pas dans l’immédiat, c’est une moulinette à broyer les os, incapable de nous engloutir tous d’un seul coup et de nous traiter en un seul jour. Et après la moulinette, malgré tout, les gens continuent d’exister : tous les présents sont bien passés par là.
Sur l’autre plateau de la balance, il n’y a en tout et pour tout qu’un couteau, mais un couteau à toi destiné, à toi qui viens de céder ! Il n’est destiné qu’à toi et à ta poitrine, et pas Dieu sait quand, mais demain à l’aube, et toutes les forces du Tchékaguébé sont impuissantes à te sauver de lui ! Il n’est pas long, juste ce qu’il faut pour pénétrer gentiment entre tes côtes. Il n’a même pas de manche véritable : on a enroulé du chatterton autour du bout non aiguisé du morceau de fer, mais justement ça donne de l’adhérence pour éviter que l’arme glisse de la main.
Et c’est cette menace vivifiante qui pèse le plus lourd ! Elle donne à tous les faibles la force d’arracher leurs sangsues et de passer outre, en suivant leur brigade. (Elle leur fournit aussi un excellent moyen de se justifier, par la suite : nous serions bien restés, camarade chef ! mais nous avions peur du couteau… vous, il ne vous menace pas, vous ne pouvez même pas imaginer…)
Bien plus. Non seulement on a cessé de se rendre aux convocations des délégués opérationnels et autres patrons du camp, mais on hésite maintenant à mettre la moindre enveloppe, le moindre bout de papier écrit dans la boîte aux lettres qui est accrochée dans la zone ou dans les boîtes destinées aux réclamations adressées aux hautes instances. Avant d’aller y jeter une lettre ou une requête, on demande à quelqu’un : « Tiens, lis donc et vérifie que c’est pas une dénonciation. Nous irons ensemble la mettre à la boîte. »
Si bien qu’à présent, les autorités sont devenues sourdes et aveugles ! En apparence, aussi bien le bedonnant commandant que son non moins bedonnant adjoint, le capitaine Prokofiev, et que tous les surveillants, vont et viennent en toute liberté dans la zone où rien ne les menace, se déplacent parmi nous, nous observent, – mais en fait ils ne voient rien ! Car, faute d’un délateur, un homme revêtu d’un uniforme est incapable de rien voir : juste avant qu’il arrive, les bouches se ferment, les dos se tournent, les objets sont cachés, les gens s’en vont… Quelque part à proximité, brûlant du désir de vendre leurs camarades, rôdent de fidèles informateurs, mais aucun d’eux n’ose même faire un signe convenu.
Voilà que refuse de fonctionner l’appareil de renseignement sur lequel et sur lequel seulement a reposé, pendant des dizaines d’années, la réputation des tout-puissants et omniscients Organes.
C’est toujours les mêmes brigades, dirait-on, qui continuent d’aller travailler sur les mêmes chantiers (au reste, à présent, nous nous donnons également le mot pour résister à l’escorte, ne plus la laisser rectifier nos rangs de cinq, nous recompter en marche, – et ça réussit ! plus de mouchards parmi nous, – et les porteurs de mitraillette mollissent eux aussi). On travaille pour s’acquitter sans histoires des tâches fixées. Au retour, on se laisse fouiller par les surveillants, comme avant (les couteaux ne sont jamais découverts !). Mais ce ne sont plus des brigades fabriquées artificiellement par l’administration, ce sont des ensembles humains tout différents qui unissent les hommes en reformant avant tout les nations. Naissent et s’affermissent, inaccessibles aux mouchards, des centres nationaux : ukrainien, musulman unifié, estonien, lituanien. Personne ne les a élus, mais ils se sont constitués avec tant de justice, en vertu de l’ancienneté, de la sagesse, des souffrances subies, que leur autorité, aux yeux de leur propre nation, n’est pas contestée. Apparaît également un organe consultatif fédérateur, une sorte de « Soviet des Nationalités », pour ainsi dire.
Ici, il est temps de faire des réserves. Tout n’a pas été aussi net et aussi lisse qu’on pourrait le laisser croire lorsqu’on s’attache à dessiner le courant principal. Il y avait des groupes rivaux : « modérés » et « extrémistes ». On vit aussi s’introduire, bien sûr, des sympathies et des inimitiés personnelles, ainsi que le jeu des amours-propres chez ceux qui brûlaient de devenir des « chefs ». Les jeunes taureaux « combattants » étaient loin d’avoir une large conscience politique, certains d’entre eux étaient enclins à exiger, en échange de leur « travail », une nourriture renforcée ; à cette fin, ils étaient capables d’adresser des menaces directes au cuistot de la cuisine de l’hôpital, autrement dit d’exiger des suppléments pris sur la ration des malades et, en cas de refus du cuistot, de le tuer sans l’intervention d’aucun juge moral : outre l’entraînement, n’avaient-ils pas déjà masques et couteaux en main ? Pour tout dire, on voyait déjà, dans un noyau sain, se nicher le ver, attribut immuable, sans nouveauté, constant tout au long de l’histoire, de tous les mouvements révolutionnaires !
Une fois, il y eut purement et simplement une erreur : un mouchard futé avait réussi à convaincre une bonne pâte de trimeur de procéder à un échange de couchettes, et le trimeur fut trouvé égorgé au petit matin.
Mais, en dépit de ces déviations, la direction générale fut maintenue avec beaucoup de netteté, pas moyen de s’y tromper. L’effet produit sur la collectivité fut celui qui était cherché.
Les brigades restaient les mêmes, et aussi nombreuses, mais voilà bien une chose étrange : les brigadiers commencèrent à manquer ! – un phénomène jamais vu au Goulag. La déperdition sembla au début naturelle : un brigadier à l’hôpital, un autre parti au service d’intendance, un troisième parvenu au jour de sa libération. Mais les répartiteurs avaient toujours en réserve une foule de candidats avides d’obtenir une place de brigadier, qui contre un morceau de lard, qui contre un chandail. Tandis qu’à présent, non seulement on manquait de candidats, mais on avait chaque jour plein de brigadiers se dandinant d’une jambe sur l’autre à la PPTch et demandant qu’on les relevât de leurs fonctions au plus vite.
Le moment commençait à venir où les vieilles méthodes brigadières – faire passer aux trimeurs le goût du pain – avaient irrémédiablement fait long feu tandis que, pour en inventer de nouvelles, il fallait un don que tous n’avaient pas. Et, côté brigadiers, ça commença bientôt à aller si mal que le répartiteur en était réduit à venir en griller une dans la chambrée où habitait la brigade, à tailler le bout de gras et à demander tout bonnement : « Les gars, voyons, on ne peut tout de même pas se passer de brigadier, c’est un scandale ! Allons, choisissez-vous quelqu’un, nous le faisons nommer immédiatement ! »
On en vint là plus spécialement lorsque les brigadiers se furent mis à s’enfuir au Bour, oui, à se cacher dans la prison de pierre ! Pas seulement eux, mais aussi les conducteurs de travaux buveurs de sang, du genre d’Adaskine ; les mouchards, à la veille d’être démasqués ou bien lorsqu’ils sentaient qu’ils étaient les premiers sur la liste : soudain, dans un frisson, les voilà qui s’enfuient ! Hier encore, ils jouaient les bravaches, hier encore ils se conduisaient et parlaient comme s’ils approuvaient ce qui se passait (et il aurait fait beau voir qu’ils essaient, au milieu des zeks, de dire quelque chose d’autre !), la nuit dernière encore, ils l’ont passée dans le baraquement commun (à dormir ou rester allongés dans une tension permanente, prêts à rendre les coups et se jurant que c’était la dernière nuit), – et aujourd’hui, pftt, disparus ! Et ordre au responsable de baraque : aller porter les affaires d’Untel au Bour.
Ce fut une ère nouvelle, d’une gaieté un peu terrifiante, dans la vie des Camps spéciaux ! En fin de compte, ce n’est pas nous, c’est eux qui avaient fichu le camp, nous débarrassant de leur présence ! Une ère sans précédent, impossible sur cette terre : un homme dont la conscience n’est pas pure ne peut plus se mettre au lit tranquillement ! L’heure de l’expiation ne sonne pas dans l’autre monde, elle n’est pas renvoyée au jugement de l’histoire, non : c’est une expiation vivante, palpable, qui brandit au-dessus de toi, au petit matin, un couteau. Situation imaginable uniquement dans un conte : sous les pieds des honnêtes gens, la terre de la zone est moelleuse et tiède, sous les pieds des traîtres elle pique et brûle ! On ne peut qu’en souhaiter autant à l’espace d’outre-zone, le pays dit libre, qui n’a jamais connu cette ère et peut-être ne la connaîtra jamais.
Le sinistre bâtiment de pierre du Bour, depuis longtemps déjà agrandi, fini de construire, avec ses petites lucarnes, ses muselières, humide, froid et sombre, entouré par une solide clôture de planches de quatre centimètres d’épaisseur fixées à l’horizontale, ce Bour si amoureusement préparé par les patrons du camp à l’intention des réfractaires au travail, des évadés repris, des entêtés, des protestataires, des audacieux, le voilà soudain transformé en maison de retraite accueillant mouchards, buveurs de sang et petits chefs brutaux !
On ne saurait dénier le sens de l’humour au premier qui eut l’idée d’aller trouver les tchékistes et de leur demander, en récompense de ses longs et loyaux services, de le soustraire à la colère du peuple entre les quatre murs de pierre d’une oubliette. En être réduit à rechercher par soi-même une prison bien solide, à s’y réfugier au lieu de s’en évader, consentir de son plein gré à ne plus respirer l’air pur, à ne plus voir la lumière du soleil, cela, il me semble bien que l’histoire ne nous en ait pas laissé d’exemple.
Chefs et opers, prenant pitié des premiers qui se présentèrent, les recueillirent avec soin : tout de même, ils étaient de la maison. Ils mirent à leur disposition la meilleure cellule du Bour (les faiseurs de bons mots du camp la nommèrent la consigne), leur fournirent des matelas, firent renforcer le chauffage, leur assignèrent une heure entière de promenade.
Mais les premiers plaisantins furent suivis par d’autres qui avaient un moins grand sens de l’humour, avec une aussi grande soif de vivre. (Il y en eut qui prétendirent, jusque dans la fuite, ne pas perdre la face : qui sait, peut-être seraient-ils encore amenés à retourner vivre parmi les zeks ? L’archidiacre Roudtchouk s’enfuit au Bour avec toute une mise en scène : des surveillants arrivèrent dans sa baraque après le couvre-feu, jouèrent une scène de barbotte féroce, avec éventration de matelas, « arrêtèrent » Roudtchouk et l’emmenèrent. Le camp, du reste, apprit bientôt de source sûre que le fier archidiacre, amateur de peinture et de guitare, séjournait lui aussi dans cette même « consigne » exiguë.) Mais voilà-t-il pas que ça en fait plus de dix, plus de quinze, plus de vingt ! (La « brigade Matchékhovski », comme on se mit encore à l’appeler, du nom du responsable du régime.) À présent, il faut mettre en service une seconde cellule, rétrécissant d’autant la superficie productive du Bour.
Toutefois, les mouchards ne sont nécessaires et utiles qu’autant qu’ils grouillent dans la masse et tant qu’ils ne sont pas démasqués. Un mouchard démasqué ne vaut plus rien, hors d’état qu’il est de continuer à remplir son office dans ce camp. Et il faut l’entretenir au Bour avec pitance gratuite, et il ne fournit aucun travail productif, il ne justifie plus son existence. Non, non et non ! Même la philanthropie du MVD doit avoir des limites !
Et le flot des suppliants qui implorent qu’on les sauve est interrompu. Ceux qui n’ont pas bougé à temps sont forcés de rester dans leur peau de brebis et d’attendre le couteau.
Un mouchard est comme un batelier-passeur : utile une heure, après : bonsoir.
Les préoccupations de l’administration allaient aux contre-mesures, au moyen de stopper dans les camps ce redoutable mouvement et de le briser. La première habitude qu’ils prirent, leur première bouée de sauvetage, consista à rédiger des ordres du jour.
Moins que tout, les détenteurs de nos corps et de nos âmes avaient envie d’admettre que notre mouvement fût un mouvement politique. Dans leurs ordres du jour menaçants (que nous lisaient les surveillants, passant de baraque en baraque), tout ce qui était en train de germer là était proclamé banditisme. Les choses étaient ainsi plus simples, plus faciles à comprendre, plus familières en somme. Y avait-il si longtemps que les bandits étaient expédiés chez nous sous l’étiquette de « politiques » ? Eh bien, à présent, les politiques – politiques pour la première fois ! – étaient devenus des « bandits ». D’un ton mal assuré, on nous déclarait que lesdits bandits allaient être découverts (pour l’instant, nul ne l’était encore) et (c’était dit avec encore moins d’assurance) fusillés. Dans les ordres du jour, en outre, il était fait appel à la grande masse des prisonniers, invités à condamner les bandits et à les combattre !…
Les détenus écoutaient la lecture et se dispersaient, rigolards. Dans le fait que les officiers du régime pénitentiaire avaient eu peur d’appeler les politiques par leur nom (et cela bien que, trente années durant, tout l’art de l’instruction judiciaire n’eût jamais consisté qu’à vous attribuer de la « politique »), nous avions senti leur faiblesse.
Faiblesse est bien le mot ! Traiter le mouvement de « banditisme » était, de leur part, une échappatoire, un moyen, pour l’administration du camp, de dégager du même coup sa propre responsabilité : autrement, elle aurait dû expliquer comment elle avait toléré la naissance dans le camp d’un mouvement politique. Avantage et nécessité qui s’étendaient également aux échelons supérieurs : directions locales et provinciales du MVD, Goulag, et jusqu’au Ministère. Un système qui vit dans la peur permanente de l’information aime à se leurrer lui-même. Si l’on avait massacré le personnel de surveillance et les officiers du régime pénitentiaire, ils auraient eu du mal à éviter de recourir à l’article 58-8, terrorisme, mais du même coup il leur serait devenu très facile de condamner au poteau. La façon dont ils s’y étaient pris faisait miroiter à leurs yeux une possibilité bien tentante : camoufler ce qui se passait dans les Camps spéciaux en épisode de la guerre des chiennes – en train, juste à la même époque, d’ébranler les ITL et manigancée précisément par la même direction du Goulag.
La « Guerre des chiennes » mériterait un chapitre à part dans cet ouvrage, mais cela m’aurait obligé à chercher une énorme documentation supplémentaire. Renvoyons le lecteur à l’étude de Varlam Chalamov, Esquisses du monde du crime, incomplètes, pourtant, elles aussi.
Je résume. La « Guerre des chiennes » s’est déchaînée à partir, approximativement, de 1949 (compte non tenu de cas particuliers, mais constants, d’entr’égorgement des « voleurs » et des « chiennes »). Elle faisait rage en 1951-1952. Le monde de la pègre était morcelé en nombreuses sous-espèces : outre les « voleurs » et « chiennes » proprement dits, il y avait encore : les illimités (« voleurs sans limite ») ; les « makhnovistes » ; les cabochards ; les pivovarovistes ; les « chaperons rouges » ; les « sans chocottes » ; les « pic à la ceinture », et j’en passe.
Vers cette époque, la direction du Goulag, désormais sans illusion sur l’infaillible théorie de la rééducation des truands, décida apparemment de se débarrasser de ce fardeau en jouant sur les divisions, en soutenant tantôt l’un, tantôt l’autre des groupements dont elle utilisait les couteaux pour mettre à mal le reste. La tuerie avait lieu ouvertement, massivement.
Puis les truands s’adaptèrent : ou bien ne pas tuer de ses propres mains, ou bien, lorsqu’on a tué soi-même, forcer un autre à prendre la faute sur soi. C’est ainsi que de jeunes délinquants ou d’ex-soldats et ex-officiers, sous menace de se faire assassiner eux-mêmes, prirent sur eux un assassinat commis par un autre, écopèrent de vingt-cinq ans au titre de l’article pour banditisme 59-3, et y sont encore. Tandis que les voleurs chefs de groupements en sortirent blancs comme neige grâce à l’« amnistie Vorochilov » de 1953 (mais il ne faut pas désespérer : depuis lors, ils y sont plusieurs fois retournés).
Lorsque, dans notre presse, furent de nouveau à la mode les histoires sentimentales de « reforgement », les colonnes des journaux firent place à une certaine information – tout ce qu’il y a de plus vague et mensongère, bien entendu – sur les tueries des camps ; à cette occasion furent confondus à dessein (pour échapper au regard de l’histoire) la « guerre des chiennes », le « hachoir » des Camps spéciaux et Dieu sait encore quel massacre. Le thème des camps intéresse notre peuple, les articles qui le concernent sont lus avec avidité, mais il est impossible d’en extraire quoi que ce soit de compréhensible (c’est bien pour ça qu’ils sont écrits). Prenez le journaliste Galitch, qui a publié en juin 1959 dans les Izvestia un louche récit « documentaire » sur un certain Kossykh, lequel aurait, du fond de son camp, ému jusqu’aux larmes le Soviet Suprême au moyen d’une lettre de quatre-vingts pages dactylographiées (1. D’où sortait la machine à écrire ? c’était celle de l’oper ? 2. Et puis, qui diable aurait été lire une lettre de quatre-vingts pages, une seule leur suffit, là-bas, au Soviet, pour bâiller à s’en décrocher la mâchoire). Ledit Kossykh se farcissait vingt-cinq ans, deuxième temps de peine, suite à une condamnation de camp. Quelle condamnation ? pour quel motif ? là-dessus Galitch – trait distinctif de notre journaliste – perd subitement toute clarté et intelligibilité. Impossible de comprendre si Kossykh a commis le meurtre d’une « chienne » ou le meurtre politique d’un mouchard. Mais ce qui est justement caractéristique, c’est qu’avec le recul de l’histoire, tout est mis à présent dans le même sac et appelé « banditisme ». Voici en quels termes les choses reçoivent une explication scientifique dans un journal de la capitale : « Les séides de Béria (haro sur le baudet, il nous tirera d’affaire !) sévissaient alors (et avant ? et maintenant ?) dans les camps. Aux rigueurs de la loi étaient substitués les actes illégaux des personnes (qu’est-ce à dire ? nonobstant des instructions uniques ? mais qui donc s’y serait risqué ?) chargées de la faire passer dans la vie. Ces gens attisaient par tous les moyens l’inimitié (souligné par moi. Ça, c’est vrai. – A.S.) entre les différents groupes de zé-ka zé-ka. (L’emploi de mouchards rentre également dans cette formule…) Une inimitié sauvage qu’on envenimait sans pitié, artificiellement. »
Mettre un terme aux assassinats dans les camps en distribuant des peines de vingt-cinq ans que les assassins, de toute façon, étaient déjà en train de purger, se révéla bien entendu chose impossible. Alors, en 1961, fut promulgué un oukase promettant le poteau pour assassinat au camp, y compris, bien entendu, pour meurtre de mouchard. Cet oukase de Khrouchtchev a manqué aux Camps spéciaux de Staline.
De cette façon, ils se blanchissaient. Mais, du même coup, ils se privaient du droit de fusiller les assassins des camps, autrement dit, de la possibilité de prendre des contre-mesures efficaces. Et ils demeuraient incapables de contrecarrer un mouvement en pleine expansion.
Les ordres du jour n’y firent rien. La masse des prisonniers ne se substitua pas à ses maîtres pour condamner et combattre. Mesure suivante : mettre l’ensemble du camp au régime disciplinaire ! Autrement dit : tout le temps des jours ouvrables qui n’était pas pris par le travail, ainsi que tous nos dimanches du lever au coucher, nous devions les passer désormais sous les verrous, comme en prison, utiliser la tinette et même recevoir la nourriture dans nos baraques. On se mit à nous livrer à domicile lavure et kacha dans de grands tonneaux ; le réfectoire restait désert.
Régime pénible, mais qui ne se maintint pas longtemps. Sur les lieux de travail, nous manifestâmes une extrême paresse, d’où hurlements du trust charbonnier. Et surtout, une charge quadruple tombait maintenant sur les surveillants, forcés de courir sans cesse, clefs en main, d’un bout à l’autre du camp : entrée et sortie des corvées de tinette, service de la nourriture, accompagnement de groupes à la section sanitaire, aller et retour.
But des autorités : que cela nous pèse trop, que nous nous révoltions contre les assassins et livrions les meurtriers. Mais nous étions tous disposés à souffrir, à tenir le coup, la chose en valait la peine ! Autre but encore : empêcher qu’une baraque reste ouverte et que les meurtriers puissent venir d’une autre ; à l’intérieur de la même, on devait les identifier plus aisément. Mais voici qu’un meurtre est commis et que, cette fois encore, on n’arrive à trouver personne, tout le monde dit qu’il « n’a pas vu » et « ne sait pas ». Il y a aussi, sur les lieux de travail, quelqu’un qui se fait fendre le crâne : et ça, impossible de s’en garantir en bouclant les baraques.
Le régime disciplinaire fut rapporté. Pour le remplacer, on imagina de construire une « grande muraille de Chine ». C’était un mur de deux briques d’épaisseur et de quatre mètres de haut, élevé en plein milieu de la zone, transversalement, et destiné à préparer la coupure du camp en deux parties, une brèche restant pour l’instant ménagée. (Entreprise commune à tous les Camps spéciaux. Semblable cloisonnement des grandes zones en un certain nombre de petites fut pratiqué dans de nombreux autres camps.) S’agissant d’un travail non rémunéré par le trust – il n’avait aucun sens pour la cité ouvrière –, tout le poids (confection des briques de torchis, retournement pour séchage, transport jusqu’au mur, maçonnage proprement dit) en retomba sur nous, toujours nous, sur nos dimanches et nos soirées (des soirées d’été, lumineuses), une fois revenus du travail. Il nous contrariait fort, ce mur, nous comprenions que l’administration préparait une saloperie ; mais il fallut bien le construire. Nous n’étions encore que bien peu libérés : têtes et bouches l’étaient, mais jusqu’aux épaules nous restions, comme avant, enlisés dans le marais de l’esclavage.
Toutes ces mesures – ordres du jour menaçants, régime disciplinaire, mur – étaient grossières, tout à fait dans l’esprit du mode de pensée pénitentiaire. Mais que se passe-t-il ? Sans crier gare, on convoque une brigade, une seconde, une troisième chez le photographe, et on photographie, et poliment, s’il vous plaît, pas de numéro-collier sur la poitrine, pas de profil imposé : asseyez-vous comme vous serez le mieux, regardez où vous voulez. Et une phrase « imprudente » du chef de la KVTch apprend aux trimeurs qu’on leur « fait des photos d’identité ».
D’identité ? pour quelles pièces ? Comment un détenu pourrait-il avoir des pièces d’identité ?… L’émoi s’insinue parmi les crédules : peut-être qu’on est en train de préparer des laissez-passer pour nous désescorter ? Peut-être que ci ?… Peut-être que ça…
Et maintenant voici un surveillant, retour de congé, qui raconte à haute voix à un collègue (mais en présence de détenus) qu’il a vu en chemin des convois entiers de libérés : slogans, rameaux verts, ils rentrent chez eux.
Seigneur, comme le cœur vous bat ! Mais aussi, c’est qu’il est grand temps ! C’est par là qu’il aurait fallu commencer après la guerre ! Se peut-il que ça soit commencé ?
Quelqu’un, dit-on, a reçu une lettre de chez lui : ses voisins sont déjà libérés, ils sont à la maison !
Soudain, l’une des brigades photographiées est convoquée en commission. On entre un par un. Assis derrière une table à tapis rouge, sous le portrait de Staline, voici des officiers de notre camp, mais ils ne sont pas seuls : il y a en outre deux inconnus, un Kazakh et un Russe, qui n’ont jamais mis les pieds dans notre camp. Attitude professionnelle, mais avec un soupçon de gaieté ; ils remplissent un formulaire : nom, prénom, patronyme, année de naissance, mais ensuite, au lieu des habituels « article, temps de peine, date d’expiration » vient la situation de famille en détail : femme, parents, s’il y a des enfants, quel est leur âge, et où vit tout ce monde, ensemble ou séparément. Et le tout est noté !… (C’est tantôt l’un, tantôt l’autre des membres de la commission qui le rappelle à celui qui écrit : note ça aussi, et puis ça !)
Étranges, douloureuses et agréables questions ! Le plus endurci en a chaud au cœur, il est même sur le point de fondre en larmes ! Depuis des années et des années, il n’entend qu’aboiements hachés : article ? temps de peine ? condamné par qui ? et tout à coup, assis devant lui, voici des officiers pas méchants le moins du monde, sérieux, humains et qui, sans se presser, avec sympathie, oui, avec sympathie, lui posent des questions sur des choses que l’on conserve si loin, des choses qu’on a peur soi-même d’effleurer, il arrive parfois qu’on en touche un mot ou deux à un voisin de châlit, le plus souvent on n’en fait rien… Et ces officiers (tu l’as oublié ou tu es en train de le pardonner, mais ce lieutenant, tiens, celui-là, la dernière fois – c’était la veille de la fête d’Octobre – t’a justement confisqué et déchiré la photo de ta famille…), ces officiers, apprenant que ta femme s’est remariée avec un autre et que ton père, au plus mal, n’espère plus revoir un jour son garçon, clappent douloureusement des lèvres, se regardent, hochent la tête.
Mais ils ne sont pas mauvais, voyons, ce sont aussi des hommes, c’est seulement leur métier de chien qui veut ça… Et après avoir tout noté, ils posent à chacun la dernière question que voici :
« Bon, et où est-ce que tu aimerais vivre ?… Là où sont tes parents, par exemple, ou bien au même endroit qu’avant ?…
– Comment ? » Et le zek écarquille les yeux. « Je… je vis dans la baraque n° 7…
– Mais nous le savons, voyons ! » Les officiers de rire. « Ce que nous te demandons, c’est où tu aimerais vivre. Une supposition qu’on te relâche, pour quelle localité faudrait-il t’établir des papiers ? »
Et c’est le monde entier qui tournoie devant les yeux du détenu, des fragments de soleil, de petits rayons d’arc-en-ciel… Cérébralement, il comprend que tout cela n’est qu’un songe, un conte de fée, que cela ne peut être, que son temps est de vingt-cinq ans ou de dix, que rien n’est changé, qu’il est tout enduit de glaise et y retournera demain, mais plusieurs officiers, dont deux commandants, sont assis là, qui prennent leur temps et insistent avec sympathie :
« Alors, où ça donc ? Où ? Dis un nom. »
Et, le cœur battant, envahi par des vagues de chaleur et de reconnaissance, tel un gamin rougissant nommant une jeune fille, il lâche le secret que gardait sa poitrine, il dit où il aimerait vivre en paix le reste de ses jours, s’il n’était un bagnard maudit affublé de quatre numéros.
Et eux, eh bien, ils notent ! Et ils demandent qu’on appelle le suivant. Tandis que le premier, demi-fou, rejoint d’un bond les gars dans le couloir et leur raconte ce qui s’est passé.
Les membres de la brigade entrent un à un et répondent aux questions de ces officiers amicaux. Et il n’y en aura guère qu’un sur une cinquantaine pour persifler :
« Ici, en Sibérie, tout est bien, sauf que le climat est bigrement chaud. Au-delà du cercle polaire, il n’y aurait pas moyen ? »
Ou bien :
« Notez donc ça : je suis né au camp, je mourrai au camp, je ne connais pas de meilleur endroit. »
Ils causèrent comme ça avec deux ou trois brigades (le camp en comprend deux cents). Le camp en fut tout remué pendant quelques jours, il y avait de quoi discuter – même si la moitié d’entre nous ne s’était sans doute pas laissé prendre : les temps de la crédulité étaient, ô combien, révolus ! Mais la commission cessa de siéger. La photo ne leur avait pas coûté cher : l’appareil était vide de toute pellicule. Mais pour siéger comme ça en corps constitué et mettre autant de cordialité à tirer les vers du nez à des vauriens, cela excédait leur patience. Si bien que cette indécente entreprise ne déboucha sur rien.
(Mais tout de même, reconnaissons-le quel succès ! En 1949, création – pour toujours, bien entendu – de camps à régime féroce. Et dès 1951, les patrons en sont réduits à jouer cette comédie de la cordialité. Est-il encore besoin d’un autre aveu de notre succès ? Pourquoi n’ont-ils jamais eu besoin, dans les ITL, de jouer pareille comédie ?)
Et les couteaux étincelèrent à nouveau.
Alors les patrons prirent une décision : épingler. Faute de mouchards, ils ne savaient pas exactement qui il leur fallait mais ils avaient tout de même quelques soupçons, quelques petites idées (sans compter qu’il s’était peut-être trouvé quelqu’un pour réorganiser en douce la délation).
Voilà donc deux surveillants qui se ramènent dans une baraque, après le travail, une visite de routine, quoi, et ils disent : « Prépare-toi, on t’emmène. »
Le zek jette un coup d’œil sur les gars et dit :
« Je n’irai pas. »
Et de fait : ce si simple et si ordinaire épinglage, ou arrestation, auquel nous n’opposons jamais de résistance, que nous avons pris l’habitude d’accepter comme un coup du sort, il la contient bien, pourtant, cette possibilité : je n’irai pas ! Cela, à présent, nos cervelles libérées le comprennent !
« Comment, tu n’iras pas ? attaquent les surveillants.
– C’est comme ça, je n’irai pas ! » répond fermement le gars. « Ici aussi je ne suis pas mal.
– Et où faut-il qu’il parte ?… Et pourquoi faut-il qu’il parte ?… On ne vous le laissera pas prendre !… On ne le lâchera pas !… Allez-vous-en ! », s’écrie-t-on de toute part.
Les surveillants tournicotent encore un peu, et puis s’en vont.
Ils essaient dans une autre baraque : même résultat.
Alors les loups comprirent que nous n’étions plus les brebis d’antan. Que s’ils voulaient nous cueillir, il fallait qu’ils le fassent par la ruse, ou bien au poste de garde, ou bien en envoyant contre un homme seul tout un détachement. Mais dans la foule, ils ne nous épingleraient plus.
Et nous autres, libérés de ce qui nous souillait, débarrassés des yeux qui nous surveillaient et des oreilles qui nous écoutaient, nous regardâmes autour de nous et vîmes de tous nos yeux que nous étions des milliers ! des politiques ! capables désormais de résister !
Comme il avait été bien choisi, le maillon par lequel il fallait tirer sur la chaîne pour la faire sauter : les mouchards ! les rapporteurs et les traîtres ! Dans le même bateau que nous et qui nous empêchaient de vivre. Comme sur l’antique autel des sacrifices, leur sang avait coulé pour nous libérer de la malédiction qui pesait sur nous.
La révolution grossissait. Son zéphyr, qu’on eût pu croire retombé, s’engouffrait à présent dans nos poumons comme un ouragan !
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