Si l’on nomme « pudeur » la tendance à cacher aux autres (et à soi-même) certains faits, actes, impulsions ou pensées appartenant à notre « domaine privé », à notre « vie intime », on ne tarde pas à constater que toute pudeur est, au fond, celle de l’âme.
La pudeur s’exprime par la recherche des lieux clos ou isolés, « où l’on se sent chez soi » – par l’usage du vêtement qui nous « protège » des regards et des contacts indésirables en même temps que des intempéries – par la réserve personnelles de langage et d’action observée en ce qui touche aux fragilités animales et aux sentiments profonds de notre vie. Cette dissimulation fait incontestablement partie de « l’art de vivre ». Vivre en conservant son intégrité, sa dignité et son indépendance personnelles ; et, ajoutons-le immédiatement, en respectant celle des autres, voilà la pudeur, vertu essentiellement individualiste.
Elle est en même temps une vertu sociale (altruiste par introjection), en ce sens que nous sommes choqués de voir autrui manquer à la pudeur et que nous nous efforçons de ne pas exercer sur lui un choc affectif de même ordre. Il est choquant, en effet, de voir un être humain étaler avec complaisance les côtés sordides ou repoussants de sa nature, ses prétentions dominatrices, son insignifiance ou sa veulerie, son éréthisme sexuel ou sentimental, son manque de respect pour soi-même et pour autrui. La sympathie, cette sociabilité réflexe, exige que nous réfrénions en nous-mêmes les tendances à l’exhibitionnisme et au voyeurisme, qui toutes deux tendent à violer l’intimité d’autrui, soit en lui imposant la nôtre comme un spectacle indésirable, soit en surprenant ta sienne d’une manière outrageante pour lui et ses proches.
Réflexe de défense en face de celui qui nous traite comme un simple instrument, un objet, une chose au service de ses instincts – la pudeur maintient le caractère distinctif de notre humanité acquise, et de notre unicité individuelle. Elle est un vêtement vivant, un épiderme mental. On lui reproche d’être une convention, un sentiment factice, un produit de l’éducation et de la tradition, un « préjugé », et l’on souligne, à ce propos, que la pudeur- revêt les formes les puis bizarres et les plus contradictoires selon les milieux, les climats, les croyances, la mode, les circonstances de la vie. A cela, il convient d’abord de répondre que la civilisation au sens le plus large du mot est dans son ensemble un préjugé, un produit de l’éducation et de la tradition, un « artifice » ajouté à la « nature » ; toute la question est de savoir si cet artifice est une acquisition valable ou non. Or, la pudeur – qui se présente à nous sous des aspects infiniment varies – n’est jamais absente de la psychologie humaine, ce qui nous donne à penser qu’elle est sans doute un élément constitutif du « génie » de notre espèce, un apanage proprement humain, qu’il serait vain ou désastreux de prétendre abolir.
Il est vrai que la pudeur est menacée, de nos jours, par bien des ennemis ; raison de plus pour la défendre.
Elle a pour vieille ennemie la religion judéo-chrétienne, qui prétend exposer l’homme, dans sa misérable nudité et son infirmité, aux regards éternellement fixés sur lui d’un Dieu omniscient, omniprésent, inquisiteur et vengeur parfait de nos moindres manquements à la perfection. Elle a pour ennemie l’Eglise, qui prétend, au nom de ce même Dieu, violer le secret des consciences par la main de ses prêtres, les diriger par la confession, la pénitence, l’exhortation, l’endoctrination, la menace de châtiments éternels, l’usage rituel des sacrements, etc., etc. L’âme humaine n’est guère mieux traitée par la science moderne. Contre elle, la psychiatrie, la toxicologie, la chirurgie du cerveau, les détecteurs du mensonge, l’hypnose, les électrochocs, constituent un arsenal de viol, un bordel-laboratoire, un jardin des supplices, qui ressemble aux légendaires châteaux d’un Sade ou d’un Kafka. Pour forcer l’âme, pour lui arracher son secret, pour la décomposer en éléments homogènes classables, dosables, étiquetables en bocaux, toutes les techniques sont mises à contribution.
Les tests, les questionnaires, les curriculum vitae, la graphologie, etc., autant de « recoupements » que ses employeurs, ses contrôleurs, ses tourmenteurs mettent en œuvre pour dévoiler, déflorer, dévirginiser Psyché. Leur « hygiène » vaut le « salut » des théologiens : elle n’est que le prétexte revêtu par une sadique volonté de puissance pour détruire ce qui s’oppose à sa curiosité d’asservissement.
Et que dire de l’Etat totalitaire, avec sa réduction de toute existence aux catégories de la police politique ? A son service, la vieille théologie et la science moderne rivalisent de zèle. Son idéal c’est la maison de verre, le panopticon de Bentham, la machine à habiter de Jeanneret, où le matériel humain serait en permanence dans l’état lamentable d’ostentation où il se trouve dans les antichambres d’hôpitaux, les amphithéâtres et les conseils de révision. Cet état d’inspection officielle des viandes, avec brain-washing, sonde et spéculum, cette opération sans fin, qui tient à la fois de l’assistance sociale, de la visite sanitaire des prostituées et de l’autocritique bolcheviste – durerait de l’acte génésique à l’autopsie, à travers les mille épisodes de nudisme administratif qui consistent à naître, à enfanter, à vivre et à mourir – « les uns à la vue des autres », comme dit Pascal – dans l’effroyable promiscuité de cris, d’odeurs, de paroles, de gestes, de fonctions, d’haleines et de râles d’un monde concentrationnaire, dont la devise renchérirait sur l’Enfer de Dante :
« Vous qui entrez, laissez toute pudeur ».
De toutes les sociétés – historiques, utopiques ou légendaires – dont la description nous est parvenue, il est aisé de constater que les plus oppressives, les plus inhumaines, sont aussi celles d’où la pudeur est exclue – et avec elle le caractère essentiellement « privé » des rapports entre les sexes. Ce sont aussi les sociétés où l’amour, l’amitié – tous les sentiments exclusifs et véritablement personnels – ont en général le moins de place. A la limite, la « chasteté » et la « promiscuité » pratiquement se confondent (si par chasteté on entend l’indifférence, la froideur, la vie sexuelle réduite à un minimum socialement nécessaire pour les fins de la reproduction). Rien de moins érotique que le nu gymnique des jeunes gens spartiates des deux sexes, vivant en hordes guerrières où les mâles et les femelle, à peine différenciés, mesurent brutalement leurs forces et leurs vertus patriotiques. Impudique dans ses mœurs, entièrement dominée par l’idolâtrie nationale, Lacédémone a moins encore, si c’est possible, la pudeur des âmes que celle des corps. Si brèves que soient les paroles qui composent l’anthologie littéraire du style laconien, on ne peut que souhaiter que ses auteurs aient été moins verbeusement indécents dans l’étalage de leur indifférence à l’égard de tout ce qui n’est pas le salut de la République.
Et de nos jours, c’est en Allemagne hitlérienne, au pays des haras humains instaurés par Himmler pour ses S.S. – ou bien c’est derrière le rideau de fer, dans la patrie des terrassiers stakhanovistes, des mères héroïnes et des miliciennes bottées et casquées que l’on peut retrouver le maximum d’indélicatesse dans les mœurs, de bestialité dans les rapports sexuels, et d’inconscience enfin, dans les propos d’adulation, de mépris, de vantardise et de cruauté, où s’étale la stupidité despotique d’une génération sans pudeur.
La masse, la foule, est sans pudeur ; aussi est-elle incapable, dans ses déchaînements de sexualité, d’aboutir à autre chose qu la chiennerie crapuleuse, alors que le couple, qui fuit naturellement la grossièreté des saturnales, accède seul au niveau où la chie en lit fait place à l’amour.
Comment en serait-il autrement ?
Les pudenda (les parties « honteuses » ou « sacrées ») ont le double rôle génésique et excrémentiel que l’on sait. Fonctions alternantes, exclusives l’une de l’autre, et que tendent à confondre la scatologie, la curiosité triviale, l’obscénité. Pour que l’organe masculin ou féminin soit attirant, non point vicieusement comme peut l’être l’instrument souillé d’une évacuation malodorante, mais amoureusement, comme l’objet par excellence du désir, il est nécessaire qu’un courant psychique déjà fortement établi par une courtisation préalable assez intense – conduise « enfin » à la dénudation, au contact et a la vue des suprêmes instruments de volupté, sans qu’une seule pensée s’égare vers les aspects physiologiques inférieurs. Arrivés â un certain degré d’exaltation passionnelle, les amants sans doute pourront impunément négliger la plupart des réserves qu’ils ont naturellement observées au début, puisque « tout est pur aux purs » et qu’Eros triomphant ennoblit toute chair ; mais on ne voit pas comment ce « dépassement de la pudeur » pourrait avoir lieu sans l’obstacle qui lui sert de tremplin – comment la volupté commune pourrait naître autrement que d’une inhibition mutuellement vaincue – ni comment le retour du cycle tension-détente pourrait être préparé autrement que par une nouvelle courtisation supposant au moins une réminiscence de pudeur.
La pudeur est, semble-t-il, la bête noire des pornographes impuissants et des onanistes rancis dans le célibat. On dirait, à les entendre, que c’est elle – la fiancée d’Eros – qui est responsable de leurs frustrations et de leurs délectations moroses. Il n’en est rien.
Je veux bien admettre que la pudeur soit l’adversaire du désir, et que vous preniez le parti du désir. Mais qui peut vivre sans un adversaire ? Psyché sous-entend Eros ; elle est sa partenaire éternelle ; et, sans leur dialogue, l’assouvissement ne serait qu’une morne homosexualité narcissique. On jette à la pudeur l’accusation d’être hypocrite parce qu’elle aspire secrètement à être vaincue, comme le désir lui-même aspire â n’être plus désir, mais contentement et repos. Eh quoi, vous voulez réduire les ambivalences et les ambiguïtés de la vie à la simplicité d’un mécanisme élémentaire ? Voulez-vous arrêter le cycle et le rythme de la durée vivante, pour le remplacer par le battement de l’horloge marquant une simple dimension de l’espace ? C’est une vérité mille fois redite et pourtant inusable, que la pudeur valorise son objet. Ce qui est abandonné sous l’extrême tension de la passion, après uni cristallisation amoureuse réciproque enrichie par l’attente, l’espoir et le désespoir, acquiert une valeur surhumaine : un regard, un contact furtif, un billet, un mot d’aveu nous rendent les rivaux des Dieux. Rien n’a en ce monde d’autre prix que ce qu’il coûte, et l’idée d’une jouissance gratuite, immédiate (sans attente, ni risque, ni aléa, ni secret) est si contradictoire qu’on ne saurait lui attribuer un sens. Oui, la pudeur montre ce qu’elle cache, et le désir ne veut pas toujours ce qu’il veut. La biche en amour s’enfuit ; la nymphe se cache derrière les saules ; l’une et l’autre craignent d’être poursuivies, et craignent de ne pas l’être. La rougeur qui monte aux joues, la main qui ramène une jupe sur un genou un peu trop découvert (autrefois il s’agissait de la cheville) sont-ils des expressions univoques ? Bien naïf ou bien fat qui s’y tromperait tout à fait.
Le rêve d’un plaisir amoureux d’où toute pudeur serait bannie est aussi vain que celui d’un midi éternel, sans nuage ni ombre. Telle qui ne cache rien de son corps est timide en ses gestes, telle en son langage, telle en sa pensée, telle en son cœur.
André Prunier [Prudhommeaux] L’Unique, n°93-94, mars-avril 1955.
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