Christophe Premat | 16 février 2009 | SENS CRITIQUE
Les événements de mai 1968 ont été le symptôme frappant d’une rupture dans la société française1. Le cours des choses a été suspendu pour un temps très bref, mais le retentissement fut suffisamment fort pour ouvrir une « brèche2 » et marquer toute une génération intellectuelle. Aussi, l’intérêt de la crise de 68 pour l’analyse politique est qu’elle révèle les transformations et les contradictions de la société française d’après-guerre. Dans le cas de mai 1968, dont l’interprétation a suscité de nombreuses controverses, les débats ne portent pas tant sur les conséquences politiques des événements qui se sont déroulés que sur leur impact sur le long terme.
On évoque volontiers la génération des années soixante comme une génération rebelle, pleinement engagée dans les combats politiques, refusant à la fois les cadres politiques traditionnels et les normes sociales jugées archaïques ; or, depuis quelque temps, le climat politique de la France est marqué par un anathème à l’encontre du laxisme de mai 1968 volontiers transformé en révolte individualiste et anarchiste. Plus fondamentalement, nous vivons en fait la transmission difficile d’un moment révolutionnaire problématique, dont la portée dépasse largement les échauffourées de la rue Gay-Lussac. Voilà pourquoi nous souhaitons articuler le sens profond des événements de mai 68 à une réflexion plus générale sur l’organisation de la société française.
Nous nous appuierons sur trois interprétations intellectuelles de mai 68 : celle de Claude Lefort, Edgar Morin, Cornélius Castoriadis analysant mai 1968 à travers le prisme d’une demande d’autonomie individuelle et sociale ; puis celle de Luc Ferry, Alain Renaut et Gilles Lipovetsky qui ont dénoncé l’affirmation plus ou moins cachée d’un individualisme hédoniste sans véritable souci du collectif. Cet affrontement est pondéré par les réflexions de Raymond Aron dans la Révolution introuvable qui pointe les ambivalences du mouvement de mai. Il ne s’agit pas d’arbitrer entre ces interprétations diverses, mais de comprendre leur genèse et la manière dont elles dessinent les traits d’une nouvelle conscience intellectuelle.
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Bien qu’ils se soient inscrits dans un mouvement international, les événements de mai 1968 en France se sont produits si rapidement, de manière si fulgurante, qu’ils semblaient avoir peu de chances de provoquer un enthousiasme populaire et d’imprimer une réelle dynamique révolutionnaire. Comme l’écrit Edgar Morin, mai 1968 est d’abord un jeu de loupes :
« Le « maelstrom » étudiant a des origines à la fois gigantesques et minuscules. Du côté gigantesque, c’est la grande rébellion étudiante qui déferle, depuis le début de 1968, dans des pays aussi différents que la Pologne, la Tchécoslovaquie, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, les États-Unis, et qui, si distinctes en soient les ramifications, répond à une certaine internationalité. Du côté minuscule, ce sont de petits noyaux révolutionnaires, dans l’étrange campus de Nanterre-La Folie, déclenchant un mouvement qui, se développant en chaîne, va s’épanouir du 6 au 13 mai dans une prodigieuse commune étudiante »3.
Des mouvements sociaux de grande ampleur émergent dans plusieurs pays pour revendiquer des droits civils et politiques nouveaux ; mai 1968 s’inscrit alors dans cette filiation4. Claude Lefort, Cornélius Castoriadis et Edgar Morin mettent ainsi en évidence la nouveauté et le potentiel de créativité sociale de ces mouvements. Mai 1968 est une revendication d’autonomie face à un pouvoir de plus en plus détaché de la société et manifeste pleinement les contradictions d’une société bureaucratique caractérisée par une séparation accrue de deux couches sociales, les dirigeants et les exécutants. Les dirigeants désignent les personnes qui prennent des décisions ayant des conséquences pour la vie collective ; quant aux exécutants, ils appliquent ces décisions. Cette séparation se retrouve à tous les niveaux de la vie sociale, aussi bien dans l’entreprise que dans d’autres institutions. Ce n’est pas un hasard si les années 1960 ont été marquées par le développement du thème de l’autogestion comme tentative de réconciliation des exécutants et des dirigeants. Pour une gauche radicale, exclue du champ politique par la prééminence du parti communiste, mai 1968 est en ce sens une tribune inespérée qui donne l’occasion de contester toutes les hiérarchies syndicales ou politiques. L’insurrection n’est pas dirigée uniquement contre le pouvoir gaulliste, mais aussi contre la domination du parti communiste et de la CGT. Le caractère spontanéiste et anti-autoritaire de mai 1968 s’explique par le refus de toutes ces tutelles qui monopolisent la vie sociale. Le sens de la société n’est plus l’apanage de collectifs exsangues, c’est à l’individu d’inventer de nouvelles formes de relations sociales.
Dans un film qui suit la grève des jeunes ouvriers de Renault-Flins5, Jean-Pierre Thorn tente de saisir au plus près les revendications des ouvriers : il laisse parler les acteurs, même si le film est monté de telle manière qu’il est impossible de ne pas voir les collages de la propagande maoïste. Les ouvriers n’utilisent pas de rhétorique militante, ils revendiquent en des termes très simples des mesures concrètes changeant l’organisation de leur vie individuelle et sociale. Le film montre des personnes faisant preuve de sens critique à l’égard de leurs conditions de vie et capables de transposer dans le domaine politique un modèle d’organisation sociale.
Dans l’un de ses derniers entretiens, Cornélius Castoriadis compare le climat politique des années 1990 à celui des années 1960 : alors que ces dernières étaient marquées par une effervescence idéologique, les années 1990 se caractérisent par une absence d’idéologies et de repères, un « conformisme généralisé » et donc une « montée de l’insignifiance »6 :
« les gens avaient ce besoin de croyance. Ils le remplissaient comme ils pouvaient, les uns avec le maoïsme, les autres avec le trotskisme et même avec le stalinisme, puisqu’un des résultats paradoxaux de mai 1968, cela n’a pas été seulement d’apporter de la chair au squelette maoïste ou trotskiste mais cela a été d’augmenter encore à nouveau le recrutement du PC, malgré l’attitude absolument monstrueuse du PC pendant les événements et pendant les accords de Grenelle »7.
Le PC a profité indirectement des bénéfices de cette révolution, alors même qu’il a tout fait pour l’étouffer. Ce paradoxe est dû au fait que les gens avaient besoin de réinvestir le sens des idéologies afin de savoir si elles étaient capables d’éclairer la compréhension générale de la société.
Les troubles de mai 1968 réactivent en ce sens une strate profonde de l’imaginaire politique français : les problèmes concrets se traduisent directement en une demande sociale abstraite adressée aux organisations existantes. C’est certainement l’une des dimensions de ce que Pierre Rosanvallon nomme à juste titre la « culture de la généralité »8, c’est-à-dire le désir de prolonger universellement l’écho d’une situation sociale particulière. Le questionnement clandestin qui travaille en filigrane la société française n’est pas tant le changement institutionnel que la reconstitution d’un ciment social : le foisonnement idéologique des années 1960 ne fait que souligner ce complexe.
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Mai 1968 a d’abord mis en évidence un besoin de communication entre des personnes qui ne se côtoyaient que pour se rendre au travail. Il y a eu besoin d’une révolte, d’une rupture avec le quotidien institué. Comme l’écrit la psychanalyste Julia Kristeva en mai 1968, « la vie psychique sait qu’elle ne sera sauvée que si elle se donne le temps et l’espace des révoltes : rompre, remémorer, refaire »9. En clair, les gens avaient besoin d’interroger ce qu’ils faisaient, sans forcément aboutir à un renouveau institutionnel.
Dans les analyses de Castoriadis, il n’y a pas d’idéalisation de mai 1968, dans la mesure où ce moment révolutionnaire ne peut pas inverser le sens des normes bureaucratiques, car il est déjà trop tard. Mai 1968 ne fait que rappeler et réanimer le projet d’autonomie qui fait partie de l’héritage européen et qui est contradictoire avec le projet capitaliste en cours d’achèvement. On ne trouvera pas dans les discussions des innombrables assemblées, de solutions pour améliorer la situation politique, car ces discussions et les événements eux-mêmes traduisent la contradiction fondamentale des systèmes bureaucratiques. C’est également ce que suggère Raymond Aron lorsqu’il reproche à ces événements de n’avoir ni réussi à créer un ordre social nouveau ni à inverser concrètement la réalité dénoncée :
« à un niveau supérieur, la révolution de mai a réfuté, en apparence du moins, un double despotisme, celui du soviétisme et celui de la rationalité techno-bureaucratique de la « société industrielle ». En réalité, elle n’a nullement démontré que l’autogestion des entreprises, de l’Université, de la société, la suppression des hiérarchies, l’élimination de la séparation entre masses et dirigeants, offraient une troisième voie, radicalement originale, entre soviétisme plus ou moins libéralisé et capitalisme plus ou moins socialisé »10.
En réalité, les mouvements des années 1960 ne font qu’accroître une demande sociale d’autonomie qui se décline différemment suivant les contextes bureaucratiques. Castoriadis et Lefort, dans la lignée des travaux de Socialisme ou Barbarie, insistent sur la signification antibureaucratique de ce mouvement qui a permis une libération de la parole et de l’expression. La libération de la parole a modifié l’ordre du jour d’une société qui a pris le temps de s’arrêter11. Cette parenthèse a laissé aux acteurs et aux spectateurs de 1968 l’idée d’un dialogue libéré. Certes, mai 1968 est un échec dans la mesure où le changement de normes sociales ne s’est pas opéré, mais selon eux, il n’est même pas envisageable :
« le Pouvoir, en quelque lieu qu’il prétende à régner, trouvera des opposants, qui ne sont pas prêts néanmoins à en installer un meilleur. D’une société qui cherche à se boucler sur son leurre et à enfermer les hommes dans ses hiérarchies, les opposants seront toujours prêts à déranger les plans »12.
Passée l’effervescence de l’instant, la brèche ne propose pas d’ouverture immédiate. Néanmoins, elle travaille en profondeur les contradictions de la société française et trouve des échos dans la transformation progressive du paysage politique. De ce point de vue, la thèse du sociologue Ingelhart selon laquelle les sociétés occidentales ont connu une véritable transition culturelle (cultural shift) est séduisante13. Les classes sociales ayant atteint un certain niveau de satisfaction matérielle ont commencé à faire prévaloir de nouvelles valeurs qui sont une volonté de participer aux décisions des gouvernements et une préoccupation environnementale. Muni d’enquêtes et de sondages systématiques réalisés dans plusieurs pays européens, Inglehart déchiffre ce changement culturel à la fin des années 1970 et au début des années 1980 : les générations ayant profité de la croissance économique ont inventé des valeurs qui ne sont pas déterminées par le souci matériel. Cette transition culturelle permet notamment d’expliquer l’essor du mouvement écologiste qui ne boude pas la paternité des mouvements de mai 1968. Bien qu’il soit étayé sur un appareil statistique précis, les contours de ce diagnostic restent assez fragiles et résistent difficilement à la critique.
Mai 1968 est ainsi décrit irrémédiablement comme l’expérience d’une déception. Dans ce registre, la position de Luc Ferry et d’Alain Renaut est de montrer comment le prétendu humanisme de Mai 68 s’est inversé en un anti-humanisme favorisant l’émergence d’une société de consommation. Pour eux, les idées de 68 se distinguent surtout par l’absence de projet de société viable. Le fait de détruire les références à un ordre social a conduit aux exagérations et aux confusions les plus terribles. Tout se passe comme si à cause de cette libération, il était possible de tout faire et de tout dire. Mai 68 est l’illustration d’une certaine forme d’infantilisme social privilégiant l’esprit de révolte. Les accusateurs reprochent plus spécifiquement aux thuriféraires de mai 1968 d’avoir fragilisé cette institution fondamentale de la société qu’est l’école. Luc Ferry, lorsqu’il était ministre de l’Éducation Nationale, a sorti à maintes reprises le spectre de 68 pour expliquer les déboires du fonctionnement de l’institution scolaire. La remise en cause, voire l’abolition de la hiérarchie, qui était l’un des maîtres mots de mai 68, était peut-être souhaitable pour certaines institutions, mais en aucun cas pour l’école. Contrairement aux conceptions soixante-huitardes, le maître n’est pas en position de domination, mais de transmission. L’autorité du maître est l’instrument nécessaire pour encourager l’élève à se former et à devenir autonome. Les incantations de 68 ont conduit à vouloir supprimer l’idée d’une transmission et à confondre les rôles dans une espèce d’idéal d’autogestion pédagogique.
Cette ambivalence est présente dans le mouvement lui-même. En effet, si comme le montrent Castoriadis, Morin et Lefort, la créativité du mouvement avait quelque chose de beau et d’appréciable, elle s’est accompagnée d’un jusqu’auboutisme qui a confiné à la bêtise ; or, sur le long terme, selon Finkielkraut, « on a perdu la beauté, on a gardé la bêtise et on l’a gardée jusque dans l’école14 ». Cette critique s’insurge en fait contre la prétention à ouvrir l’école sur le monde, alors même que la transmission des valeurs fondamentales via la culture se trouve menacée par une démagogie insoutenable. Au fond, ce qui ressort de cet argumentaire, c’est le fait que l’école ait renoncé à un certain nombre d’enseignements fondamentaux et que l’on confonde ouverture d’esprit et démagogie pédagogique15. Cette critique est relayée par Gilles Lipovetsky qui insiste dans son célèbre ouvrage, L’Ère du vide, sur le nihilisme des valeurs introduit par mai 196816. Les excès n’ont fait apparaître qu’une volonté de destruction, car il manquait une visée à ce mouvement qu’il est vain de vouloir reconstruire a posteriori.
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Le débat sur l’interprétation de Mai 68 est souvent décalé vers le portrait des acteurs du mouvement. Castoriadis dénonce ainsi les confusions faites sur les acteurs et ceux qui ont interprété les événements sans y avoir joué un rôle notoire.
« Il est étrange de voir appeler aujourd’hui « pensée 68 » un ensemble d’auteurs qui ont vu leur vogue s’accroître après l’échec de mai 1968 et des autres mouvements de la période, et qui n’ont joué aucun rôle même dans la plus vague préparation « sociologique » du mouvement, à la fois parce que leurs idées étaient totalement inconnues des participants et parce qu’elles étaient diamétralement opposées à leurs aspirations implicites et explicites »17.
Les collages post-1968 ont obscurci la portée du mouvement : Castoriadis se réfère au fait que Luc Ferry et Alain Renaut rattachent explicitement des auteurs tels que Michel Foucault et Louis Althusser aux mouvements de Mai 6818, alors qu’ils n’y sont pas directement impliqués. On confond facilement les auteurs qui ont interprété a posteriori les événements et les acteurs du mouvement lui-même. De facto, ces auteurs s’embarrassent d’une enquête généalogique sur les constructions intellectuelles des années soixante. Néanmoins, leur mérite est d’avoir synthétisé le conflit des interprétations au sujet de mai 1968. Luc Ferry et Alain Renaut décèlent alors huit interprétations principales : 1) Mai 68 vu comme un complot de gauchistes (version du pouvoir gaullien), 2) Mai 68 comme crise de l’Université, 3) Mai comme accès de fièvre ou comme révolte de la jeunesse, 4) Mai comme crise de civilisation, 5) Mai comme conflit de classes d’un type nouveau, 6) Mai comme conflit social de type traditionnel, 7) Mai comme crise politique, 8) Mai comme enchaînement de circonstances19. Si cette typologie reste très empirique, elle permet cependant de comparer les interprétations qui évoquent le caractère accidentel de ces événements à celles qui insistent sur la nouveauté et l’annonce d’un changement profond de mentalités. En effet, les trois premières interprétations relèguent mai 1968 à un simple épiphénomène social alors que les autres insistent sur la perception d’une transition inachevée.
Alain Renaut expose les difficultés méthodologiques qui se présentent à l’interprète :
« lorsqu’il s’agit d’analyser un mouvement historique qui se présente comme un bouleversement, voire comme une révolution, le problème majeur de l’interprète est au fond de savoir quelle portée et quel statut accorder au point de vue des acteurs eux-mêmes, qui se définit toujours plus ou moins par la conviction de « faire l’histoire » et d’ouvrir, par leur action, un avenir radicalement neuf20 ».
L’interprétation philosophique est déjà la manifestation d’un engagement politique : il n’existe pas de représentations des acteurs qui viendraient corroborer ou mystifier la réalité des faits, la façon dont on expose les faits relève elle-même de l’interprétation. Le travail de la pensée politique consiste à relier des faits, à ordonner les interprétations et à effectuer le partage du sens et du non-sens. Par conséquent, le risque d’une telle entreprise serait de ramener le sens de ces événements à des interprétations qui lui sont étrangères21. On peut montrer la façon dont s’est construit un discours intellectuel dans les années 1960 sans pour autant relier directement la portée de ces événements à cette construction patiente. La révolution de 1968 est certainement « introuvable22 », il n’empêche qu’elle a constitué un moment de rupture par rapport à des pratiques sociales et à des discours. De même, la solidarité du climat intellectuel des années 1960 et des événements de mai 1968 n’est peut-être pas aussi immédiate que ces interprètes ne le pensent.
L’autre grand défaut consiste à imputer à mai 1968 le désenchantement intellectuel23 qui a succédé à ces événements et qui a marqué tous les intellectuels jusqu’à nos jours. Raymond Aron fait preuve d’une lucidité extraordinaire, lorsqu’il rappelle que ce désenchantement indique une mutation nouvelle de la société française. Mai 1968 est la traduction spécifiquement française de ce passage qui affecte toutes les sociétés occidentales. Le « psychodrame »24 français marque le refus des canons d’une société industrielle, et à cet égard l’analyse de Raymond Aron rejoint celle de Lefort et Castoriadis. Au fond, lorsque Lefort et Castoriadis dénoncent les contradictions de la société bureaucratique, ils énoncent d’une autre manière cette réalité sociologique : entre les dirigeants et les exécutants, il n’y a pas de communauté faisant corps. Au-delà des maladresses, du délire et de la mythologie 68, la France est confrontée à cette réalité profonde, renforcée avec l’apparition de l’individu post-moderne25, ayant du mal à renouer des liens sociaux (crises des institutions, impossible réforme de l’école...). Comme l’écrit Raymond Aron :
« les Français, depuis 1789, magnifient toujours rétrospectivement leurs révolutions, immenses fêtes durant lesquelles ils vivent tout ce dont ils sont privés dans les périodes normales et ont le sentiment d’accomplir leurs aspirations, fût-ce dans un rêve éveillé. Une telle révolution apparaît nécessairement destructive, elle s’accompagne des projets les plus extravagants, négation utopique de la réalité »26.
Raymond Aron insiste à la fois sur le côté anarchique et archaïque de la révolution : mai 1968 s’inscrit au fond dans une tradition solidement ancrée. Ce défoulement, qui s’apparente aux comédies révolutionnaires que Marx dénonçait27, traduit plutôt le conservatisme de la société française qui a besoin de créer dans l’imaginaire une antithèse à la réalité qu’elle accepte de fait. La confirmation du gaullisme après les événements et le renforcement, certes provisoire, du poids du parti communiste confirment cette tendance. Raymond Aron emprunte les lunettes de Tocqueville analysant les événements de 1848, afin de comprendre les mécanismes d’une telle révolution. La thèse centrale d’Aron est que mai 1968 met en évidence un besoin d’encadrement de cette société qui souffre d’un mal endémique, la faiblesse des corps intermédiaires. La faible syndicalisation des masses et l’affaiblissement du parti communiste ont laissé la voie libre à toute une constellation de minorités révolutionnaires :
« La vulnérabilité de la société française tient à la faiblesse des corps intermédiaires et à ce qu’une des faiblesses les plus spécifiques est la non syndicalisation de la masse des ouvriers qui laisse le champ libre aux minorités en période de crise28 ».
Plus les corps intermédiaires sont faibles, plus l’organisation est défaillante et plus les rêves les plus fous accompagnent des tendances destructrices.
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« C’est en 1968 que se situe la rupture épocale entre l’époque moderne et la postmodernité29 » : pour certains, mai 1968 a traduit un changement de paradigme anthropologique et a permis une remise en cause des institutions fondamentales de la société alors que pour d’autres, cette ébullition annonce malgré elle la généralisation du nihilisme contemporain. Au-delà de son côté carnavalesque30 et de ses excès dans la bêtise et la violence, mai 1968 est un moment qui révèle une difficile évolution de la société française à la recherche de nouveaux corps intermédiaires capables d’améliorer son organisation globale. Il convient alors de rappeler que les prophéties de 1968 ne se sont que très partiellement réalisées, lorsqu’on observe aujourd’hui la demande croissante de participation dans toutes les sphères de la vie sociale. L’invocation de la participation comme lieu commun du discours politique a recouvert totalement les velléités autogestionnaires d’antan. Mai 1968 est une contestation sociale réussie, mais une révolution pauvre en contenu politique, c’est peut-être en cela qu’elle est réellement introuvable.
Notes
1 Une première version de cet article a été publiée dans Tissages, n°4, 2006.
2 Morin, Lefort, Castoriadis, Mai 68 : la brèche suivi de Vingt ans après (Paris, éditions Complexe, 1988).
3 Morin, Edgar, « La commune étudiante » in Mai 68 : la brèche (Paris, éditions Complexe, 1988) : 13. Voir Vidal-Naquet, Pierre, Schnapp, Alain, Journée de la Commune étudiante, textes et documents Novembre 1967- Juin 1968 (Paris, éditions du Seuil, 1988).
4 Voir le film de Chris Marker, Le fond de l’air est rouge, 1977.
5 Thorn, Jean-Pierre, Oser lutter, oser vaincre, film sur la grève des jeunes ouvriers de Renault-Flins, 1968.
6 Castoriadis, Cornélius, « La crise des sociétés occidentales » in Les Carrefours du Labyrinthe IV (Paris, éditions du Seuil, 1996) : 11-26.
7 Castoriadis, Cornélius, Post-scriptum sur l’insignifiance (Paris, éditions de l’Aube, 1998) : 29.
8 Rosanvallon, Pierre, Le modèle politique français (Paris, éditions du Seuil, 2004).
9 Kristeva, Julia, « Préface » in L’avenir d’une révolte (Paris, éditions Calmann-Lévy, 1998) : 11.
10 Aron, Raymond, La Révolution introuvable (Paris, éditions Fayard, 1968) : 14.
11 De Certeau, Michel, La prise de parole (Paris, éditions Desclée de Brouwer, 1968).
12 Lefort, Claude, « Le désordre nouveau » in Op. cit. : 62.
13 Inglehart, Ronald, The Silent Révolution, 1977.
14 Émission Ripostes n°204 (France 5), « Éducation Nationale : peut mieux faire ? », 12 décembre 2004.
15 Cette critique attaque de front les tentatives d’autogestion en matière pédagogique. En effet, depuis la crise de l’Université en 1968, une remise en cause des pratiques d’enseignement a été effectuée. On citera par exemple les travaux de Georges Lapassade sur ces innovations. Lapassade, Georges, Groupes, Organisations et Institutions (Paris, éditions Gauthier-Villars, 1967), L’autogestion pédagogique (Paris, éditions Gauthier-Villars, 1971). Georges Lapassade fut également membre du groupe Socialisme ou Barbarie, il est décédé en 2008.
16 Lipovetsky, Gilles, L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain (Paris, éditions Gallimard, 1983).
17 Castoriadis, Cornélius, « Les mouvements des années soixante » in Mai 68 : la brèche (Paris, éditions Complexe, 1988) : 189.
18 Ferry, Luc, Renaut, Alain, La pensée 68 (Paris, éditions Gallimard, 1988).
19 Ferry, Luc, Renaut, Alain, La pensée 68 (Paris, éditions Gallimard, 1988) : 79-126. Ces dispositifs interprétatifs ont été en fait établis par Philippe Bénéton et Jean Touchard dans leur article « Les interprétations de la crise de mai-juin 1968 », Revue française de science politique, année 1970, volume 20 : 504.
20 Ferry, Luc, Renaut, Alain, La pensée 68 (Paris, éditions Gallimard, 1988) : 87.
21 Alain Renaut a voulu restituer le moment 68 dans une lecture plus large de la subjectivité. Voir RENAUT, Alain, L’ère de l’individu (Paris, éditions Gallimard, 1989).
22 Voir Renaut, Alain, « La Révolution introuvable ? », in Pouvoirs, n°39, 1986 : 81-89.
23 Sur les déceptions des générations intellectuelles d’après 68, voir Hourmant, François, Le désenchantement des clercs, figures de l’intellectuel dans l’après-Mai 1968 (Paris, 1997). Ce désenchantement intellectuel anticipe le désenchantement politique des années 1980.
24 Aron, Raymond, La Révolution introuvable (Paris, éditions Fayard, 1968) : 33.
25 Sur la transition psychologique de l’individu moderne à l’individu contemporain, Gauchet, Marcel, La démocratie contre elle-même (Paris, éditions Gallimard, 2002).
26 Aron, Raymond, La Révolution introuvable (Paris, éditions Fayard, 1968) : 32.
27 Marx, Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte.
28 Aron, Raymond, La Révolution introuvable : 39.
29 Negri, Antonio, Kairòs, Alma Venus, multitude (Paris, éditions Calmann-Lévy, 2000) : 158.
30 Tilly, Charles, La France conteste : de 1600 à nos jours (Paris, éditions Fayard, 1985).
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