Psychanalyse et imagination radicale du sujet

jeudi 14 novembre 2013
par  LieuxCommuns

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Traduction de l’interview «Psicanalisi e immaginazione radicale del soggetto», de Cornelius Castoriadis, réalisée à son domicile parisien par Sergio Benvenuto le 7 mai 1994.


Professeur Cornelius Castoriadis, vous êtes philosophe – vous vous êtes intéressé tout particulièrement à la philosophie de la politique – mais vous pratiquez encore également la psychanalyse. Votre pratique d’analyste a-t-elle aussi une influence sur votre conception de la philosophie ?

Il existe un rapport très profond entre ma conception de la psychanalyse et ma conception de la politique. Les deux, en fait, visent l’autonomie de l’être humain, bien que, évidemment, par des voies différentes. La politique cherche à libérer l’être humain, à lui permettre d’accéder à l’autonomie par le biais d’une action collective dont le but est la transformation des institutions ; ce qui revient à dire que la politique cherche à instaurer des institutions d’autonomie. Le but de la politique n’est pas le bonheur, comme on le voulait aux 18e et 19e siècles, et au sens où même Marx l’entendait. Ce qui est une conception non seulement erronée mais également catastrophique. Le but de la politique, c’est la liberté.

L’idée américaine du droit à poursuivre son bonheur – contenue dans la Déclaration d’Indépendance – implique, elle aussi, la notion d’autonomie du sujet. Quand vous parlez d’autonomie, l’entendez-vous au sens américain ?

Non, je ne l’entends pas au sens américain. En effet, peut-être vous souvenez vous que la Déclaration américaine dit « nous pensons que Dieu a créé tous les êtres humains libres et égaux, et avec les mêmes droits à poursuivre leur bonheur ». En ce qui me concerne, je ne pense pas que Dieu ait créé les êtres humains libres et égaux. En premier lieu, Dieu n’a rien créé, simplement parce qu’il n’existe pas. Ensuite, même s’il les avait créés, ces êtres humains n’ont pratiquement jamais été libres et égaux. Il faut donc qu’ils agissent pour le devenir. Et lorsque nous serons libres et égaux, il y aura sans aucun doute des choses qui auront à voir avec ce que nous pouvons appeler le Bien Commun. Mais cela va à l’encontre de la conception libérale selon laquelle chacun poursuit son propre bonheur individuel, ce qui, toujours selon cette conception, amènera conjointement le plus grand bonheur pour tous. Il y a des Biens Communs qui ne découlent pas simplement du bonheur individuel, et qui sont l’objet de l’action politique – par exemple, l’existence de musées, ou de routes.

Mon bonheur, par contre, c’est mon affaire à moi seulement ; si la société se mêle de mon bonheur, alors on débouche sur le totalitarisme. Dans ce cas-là, la société me dira : « le vote de la majorité dit que tu ne dois pas acheter des disques de Bach ou de Mozart, mais uniquement ceux de Madonna et de Prince ». Voilà, c’est la décision de la majorité, c’est cela ton bonheur ! En revanche, moi je pense que chaque individu peut et doit chercher le bonheur par lui-même. De plus, chacun sait, ou ne sait pas, en quoi consiste son bonheur ; à un moment, il le trouve dans cela, et à un autre moment, il le trouve dans autre chose. Le bonheur est une notion assez complexe, à la fois psychologique et sans doute aussi philosophique. Mais il est clair que le but de la politique est la liberté et l’autonomie : celles-ci ne peuvent bien sûr exister que dans un cadre établi, collectif, qui les rende possibles.

Comment se fait-il alors que la psychanalyse rejoigne la politique ?

La psychanalyse et la politique ont le même but. C’est là, à mon sens, que se trouve la réponse à la célèbre question de la fin de l’analyse (aux deux sens du mot « fin » : le sens temporel de « terme » et celui d’ « objectif poursuivi » par l’analyse), sujet sur lequel Freud est revenu à de nombreuses reprises. « Quelle est la fin de l’analyse ? » Je pense, à présent, avoir trouvé une réponse à cette question : la fin de l’analyse, c’est quand l’individu est devenu le plus autonome possible.

Que veut dire autonome ? Autonome non pas au sens kantien, qui est d’obéir à une loi morale établie par la raison ; loi qui est la même pour tous, et qui est décidée une fois pour toutes. Est autonome, au sens où je l’entends, celui qui a transformé ses rapports avec son inconscient – car nous sommes à présent dans la sphère psychanalytique – au point de pouvoir, dans la mesure où cela est humainement possible, connaître ses désirs et en maîtriser la mise en acte, si tant est qu’il soit possible de le faire. Par exemple, personnellement, je pense qu’un individu qui, au moins une fois par an, n’a pas souhaité la mort de quelqu’un – qui lui aurait par exemple coupé la route ou qui lui aurait fait du tort est un individu très pathologique. Cela ne veut pas dire qu’il faut tuer le type en question, mais que ce désir doit être reconnu. Le vrai problème de la psychanalyse est le rapport du patient avec lui-même. Et nous pouvons ici reprendre ce que disait Freud lui-même, dans la célèbre phrase qu’il avait écrite dans ses Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse : « Wo es war, soll ich werden », « là où ça était, Je dois advenir », c’est à dire remplacer le ça par le moi. Bien sûr, la phrase est très belle bien qu’ambiguë, mais son caractère équivoque est levé par la suite de ce même paragraphe dans lequel Freud dit : c’est un travail d’assèchement et de reconquête comme celui que font les Hollandais dans le Zuiderzee. Qu’ont fait les Hollandais dans le Zuiderzee ? Il y avait la mer et ils l’ont asséchée, et là où il y avait de la boue, des plantes marines bizarres, ils ont fait émerger de beaux champs et y ont planté des tulipes. Or, ce n’est pas ce que nous cherchons à faire dans la psychanalyse : nous ne cherchons pas à assécher l’inconscient. Avant tout parce que c’est une entreprise absurde, qui ne peut et ne pourra jamais réussir. Par contre, nous cherchons à transformer le rapport de l’instance du Moi, de l’instance du sujet plus ou moins conscient, plus ou moins réfléchi, avec ses pulsions, avec son inconscient. Et c’est cela, pour moi, la définition de l’autonomie sur le plan individuel : c’est savoir ce que l’on désire, savoir ce que l’on veut vraiment faire et pourquoi on veut le faire, et savoir ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas.

Cet idéal d’autonomie – comme en atteste la publicité – n’est-il pas cependant très lié à l’idéologie dominante ?

La société actuelle a un pouvoir extraordinaire d’assimilation et de récupération. Moi, j’ai commencé à parler de création, d’imaginaire et d’autonomie il y a environ trente ans. A l’époque, il ne s’agissait pas du tout d’un slogan publicitaire. Je ne dis pas que les publicitaires m’ont pris ces mots ou qu’ils les ont tirés de mes écrits, mais peu à peu ils les ont assimilés. Par exemple, ces idées ont traversé mai 68 et les publicitaires s’en sont alors inspirés. Mais en quoi consiste la différence essentielle entre eux et moi ? C’est que eux mystifient, trompent les gens quand ils parlent justement de créativité : « si vous voulez être vraiment créatifs, venez travailler chez IBM », voilà un slogan publicitaire. Mais chez IBM, vous travaillez comme n’importe quel employé dans n’importe quelle autre entreprise, et vous ne serez ni plus ni moins créatif qu’ailleurs. Moi, par contre, je parle de la créativité des êtres humains qu’il faut libérer ; ce n’est pas du tout la même chose.

Enfin, pour ce qui est de l’autonomie, peut-être en parle-t-on en Italie, mais en France on parle plutôt d’individualisme. Or, l’individualisme dont parlent la publicité, les idéologies officielles, la politique, n’a rien à voir avec ce que moi j’appelle l’autonomie de l’individu. Avant tout parce que, si cet individualisme est vraiment sincère, radical, il devrait consister à dire « je fais ce qui me plaît », mais ce n’est pas cela l’autonomie. L’autonomie, c’est plutôt « je fais ce qu’il me semble juste de faire, après y avoir réfléchi ; je ne m’interdis pas ce qui me plaît mais je ne fais pas quelque chose simplement parce que ça me plaît ». Parce qu’une société où chacun fait ce qui lui passe par la tête est une société où sont commis des crimes, des viols et toute sorte de délits. De plus, cette publicité et cette idéologie sont mensongères, parce que ce prétendu individualisme, ce prétendu narcissisme dont on nous rebat les oreilles est un pseudo-individualisme. En quoi consiste l’individualisme actuel ? En ce que tous les soirs, à huit heures et demie, toutes les familles françaises tournent les mêmes boutons pour recevoir les mêmes programmes de télévision et écouter les mêmes niaiseries. Bref, quarante millions d’individus qui, comme s’ils obéissaient à un ordre militaire, font la même chose et appellent cela individualisme. C’est ridicule. Moi, je parle de l’individu comme d’un être autonome ou qui cherche à l’être et qui, sachant qu’il est unique, essayera de développer sa singularité, en ayant médité la question s’il le peut. Et cela n’a rien à voir avec la publicité actuelle.

Vous ne partagez donc pas la position de Lacan qui considérait comme « idéologie américaine » la finalité de l’analyse comme création d’un moi autonome ?

Pas vraiment, mais je pense que celle-ci est en partie juste. En effet, il y avait deux déviations potentielles, et même réelles, quand les Américains, ou plutôt certains Américains, parlaient d’un moi autonome. La première déviation était la surévaluation absolue du conscient et du moi. Ce n’est pas un hasard si je crois qu’il convient de compléter ce qu’affirmait Freud, quand il disait : « la où le ça était , je doit advenir », avec une phrase symétrique : « là où moi (je) suis, le ça doit pouvoir apparaître ». Et donc, nous devons être capables de faire parler ces désirs-là. Ce qui, encore une fois, est bien différent de les faire passer dans la réalité, de les transformer en actes. Il est donc nécessaire de laisser sortir les pulsions, de savoir quelles sont nos pulsions, même celles qui peuvent sembler – dans la vie quotidienne, dans la vie consciente – comme les plus bizarres, les plus monstrueuses, les plus abjectes. Il faut savoir qu’elles existent.

Par ailleurs, le moi dont parlaient les Américains était en fait ce que j’appellerais « l’individu socialement fabriqué » : c’était donc une construction sociale telle qu’elle était modelée par la société américaine, ou par la société française ou italienne, peu importe. Pour les Américains, donc, si un individu qui savait qu’il devait travailler pour vivre s’opposait à son patron, c’est qu’il n’avait pas résolu son complexe d’Œdipe. Du reste, certains questionnaires de recrutement dans des entreprises américaines demandaient « quand vous étiez petit, étiez-vous plus attaché à votre père ou à votre mère ? » : si les candidats répondaient « je préférais ma mère », c’était un mauvais point pour eux. Parce que cela voulait dire qu’ils étaient susceptibles de s’opposer au père et donc de créer des ennuis à l’entreprise en ayant des problèmes avec le patron. C’était cela l’idéologie américaine de l’adaptation et l’usage aberrant de la psychanalyse à des fins adaptatives.

Vous avez, dans un premier temps, intégré la pensée de Freud. Allez-vous en rester là ou bien pensez-vous que l’on ne peut pas s’en tenir à la théorie freudienne telle qu’elle a été formulée à ses débuts ?

Freud est un génie incomparable, un grand découvreur, nous lui devons la notion d’inconscient et bien d’autres notions portant sur la sexualité infantile, le complexe d’Œdipe, etc. Mais il y a avant tout un point aveugle chez Freud, celui de l’imagination. Il y a un énorme paradoxe dans l’œuvre de Freud ; tout ce que Freud raconte, ce sont des formations imaginaires, des formations de l’imagination radicale du sujet : les fantasmes. C’est sûr, je ne referai pas l’histoire, mais Freud, élevé dans l’esprit positiviste du 19e siècle, élève de Brucke et de tous les autres à Vienne, ne voit pas ce point et ne veut pas le voir ; c’est pour cela que, au début, et pendant longtemps, il croit à la réalité des scènes de séduction infantile que lui racontent ses patientes hystériques. Il croit que les choses se sont réellement passées ainsi, que si les sujets sont malades c’est parce qu’il leur est effectivement arrivé quelque chose qui les a traumatisés.

Comme vous le savez, depuis 10 ans, aux États-Unis, il y a une forte tendance à reproposer cette même conception.

Oui, je sais. Mais ce sont des idioties politiques déterminées par la mode du « politiquement correct ». De toute façon, ce sont les patients qui ont raison, non pas dans le sens où ils ont raison en général, mais dans le sens où quand ils disent que leur père, leur mère, leur nurse, leur tante, leur oncle ou un voisin les a séduits quand ils étaient enfants, ils ont toujours et forcément raison. Or, qu’ils aient raison ou non, là n’est pas le problème parce que la réponse fondamentale à cela est que, quel que soit l’événement traumatique, l’événement est réel en tant qu’événement mais imaginaire en tant que traumatisme. En fait, il n’y a pas de traumatisme si l’imagination du sujet n’accorde pas un certain sens à ce qui se passe, et ce sens donné à ce qui se passe n’est pas le sens du politiquement correct, c’est le sens qui provient du « fantasmatique » du sujet et de son imagination radicale. C’est là le point fondamental. Or, Freud ne veut pas voir cela. Aujourd’hui aux États-Unis on cherche à revenir en arrière.

Il est très émouvant, et à la fois amusant, de voir comment tout au long de la célèbre analyse de l’Homme aux loups, Freud croit pendant longtemps à la réalité de la scène primitive qui lui est racontée par l’homme aux loups, c’est-à-dire au fait que celui-ci aurait observé ses parents faisant l’amour par derrière, pendant un coït a tergo – more ferarum. Et ce n’est qu’à la fin de l’analyse, dans une note de bas de page du livre, qu’il dit que peut-être cette scène primitive n’était qu’un fantasme du patient, mais que la question n’a que peu d’importance. Ce qui est drôle. Freud ne voit donc pas le rôle de l’imagination dans ce qu’il appelle fantasmatisation – il appelle toujours cela « fantasmatisation » – il cherche des origines phylogénétiques à ces fantasmes, ce qui est absurde. Cette méconnaissance totale du rôle de l’imagination radicale, cette méconnaissance du rôle de la fantasmatisation est de toute façon ce qui reste à Freud de son côté réductionniste et déterministe. Cela est poussé à l’extrême dans des essais comme Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, dans lequel Freud tente d’expliquer un tableau de Léonard, et même la créativité de l’artiste, à partir d’un supposé incident survenu au cours de son enfance. Cependant, même si tout cela se tenait, cela n’expliquerait rien, absolument rien, de la peinture de Léonard, ni pourquoi cette peinture est grande, ni pourquoi nous avons plaisir à la regarder.


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