LA GUERRE FRANÇAISE CONTRE LA BOSNIE
Par Jean-Franklin Narodetzki
Près de sept années se sont écoulées depuis la fin de la guerre menée (à bien) contre la Bosnie-Herzégovine. Dans le pays d’Europe sans nul doute le plus mal informé, et de ce qui s’est passé sur le territoire bosniaque et du rôle des « chancelleries » occidentales dans la « purification ethnique » – la France – une pléthore de faits dévoilés permet dorénavant, à qui le souhaiterait, d’éclairer l’entreprise internationale de destruction dont la Bosnie a été l’objet. L’opération « Force alliée » a soudain délié les langues des spécialistes de la rétention et de la confusion journalistiques : un homme que l’OTAN fait mine de bombarder ne peut pas être tout à fait bon. Si tout ce qui était à dire n’a pas été dit, pas même l’essentiel, du moins les failles qui minent le glacis informationnel, et d’où sortent, jour après jour, les moyens de conclure, nous dispenseront-elles, peut-être, de continuer de gratter la terre (si ce n’est celle des charniers) dans l’espoir de trouver quelque lambeau de vérité. Il nous reste à mettre bout à bout ce que nous savons et ce que, bientôt, nous saurons.
Que la connaissance progresse n’emporte pas que la conscience suive ; ou, si l’on préfère, que la signification des choses jaillisse avec les choses mêmes. Les faits, d’ailleurs, à peine sortis des ténèbres, déjà sont jetés aux oubliettes. L’indifférence de nos contemporains, l’industrie médiatique de l’amnésie, sans conteste, sont pour beaucoup dans cette situation, et la Bosnie, qui a disparu du monde des marchands comme des agendas des politiciens, s’est évanouie de l’univers acéphale de l’actualité. Hier, l’ignorance organisée des faits entravait l’intelligence du processus ; à présent, la relative connaissance des choses advenues semble inapte à produire aucun sens. Alors, l’effacement procède moins de la « désinformation » qu’il ne relève de la dé-symbolisation. Une poussière d’insignifiance est tombée sur la Bosnie.
Il y a sans doute à cela d’autres raisons, convergentes. Tel le refus de savoir, dont procède la collusion (qu’importe qu’elle soit consciente !) des gouvernés avec leurs gouvernants, ou, aux antipodes, l’adhésion des adversaires supposés de l’ordre social à des représentations dont l’innocuité sustente une neutralité bienveillante à l’endroit des crimes particuliers d’un système qu’ils tiennent pour criminel en général. Révolutionnaires radicaux et mollusques de gauche se fondent ainsi dans la foule de ceux qui ont résolu de détourner le regard des exterminations ; compagnons, en somme, du déni qui les proroge.
C’est dire de combien d’interlocuteurs nous disposons.
Je n’épargnerai donc pas au lecteur, en guise de prologue, un rappel de la nature génocidaire de cette guerre. Non qu’opposer la répétition (des choses sues) à la répétition (du refus de savoir) ait jamais été d’exemplaire méthode. S’agit-il, au reste, d’un refus de savoir, d’un savoir non advenu – ou faut-il parler d’un savoir sans conséquence, comme s’avère sans effet sur la doxa la reconnaissance du génocide par le Tribunal pénal international ? Auquel cas, parler ou se taire reviendrait sans doute au même ; chose familière aux survivants.
* * *
Les actes désignés par les quatre premiers alinéas de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (09.12.1948) ont été perpétrés par les troupes serbes (et, à un moindre degré, par les troupes croates) à l’encontre des « Musulmans » de Bosnie-Herzégovine ; le cinquième l’a été sous une forme en quelque sorte inversée : au lieu d’enlever les enfants à leurs mères, le délire grand-serbe a pensé pouvoir transformer les femmes « musulmanes » prisonnières de divers lieux de viol en porteuses de petits nationalistes serbes. 13 000 viols ont été recensés, les estimations allant de 20 000 à 60 000.
Aujourd’hui, une quinzaine de Serbes sont inculpés de génocide par le TPIY : KARADZIC, MLADIC, MEAKIC (il a été le premier inculpé de génocide, le 13.2.95, pour ses crimes au camp d’Omarska), SIKIRICA (camp de Keraterm), JELISIC (Brcko), KOVACEVIC (Omarska), le général KRSTIC (Srebrenica), le général TALIC, BRDJANIN (ex-vice premier ministre de la “Republika Srpska”), KRAJISNIK (l’un des principaux acolytes de KARADZIC depuis la création de son parti, le S.D.S), Biljana PLAVSIC (autre « bras droit » de KARADZIC et idéologue de la supériorité « génétique » des Serbes), STAKIC (maire de Prijedor), le colonel BLAGOJEVIC (Srebrenica)… Auxquels il faut, depuis le 23 novembre 2001, ajouter MILOSEVIC, inculpé pour « la préparation et l’exécution de la destruction de tout ou partie des Bosniaques musulmans et des Bosniaques croates »1.
Selon les calculs d’Iljas BOSNOVIC, démographe bosniaque dont les estimations sont parmi les plus basses, les chiffres des tués, morts ou disparus se répartissent comme suit : 140 800 « Musulmans », 28 400 Croates, 12 300 « Yougoslaves » et « autres ». Son collègue croate, Vladimir ZERJAVIC, arrive à des conclusions similaires : 160 000 Bosniaques, 30 000 Croates, et 25 000 Serbes (BOSNOVIC avançait le chiffre de 97 300). Le nombre des réfugiés était, en 1996, de 1 259 000 ; celui des « personnes déplacées », à l’intérieur de la seule Bosnie-Herzégovine, de 600 000.
Les 20 mars et 13 septembre 1993 – soit un an, puis un an et demi, après le commencement des massacres, alors que la majorité des victimes ont déjà été tuées – la Cour internationale de justice de La Haye (la plus haute instance juridique de l’ONU) annonçait au Conseil de sécurité que les « Musulmans » de Bosnie-Herzégovine couraient un « grave risque [je souligne] de génocide »… On sait que ce génocide avait été programmé à Belgrade dans la cadre de plusieurs plans, dont le principal, dit « RAM » (« cadre », en serbo-croate, mais ce n’est peut-être qu’un sigle), a été rendu public par le dernier premier ministre yougoslave, Ante MARKOVIC, à la conférence de La Haye, en septembre 1991. Il a été conçu, selon toute vraisemblance, en 1990. Le TPIY dispose de témoignages qui en indiquent la nature (ainsi la déposition de Jerko DOKO, ex-ministre de la défense bosniaque, le 6 juin 1996, au procès TADIC) et de l’enregistrement d’une conversation entre KARADZIC et MILOSEVIC, au printemps 1991, où ceux-ci discutent de la mise en œuvre du plan. De ce plan, le TPIY a reconnu avoir connaissance lors du procès TADIC, précisant qu’il détenait les preuves de l’implication de MILOSEVIC dans « l’exécution d’un plan conçu pour créer par la violence un nouvel Etat [serbe] »2.
Quelle a été la part de l’Etat français dans la collusion internationale sans laquelle ces crimes n’auraient pu être commis et répétés quatre années durant ?
I – RELATIONS FRANCO-YOUGOSLAVES A LA FIN DES ANNEES 80
- L’Etat français est, depuis le début des années quatre-vingt, l’un des principaux fournisseurs d’armes à la Yougoslavie (avec la Grande-Bretagne, l’Espagne, l’Italie, la Suède et les Etats-Unis ; tous Etats qui, à l’exception des USA, contribueront, comme par hasard, à la FORPRONU). L’envoyé du ministère de la défense français auprès de la JNA (pendant 2 ans), président d’une commission franco-yougoslave aux armements, est alors un certain général Philippe MORILLON. C’est sous licence française (Aérospatiale) qu’est fabriqué à Mostar l’hélicoptère « Partizan », version du « Gazelle SA-342 » .
- En 1989, alors que l’économie yougoslave est en pleine décomposition, la Yougoslavie est, à l’Est, le deuxième débouché commercial de la France – après l’URSS – et la France, le quatrième client de la Yougoslavie (le premier rang est occupé par l’URSS). Le volume du commerce franco-yougoslave est d’environ 1,2 milliard de dollars. Quant à la CEE, qui achète 40% des exportations yougoslaves, la Yougoslavie est, pour ses membres, la principale voie commerciale avec la Grèce : c’est dire le prix que les dirigeants européens attachent à la paix sur ce territoire. En juin 1991, au moment des indépendances slovène et croate, outre un plan accordant 800 millions de livres sterling à la Yougoslavie, la CEE coordonne, pour 24 pays industriels, un programme d’aide de 4 milliards de dollars (les USA n’allouant que 5 millions de dollars à ladite Yougoslavie) : on voit où se portent les intérêts de la CEE et les moyens de pression qui sont les siens ; elle se gardera de les employer. Lorsque l’armée « fédérale » entre en Slovénie, la CEE vient de verser 730 millions d’écus à Belgrade.
II – QUELQUES MENEES DE L’ETAT FRANÇAIS EN FAVEUR DU REGIME DE BELGRADE PENDANT LE CONFLIT
Elles se déroulent simultanément dans les registres diplomatico-stratégique, militaire, militaro-humanitaire et médiatique.
A) Diplomatico-stratégique
Au mois de janvier 1991, MILOSEVIC et Borisav JOVIC, représentant de la Serbie à la présidence fédérale, avaient envoyé l’amiral MAMULA à Londres, le général Blagoje ADZIC à Paris et l’amiral BROVET à Moscou, pour interroger ces trois puissances sur leur réaction à un éventuel coup de force militaire en Yougoslavie. Ils en étaient revenus avec la conviction que la France et la Grande-Bretagne ne s’y opposeraient pas. Trois mois plus tard, au terme d’une visite à Moscou du ministre de la défense, Dimitri YAZOV, l’amiral MAMULA conclura encore : « les Occidentaux n’interviendront pas »3. A l’automne 1991, au moment où il menace publiquement d’extermination les Musulmans de Bosnie4, KARADZIC déclare aux principaux responsables du SDS : « Mes contacts en Angleterre et en France me disent que l’Europe soutient pleinement la cause serbe »5. De fait, au moment où le régime de Belgrade entreprend une guerre génocidaire contre la majorité des habitants de Bosnie-Herzégovine (son offensive générale commence le 27 mars 1992), Roland DUMAS explique aux « Douze », réunis à Luxembourg, que « [s’ils veulent] un résultat convenable pour la Bosnie, [ils doivent] tenir compte des efforts faits par la Serbie »6. Et les ministres des affaires étrangères européens, qui reconnaissent la Bosnie-Herzégovine sans la faire bénéficier d’aucune des conséquences réelles d’une telle reconnaissance, d’adopter un train de mesures économiques en faveur de la Serbie, annonçant d’un même élan la levée des « sanctions » économiques supposées la frapper. Tandis que la Communauté européenne tente de manifester son existence politique sur la scène internationale grâce à la « crise », les offensives serbes donnent lieu à un rapprochement franco-britannique qui se traduit par la co-gestion du conflit jusqu’aux prémisses des accords de Dayton (elle va toutefois faiblissant à partir de l’ultimatum américano-otanien de février 1994). De concert avec la Russie, les Etats français et britannique sponsorisent tous les plans de division « ethnique » de la Bosnie-Herzégovine, entérinant et prolongeant la « purification ethnique ». C’est le plan JUPPE-KINKEL (novembre 1993) de tri-paritition « ethnique », conforme aux exigences de MILOSEVIC, soutenu par OWEN et endossé par la Communauté Européenne, que reprendront les « accords » d’apartheid promus par les Etats-Unis à Dayton. Le tandem franco-anglais est aussi l’organisateur (les Anglais occupant le devant de la scène) d’interminables « conférences de paix » qui donnent du temps à Belgrade, puis à Zagreb, pour continuer la « purification ethnique » et consolider leurs positions sur le terrain ; elles promeuvent en outre la représentativité « ethnique » (bientôt étatique) des purificateurs. La France est le pays qui a préconisé avec le plus de constance le dépeçage de la Bosnie-Herzégovine et l’abandon des enclaves au bénéfice de Belgrade. Abandon pour lequel le général JANVIER plaidera devant le conseil de sécurité de l’ONU le 24 mai 1995 : se déclarant opposé à la dissuasion par les forces aériennes, il y demandera à être « débarrassé » des enclaves du Nord-Est de la Bosnie. Une dizaine de milliers de Bosniaques en mourront à Srebrenica7.
B) Militaire
La première intervention militaire des puissances réputées impuissantes est évidemment l’embargo sur les armes, adopté par l’ONU le 25 septembre 1991, à l’initiative de la France et de la Grande-Bretagne – alors que la Serbie regorge d’armements. Productrice de 80% de ses armes, la « Yougoslavie » est exportatrice ; Belgrade vient en outre de se procurer 14 000 tonnes d’armes au Moyen-Orient. La résolution 713, rédigée par des diplomates français, s’applique indistinctement à toutes les républiques yougoslaves, garantissant une supériorité militaire écrasante à l’armée fédérale et à ses supplétifs serbes de Bosnie-Herzégovine (je rappelle une fois de plus que la Bosnie n’a pas encore d’armée au moment où elle est attaquée par la JNA et les milices de KARADZIC). Sur le terrain, la contribution militaire française à la poursuite des buts du régime de Belgrade n’est pas moins précieuse. En voici un aperçu très sommaire :
- La FORPRONU, dont le contingent le plus nombreux est français, gèle les conquêtes serbes. Après que MITTERRAND eut obtenu d’IZETBEGOVIC qu’il ne profitât point du retrait des troupes serbes pour s’emparer de l’aéroport de Sarajevo, les Français deviennent les garants du siège de la capitale bosniaque et, puisqu’ils en gardent l’unique issue, les geôliers de ses habitants. Ce sont les « casques bleus » français qui assurent – conformément à un accord MITTERRAND / MILOSEVIC, suivi d’un accord MLADIC / FORPRONU – un usage de l’aéroport conforme aux volontés des Serbes de Pale, lesquels le surveillent étroitement : pour chaque voyageur, leur agrément est sollicité par les Français. Ce sont les « soldats de la paix » français qui interdisent aux civils Bosniaques non seulement d’accéder aux vols (à de très rares exceptions près, accordées à quelques officiels), mais de traverser la piste pour fuir la ville bombardée. Tandis qu’aux points de départ du pont aérien vers la capitale bosniaque, Britanniques, Canadiens ou Scandinaves refusent toute importation de papier (classé « matériel de guerre », parce qu’il pourrait servir à imprimer des journaux) et confisquent les lettres (six autorisées), voire l’argent, quand le porteur est Bosniaque, que transportent quelques voyageurs accrédités – à Sarajevo, les Français font la chasse à l’homme. Les véhicules de la FORPRONU braquent leurs phares sur les fugitifs qui tentent de traverser la piste à l’heure où les snipers guettent ; ils écrasent à l’occasion ceux qui sont tapis à côté du tarmac, molestent ceux qu’ils capturent, ou les « emmènent faire un tour chez les Serbes », et refusent de porter secours à ceux qui sautent sur les mines disposées autour de la piste. Au printemps 1993, moins d’un an après l’arrivée des Français, le cinéaste Dino Mustafic, réalisateur d’un film intitulé Pista Zivota (« La Piste de la vie ») recensait 250 tués et 800 blessés. Le 11 juillet 1993, le journaliste anglais Ibrahim GOKSEL est retrouvé mort, « abattu dans la nuit par un franc-tireur sur la piste », écrit Reporteurs Sans Frontières8. Il avait été arrêté la veille par des militaires français, parce qu’il refusait de leur remettre les bandes vidéo qu’il avaient enregistrées à Gorazde. Huit ans plus tard, l’ambassadeur de France pourra dire à des rescapés de Srebrenica : « Le Président Chirac m’a récemment dit qu’il tenait à ce que nous restions à l’aéroport jusqu’à ce que l’on puisse passer le relais aux autorités locales ».9
- Le 8 janvier 1993, le vice-premier ministre bosniaque est assassiné dans un V.A.B. français. La porte du blindé avait été ouverte par le colonel Patrice SARTRE, assis à côté de la victime. Commentaire de MORILLON après le meurtre de TURAJLIC : « J’espère que les dirigeants bosniaques ont maintenant compris ». (A son retour en France, le colonel SARTRE sera décoré de légion d’honneur, envoyé commander des troupes au Rwanda, puis nommé à la Direction des Affaires Stratégiques du ministère de la défense.) Scénario similaire le 8 novembre 1993 à Rajlovac : deux membres d’une délégation bosniaque, transportés par un V.A.B. français, sont enlevés par des miliciens serbes sur le chemin de Vares (manipulation bosniaque, affirme aussitôt la FORPRONU). Nombreux sont les cas semblables.
- Chaque jour, la FORPRONU, dirigée par des Français et des Anglais, publie les positions des troupes de Sarajevo.
- C’est un général français, le même Ph. MORILLON, cité à l’instant, ancien putschiste en Algérie, qui désarme les troupes bosniaques à Srebrenica en avril 93.
- C’est le général DE LA PRESLE, ex-commandant de la FORPRONU, qui déclarait, le 4 novembre 1994 : « les forces serbes devraient être soutenues et comprises », qui parraine, sur ordre plus que probable de CHIRAC qui l’a promis à MILOSEVIC et à ELTSINE (avec l’aval de CLINTON), le « deal » conclu par le général JANVIER avec MLADIC, les 4, 17 et 29 juin 1995, à Mali Zvornik, puis à Pale (DE LA PRESLE est présent lors des deux dernières rencontres) : la libération des « casques bleus » retenus en otages contre la garantie qu’il n’y aura plus de frappes de l’OTAN. Ce qu’ainsi CHIRAC10 promettait n’était rien de moins qu’un assaut sans souci contre Srebrenica et Zepa. (L’année précédente, les ministres français et anglais des affaires étrangères avaient « proposé » à MILOSEVIC ces deux enclaves, ainsi que Gorazde et la ville de Tuzla ; quant au Conseil de sécurité de l’ONU, il avait approuvé, cinq jours avant l’accord de Mali Zvornik, un rapport d’AKASHI prônant le retrait des « casques bleus » hors de Srebrenica, Zepa et Gorazde.) Le 9 juin 1995, JANVIER ordonne aux casques bleus de s’en tenir désormais strictement aux principes du maintien de la paix. Le pilonnage de Sarajevo redouble, à partir du 18 juin. L’offensive finale contre Srebrenica commencera dans la soirée du 5 juillet. Deux jours avant les massacres, Carl BILDT avait glissé à Muhamed SACIRBEY, alors ministre bosniaque des affaires étrangères : « Détrompez-vous, Srebrenica ne sera pas sauvée »11.
- Au printemps 94, les 1300 « casques bleus » basés dans la « poche » de Bihac, équipés d’une centaine de blindés, laissent les troupes serbes remilitariser la « zone démilitarisée », puis se retirent en septembre pour ouvrir la voie à une contre-offensive serbe. La France joue alors Fikret ABDIC contre IZETBEGOVIC, et JUPPE milite explicitement contre la protection de Bihac. Au printemps suivant, des chars « Sagaie », que les « casques bleus » français n’ont pu empêcher les Serbes de leur « voler » (avec un stock d’uniformes12), tireront sur Sarajevo depuis les collines qui entourent la ville.
- Le général Jean-René BACHELET, commandant du secteur de Sarajevo, dont les officiers incitent les gens de Pale à refuser Dayton pour garder Sarajevo, sera rappelé en France à la fin de l’année 1995 pour avoir dit un peu trop clairement son opposition au retour de la capitale sous souveraineté bosniaque.
- Ce sont les Pieds Nickelés du renseignement français, GOURMELON (porte-parole de la FORPRONU en 94), puis BUNEL (décoré de la légion d’honneur pour une opération accomplie en Bosnie – en 1996, dit-il) qui informent respectivement KARADZIC sur un supposé projet d’arrestation conçu par l’OTAN, et Belgrade sur les plans d’intervention de la même OTAN – avant de se faire prendre la main dans le sac par les Américains (l’affaire BUNEL sera rendue publique en octobre 98 ; le commandant sera condamné en France à une peine des plus légères, au terme d’un procès où nul n’évoquera son inculpation, par un tribunal de Sarajevo, pour des sévices infligés à une femme bosniaque). Fin février et début mars 2002, la comédie recommence à Foca (en « secteur français ») : KARADZIC échappe deux fois de suite à une opération que la S-FOR dit avoir entreprise pour le capturer : il a été prévenu par un officier français, affirme au quotidien Hamburger Abendblatt le chef des observateurs américains au Kosovo. Le secrétaire général de l’OTAN dément.
- C’est l’ancien légionnaire en Algérie, puis protecteur d’Omar BONGO (1990), le général Bernard JANVIER, jugé « homme d’honneur », « tenant ses promesses », par le purificateur Momcilo KRAJISNIK, qui permet la prise de la « zone de sécurité » de Srebrenica, avec les conséquences que l’on sait, en refusant toutes les frappes aériennes susceptibles d’arrêter l’assaut, sauf la dernière, qui est une mascarade (le 11 juillet à 14 h 40, alors que les troupes de MLADIC sont déjà dans la ville, deux F-16 larguent une bombe d’exercice fumigène à distance d’un tank et à plusieurs kilomètres derrières les positions serbes, puis renoncent à une seconde « frappe », « à cause de la fumée », écrit AKASHI ; à 16 h, une troisième « attaque aérienne » est menée par deux A-10, sans tir ni largage13). Tout cela est connu14. On sait moins que, deux jours avant de négocier le « deal » de Zvornik, où il promet accessoirement à MLADIC de continuer de ne pas entraver le ravitaillement de ses troupes à partir de la Serbie, via les territoires occupés, JANVIER refuse (contre l’avis du général Rupert SMITH, commandant la FORPRONU en Bosnie) d’ouvrir la route du Mont Igman pour ravitailler Sarajevo. Trois mois plus tard, il se démènera pour interrompre l’opération « Deliberate Force » (les très peu massives frappes de l’OTAN contre 56 objectifs serbes en Bosnie), truquant à cette fin le compte rendu d’une réunion avec le S.A.C.EUR, l’amiral Leighton SMITH15.
C) Militaro-humanitaire
« Abject », de abjicere : jeter loin de soi, abandonner, rejeter, jeter à terre ; mais aussi : abattre ou terrasser, au double sens agonistique et moral. La politique, ab origine française, de l’abjection humanitaire, à laquelle seront soumis les Bosniaques, est d’abord militaire. C’est une arme, maniée, sinon inventée16, avec une bonne conscience illustrative de cette fin de siècle post-nazie et sac-de-riz, par l’Etat mitterrando-kouchnerien ; arme dissuasive et moyen de chantage comparable, quant à la puissance létale virtuelle, à l’arme nucléaire. En 1994, ce fut, dans la vitrine humanitaire de Sarajevo, une moyenne de 121 g de « nourriture » (fayots et biscuits, pour l’essentiel) par jour et par personne, dont 15 g. de détergent – et rien, ou presque, pour le reste du pays. MITTERRAND, donc, instaure le traitement « humanitaire » des effets de la « purification ethnique », le 28 juin 1992, date de son excursion sarajevine, au lendemain du sommet européen de Lisbonne, qui a appelé à « d’autres moyens » pour rouvrir l’aéroport de Sarajevo, et deux jours avant que le Conseil de sécurité n’examine la proposition d’autoriser l’usage de moyens militaires à cette fin (Boutros GHALI vient d’adresser à Pale un ultimatum exigeant l’évacuation de l’aéroport sous 48 heures). MITTERRAND, félicité 5 mois plus tard (dans Le Monde) par le chef du 1er corps de l’armée serbe de Bosnie (le général TALIC, l’un des inculpés de génocide) pour avoir de la sorte évité une intervention militaire, permet ainsi à la stratégie de MILOSEVIC d’aller de l’avant – donc à la « purification ethnique » de continuer. L’humanitaire est, avec le poids du plus gros contingent de « soldats de la paix », la seconde pièce maîtresse de la stratégie française (les Anglais occupant tous les postes-clefs pour l’exécution d’une initiative française) et le second des moyens mis en œuvre par ces deux Etats pour soumettre les Bosniaques. Il est de bon ton de reprocher aux dirigeants bosniaques une « stratégie victimaire » ; quoi qu’il en soit de leur évident cynisme et d’une infamie qui ne le cède en rien à celle de leurs homologues d’autres pays (pourquoi seraient-ils plus fréquentables que les nôtres ?), ils n’ont fait, en l’occurrence, que retourner cette puissance de mort et de domination contre ses détenteurs. La stratégie humanitaire, c’est aussi la création de ghettos « musulmans », les « zones de sécurité ». En octobre 1992, le président du CICR propose la création de « protected zones » (des « United Nations Protected Areas » avaient déjà été instaurées en Croatie). L’idée est soutenue par l’Autriche, les non-alignés, puis par les Pays-Bas – sans succès. Au printemps suivant, alors que Srebrenica est sur le point de tomber, les diplomates français, qui avaient rejeté la suggestion (de même que Vance, Owen, les Britanniques et les Américains), se ravisent, reprennent le projet, et obtiennent des Anglais et des Américains qu’ils l’appuient17. Le Conseil de sécurité de l’ONU le met en oeuvre par les résolutions n° 819 (16.04.1993), « exigeant » que Srebrenica soit traitée « comme une zone de sécurité ») ; 824 (06.05.1993), déclarant « zones de sécurité » les villes de Sarajevo, Tuzla, Zepa, Gorazde, Bihac, Srebrenica « et leurs environs » ; et 836 (04.06.1993), autorisant le recours à la force pour protéger les dites « zones ». Caution offerte à toutes les conquêtes serbes faites et à faire sur le reste du territoire bosniaque, la tactique française des « zones » est conçue pour couper court aux réclamations des Américains en faveur de la levée de l’embargo sur les armes et confiner en Bosnie les Musulmans, qui cherchent refuge en Europe. Dans ces « zones », ils mourront par milliers, sous les yeux des soldats de la FORPRONU. La stratégie humanitaire, en tant qu’alternative à l’intervention militaire et parce que l’agitation charitable s’arrête à leurs barbelés, vaut acquiescement à l’existence des camps. La bouffonnerie de Roland DUMAS, réclamant une intervention militaire pour les ouvrir, a cru pouvoir donner le change18. Directement informé par IZETBEGOVIC, lors de sa promenade sarajevine, MITTERRAND se tait. A cette date, le gouvernement bosniaque a déjà publié une liste d’une centaine de camps19 et toutes les chancelleries occidentales sont évidemment au courant depuis longtemps ; de même que le CICR (qui continuera de mentir jusqu’au début du mois d’août, quand les articles de Roy GUTMAN auront rendu la dissimulation impossible) ; de même que l’ONU, qui occulte notamment un rapport des « casques bleus » danois basés à Dvor, en Croatie occupée, daté du 3 juillet 1992, après avoir ignoré d’autres rapports de gradés de la FORPRONU. Pour sa part, le Conseil de sécurité se contentera d’ « exiger » l’ « accès » aux camps (Résolution 771, du 13 août 1992), puis leur « fermeture » (Résolution 798, du 18 décembre 1992 !) – sans décider aucune mesure propre à servir ces « exigences ». Quand les « tchetniks » consentiront à ouvrir les camps les plus connus, à la condition que les détenus partent pour l’étranger, le CICR devra, en septembre 1992, reporter leur libération, faute de pays d’accueil. Des milliers de prisonniers disparaissent alors ou sont exécutés au cours de « transferts ». Le 28 octobre, la France accordera généreusement aux survivants 300 autorisations de séjour de 6 mois.
D) Médiatique
Blocages de l’information, mensonges, double langage et rhétorique ethniciste sont les principaux aspects de l’opération médiatique française. Blocages et mensonges. Blocage sur le terrain : la situation de la population dans les zones occupées et dans les autres enclaves est évidemment bien pire qu’à Sarajevo. Lorsque, par extraordinaire, un journaliste s’y aventure, ses reportages sont confisqués par les « casques bleus » français. Exemple : les cassettes vidéo d’un reporter revenant de Gorazde sont confisquées par le colonel VALENTIN20, et le reporter empêché de quitter Sarajevo pendant trois mois. Blocage dans les agences de presse : dans le local de l’AFP, à Sarajevo, des envoyés très spéciaux filtrent les informations, menaçant, au besoin physiquement, les importuns qui ne se satisfont pas de leurs services commandés. Blocage dans les salles de rédaction (auto-censure ou directives gouvernementales ?) : non seulement aucun grand quotidien ou journal télévisé n’a jamais dit ce que les envoyés spéciaux constatent quotidiennement – que les porte-parole de la FORPRONU mentent chaque fois qu’ils ouvrent la bouche ou qu’un GOUMELON est un propagandiste de Pale (le public français ne l’apprendra qu’en 1998) – mais ils répercutent à la lettre les balivernes que les « press officers » de la FORPRONU diffusent chaque matin. Au Monde, 8 mois après la fin de la guerre, faire passer une simple brève signalant que l’I-FOR a livré 7 survivants de Srebrenica à la police serbe, qui les a aussitôt torturés, suscitait encore l’opposition des « décideurs ». Double langage. Entre autres choses, et dans le registre des « droits de l’homme » : tandis que l’Etat français prône le jugement des criminels de guerre et pousse à la création du TPIY, il entrave son activité depuis le début, refusant à ses procureurs successifs (de GOLDSTONE à ARBOUR) les informations ou les témoignages qu’ils lui demandent. (Même tactique, en substance, pour le projet de Cour Pénale Internationale : favoriser son avènement et (pour) la frapper de nullité, en soumettant sa compétence aux volontés des Etats.) Rhétorique. Du début à la fin du conflit, les politiciens français ont entériné l’intégralité du discours grand-serbe (et grand-croate), accréditant la fiction de différences « ethniques » entre Serbes, « Musulmans » et Croates, de même que le roman des « haines ancestrales » supposées animer ces communautés. C’est par la reprise du lexique « purificateur » que la complicité française commence, et cette collusion lexicale se prolonge en double refus d’identifier l’agresseur et d’user du mot de génocide. Ce sont donc des en-soi qui déportent, massacrent, violent et torturent : « la Guerre », selon MITTERRAND (30.12.92) ; « la Peur », selon MORILLON.
III – UNE ARAIGNEE DANS LE PLACARD
Le « processus de paix » géré, avec l’Etat britannique, par l’Etat français, dont la politique bosniaque a été constante, sans différence aucune d’un gouvernement à l’autre (aux rodomontades chiraquiennes près), c’est déjà la somme de ce qui vient d’être décrit. La finalité en était d’emblée déchiffrable ; le résultat obtenu la rend cristalline. L’unité de la Bosnie-Herégovine a été anéantie ; les conquêtes serbes et croates sont, pour l’essentiel, entérinées ; la séparation « ethnique » règne ; l’appareil productif est en ruine21 ; un Etat inapte à aucune fonction et bloquant toute évolution a été institué par les Occidentaux ; la population bosniaque « musulmane » demeure dispersée – et brisée. La destruction matérielle et symbolique de la Bosnie est accomplie. Celle des Bosniaques n’attend plus que le sceau de la Vérité et de la Réconciliation22. L’affaire est donc entendue. Demeurent toutefois maintes questions qu’aucune réponse satisfaisante n’a permis de classer, ou qui n’ont jamais été posées. Il en est une que je voudrais mentionner, parce qu’elle touche à la marche du partage mondial de la domination inter-étatique contemporaine et à l’intelligence que nous pouvons nous en former. Nourris, ou plutôt gavés, des ratiociations de politologues en tous genres, on a accoutumé de considérer ce conflit à la lumière noire des autophilies (des narcissismes) de masse : nationalismes rivalitaires, religions ennemies, identités en mal d’affirmation… Lubies idéologiques qui ne renvoient qu’à des moyens de mobilisation populaire, elles ont pour principal mérite d’exonérer les puissances étrangères de leur responsabilité. Des interprétations moins superficielles ont été tentées, qu’il faut certainement retenir. Ainsi, pour la grenouille française, de sa rivalité avec le bœuf américain (qu’elle n’a cessé de solliciter pour des envois de troupes sur le terrain, dans la sotte idée que le souci de leur sécurité paralyserait le ruminant) ; de sa volonté de contrer l’extension de la zone d’influence allemande ; de son alliance avec la Russie, procédant de la rivalité précitée ; de l’usage du conflit pour gagner des galons dans les institutions européennes (les gros contingents français de « soldats de la paix » servaient aussi cette cause) ; de la communauté d’intérêts commerciaux et militaires avec la Grande-Bretagne… A quoi l’on a rarement ajouté, soit relevé au passage, que la prolongation du conflit (trois ans et demi de guerre officielle, pour la seule Bosnie) était condition sine qua non du succès des visées occidentales. La pertinence de ces explications n’est pas douteuse. Il serait fâcheux de négliger pour autant le poids du gangstérisme politique, qui n’est pas, comme le pensent les croyants en l’Etat de droit, une perversion de l’Etat ou du Kapital, mais une donnée structurelle de l’un et de l’autre. Si la prédation a été le nerf de la guerre que les dirigeants serbes et croates ont faite à la Bosnie, faudrait-il croire que leurs souteneurs occidentaux n’en ont tiré aucun profit immédiat ? Une seule indication suffira. Le néo-colonialisme français s’exerce par le biais de réseaux politico-mafieux dont l’Afrique est évidemment le premier terrain d’action et la première victime23 : oppression, misère, famines, massacres sont les conséquences quotidiennes de cette prédation-là, laquelle n’est pas à un génocide près. Or, comme un récent épisode l’a plaisamment illustré, les chemins africains et serbes des prédateurs et des assassins se croisent dans les coulisses de l’Etat français24. Acte I. A la fin du mois d’octobre 1996, MOBUTU SESE SEKO, allié au Hutu Power, demande au réseau PASQUA / FOCCART de lui envoyer des mercenaires et des avions de guerre pour faire face à une contre-offensive des Banyamulenge. L’opération est apparemment supervisée par le « Mr. Afrique bis » de l’Elysée, Fernand WIBAUX, avec la participation du préfet Jean-Charles MARCHIANI. L’embauchage des mercenaires est assuré par la société française Geolink, revendeuse de gros matériels de télécommunications (elle équipera notamment l’armée zaïroise en téléphonie de campagne), qui propose à WIBAUX, le 12 novembre, de « recruter 100 commandos serbes pour déstabiliser le Rwanda » ; auxquels s’ajouteront, quelques semaines plus tard, par la même entremise de Geolink, trois Mig 21, venus de Serbie avec pilotes et mécaniciens. Le chef du contingent serbe (plusieurs dizaines d’hommes sur 280 mercenaires européens, commandés par deux vieux acolytes de Bob DENARD, Christian TAVERNIER et Emmanuel POCHET) est un colonel franco-serbe (il a les deux nationalités), contrôlé par la D.S.T., qui se présente sous le pseudonyme de « Dominic YUGO ». L’homme a participé, aux côtés de l’émissaire de CHIRAC – MARCHIANI, flanqué du trafiquant Arcadi GAYDAMAK – aux tractations relatives à la libération des deux pilotes français abattus fin août 199525. Acte II. En novembre et décembre 1999, sous l’effet des allégations du ministre serbe de l’information à l’encontre des services secrets français, qu’il accuse d’avoir chargé un commando, baptisé « Araignée » (Pauk), d’assassiner MILOSEVIC, la presse française s’intéresse au chef dudit commando. Il s’agit du même « Dominic YUGO », de son vrai nom Jugoslav PETRUSIC. Ancien de la Légion, il a été membre du service de protection de François MITTERRAND, puis, en juin 1999, envoyé en opération au Kosovo (pour assassiner, entre autres, un commandant de l’U.C.K., affirme le quotidien gouvernemental serbe Politika), muni d’un passeport français au nom de Jean-Pierre PIRONI. L’un des membres du commando, Slobodan ORASANIN, représentait « Geolink » à Belgrade, toujours selon Politika. Mais l’assertion semble plus que plausible, et ORASANIN « aurait été chargé de fournir du matériel militaire à l’équipée africaine [au Zaïre] tout en s’assurant de l’achat, pour la Yougoslavie sous embargo, d’équipements électroniques à une très grande société française [« Geolink », ou une autre ?] avec laquelle ‘Dominic YUGO’ était également en contact »26. Quant aux états de service des membres du commando en Bosnie, en voici un aperçu27. Avant de partir pour le Congo (ex-Zaïre), où son groupe a assassiné et torturé à Kisangani, Jugoslav PETRUSIC a participé au massacre de Srebrenica. Il aurait aussi tué Jusuf PRAZINA (« Juka », gangster sarajevin responsable du meurtre de deux « casques bleus » français ; son cadavre a été retrouvé en Belgique en 1993). Le lieutenant Milorad PELEMIS, dit « Misa », était le chef d’une unité de choc, la 10ème unité de sabotage, dépendant du centre de renseignement militaire dirigé par le colonel Petar SALAPURA, au quartier général de MLADIC (à Han Pijesak). Cette unité, basée à Bijeljina, a été chargée des pires exactions à Srebrenica, et ailleurs. PETRUSIC « travaillait » également pour SALAPURA. C’est le tandem PETRUSIC / PELEMIS qui recrutera les mercenaires pour MOBUTU, à Bijeljina puis Belgrade, et sous l’autorité du chef des services secrets serbes, Jovica STANISIC. Branislav VLACO, autre membre du commando « Araignée », a dirigé l’un des pires camps de viol en Bosnie occupée, l’auberge « Kontiki », dite aussi « Chez Sonja », à Vosgosca, dans la banlieue de Sarajevo. Son nom et sa fonction de « manager » de ce camp de femmes sont mentionnés par la demande d’enquête d’un procureur militaire de Sarajevo relative aux « crimes de guerre » commis par le général canadien McKENZIE, alors qu’il commandait la FORPRONU (il s’agit du viol et de la disparition de quatre jeunes filles bosniaques, remises entre ses mains et celles de son escorte par les tortionnaires du « Kontiki »)28. VLACO, avec PELEMIS, PETRUSIC et un quatrième homme nommé Rade PETROVIC, a participé aux massacres de Srebrenica. Le 13 novembre 2000, quelques semaines après l’élection de KOSTUNICA et le consécutif rapprochement public des dirigeants serbes et français, un tribunal de Belgrade acquittait les cinq membres du commando « Araignée ».
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Tout est bien qui finit bien. MILOSEVIC, devenu trop peu présentable, a été retiré de la scène, déposé par ses propres hommes du M.U.P. et de la police secrète. L’épine dorsale du régime – ses structures et, à quelques opportunes disparitions près, ses principaux protagonistes – est intacte29. Le 15 novembre 2000, l’Union européenne s’empressait de lever ses sanctions touristiques contre 200 des assassins professionnels qui la composent. A peine arrivé au pouvoir, le « démocrate » KOSTUNICA s’est précipité en « Republika Srpska » pour y rencontrer ses vieux amis : la famille KARADZIC et l’état-major du S.D.S.30 Tandis que l’Etat serbe préparait son retour à l’ONU, le rapporteur de celle-ci pour les droits de l’homme, que la perspective du jugement de MILOSEVIC enrageait, a plaidé pour son exfiltration en Russie, et suggéré une amnistie. Le ministre des affaires étrangères de l’Etat gaulois n’a pas été en reste. Serinant, depuis la chute du vieil allié de la France, qu’il fallait « laisser du temps » à KOSTUNICA pour l’arrêter, il s’est démené, avec l’aide des tueurs moscovites de Tchétchènes, pour obtenir l’impunité de Slobo. Sans compter ce que le personnel politique et militaire français pouvait craindre qu’il y révélât, la diplomatie des marchands de canons n’avait rien à gagner à sa comparution devant une juridiction internationale. Nulle instance au monde n’a donc travaillé contre le transfèrement de MILOSEVIC à La Haye avec plus d’opiniâtreté que le Quai d’Orsay. Las ! Le chantage yankee aux subsides a bientôt triomphé des protections franco-russes : elles n’ont pas pesé davantage que le manège judiciaire de Belgrade (une inculpation pour corruption et abus de pouvoir), et le mangeur d’hommes, livré à La Haye par un rival de KOSTUNICA, y a été inculpé de génocide le 23 novembre 2001, soit six ans après la fin de la « purification ethnique » et huit ans et demi après la création du TPIY. Les frappes de l’OTAN au Kosovo et en Serbie semblent avoir permis au tribunal de découvrir qu’un dictateur pouvait être impliqué dans un génocide planifié et exécuté par ses hommes. Business as usual. Après la levée des « sanctions » commerciales, pour laquelle le gouvernement français a tant milité, les affaires recommencent : avec des subventions massives à la Serbie, européennes celles-ci, que le même gouvernement a patronnées31. Nul doute que le jour où KOSTUNICA demandera l’adhésion de sa « Yougoslavie » à l’Union européenne, il pourra réciter les remerciements qu’il a adressés le 10 octobre 2000 à son plus sûr courtisan : « Nos amis français nous viennent en aide, encore une fois ». En attendant, 4 200 soldats français, sur 5 000 envoyés au Kosovo, assurent l’apartheid à Mitrovica, avec une efficacité que loue le chef des « tchetniks » locaux (« Les soldats français ont pris les mesures fortes que nous réclamions pour séparer les communautés », déclarait Oliver IVANOVIC, fin novembre 2000). Mitrovica se situe à moins de dix kilomètres des riches mines de Trepca, qu’il serait regrettable de voir tomber en dehors de l’escarcelle franco-serbe. Un peu plus loin, au nord-ouest, en « secteur français » de Bosnie, un KARADZIC supersonique, escorté par des dizaines d’hommes invisibles, se propulse depuis une demi-douzaine d’années sous le nez des soldats de l’I-FOR, puis de la S-FOR : comme MLADIC, il entre en Bosnie et en sort si vite que cela « rend son arrestation très difficile »32.
La France, en somme, a gagné sa guerre.
Notes
1 Au moment où je relis ce texte, son procès est suspendu parce qu’il est enrhumé.
2 Cinq ans plus tard, le procureur Carla del Ponte ne semble pas s’en souvenir, non plus que les deux journalistes du Monde qui l’interrogent, quand elle leur explique que le caractère si tardif de l’inculpation de Milosevic pour les crimes commis en Croatie et en Bosnie est (notamment) dû à la difficulté de « rassembler toutes les preuves nécessaires » (Le Monde, 02.05.01).
3 « We were interested in [the Russians’] assessment as to wether the West would intervene if we tried to disarm the parmilitary units by force. There was no question – the West would not intervene ». Cité par Laura Silber & Allan Little, The Death of Yugoslavia, Penguin Books, London, 1995, pp. 137-38.
4 Devant le parlement siégeant à Sarajevo dans la nuit du 14 au 15 octobre, il lance aux députés du SDA et à Izetbegovic : « Vous voulez pousser la Bosnie-Herzégovine sur l’autoroute de l’enfer et de la souffrance où sont déjà la Slovénie et la Croatie. Ne croyez pas que vous ne mènerez pas la Bosnie-Herzégovine en enfer, et ne croyez pas que vous pourrez sauver la population musulmane de l’anéantissement, parce qu’en cas de guerre, les Musulmans ne pourront pas se défendre. Comment ferez-vous pour empêcher qu’ils soient tous tués en Bosnie-Herzégovine ? ». Cité par Laura Silber et Allan Little, op. cit., p 237 (trad. J.-F.N). Le SDS quittera ensuite l’assemblée.
5 Slobodna Bosna, 07.11.1991. Traduit en anglais dans la revue Bosnia Report, n° 16, juillet-octobre 1996, p. 9.
6 Cité par Europolitique, n° 1759, 08.04.1992.
7 10 701 « disparus », selon le décompte des associations de survivantes (7 000, pour le CICR, qui n’a pas perdu ses habitudes de minoration des atrocités).
8 Rapport 1994, p. 84.
9 Srebrenica : rapport sur un massacre, Les Documents d’information de l’Assemblée nationale, 2001, n° 3413, Tome II, Auditions, p. 679
10 Il s’agit de l’homme qui affirmait que briser le siège de Sarajevo serait « une grave erreur », et qui expliquait à Milosevic que la « Force de réaction rapide » ne serait pas utilisée (juin 95). Sur la promesse faite à Milosevic, voir notamment le câble Z-1020 d’Akashi à Kofi Annan, en date du 19.06.1995.
11 Cité par Le Monde, 13.7.00.
12 En juillet 1995, la colonne d’une quinzaine de milliers de personnes fuyant l’enclave de Srebrenica avec quelques armes légères tombera dans plusieurs embuscades. Elle sera notamment attaquée par des Serbes qu’elle laisse approcher, parce qu’ils portent des uniformes français.
13 Compte rendu Z 1138 d’Akashi à Kofi Annan, 11.07.95. Sur cet « appui aérien », voir notamment le témoignage du Dr Eliaz Pilav, in Srebrenica : rapport sur un massacre, op. cit., tome II, p. 649.
14 Dans le cas contraire, le lecteur pourra consulter le dossier relatif au rôle du général Janvier, présenté au TPIY par l’Association internationale contre le génocide (A.I.C.G.), in J.-F. Narodetzki, Nuits serbes et brouillards occidentaux. Introduction à la complicité de génocide, L’Esprit frappeur, Paris, 1999.
15 Cf. Ed Vulliamy, « The Defining Moment », in With no Peace to keep, London, 1995.
16 Le Biafra, entre autres, fut son terrain d’expérimentation, comme le rappelait François-Xavier Verschave. La relative nouveauté du dispositif « humanitaire » appliqué à la Bosnie tient à ses dimensions de consortium international.
17 Entre temps, les « protected areas » demandées par le Mouvement des non-alignés, et les « Safe Havens » réclamés par Mazowiecki, qui voulait de « vrais refuges, où les personnes déplacées et autres civils étaient censées être à l’abri, grâce à une protection assurée, si nécessaire par la force, des effets de la guerre » (Rapport périodique final, soumis par le rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme, 22 août 1995, p. 19) étaient devenues des « safe areas ». Ce syntagme est préféré au précédent parce qu’il est privé de tout contenu juridique. Il désignera donc les « shooting galleries » qu’annonce Clinton, quelques jours avant de co-signer le Joint Action Plan pour la création des six « zones ».
18 L’honnête homme a récemment énoncé le motif qui a présidé aux démarches de l’Etat français en faveur de la création du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Il s’agissait, lâche-t-il, de ne pas « apparaître » [je souligne] comme les complices de crimes qui étaient encore en train d’être commis ». Manière de dire qu’il ne s’agissait en aucun cas d’empêcher qu’ils le fussent. Voir P. Hazan, La Justice face à la guerre, de Nuremberg à La Haye, Stock, Paris, 2000.
19 Par « camps », il convient d’entendre non seulement les grands équipements de concentration, de torture et de mise à mort, comme Omarska ou Keraterm, mais aussi des unités bien plus petites : écoles, gymnases (Partizan, à Foca), auberges (Kontiki, à Vogosca), granges… Pour ce génocide artisanal, chaque village de Bosnie occupée avait son « camp ». Faut-il souligner qu’aucun de ces camps, même le plus grand, n’a jamais atteint aux dimensions des camps nazis ?
20 Promu, depuis lors, général et commandant de la K-FOR.
21 Cf. Bosnia Report, n° 21-22, London, jan-may 2001, dossier « The economic Context ».
22 Claude Jorda, président du TPIY, proposant de « penser déjà à l’après-procès Milosevic » ? ce qu’il semble entendre comme un après-TPIY et un en-deça de la justice internationale – suggère de « constituer une mission d’études » qui serait notamment chargée de l’« expertise » des « commissions vérité et réconciliation en Bosnie-Herzégovine et en Serbie » (Le Monde, 09.02.02).
23 Lire, par exemple, les travaux de François-Xavier Verschave : La Françafrique, Stock, Paris, 1998, et Noir Silence, Les Arènes, Paris, 2000.
24 Cf. F.-X. Verschave, La Françafrique, op. cit., pp.253-65, et Noir Silence, op. cit., pp. 284-85.
25 Ils seront relâchés en décembre, après avoir été détenus par des « bandes inorganisées » (Charles MILLION dixit), c’est-à-dire MLADIC, torturés (« traités selon les Conventions de Genève », supérieurs dixerunt), et avoir dû remercier leurs tortionnaires de les avoir si « bien traités ». En janvier 2002, sur avis de la Commission consultative sur le secret de la défense nationale, la déclassification des documents concernant cet épisode sera refusée aux juges qui enquêtent sur des ventes d’armes vers l’Angola impliquant l’entourage de Charles Pasqua.
26 D. François, « Cinq nettoyeurs serbes encombrants pour Paris », Libération, 3.12.1999.
27 Cf. R. Ourdan, « L’itinéraire sanglant de cinq ‘espions’ de Belgrade, de la Bosnie au Zaïre », Le Monde, 30.11.1999.
28 Dans la prose de Jacques Isnard-Le Monde, Branislav Vlaco est devenu « …un certain Branko Mlaco, trente-six ans ». « Il aurait été [je souligne] gardien de prison [sic] à Vogosca, en Bosnie, durant la guerre en 1992-1995, et il ferait l’objet d’une enquête du Tribunal Pénal International » (27.11.1999). La demande d’enquête du procureur Mustafa BISIC, datée du 25.11.1992, est reproduite dans son livre, Obuka za genocid (sudenje Borislavu Heraku), Sarajevo, 1994, pp. 161-69. Sur McKenzie, cf. aussi J.-F. Narodetzki, op. cit., pp. 44-45. Quant à Vlaco, la pratique des listes secrètes permettant au TPIY de toujours répondre que tel criminel est « peut-être » inculpé, je ne puis assurer qu’il ne l’est pas. Les crimes commis dans cette auberge n’ont cependant fait, jusqu’ici, l’objet d’aucune instruction.
29 Le panier de crabes dont l’Etat serbo-monténégrin offre aujourd’hui le spectacle (fin mars 2002) ne menace, pour l’instant, ni ses structures, ni son fonds de commerce idéologique.
30 Sur cette créature de l’église orthodoxe et de l’armée, on lira avec profit Norman Cigar, Vojslav Kostunica and Serbia’s Future, Saqui Books, London, 2001.
31 700 millions d’euros depuis la chute de Milosevic, à quoi s’ajoutent la suppression par le Club de Paris des deux tiers de la dette de la RFY, les prochains bénéfices de l’ « accord de stabilisation et d’association » soutenu par Chirac, un milliard d’euros sur cinq ans dans le cadre du programme Cards, et d’autres imminents bienfaits récompensant le renoncement du Monténégro à l’indépendance et la « création » de l’Etat commun de « Serbie et Monténégro » ? auquel 40 millions de dollars sont aussi promis par les USA.
32 Général Michael Dodson, commandant de la S-FOR, cité par Le Monde, 06.09.01. Echouant à reconnaître Karadzic, parce que les photos diffusées par le TPIY étaient si mauvaises que le général Heinrich n’y « aurait pas reconnu son frère » (Srebrenica : rapport sur un massacre, II, p. 193), les soldats de la force internationale ont en outre affirmé pendant des années qu’ils n’avaient pas d’ordres pour l’arrêter. Cette arrestation, ainsi que celle de Mladic, ne figuraient pas davantage « dans leur mandat » que la protection des civils dans celui de la FORPRONU. Le « mandat » aurait-il changé depuis la chute de Milosevic ?
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