Apports et limites de l’opéraïsme
La relecture de Marx est d’ailleurs particulièrement actuelle quand Panzieri, dans le no 4 « En marge du capital ». (1963), analyse les textes de Marx sur le capital par actions. Il en déduit que non seulement la tendance à la baisse du taux de profit est contrecarrée, mais que cela ruine aussi l’idée d’une égalisation du taux de profit. Quand on pense, à Temps critiques, que nous en sommes encore (Évanescence de la valeur et deux articles du no 15) à énoncer cela toujours dans la plus grande incrédulité des marxistes, il y a du souci à se faire !
Panzieri s’arrête sur une sorte de constat : contrairement à ce que pensait Marx, la véritable barrière de la production capitaliste ce n’est pas le capital lui-même.
En 1964 se produit une scission et les « romains » derrière Tronti et les « vénitiens » derrière Negri fondent Classe operaia d’où vont sortir les grands textes de l’opéraïsme : Ouvrier et Capital de Tronti (Bourgois) puis le recueil de textes de Negri qui formera en 1972 le livre : La classe ouvrière contre l’État (Galilée). Le groupe s’élargit à des éléments plus jeunes non directement issus de l’opéraïsme. Cette tendance incline l’opéraïsme vers un subjectivisme des luttes qui était devenu difficilement acceptable pour Panzieri et les « turinois ». Pourtant Panzieri ne pouvait être traité d’objectiviste puisque c’est justement ce qu’il reprochait aux organisations officielles du mouvement ouvrier dans leur adoration de la croissance des forces productives. D’ailleurs en soi la référence de Panzieri. aux Grundrisse pouvait déjà être considérée comme une inclinaison subjectiviste. Il semble que Panzieri s’opposait sur au moins trois points aux scissionnistes ; tout d’abord à un retour de la philosophie dans les écrits de Tronti ; ensuite au fait que Tronti inversait la chaîne traditionnelle de causalité entre capital et travail en faisant du second le moteur du rapport ; enfin une vision trop optimiste conduisant à un activisme qui vu l’état du rapport de force, s’avèrerait sans lendemain.
Cette orientation « subjectiviste » va caractériser l’ensemble du courant opéraïste puis neo-opéraïste (ce dernier en exil essentiellement) à un point tel qu’en Italie, beaucoup vont dater ses débuts à 1964. Pour aller vite, on peut dire que Tronti puis Negri commencent là où Panzieri s’arrête. Panzieri pose la question de la limite du capital mais finalement il ne la voit pas. Comme Cardan, il a l’impression que la dynamique du capitalisme a vaincu la crise, qu’elle a vaincu l’anarchie de la production. Tronti et Negri vont donner leur réponse : la limite du capital c’est le travail, c’est la classe ouvrière dans sa lutte, c’est la classe ouvrière qui représente l’élément anarchique dans la production ; c’est donc une limite externe . La politique au poste de commandement en quelque sorte ! Par exemple, pour Tronti, la loi de la valeur de Marx n’a aucun caractère scientifique, ce n’est qu’un mot d’ordre politique. Sans le dire il se rapproche de Keynes qui pensait que la détermination des salaires n’avait rien à voir ni avec la théorie marginaliste neo-classique ni avec la théorie ricardienne-marxiste de la valeur-travail mais était déterminée par un rapport de force dans le partage de la valeur ajoutée. Pour Negri, c’est la classe ouvrière qui par ses luttes met en crise le système. Cette perception sera bien sûr appliquée à l’analyse du futur « automne chaud » italien (1969) et à la restructuration qu’entreprendra FIAT à partir de là. Cette position était en rupture complète avec la position des organisations ouvrières traditionnelles pour qui la crise n’est qu’une façon de faire taire les travailleurs et pour qui il faut attendre le retour de la prospérité pour que les luttes reprennent. Pour Negri, développement et crise sont tous deux au même titre des éléments du cycle capitaliste. Je rajouterai que cela est encore plus vrai aujourd’hui où il ne semble plus possible de repérer les cycles à partir de la théorie des cycles longs de Kondratiev . Mais là où Negri se trompe, c’est qu’il perçoit cette tendance à la co-existence du développement et de la crise, dans une succession de moments où ces situations alterneraient uniquement en fonction de questions de pouvoir . Le moment où il analyse la crise ne (lui) permet pas encore de dégager l’unité du développement et de la crise que réaliseront progressivement, la restructuration des années 80 et la globalisation des années 90, bref, ce que nous avons appelé « la révolution du capital ».
Tronti va ensuite cesser progressivement tout militantisme, laissant Negri comme la figure marquante, au niveau théorique et militant de l’opéraïsme même si Bologna (théoricien de la notion de « composition de classe » avec Negri), Alquati et Piperno (textes sur le rôle des cadres et techniciens dans le neo-capitalisme) auront une influence considérable. L’apport directement militant de la théorisation de Negri (il ne revendique en effet aucune originalité et considère Ouvrier et capital comme le principal livre marxiste écrit après Marx) va consister à donner une forme politique à la limite du capital que représente la classe ouvrière. Tronti avait anticipé cela mais sur la fin il revient en arrière en théorisant l’autonomie du politique et de l’État sur lesquels la classe ne peut agir qu’à travers les médiations traditionnelles du mouvement ouvrier. Lui aussi se rallie alors, comme Dutschke et Cohn-Bendit à l’idée de « longue marche à travers les institutions ». Cette forme politique de l’insubordination ouvrière que Negri puis Potere Operaio vont mettre en avant, c’est celle du « refus du travail » qui justement crée les bases de l’autonomie. Ce refus du travail s’appuie non seulement sur les comportements concrets des ouvriers immigrés du sud de l’Italie et leur révolte contre le taylorisme et l’usine capitaliste, mais aussi du point de vue théorique, sur les Grundrisse et leur définition du travail comme travail abstrait en tant qu’il n’est plus perceptible qu’au niveau des rapports sociaux de production et non plus du procès de travail concret. On n’a donc pas affaire ici au concept de travail salarié et il n’y a aucun travail à « libérer » comme dans la tradition du programme prolétarien orthodoxe. Negri l’affirme encore : « le marxisme n’a rien de commun avec l’économie socialiste, utopiste ou réalisée » (p. 32) . Mais le revers de la médaille, c’est qu’à la limite alors, les opéraïstes n’ont plus besoin de s’occuper des conditions réelles de travail, ni des travailleurs. Ce ne sera pas leur cas parce que la démarche critique est reliée au mouvement pratique de l’époque, mais on voit aujourd’hui avec les exemples des écrits de Postone, Jappe et du groupe allemand Krisis que le centrage sur la catégorie de travail abstrait conduit à rayer d’un trait de plume toute l’histoire du mouvement ouvrier.
Pour Negri, il y a juste à « forcer » la crise par des revendications ouvrières qui, malgré parfois leur caractère quantitatif et « économique », acquièrent une portée politique car elles bousculent la loi de la valeur. C’est ainsi que les revendications d’augmentation égale de salaire pour tous et indépendamment d’une augmentation de productivité accélèrent la crise. La revendication d’un « salaire politique » par Potere Operaio manifeste, encore confusément à l’époque, la conscience que le travail productif tel qu’il a été défini par Marx, n’est plus ni au centre du procès de travail, ni la base essentielle de la lutte (passage de l’ouvrier-masse à l’ouvrier social avec la massification et donc la prolétarisation du travail intellectuel ). De l’usine comme centre de l’autonomie ouvrière (1968-1973) on passe à la ville comme espace d’une autonomie diffuse. La lutte sur le salaire n’est plus fondamentale car la loi de la valeur étant devenue caduque, le capital n’est que pur commandement. L’étude de la composition de classe devient elle-même inutile puisque les catégories de travailleur productif et de salarié deviennent homothétiques. Romano Alquati, un ancien des QR va particulièrement aborder cette question. Pour lui, l’émergence de la figure de « l’ouvrier social » n’est pas liée à une transformation du procès de production mais à la croissance du travail abstrait dans tout l’arc du procès de valorisation. C’est Negri qui va faire une traduction politique de l’analyse d’Alquati et il en tire des conclusions dans Proletari et Stato (article intégré à La classe ouvrière contre l’État). La lutte contre le « travail nécessaire » doit remplacer la lutte pour le salaire (qui est une lutte de répartition entre « travail nécessaire » et « surtravail », d’autant que celle-ci a été récupérée par des syndicats qui lui ont fait perdre son caractère politique en encourageant les inégalités de salaires et en reliant, en accord avec le patronat, particulièrement celui de la Fiat, salaire et productivité .
Le nouveau centre des luttes c’est l’État dans la mesure où toutes les luttes convergent vers lui comme ennemi principal. Capital et travail sont devenus deux Moloch qui s’affrontent.
De l’autonomie chez Castoriadis à l’autonomie ouvrière des opéraïstes
Même si SoB va être intéressé par « l’enquête ouvrière », surtout autour de Mothé, elle ne va pas être utilisée de façon systématique comme en Italie au sein des Quaderni Rossi. Ce qui distingue les QR de SoB et plus généralement l’opéraïsme de l’approche communiste radicale en France, c’est une différence d’angle d’approche. SoB analyse bien sûr les transformations du capitalisme, « La dynamique du capitalisme » dira Souyri, mais du point de vue de l’opposition entre dirigés et dirigeants dans l’optique de la gestion ouvrière. Ce n’est pas pour rien que Mothé rejoindra la CFDT et l’idéologie de l’autogestion et Castoriadis se rapprochera d’ailleurs de cette même organisation au début des années 70.
Rien de tout cela dans l’opéraïsme car la critique du capitalisme moderne va se faire à partir de la critique des forces productives avec une remise en cause des « progrès » du machinisme, une critique de la productivité. Si on peut trouver un point commun concret entre les deux approches, c’est que les opéraïstes insisteront beaucoup, en 1968-69 sur la revendication d’une égalité des salaires et la critique de la hiérarchie d’usine. Si on veut actualiser, il me semble qu’il y a aussi un parallèle étrange car décalé dans le temps : ce n’est que le dernier Negri, celui de « l’Empire » et de « la Multitude » qui rejoint Chaulieu-Cardan dans l’idée d’une possible appropriation non capitaliste des forces productives puisque la domination nouvelle du General intellect dans le procès de production rend d’un côté les capitalistes inutiles ou purement parasitaires (la propriété privée n’a plus de raison d’être) et de l’autre rend possible la créativité des multitudes. Cette idée est à la base de la notion « d’autovalorisation ouvrière » chère à Negri, Virno et autres Lazzaratto (les principaux néo-opéraïstes). Pour eux, les catégories marxiennes seraient duelles. À la valorisation capitaliste correspondrait donc une autovalorisation prolétaire reposant sur les besoins sociaux et la valeur d’usage . On s’aperçoit ici que si Negri voit bien que la loi de la valeur n’est maintenant plus opérationnelle, il raisonne encore dans les termes de la loi par le fait qu’il se rattache à un certain niveau objectif des besoins.
Guy Fargette n’a pas tout-à-fait raison de dire que Negri modernise Castoriadis. En fait, il modernise Chaulieu ce qui n’est pas la même chose. Et s’il y a eu « retard » de la situation italienne, cela se ressent plutôt dans la différence de sens donnée aux notions. Il n’y a pas eu « pillage », mais décalage. Quand les opéraïstes parlent « d’autonomie », ce n’est pas celle d’un sujet singulier dont il s’agit, mais de l’autonomie de la classe par rapport à la domination capitaliste. Et cette autonomie est ouvrière, même si, comme nous l’avons dit précédemment, le mouvement proprement dit de « l’autonomie ouvrière » ne se développe qu’à partir de 1975-1976. Ce n’est qu’en 1977 que « l’autonomie » prendra un sens plus large, mais fortement éloigné du sens castoridien, à savoir « l’autonomie » comme scission d’avec la société capitaliste à travers le mouvement des « Indiens métropolitains » et des emarginati, mais on n’est plus alors dans l’opéraïsme et c’est davantage vers Foucault, Deleuze et Guattari que vers Castoriadis que regardent ces « autonomes ».
Mais aujourd’hui, c’est la possibilité même de l’emploi critique de la notion d’autonomie qui est en question. L’affranchissement des subjectivités a servi en partie à la capitalisation des activités humaines. Comme quelqu’un l’a dit sur la liste de discussion « apartirdecc », des stages patronaux de formation en ressources humaines mettent Castoriadis au programme. L’individu démocratique, autonome, différentialiste et imaginatif détient un fort potentiel de « capital humain ». Être autonome aujourd’hui, c’est justement être capable de gérer sa propre force de travail devenue « ressource humaine ».
Je ne vois guère que Gorz qui ait essayé de relancer le débat sur autonomie et hétéronomie mais toujours à partir d’un centrage autour du travail. Il en est donc réduit à vouloir réduire le travail hétéronome par toujours plus d’automatisation et par un développement de forces productives miniaturisées que permettrait la société de l’information. C’est exactement ce qui est en train de se mettre en place (là encore, « la révolution du capital »).
Au niveau politique l’autonomie et l’auto-institution de la société se réduisent à des pratiques « citoyennes » qui cherchent à réactiver le rôle de médiation que jouaient les institutions dans la société de classe. L’exemple des luttes récurrentes autour de l’école est à cet égard exemplaire. Leurs limites aussi (je ne dis pas qu’il ne faut pas y participer et c’est ce que je fais, mais il faut en tenir compte).
Conclusion rapide sur les limites de l’approche opéraïste
Tronti, Negri et les opéraïstes en général ont eu tendance à négliger le fait que le capital est un rapport social de dépendance réciproque et qu’aucun des deux termes de ce rapport ne peux faire sécession bien que capital et travail fondent leur utopie sur cette scission — ce que nous appelons d’un côté le nihilisme du capital qui serait de se débarrasser du facteur humain et de l’autre l’autonomie ouvrière pour qui le capital ne serait plus que commandement parasitaire quand le General intellect est suffisamment développé pour qu’une appropriation collective des forces productives soit possible.
C’est Negri qui pousse cela le plus loin et abandonne dans ses écrits d’exil la critique de la neutralité de la technologie qui fut pourtant la base de l’œuvre de Panzieri. Cette technologie pourrait en effet permettre « l’auto-valorisation prolétaire ». À la limite, il n’y a plus besoin de révolution car c’est le mouvement même du capital qui va permettre d’aboutir au communisme à travers des activités toujours plus riches (« l’entrepreneuriat politique »). C’est le début de ce que l’on a appelé le neo-opéraïsme.
Si les opéraïstes ont bien saisi (surtout Negri et Bologna), que le capital était dynamique, si certains comme Negri ont bien senti qu’il était devenu un rapport de crise, ils en ont mésestimé les capacités à se révolutionner et à englober non seulement la contradiction entre forces productives et rapports de production (ce que Panzieri avait anticipé), mais aussi celle entre des classes définies une fois pour toute comme antagonistes (Tronti). Mais les opéraïstes ne sont pas seuls dans l’échec. On peut même dire que jusqu’au début des années 70, pratiquement personne n’y a échappé même si nous avons pris des échappatoires comme celle qui consistait à opposer la classe ouvrière (la « classe en soi ») au prolétariat (la « classe pour soi »), celle qui opposait l’affirmation de la classe et sa négation etc.
Ils ont vu la crise dans le procès de travail et de production (ce qui leur permettait de maintenir une analyse en termes de luttes de classes) alors que la crise se portait déjà au niveau de la reproduction des rapports sociaux. Ils s’en sont aperçus à partir de 1975 en théorisant le passage de « l’ouvrier-masse » à « l’ouvrier-social », mais à une époque où les mouvements des années 67-70 étaient battus partout dans le monde et que commençait cette fameuse « révolution du capital » que les neo-opéraïstes allaient finalement prendre pour leur propre révolution. C’est sûrement cette erreur majeure — qui est un peu le pendant italien du cohn-bendisme actuel franco-allemand — qui explique aujourd’hui que quoiqu’il ait fait auparavant (et c’est pareil pour Cohn-Bendit), Negri soit aujourd’hui traité en chien crevé y compris par ceux qui n’ont jamais rien fait ou alors que par suivisme (je ne parle pas ici pour Yves mais en général).
JW
janvier 2010
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