De l’irresponsabilité mortelle à la vraie maitrise de la vie

lundi 21 décembre 2009
par  LieuxCommuns

Article du Monde Diplomatique de mai 1989

De l’irresponsabilité mortelle à la vraie maitrise de la vie

Par Jacques Decornoy

« L’essentiel est d’apprendre à rester maître de soi »

Goethe (1).

« Notre folie à nous autres est de croire (...) que toute la nature, sans exception, est destinée à nos usages »

Fontenelle (2).

POUR faire tout de suite sauter au regard la rupture, une autre citation, après la sage remarque de Goethe et l’avertissement de Fontenelle, une citation de notre temps : « Autrefois, le »pouvoir« , c’était la terre - le contrôle de ce qui y poussait et de ce qui en était extrait. Puis, le »pouvoir« , ce fut la manufacture - les industries traditionnelles. Aujourd’hui, le »pouvoir« , c’est la vie (...) et la »vie« devient la chasse gardée des transnationales et des investisseurs de capital-risque (3). »

Oui, prodigieuse rupture, d’autant plus difficile à appréhender, à maîtriser, qu’elle est soudaine. Les souvenirs se gommaient à peine de la civilisation rurale, l’adaptation s’était plus ou moins réalisée à une forme très récente de société urbaine et manufacturière quand, brutalement, au rythme fulgurant des opérations d’ordinateurs, surgissent de nouveaux modes de pouvoir qui abolissent l’ère des évolutions pour ouvrir celle des mutations. Déchiffrage de la vie ? Certes ; mais, au-delà, sa modification par l’effacement du langage au profit du calcul, et les risques de dérives incontrôlées si ne s’effectue un contrôle par le droit et, mieux encore, par une mise à jour politique.

C’est que des explosions scientifiques, hier encore imprévisibles, déchiffrent des pans entiers d’une réalité à la fois invisible, impalpable et essentielle ; de ce décryptage naît le pouvoir de transformer, de manipuler, et ce pouvoir appartient largement à une poignée de firmes. Danger évident, même s’il est encore mal perçu. La nature - et notamment la « nature » humaine - risque de devenir ce champ d’usage dont Fontenelle craignait qu’il ne fût illimité. Car il ne s’agit même plus de se contenter de vouloir battre en brèche le pouvoir de certains décideurs de l’économie de marché et (ou) de la vie politique. Le débat doit être poussé plus avant : l’homme est-il en droit de faire de lui-même, sur lui-même tout ce qu’il veut et peut ? Cornelius Castoriadis l’exprime fort bien : « Ce qui est en jeu ici est un des noyaux de l’imaginaire occidental moderne, l’imaginaire d’une maîtrise »rationnelle« et d’une rationalité artificialisée devenue non seulement im-personnelle (non individuelle) mais in-humaine ( »objective« ) (4). »

Usant d’une raison qui n’a d’autre valeur que celle qu’il a décidé de lui attribuer, l’homme, se décodant, décide de se coder autrement, au nom de son autogestion. Il procréait : il crée, il se crée. Mais n’a-t-il jamais rien fait d’autre, après tout ? Remarque recevable, à cette différence près qu’il lui est désormais possible d’ériger en règle de vie l’eugénisme généralisé : celui des plantes, des animaux et, s’il n’y prend garde, des êtres humains. Il fabrique la vie, au prix, de surcroît, d’innombrables mises à mort (5). Et qui nierait que chaque progrès - sans guillemets - s’accompagne de difficultés nouvelles, chaque pesticide, de nouvelles pestes, chaque percée, de nouvelles barrières ?

L’évangile de notre temps, dont la portée est peut-être moins due à ses intégristes qu’à son acceptation populaire, prescrit de croire que la vie a tout à gagner à la mise en réalisation du réalisable. Outre qu’il s’agit, ni plus ni moins, d’un acte de foi contredisant les préceptes de la « raison », cette idéologie aboutit naturellement à une prise de risques considérables. Car nul ne sait - et pour cause - ce que pourront être les effets - par définition, pendant longtemps, insidieux, invisibles, insoupçonnables - des manipulations génétiques de tous ordres sur la faune, la flore, l’humanité. Les catastrophes évidentes, aveuglantes, que la planète subit déjà de par les bouleversements que provoquent l’industrie et l’urbanisation d’hier sont, elles-mêmes, difficilement contrôlables.

Le déchaînement par Prométhée de forces incomparablement plus arrogantes ne semble pas faire partie des calculs des démiurges sans conscience. Et il ne suffit certes pas, pour se rassurer, d’affirmer que certaines extravagances ne remettent pas en cause « l’essentiel » : il est signe de l’époque ce projet mis en application aux Etats-Unis après 1979 de stocker du sperme de « prix Nobel » pour créer une race de surhommes. Après tout, ce n’est pas un illuminé du surdon, mais le premier ministre de Singapour qui, dans nombre de discours, a voulu imposer, sans qu’il y eût vrai scandale, une reproduction accélérée des couples socialement dominants, et une pénalisation de l’enfantement dans les classes « inférieures ». Il est certes aisé de se gausser du caractère scientifiquement aberrant (oublions la morale...) des deux propositions ; elles participent également de l’air du temps.

Cette démiurgie, raciste par définition, auprès de laquelle l’apartheid est d’un guilleret libéralisme, et qui interdit les métissages ethniques, sociaux, culturels, coupe la vie de son histoire passée et future. L’homme fabrique, trafique l’homme en rompant un lignage déjà passablement chahuté par mille autres changements. Il greffe, inocule, se livre au clonage, décide d’améliorer la race, se souciant comme d’une guigne de la vie (psychologique, sentimentale) que connaîtront les êtres issus de ses laboratoires. Et il renforce potentiellement les tendances les plus rétrogrades de certaines cultures : connaître le sexe d’un jeune embryon n’apparaît pas comme un progrès de la connaissance de la vie s’il permet l’élimination des enfants qui, parce que de sexe féminin, sont les moins bienvenus dans les sociétés en question (6).

Mais l’enjeu apparaît plus vaste encore si l’analyse prend en considération, au-delà des biotechnologies, l’ensemble des mutations qui touchent la vie.

L’idéologie dominante de notre ère rêve à l’évidence d’un monopole de la pensée algorithmique, « c’est-à-dire de méthode générale de résolution valable dans tous les cas (7) » - négation a priori des métissages fécondants et des diversités alors que, justement, rupture ô combien salutaire, et qui va à contre-courant du nivelage global, se réveillent, se dressent partout des minorités ethnolinguistiques qui proclament, en leur langue, l’unicité de leur histoire et de leur culture. Elle rêve aussi, cette idéologie dominante, de l’invention de l’« intelligence artificielle » qui serait, si elle était réalisable, intrinsèquement a-historique et donc in-culte. Même si cet espoir est vain, il est symbolique d’une mentalité terriblement réductrice, aplatissante, de l’homme et des sociétés. Par la désincarnation qu’il implique, il fait songer à cette image de René Char :

Des yeux purs dans les bois

Cherchent en pleurant la tête habitable (8).

Dans un livre passionnant, parce que doté d’une réelle épaisseur culturelle, Pierre Lévy écrit : « Déjà les sciences de la cognition ne conçoivent plus la mémoire, l’apprentissage de la perception que schématisés par des algorithmes. C’est face au modèle de l’ordinateur qu’il faut renouveler les interrogations sur le devenir de la vie. C’est sous la lumière imprévue de l’intelligence artificielle que nous devons repenser la pensée (9). » Et il considère l’informatisation de la société comme « un signe de la prise de pouvoir du calcul sur le langage, déchu de sa souveraineté ontologique » .

L’auteur irait-il trop loin ? Ses références scientifiques et artistiques montrent qu’il met le doigt sur des aspects-clés de la révolution en cours. Or, dans le domaine littéraire lui-même, où en principe le langage est roi, apparaissent les symptômes d’une éviction du mot par le calcul, d’un agencement par une multiplicité de signes de la pensée traditionnellement incarnée. De cette rupture, qui permet à la « machine univers » de produire, outre des milliards de signes-images, des textes « universels » et a-culturés, le texte fondateur demeurera probablement cet ouvrage à très grand tirage qu’est le Nom de la rose d’Umberto Eco : « Umberto Eco, nouveau démiurge, joue avec les signes mais se méfie des mots vivants : son roman n’est pas »écrit« mais comme dicté au magnétophone, volontairement plat (...). Et si le modèle qu’il nous offre devait donner naissance à un nouveau type de littérature ? Le roman historique mondial fondé sur les débris des cultures nationales (10). »

Les produits de notre inconscience

FAUT-IL pour autant céder au catastrophisme - terme d’ailleurs trop souvent utilisé pour fustiger qui pose des questions ? Voici un jugement qui permet d’amorcer le débat et va au-delà de son objet spécifique : « La biotechnologie nous affectera tous. Mais c’est sur le tiers-monde que son impact risque d’être le plus important. Avant et afin d’être à même de saisir le rôle exact des nouvelles biotechnologies, nous devons donc nous demander quels sont les besoins du monde et ce qu’un véritable développement devrait être - un développement pour qui, et de quoi, par qui et comment (11). »

Ces interrogations valent pour toutes les ruptures vitales en cours si nous ne voulons pas « léguer aux générations suivantes les produits de nos inconsciences (12) » . Or le temps presse parce que, justement, les potentialités grandissent, à une vitesse fulgurante, des capacités d’intervention sur la vie, qui ne sont pas sans danger pour les libertés. Un exemple : « La médecine prédictive est (...) une arme à double tranchant : d’une part, elle vise à libérer l’homme du fardeau génétique ; d’autre part, elle risque de restreindre sa liberté en exposant ses faiblesses constitutionnelles. Si l’on n’y prend garde, les hommes cesseront de naître »libres et égaux en droit« le jour où leurs inégalités biologiques deviendront publiques (13). »

Chaque invention a eu des aspects négatifs, mais si l’usage de la poudre a toujours été dangereux, il n’a jamais incendié la planète. Les avancées scientifiques de ce temps touchent en revanche tout ce qui vit dans la nature, tous les hommes, tout l’homme.

L’urgence du Droit

POUR rendre salutaires les mutations en cours, ne faut-il pas d’abord s’interroger sur leur sens, d’où peut-être découlera l’autre interrogation sur les choix entre ce qui peut être utile et ce qui est nocif et stérile ? Chez ceux-là mêmes qui les provoquent, les prônent, les financent, un consensus semble s’être établi : ce qui est faisable (et rentable) est un progrès, donc est bon, donc doit être réalisé. Or n’y a-t-il pas un abysse entre cette pensée-là et les moyens dont elle dispose ? Comme si les idées d’un autre siècle continuaient d’imprégner les maîtres d’une techno-science dont la domestication au service de la planète requiert une vision d’une autre envergure.

Mais ce constat est très incomplet et il serait infantile d’imaginer qu’un « encadrement » plus strict de chercheurs suffirait à opérer, dans le domaine de la vie, des choix moins périlleux. D’ailleurs ce n’est pas un chercheur singapourien qui a prononcé des discours en faveur de l’eugénisme social, mais le premier ministre d’un pays typique de l’ère de l’information, à la police bien faite, et maître dans l’art de modeler les esprits.

L’urgence - salutaire - serait sans doute de s’atteler à la définition d’un Droit nouveau qui ne viendrait pas codifier des évolutions jugées acceptables ou inéluctables, mais, s’inspirant de règles philosophiques, « permettrait de préserver l’humanité de l’homme (14) » . Un Droit qui ne se résumerait assurément pas à l’application de législations nationales, fussent-elles importantes : il s’agit d’opérer « le surmontement [de la crise actuelle] vers une considération tout autre de la nature et des hommes, vers le surgissement d’un humanisme moins infatué (15) » .

Il s’agit, la rupture en cours étant prise en compte, d’en décider une autre, qui la domestiquerait, referait de l’homme, non le propriétaire, mais le maître de lui-même, rendrait son primat au langage, à l’enracinement, dans un continuum nécessaire hors duquel, pulvérisés, nous ne saurions baptiser « nos fragments (16) » .

Utopie archaïsante ? Comme si étaient actes de progrès la privatisation, par une poignée de firmes, du patrimoine génétique de l’ensemble du globe, la protection des mêmes firmes par un petit nombre de pouvoirs politiques, la marchandisation de la vie, la mise en place d’une tyrannie du calcul en état d’apesanteur sur le langage incarné !

Cependant, la création d’un Droit - allant bien au-delà de garde-fous, d’avis de comités divers - ne saurait suffire. Cornelius Castoriadis l’a bien compris, pour qui s’impose « un autodépassement de la Raison » . Il écrit : « Nous n’avons pas besoin de quelques »sages« . Nous avons besoin que le plus grand nombre acquière et exerce la sagesse - ce qui à son tour requiert une transformation radicale de la société comme société politique, instaurant non seulement la participation formelle mais la passion de tous pour les affaires communes. Or, des êtres humains sages, c’est la dernière chose que la culture actuelle produit (17). »

L’accord peut se faire sur la nécessité d’un Droit et d’une remise à jour politique entre des écoles philosophiques par ailleurs divergentes, par exemple sur le plan religieux. Le choix devient alors possible entre l’irresponsabilité génératrice de nécrose et le respect de la vie. Une « vie fidèle à la vie (18) » .

Jacques Decornoy

Notes

(1) 21 mars 1830. In Conversations de Goethe avec Eckermann , Gallimard, Paris, 1988, p. 344.

(2) Entretiens sur la pluralité des mondes , imprimeur Didot Le Jeune, Paris, 1796, p. 27.

(3) Dans le numéro spécial de la revue Development Dialogue, intitulé « The Laws of Life. Another Development and the New Biotechnologies », p. 191 (n° 1-2, 1988, Fondation Dag Hammarskjoeld, Uppsala, Suède).

(4) Cornelius Castoriadis. « Voie sans issue ? », dans l’ouvrage collectif les Scientifiques parlent (sous la direction d’Albert Jacquard), Hachette, Paris, 1987, p. 265.

(5) Sur ces problèmes, lire notamment Development Dialogue , op. cit., et l’ouvrage fondamental : l’Homme, la Nature et le Droit (sous la direction de Bernard Edelman et Marie-Angèle Hermitte), Christian Bourgois, Paris, 1988 (cf. le Monde diplomatique , mars 1989).

(6) Sur ce débat, lire notamment : Marcel Blanc, l’Ere de la génétique La Découverte, Paris, 1986 ; Michel Goossens, « L’exploration du génome humain », revue Etudes , Paris, janvier 1989, et Geneviève Delaisi de Parseval, « Procréations artificielles et intérêt de l’enfant », Etudes , février 1989. Sur les avortements massifs de foetus féminins en Inde, lire Jo McGovan, « In India, They Abort Females », Newsweek . 13 février 1989.

(7) Jacques Arsac, les Machines à penser , Le Seuil, Paris, 1987.

(8) René Char, le Marteau sans maître , José Corti, Paris, 1934.

(9) Pierre Lévy, la Machine univers , La Découverte, Paris, 1987.

(10) Philippe Renard, « Umberto Eco gagne son défi », revue Critique , Paris, août-septembre 1984.

(11) Development Dialogue, op. cit.

(12) Comme l’écrit Paul Valadier dans l’Eglise en procès , Calmann-Lévy, Paris, 1987.

(13) Jean-Claude Kaplan, « l’ADN déchiffré », in Les scientifiques parlent , op. cit.

(14) Bernard Edelman, in l’Homme, la Nature et le Droit, op. cit.

(15) Elisabeth de Fontenay, l’Homme, la Nature et le Droit, op. cit.

(16) Lire, sur la confusion des valeurs dans un monde éclaté, Mario Luzi, Pour le baptême de nos fragments , Flammarion, Paris, 1987. A tous points de vue, Luzi est l’anti-Eco.

(17) Les scientifiques parlent, op. cit.

(18) « Vie fidèle à la vie », titre d’un poème de Mario Luzi, in : l’Incessante Origine , Flammarion, Paris, 1985.


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