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Nominalisme pictural
« Nominalisme pictural » est une expression employée par Duchamp en 1914 et reprise par Thierry de Duve pour donner son titre à l’ouvrage qu’il a publié en 1984. L’expression est devenue banale, surtout chez les contempteurs de l’art contemporain. Dans la revue Esprit de juillet-août 1991, Jean Molino souligne le lien du « n’importe quoi » et de la conception « nominaliste » de l’art.
Mais attention ! Il y a nominalisme et nominalisme !
Le nominalisme qui au Moyen Âge était gouverné par un principe d’économie ontologique est entré depuis quelques décennies dans sa phase exubérante : à la différence du célèbre rasoir d’Occam, il multiplie les entités. Corollairement, l’emploi du terme est devenu majoritairement péjoratif. Désormais, le nominaliste, loin de traquer les noms qui pourraient ne renvoyer à rien de réel, décrète que telle chose existe parce qu’il l’a nommée.
Ainsi en va-t-il de l’art contemporain, celui qui est reconnu art parce que nommé art par le monde de l’art (les institutions culturelles, les musées, etc.). En ce sens, c’est la conception auto-déclarative de l’art dont George Dickie est l’un des plus illustres représentants qui constitue un véritable paradigme de toute définition de l’art contemporain, et non pas celle de Nelson Goodman qui quant à lui est encore un nominaliste « économe ». Nominaliste exubérant aussi, Donald Judd pour qui « si l’on nomme cela art, c’est de l’art » [1].
Un art qui n’est « pas d’art »
C’est dans ce contexte « nominaliste » ainsi défini que le débat art figuratif / non figuratif a cédé la place à la confrontation entre un art qui est d’art et un art qui, pour reprendre encore une expression de M. Duchamp [2], n’est « pas d’art ». Les contempteurs de l’art auto-déclaré ne sont pas tous d’affreux réactionnaires et dans un tel contexte, loin d’être ringarde, la question « qu’est-ce que l’art » se pose plus que jamais [3]. Plus précisément à partir du moment où on refuse la notion et la réalité de l’art contemporain déclaré tel par les institutions culturelles, selon quels critères va-t-on juger que tel objet ou processus est d’art ou n’est « pas d’art » ?
La question ainsi posée paraît exiger une réponse en terme d’ontologie et même d’essence, forcément rejetée par un nominaliste exubérant. En ce sens il est logique que T. de Duve, l’auteur de Nominalisme pictural, reproche à Clement Greenberg d’opposer à Duchamp une conception ontologique de la peinture.
Mais une réponse essentialiste sera également rejetée par de nombreux « réalistes », comme a pu m’en convaincre une discussion récente avec le critique d’art farouche défenseur du réalisme qu’est Francis Parent. Dans ce dernier cas, le réaliste ne s’oppose plus tant au nominaliste qu’à l’idéaliste.
C’est certainement la réduction de la question « comment distinguer ce qui est d’art et ce qui n’est pas d’art » à une question d’ontologie qu’il convient de mettre en question. Peut-être doit-on chercher des critères distinctifs qui ne soient pas définissables en termes d’ontologie ou d’essence.
On peut s’étonner que C. Greenberg, il y a un demi-siècle (en 1962), ait reproché quant à lui à la critique française sa « rhétorique existentialiste et phénoménologique », car à cette époque, la phénoménologie, même française, était largement heideggerienne, bref, son principal souci était justement d’ordre ontologique. Elle était avant tout une pensée de l’être et il fallait sortir de l’oubli de l’être.
Le refus de C. Greenberg avait en réalité d’autres raisons qu’on trouve aujourd’hui encore chez ceux qui n’évoquent la phénoménologie que comme repoussoir : ce serait une pensée fumeuse. En fait, c’est une pensée qui sait remonter en deçà de la logique des catégories, en deçà, comme le dit un philosophe qui ne se réclame pas de ce courant, C. Castoriadis, de la logique ensembliste- identitaire, bref une pensée qui excède le découpage « symbolique » ou à plus strictement parler « sémiologique » du monde.
Critiques du signe
Il serait excessif de prétendre que la phénoménologie contemporaine se désintéresse des questions d’ontologie, mais il importe de savoir tirer parti de ses dernières avancées où les notions de processus, plus particulièrement de temporalisation et de spatialisation du sens et des formes, l’emportent sur celles qui renvoient à une ontologie stable. Il se pourrait ainsi qu’une certaine phénoménologie qui à défaut d’être majoritaire soit peut-être la plus novatrice permette de poser à nouveaux frais la question des critères distinctifs de ce qui est art et de ce qui n’en n’est pas !
Si cette phénoménologie principalement représentée aujourd’hui par le philosophe belge Marc Richir, mais aussi par Jacques Garelli, ou encore Henri Maldiney dans une ligne de pensée ouverte par le dernier Husserl et par Merleau-Ponty, mais aussi par Gilbert Simondon, nous intéresse ici, c’est qu’elle me paraît apporter des éléments d’argumentation qui font défaut à d’autres critiques du nominalisme de l’art contemporain. Je pense particulièrement à celle de J. Baudrillard. En même temps, il est fructueux de confronter le point de vue phénoménologique « non essentialiste », « non symbolique » (en ce sens que les entités qu’elle met à jour sont impensables selon le découpage des unités linguistiques) et celui de Baudrillard, et voici pourquoi : les deux ont mené une critique de la « forme-signe » qui semble être un bon point de départ pour à la fois prendre le contre-pied du nominalisme artistique et pour ébaucher la définition de critères distinctifs permettant de concevoir un art contemporain, disons un art d’aujourd’hui non nominaliste.
A première vue, il peut sembler paradoxal, à tout le moins déplacé de se tourner, pour aborder une critique de l’art contemporain, vers une approche... qui n’en a tout simplement rien dit ! C’est en effet remarquable : la phénoménologie qui s’est beaucoup intéressée à l’art dit moderne reste muette devant le contemporain.
Par ailleurs, on ne peut que constater avec regret que Baudrillard qui nous avait habitués à davantage de rigueur conceptuelle à l’époque de Pour une critique de l’économie politique du signe ne s’embarrasse plus de considérations théoriques quand il en vient à déclarer dans « Le complot de l’art », son désormais célèbre article de Libération paru en 1996 : « l’art contemporain est nul ». Un retour à ses textes antérieurs peut paraître salutaire, mais ceux-ci souffrent eux-mêmes de paradoxes qui quand on en désimbrique les termes permettent de comprendre que le philosophe puisse à la fois faire des choix, prendre parti (l’art contemporain est nul, il fallait quand même le dire !), mais manquer d’arguments à défaut desquels sa position risque d’être confondue avec celles des réactionnaires que son propos a bien arrangés.
En fait, si on adopte la protestation « affective » et non argumentée de Baudrillard et qu’on interroge la phénoménologie « dynamique » qui ne dit rien de l’art contemporain, il semble qu’on trouve ce qu’on cherchait : des notions permettant d’argumenter le refus de l’art auto-déclaré et de jeter les bases des critères discriminants permettant de juger que tel objet ou tel processus relèvent bien de l’art.
C’est pourquoi il vaut la peine de lire en même temps le premier Baudrillard, le second, et certains textes de la phénoménologie contemporaine.
Les paradoxes de la critique contemporaine
Une des principales difficultés de la posture critique aujourd’hui au-delà même du cas particulier de l’art, réside dans la coexistence de deux courants, l’un qui croit encore à l’authenticité, l’autre qui fait la critique de cette croyance. Certains auteurs oscillent paradoxalement d’une position à l’autre, tel est le cas de J. Baudrillard.
Si la position de l’auteur du Pacte de lucidité est devenue problématique, c’est qu’il s’est rapproché, surtout depuis le tout début des années quatre-vingt, du courant post-moderne dont ses premiers travaux sapaient implicitement les bases.
Dans ses premiers textes, Baudrillard propose une critique argumentée de ce qu’il appelle « réduction sémiologique du symbolique », réduction de la vie entière à une « forme-signe ». Il n’y a plus que du langage et la substance du réel disparaît.
Puis à partir de la simulation, il adopte une posture éclectique où la radicalité de la critique est anéantie. Non seulement, la fin du réel et celle du sens ne font plus chez lui l’objet d’un rejet systématique, mais encore les sanctionne-t-il parfois par des applaudissements.
On ne peut pourtant sans inconséquence s’enthousiasmer pour cela même que l’on dénonce !
On pourrait en déduire que Baudrillard a changé de position. Tel n’est pas le cas : il juxtapose bel et bien deux positions exclusives. Critique de la désymbolisation et enthousiasme pour l’effacement de la différence entre imaginaire et réel...
Il est vrai qu’à propos de l’affirmation « l’art contemporain est nul » Baudrillard dit lui-même : « mon texte reflète une humeur... » ; il reconnaît lui-même ses contradictions et qu’il a rédigé un peu rapidement « le complot de l’art » qui a soulevé tant de réactions.
Toutefois, le principal problème, la source de tous les malentendus ultérieurs, provient peut-être du fait que même dans Pour une critique... la position de Baudrillard est claire sur ce qu’il refuse (la perte du réel, celle du sens) mais pas sur la définition de ces notions.
Dès Le système des objets et La société de consommation, ce qu’il dénonce, c’est la prévalence des valeurs organisationnelles, la systématicité, l’objectivation de toutes les relations. Mais quand il écrit : « le projet vécu d’une société technicienne, c’est la remise en cause de l’idée même de genèse, c’est l’omission des origines, du sens donné et des essences... c’est l’idée d’un monde non plus donné mais produit, maîtrisé, manipulé... » [4], on s’aperçoit que l’authenticité est située du côté de l’essence, d’un sens donné, ce qui conduira l’auteur à les abandonner par la suite et à renoncer à l’authenticité avec laquelle elles ont été confondues.
Pour une critique... marque un tournant dans la pensée de Baudrillard ; apparaissent alors des idées qui semblent contredire celles qu’il défendait dans La société de consommation ; je retiendrai celles qui concernent le sens et la référence.
Baudrillard insiste sur l’idée que l’idéologie ne réside pas dans des contenus mais dans une forme, la « forme-signe ». Mais il maintient l’idée qu’elle masque un réel ; or c’est la nature de ce réel qu’il est difficile de cerner. Dans La société de consommation, il s’autorise à parler de « pseudo-réalité » ; dans Pour une critique..., il dénonce « l’idéalisme du référent » [5] et précise que « le référent... n’est que l’extrapolation au monde des choses (...) du découpage instauré par la logique du signe » [6] : en sorte qu’on ne sait plus ce que vient occulter la forme-signe.
Si le reférent n’est qu’un simulacre, quel réel peut encore être opposé au mouvement de désymbolisation en tant que perte de sens mais aussi de référence ?
Baudrillard veut opérer une critique de la forme-signe tout en défendant l’idée d’un réel dont elle rend l’accès impossible, mais il conçoit ce réel comme effet de langage ; en sorte que sa pensée s’enferme dans un paradoxe qui marquera désormais tous ses textes.
Si toute réalité est un « effet de langage », la notion même d’instance critique capable de limiter ceux-ci devient en effet impensable.
En dépit de son immense apport à une réflexion sur la désymbolisation qui semble marquer la culture contemporaine, la pensée de Baudrillard souffre d’une faiblesse que les sociologues L. Boltanski et E. Chiapello ont clairement dénoncée dans Le nouvel esprit du capitalisme : « l’aporie consistant à dénoncer avec la plus grande radicalité la perte de toute réalité « authentique », tout en sapant la position normative et même cognitive depuis laquelle une telle dénonciation peut être posée. Si tout, sans exception, n’est plus que construction, code, spectacle ou simulacre, depuis quelle position d’extériorité le critique peut-il dénoncer une illusion qui fait corps avec la totalité de l’existant ? » [7]
Même chose pour le sens : dans Simulacres et simulations, l’ouvrage qui marque à coup sûr le tournant le plus radical dans sa pensée, Baudrillard dit bien que nous sommes dans un univers où il y a de moins en moins de sens, mais c’est pour ajouter que seul l’idéalisme nous attache au sens. C’est ce qu’il pense aujourd’hui encore, mais alors, depuis quelle position normative peut-il encore déclarer « nul » l’art contemporain ? On dirait que l’échec de la symbolisation que le penseur dénonçait dans ses premiers ouvrages s’est étendue aux processus mêmes de pensée qui lui permettaient d’en formuler la théorie !
Si cette évolution peut inquiéter, c’est qu’elle ne permet plus, ce qui est pourtant la vocation intrinsèque d’une pensée critique digne de ce nom, de fonder en théorie une révolte qui dès lors n’a plus d’autre ancrage qu’une sensibilité.
Il continue à mobiliser implicitement une croyance qui lui permet d’affirmer l’art contemporain est nul, tout en prenant appui sur des concepts qui l’empêchent de fournir une argumentation qui emporterait la conviction.
Le réel ? Quel réel ?
Il y a un concept crucial, organisateur, qui soutient les prises de position de Baudrillard depuis les années 70 jusqu’à aujourd’hui, mais qui n’est chez lui ni nommé ni pensé : celui d’un réel qui ne serait ni effet de langage, ni illusion référentielle.
Et pourtant, là encore ce réel apparaît hors concept quand il nous dit ce qu’est l’art, le « vrai art », pour lui : « l’art c’est une forme », irréductible à la valeur ; il pense que l’artiste doit « retrouver ce point d’apparition de la forme » [8], et cela d’autant plus aujourd’hui quand ce sont les systèmes de signes qui prévalent et tiennent lieu de réel. Baudrillard dénonce encore « la corruption de l’art par l’esprit d’objectivité » [9]. Tout cela le rapproche évidemment de Paul Virilio pour qui « on ne peut pas se permettre de perdre le rapport au corps et au monde », pour qui encore « la question qui se pose, c’est de retrouver le contact », la « recristallisation du corps et du monde » [10] : Virilio dit bien qu’il n’est pas philosophe mais quand il dénonce la déréalisation contemporaine de l’espace et du temps, la « détemporalisation » du temps, n’est-ce pas à Husserl et à Merleau-Ponty qu’on est renvoyés ?
Un art qui serait d’art devrait donc s’ancrer dans une dimension pré-objectale, lieu de naissance de formes irréductibles à des signes. Cette dimension, ces formes sont impensables en termes de référent conçu comme « effet de langage ».
Mais Baudrillard ne pense pas comme il sent : sa sensibilité lui permet de faire la différence entre l’art qui est d’art et l’art qui n’est « pas d’art », mais sa pensée ne cesse de confondre deux façons pour un langage d’être ouvert sur autre chose que lui-même, en sorte qu’il n’envisage cette ouverture que sous la forme du renvoi à une réalité déjà objectivement constituée. Ce qui le ramène fatalement à la « forme-signe ».
Il est pourtant frappant de constater que les termes en lesquels il évoque l’art qui n’est pas « nul » le rapprochent d’une position phénoménologique qui elle aussi a entrepris une critique du signe !
Ce qui conduit tout droit à une question qui ne laissera pas d’être embarrassante pour tous ceux, nombreux, qui ont cru pouvoir renvoyer celle-ci aux oubliettes de l’histoire : la phénoménologie la plus contemporaine, de par sa réflexion sur les processus de mise en forme et en sens, celle qui n’aborde pas la spécificité de l’art en termes d’essence, mais par rapport à la présence ou à l’absence de critères qui résident dans des processus de temporalisation et de spatialisation des formes, de rythme, d’ancrage dans le corps vécu, cette phénoménologie n’est-elle pas aujourd’hui l’une des approches philosophiques les mieux à même de donner des critères autorisant un jugement qu’on n’hésitera pas à qualifier d’esthétique permettant de départager ce qui relève de l’art et ce qui n’en relève pas ?
L’art qui n’est « pas d’art » aujourd’hui serait ainsi un art qui ne met pas en œuvre de processus de temporalisation et de spatialisation des formes et du sens, un art qui a rompu les amarres avec le corps vivant et vécu. Un art qui en un mot ne pense pas, à condition de préciser avec Merleau-Ponty que penser n’est pas réductible à manier des concepts tout faits.
La phénoménologie de l’art s’est plus particulièrement intéressée à l’abstraction dite « lyrique » et, considérant que l’opposition figuratif / non figuratif constituait un faux dilemme, s’est attachée à mettre en évidence les modalités d’une référence qui excède toute « forme-signe ». C’est dire qu’elle a ouvert la voie à la pensée d’un « référent » qui loin d’être effet du découpage du signe se tient dans une dimension pré-individuelle, pré-objectale, pré-sémiotique, celle que certains non-phénoménologues ont aussi pensée, par exemple C. Castoriadis quand il parle du lieu de mise en œuvre de l’« imagination radicale », lieu qui précède toute institution, donc tout code.
Dès lors que l’on refuse une définition auto-déclarative ou institutionnelle de l’art, mais aussi une définition essentialiste, n’est-ce pas la présence de ces processus de temporalisation (de mise en œuvre d’une différence) et de spatialisation à partir du corps vécu qu’il convient de rechercher dans l’art, aujourd’hui aussi bien ?
Si comme l’écrit Bernard Stiegler « la pensée est « perte de temps » » [11], il se pourrait que ce soit aussi le cas de l’art.
Joëlle Mesnil
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