Que voulons-nous ? Qu’est-ce qui nous (r)assemble ?
Un paradoxe préside à nos rencontres depuis leur début : des individualités réunies autour du legs théorico-pratique d’un groupe révolutionnaire, en vue, avait-on compris, d’en examiner la pertinence contemporaine, sans qu’aucune d’entre elles prononce jamais les mots de « révolution » ou de « révolutionnaire » hors les précautions oratoires dont on userait en bonne compagnie pour proférer une obscénité ou faire l’aveu de mœurs sexuelles partout condamnées. Ceux qui se risquent à les articuler, ces mots, le font avec une gêne et une réserve manifestes, et non sans induire chez leurs interlocuteurs diverses réactions de recul, désapprobation, ironie ou méfiance.
L’affaire est entendue : le projet révolutionnaire suscite désormais l’« aversion » des populations – dans le meilleur des cas, l’indifférence ou l’incompréhension de ceux qui sont les premiers à pâtir de l’ordre des choses. Nous (mais quel est au juste ce « nous » ?) avons certes à en prendre acte, et à continuer d’en interroger les causes, mais, outre qu’on distingue mal les motifs pour lesquels nous aurions à nous régler sur cette « aversion » et l’adhésion à l’organisation présente de la société qu’elle emporte, j’ai peine à me représenter ce qui justifierait nos rencontres (excepté l’agrément de trouver à qui causer) si, de ce qui les justifie, on retranchait la référence révolutionnaire. Laquelle – faut-il le préciser ? – n’entraîne en aucune façon qu’on doive continuer d’halluciner quelque vocation subversive d’un prolétariat qui ne sait même plus qu’il en est un (et encore moins qu’il serait un), ni qu’on se mette en quête d’un sujet de l’histoire de rechange.
Les lieux ne manquent pas, en effet, où l’acte de décès du projet révolutionnaire ayant été dressé, la mort des « illusions » du même nom mille fois proclamée, et toute perspective de bouleversement social congédiée, on s’accorde à célébrer le moindre mal, entendez l’abjection des conditions présentes, et à tricoter, avec une sophistication très inégale, diverses variations churchilloïdes sur le thème de « la démocratie », horizon indépassable de notre humanité enfin assagie, délivrée de sa passion historique, débarrassée de la tâche d’avoir à risquer quoi que ce soit au gré d’une entreprise collective où elle trouverait le moyen de prendre en mains ses destinées en abolissant ses divisions de classe et les pouvoirs qui la dominent (ce qui n’a jamais voulu dire, sauf pour les mystiques, abolir du même coup toutes ses divisions, ni tous ses maux). Le prochain et imminent enterrement commémoratif de 1968 fournira à cet effet une nouvelle « opportunité », comme disent les franglophones.
Nul d’entre ceux à qui ces lignes s’adressent ne ferait siennes pareilles conclusions ? Espérons-le. Mais alors, quoi ? Comment sort-on de cette aporie : juger de la pertinence actuelle d’écrits (et de pratiques, non seulement de l’écriture, mais aussi et indissociablement militantes, ce qu’on ose à peine imaginer dans nos réunions) ; penser l’adéquation, ou l’inadéquation, à l’état présent du monde, de travaux et d’analyses qui ont été fondés sur une perspective révolutionnaire – tout en n’envisageant ladite perspective que pour la supposer caduque ? Où l’on retombe dans la posture churchilliforme à l’instant mentionnée, laquelle n’a, bien sûr, que faire de l’oeuvre de Socialisme ou barbarie (S ou B), et réciproquement.
Le poros, le passage, l’issue ou la solution, rétorquera-t-on peut-être, est bien simple : il n’est que de dissocier les analyses publiées par S. ou B., et la question de leur applicabilité actuelle, de ce qui les a animées, inspirées, aimantées, du projet qu’elles contenaient et qui les a portées. Il s’agirait, en somme, d’un usage sans danger, académique ou esthétique, de textes dûment désodorisés. Plaisir de pensée pour l’obtention duquel je pense pouvoir me suffire dans la solitude de ma bibliothèque.
S’il s’agit, en revanche, de partager quelque chose de l’expérience de S. ou B. et de ce que nous pourrions être plusieurs à vouloir en faire, ici et maintenant, je souhaiterais dire ce que j’attendais de nos rencontres.
Ce groupe, disons-le virtuel, puisqu’il n’apparaît pas, jusqu’à présent, constitué comme tel, d’emblée m’a semblé riche de possibles. Il tient cette richesse, me semble-t-il encore, non seulement de l’expérience réfléchie de ceux qui participent à nos réunions, mais de la compatibilité de leurs positions politiques, voire de leurs appartenances, en dépit ou en vertu de leur diversité. Des anciens de S. ou B. aux jeunes gens des universités qui sont en train de se forger une intelligence critique du monde (les jeunes gens, pas les universités), sans oublier les entre-deux-âges, s’est esquissée une aspiration commune – je n’ai pas dit : unanime – qui pourrait prendre consistance pour peu que l’on s’emploie à fédérer ces positions en une tentative de reprendre l’élaboration de la critique sociale à la lumière d’une confrontation du legs théorique et pratique du groupe S. ou B. – et non du seul Castoriadis, si décisive soit son œuvre – avec les formes actuelles de l’organisation capitaliste du monde.
Un telle tentative devrait à mon sens se donner pour objectif à moyen terme, i.e. en fonction des conclusions que cette confrontation amènera, de répondre nouvellement à ces vieilles questions (lesquelles étaient clairement, quoique implicitement, contenues dans l’argument diffusé le 31/5/07 en vue de la réunion du 28/9/2007) :
- des possibilités actuelles de subversion de l’ordre social existent-elles encore ?
- si oui, quelles sont-elles, quels en sont les moyens et quelles, les fins ?
Si nous devions nous avérer incapables d’au moins débattre de ces questions avec un tant soit peu de rigueur et de constance, je ne verrais plus ce qui pourrait « motiver » nos réunions (hormis l’agrément déjà évoqué, qui n’est certes pas négligeable en ces temps de plomb).
Pour avancer d’un demi-pas dans la direction que j’aimerais emprunter avec d’autres, et en partant de l’argument précité, spécialement de son second paragraphe (« La question : ‘Qu’est-ce qui est vivant et qu’est-ce qui est mort dans S. ou B. ?’ peut être divisée en plusieurs autres : a) qu’est-ce qui était purement et simplement faux, même à l’époque… »), voici quelques remarques.
Repartir de l’expérience du groupe S. ou B. c’est entreprendre un examen critique de ses travaux, notamment de l’imaginaire théorique qui les parcourt, lequel n’est qu’un moment de l’imaginaire révolutionnaire (faut-il souligner que ces deux mots accolés ne sont ici connotés d’aucun caractère péjoratif ?). Pour ne parler que des textes publiés dans l’Anthologie, je relève :
- Une conception cumulative du processus révolutionnaire et de la conscience de classe (je laisse ici de côté la discussion que requiert pourtant le concept même de « classe »). Voir par ex. :
· La « dialectique historique de la lutte des groupes sociaux […] signifie que les exploités, par leur lutte, transforment la réalité et se transforment eux-mêmes, de façon que lorsque cette lutte reprend, elle ne peut reprendre qu’à un niveau supérieur. » Et : « La maturation (= ?) des conditions du socialisme […] est une maturation historique, i.e. l’accumulation des conditions objectives d’une conscience adéquate, accumulation […] qui, tout en étant probable, n’est jamais fatale » (« Recommencer la révolution », 1964, in Anth., p. 291).
Les états de conscience critique s’empilent comme des assiettes, et persévèrent dans leur être-empilé. C’est du sujet de la conscience, dans toute sa majesté, qu’il est question. Qu’il soit ici collectif ne change, à cet égard, rien à l’affaire. La référence à ce sujet est-elle, au demeurant, dissociable d’aucun projet de transformation radicale ayant rompu avec le déterminisme des « lois » de l’histoire ? Si oui, comment ?
- La persistance de l’idée que la contradiction est historiquement mutative. Les termes ont changé : la contradiction entre direction et exécution, dont découle celle entre exclusion et participation, remplace la contradiction entre rapports de production et forces productives (Anth., pp. 280-81). Le contenu est autre, la forme subsiste, bien que le déterminisme soit nié (« il n’y a […] aucune contradiction économique insurmontable dans [le] fonctionnement [du capitalisme] », Anth., art. cit., p. 283).
Le capitalisme est donc, encore et toujours, jugé « irrationnel », et c’est cette irrationalité essentielle qui le rend potentiellement explosif, qui le voue à la crise (économique – « la crise de la production capitaliste, qui n’est que l’envers de cette contradiction… », p. 290 –, politique, culturelle, subjective), où se noue, ou se dénoue, la possibilité de sa destruction :
· « La contradiction fondamentale du capitalisme et les multiples processus de conflit et d’irrationalité dans lesquels elle se ramifie se traduisent et se traduiront, aussi longtemps que cette société existera, par des « crises » de nature quelconque, des ruptures du fonctionnement régulier du système. Ces crises peuvent ouvrir des périodes révolutionnaires si les masses travailleuses sont suffisamment combatives pour mettre en cause le système capitaliste et suffisamment conscientes pour pouvoir l’abattre et organiser sur ses ruines une nouvelle société. » (Anth., art. cit., p.290).
Le même rationalisme inspire la critique de la consommation ou celle du travail, l’une et l’autre privées de sens, donc de raison, par le capitalisme :
· « La course à des niveaux ‘toujours plus élevés’ de consommation, à des objets ‘nouveaux’ se dénonce tôt ou tard elle-même comme absurde. » (Ibid., p. 294). « Absurde », aux yeux de quel Esprit ?
· « Le capitalisme a détruit la signification du travail […] A été détruite toute possibilité pour le travailleur d’attacher une signification quelconque au travail ». « La seule motivation qui peut subsister, c’est le revenu » (« Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne », S. ou B., n° 31, 32, 33, déc. 1960-déc. 1961, repris in Capitalisme moderne et révolution, 10/18, pp. 131-32 et 137). Sauf pour ceux qui se sont identifiés à leur fonction de travailleur… Sauf quand le travail (dit mort) est investi comme raison de vivre…
La mise en cause de ces impasses rationalistes de l’imaginaire révolutionnaire – empruntées en l’occurrence à Castoriadis (au Castoriadis des années 60-64), mais héritées de Marx et, au-delà de lui, de toute la critique sociale – pourrait peut-être ouvrir sur quelques commencements de réponse aux « vieilles questions » relatives à la subversion, à moins qu’elle contribue à les poser différemment. L’analyse que nous faisons, ou tentons de faire, du système social où nous sommes immergés, les représentations que nous nous en formons se situent sans doute en amont de ces impasses théoriques, mais rien n’interdit de partir de ces dernières pour interroger tant les termes de nos analyses que les possibilités actuelles d’une transformation radicale de la société – cela étant dit à l’intention de ceux qui continuent de la juger « souhaitable ».
Pour aborder ces questions, comme pour aborder quelque question complexe que ce soit, ne serait-il pas utile d’organiser des sous-groupes de discussion qui se réuniraient entre deux rencontres plénières, puis rendraient compte à l’ensemble de l’avancée de leurs travaux ou des difficultés qu’ils rencontrent ?
Jean-Franklin NARODETZKI
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