Echanges sur les émeutes de 2005

samedi 7 novembre 2009
par  LieuxCommuns

Source : http://www.laquestionsociale.org/de...

Le même ennemi

Considérations sur les récentes émeutes dans les banlieues de France

Par Nicole Thé

Reconnaître au mouvement de révolte de la jeune génération des banlieues toute sa force et tout son sens, avant d’admettre que le traitement policier a suffi à l’étouffer, s’appuyant sur l’exigence d’ordre émanant de la société. Se demander, sachant que la réponse sécuritaire et policière n’est pour le pouvoir qu’une fuite en avant, quelles sont les pistes à explorer pour trouver des formes d’articulation entre la révolte des banlieues et les luttes du monde « extérieur ». C’est le sens de cet article, suivi d’une courte réponse critique.

The same enemy Some thoughts on the recent riots in France’s suburbs First, we must recognize the full strength and meaning of the movement of revolt of suburban youth, and then admit that it was enough to handle it in policing terms, in response to a societal demand for order, to put it down. Since it is clear that the government’s security-based, repressive response is simply the aimless pursuit of an illusory solution, what paths should be explored in search of forms that may link the suburban revolts to the struggles in the “outside” world ? The ideas expressed in this paper are followed by a short critical response.

El mismo enemigo Consideraciones sobre las recientes revueltas en los barrios pobres de Francia Conviene hacerse cargo de la fuerza y del sentido que llevaba consigo el movimiento de rebelión de los jóvenes de los barrios pobres, pero admitiendo que el tratamiento policial de la revuelta, basado en una exigencia de orden procedente de la misma sociedad, bastó para sofocarlo. A sabiendas de que la respuesta securitaria y policiaca no es, para el poder, más que una huida hacia adelante, nos corresponde preguntarnos por las pistas que quedan por explorar para encontrar unas articulaciones entre las revueltas de los barrios periféricos y las luchas del mundo « exterior ». He aquí el sentido de este artículo, al que sigue una corta respuesta crítica.

Lo stesso nemico Considerazioni sui recenti moti nelle periferie francesi Riconoscere al movimento di rivolta della giovane generazione delle banlieues tutta la sua forza e tutto il suo significato, prima di ammettere che il trattamento poliziesco è bastato a soffocarlo, appoggiandosi sul bisogno d’ordine proveniente dalla società. Chiedersi, sapendo che la risposta securitaria e poliziesca non è per il potere che una fuga in avanti, quali sono le piste da esplorare per trovare delle forme di articolazione fra la rivolta delle banlieues e le lotte del mondo “esterno”. E’ il senso di questo articolo, seguito da una breve risposta critica.

Les incendies des banlieues de ce mois de novembre ont déjà fait couler beaucoup d’encre, et ce grand remue-méninges trahit déjà en soi la force de l’événement et la nouveauté du phénomène. Certes les incendies de voitures et les émeutes suite aux bavures policières font partie du paysage depuis vingt ans, mais leur ampleur, dans le temps et dans l’espace, a donné à celles-ci une tout autre portée, et un autre sens.

Comme tout le monde, nous avons eu notre période de stupeur et d’hébétude face aux formes prises par une révolte plusieurs fois annoncée, mais à laquelle nous nous sommes trouvés non seulement physiquement extérieurs, mais aussi mentalement étrangers, nous qui sommes marqués par les valeurs et les références, les méthodes du mouvement ouvrier. Jamais en effet nous ne nous sommes sentis aussi nettement des « héritiers » : héritiers d’un savoir, d’une culture, d’une tradition qui, cet événement en apporte une confirmation flagrante, a été bel et bien expulsée des « quartiers » pauvres et des repères mentaux de la jeune génération qui y a grandi, alors qu’elle avait prétention à rester l’héritage de la classe dont cette jeunesse fait partie.

Une révolte à contenir

Il n’empêche, prendre acte de notre extériorité sociale et mentale avec les jeunes émeutiers, voire du malaise ressenti face à des actes si peu porteurs a priori de sens émancipateur ou simplement revendicatif, ne nous autorise pas à nous démarquer de tels actes, comme l’ont fait dans la hâte l’immense majorité des forces politiques de gauche, classique, extrême et même ultra, en avançant les justifications attendues - « violences aveugles », « absence de conscience de classe » ou « d’un quelconque fondement politique de classe » - en fonction du créneau politique occupé... Car la révolte qui s’exprime dans ces émeutes - dans leur séquence bien plus encore que dans leurs modes - est évidente, criante, au point que personne, ni à droite ni à gauche, n’a pu faire mine de l’ignorer. Or, face à une révolte collective, toute prise de parole publique est amenée à faire un choix de camp. Alors, commençons par reconnaître dans ces actes une révolte qui est aussi la nôtre. Une révolte contre un monde que les dynamiques inégalitaires ravagent, un monde qui tous les jours promet le bonheur matériel par écrans de télé interposés et qui n’a à offrir, pour une proportion grandissante de prolétaires, qu’un avenir dans des cités sinistres et des boulots sinistres. Reconnaissons, en d’autres termes, que nous avons en commun avec eux au moins une chose essentielle : le même ennemi.

On peut ensuite regretter que ces jeunes émeutiers aient eu si peu de mots à mettre sur leur révolte, qu’ils ignorent les modes « civiques » de protestation, que leurs actes, enfin, ne manifestent aucun souci de solidarisation avec ceux de leur classe, ne serait-ce que ceux qui leur sont physiquement le plus proches. Mais il faut alors savoir reconnaître la voix de « l’héritier » qui parle en nous : de celui qui a appris à mettre sur sa révolte les mots du langage policé acquis en même temps que la culture scolaire, de celui qui pèse les rapports de force avant toute initiative collective, qui cultive l’idée de solidarité de classe par conviction ou par stratégie, mais en tout cas par référence à une mémoire qui lui a été transmise. Comment prétendre à l’expression d’une solidarité de classe de la part de jeunes de cités qui ne rencontrent au travail (quand travail il y a) que statut précaire, hostilité, voire racisme ? De jeunes quotidiennement renvoyés, dans le regard du monde « extérieur », à un statut d’indésirables, de ratés, d’hommes en trop sur cette terre...? Comment prétendre qu’ils usent du langage policé de l’action politique quand ce langage a été banni non seulement des écoles (quand école il y a), mais aussi de la plupart des lieux de socialisation par le travail ? Une révolte qui veut s’exprimer s’exprime par les moyens dont elle dispose : le spectacle des flammes en est un, et si ce n’est sans doute pas celui qui leur permettra de gagner le plus facilement un statut d’acteurs politiques aux yeux du reste de la société, c’est celui qu’ils connaissent pour l’avoir, au moins certains d’entre eux, expérimenté à plus d’une reprise. Pour la première fois ils en ont usé à grande échelle, ce qui leur a au moins permis de se découvrir une identité collective antagoniste, selon le même processus qui permet au sentiment de classe de naître et se consolider dans la lutte. Il serait injuste, d’ailleurs, de s’en tenir à ce constat minimaliste, car ces émeutes prises dans leur ensemble n’étaient pas de la révolte aveugle. Dans la première vague d’incendies, il y a eu du sens, et pas simplement du spectacle : les écoles, usines, magasins qui sont partis en flammes n’étaient pas, pas tous en tout cas, visés par hasard - c’est dans l’histoire, dans la vie des quartiers concernés, que le sens de ces cibles peut être compris. Dans la deuxième phase, où ce sont surtout les voitures qui sont parties en flammes, il s’agissait alors pour les émeutiers de jouer l’extension, et bien stupide qui leur reprocherait de s’être servis des médias pour cela : c’est, dans le monde d’aujourd’hui, le moyen le plus direct de se compter, bien d’autres catégories sociales « en lutte » l’ont d’ailleurs expérimenté avant eux. Quant aux quelques rares actes qui ont fait des victimes attribuables aux émeutiers, évitons au minimum d’user de la logique de la responsabilité collective pour discréditer leur révolte. Reconnaissons plutôt qu’il est remarquable qu’il n’y ait eu, au cours de ces trois semaines d’émeutes, quasiment aucune agression contre les personnes et pas de pillage : ce fait seul suffit à dire à quel point ces émeutes cherchaient surtout à « faire sens ». Sur ce point, elles ont réussi. On comprend que les émeutiers passés en comparution immédiate aient frappé ceux qui les ont vus par leur dignité fière. Ils sont devenus, à leurs propres yeux tout au moins, autre chose que des damnés ou des victimes : des hommes en lutte.

Mais les années à venir pourraient nous amener aussi à leur reconnaître une forme de dette : celle d’avoir, pour la première fois depuis de très nombreuses décennies, montré à toute la société que la révolte brute, sans médiation, pour peu qu’elle réussisse à sortir d’une dimension strictement locale, est capable de faire bouger les rapports de force. En moins de deux semaines, ils ont amené le gouvernement à revenir sur sa politique de restrictions budgétaires pour les écoles et les associations des banlieues. Ce n’était sans doute pas le but des émeutiers, et ce nouveau flux de subventions ira, n’en doutons pas, en priorité aux médiateurs rangés à l’idée de paix sociale (maintenant que le ménage a été fait parmi les associations par l’asphyxie financière), mais il n’empêche : par les flammes, ils ont montré qu’un gouvernement qui a peur peut enfreindre les règles de la rigueur qu’il a lui-même édictées, ce qu’aucun des grands ou petits mouvements de résistance des salariés encadrés par les syndicats ne peut se targuer d’avoir fait ces dernières années. A l’évidence, le pouvoir aujourd’hui ne craint guère les mouvements collectifs dont il peut amener les « représentants » à s’asseoir à une table de négociation et à se plier aux règles de « l’économie ». Mais face à une émeute sans porte-parole, il retrouve sa peur de classe atavique. N’y a-t-il pas là un enseignement qui mériterait de profiter à d’autres acteurs sociaux ?

On pourrait même les remercier, ces jeunes émeutiers, d’avoir à leur manière éclairci l’horizon idéologique : en donnant une expression collective à leur révolte, ils ont remis crûment en lumière les racines sociales de la misère des banlieues. Des racines que l’on s’est appliqué ces dernières années, à gauche comme à droite, à refouler, au profit d’une floraison d’explications ethnico-religieuses qui, si elles ne sont pas toutes sans fondement, n’ont fait, faute de s’inscrire dans une perspective de transformation sociale par la lutte, que magnifier des valeurs républicaines dont la faillite était déjà évidente et, par là, accompagné la poussée des logiques d’ordre, sécuritaires et policières - des logiques, qui, elles, ont besoin de ce refoulement pour progresser [1]. L’existence même de ces émeutes disqualifie, pour longtemps, espérons-le, les appels aux solutions répressives « républicaines », et vide les faux débats de leur substance. Les islamistes ont couru au secours de la paix dans les banlieues, voilà qui prouve enfin clairement qu’il s’agit avant tout pour eux de s’imposer en tant que gestionnaires de la paix sociale sur « leurs » territoires - et qui risque de les discréditer aux yeux des jeunes révoltés plus radicalement que tous les discours en défense d’un « modèle républicain » à l’agonie.

Un désordre à mater

Reconnaître la contribution des émeutiers au combat contre un ennemi commun, ce n’est pas pour autant se voiler la face devant sa principale limite : de n’avoir posé au pouvoir qu’un problème d’ordre public. Un nouvel acteur politique est né, la peur a un moment changé de camp et la réalité brute des méthodes policières a sauté aux yeux de tous, mais cela n’a pas empêché le gouvernement de reprendre la main sans grande difficulté en surfant sur un désir d’ordre qui a rapidement pris le dessus, réactivé par toutes les dynamiques de la peur. Pas simplement la peur, relativement rationnelle, des populations proches des émeutiers qui pouvaient objectivement craindre pour leurs voitures (et qui ont profité de cette veille pour refaire du « lien social »...), mais celle, irrationnelle, apparemment sans fond, que le pouvoir et les médias manipulent désormais avec un art consommé. La peur engendre le besoin de sécurité, le besoin de sécurité justifie la répression. Du coup les émeutiers sont passés rapidement du statut de révoltés au statut de délinquants, et le gouvernement a pu sans difficulté profiter de l’occasion pour faire un pas de plus dans la logique répressive. Dès lors le débat s’est déplacé : il ne s’est plus agi que du compromis à trouver entre souci d’identité démocratique et besoin d’ordre. Et les véritables sources des tensions sociales, les racines du mal, sont passées au second plan. L’enchaînement causal qui va du recul du monde du travail face à l’offensive patronale jusqu’aux ségrégations socio-géographiques qui fabriquent les explosions n’aura pas eu le temps de devenir sens commun. L’étouffoir, en somme, a joué son rôle. Pour quelque temps en tout cas.

Ce besoin d’ordre, bien qu’artificiellement fabriqué, est d’une profondeur difficilement évaluable. Mais il a été à coup sûr assez solide pour dissuader toute la gauche, et même l’extrême gauche, piégée elle aussi par sa logique électoraliste, de faire quoi que ce soit de sérieux pour le contrer. Même si cela leur interdit de mener une bataille cohérente contre l’état d’urgence, dont les dispositions répressives menacent pourtant tout le corps social, et pour un temps indéterminé. Du coup, la répression peut s’abattre sur les émeutiers sans réserve. Cela, certes, ne dérange guère la gauche institutionnelle : elle peut difficilement espérer faire des jeunes des « quartiers » des électeurs, ayant manifestement perdu toute implantation dans ces lieux de relégation, y compris dans les villes dont elles ont le gouvernement. Mais le chœur des condamnations ne s’est pas arrêté au PS ou au PC : combien avons-nous été à dire sans détours notre solidarité avec les émeutiers ? A dire que nous ne voulons pas de leur paix sociale, que la révolte de ces gamins est légitime et nécessaire, car elle est, sous sa forme spécifique, un moment de la révolte contre l’ordre établi sans laquelle tout discours sur un autre monde possible relève de la pure spéculation ? Même les libertaires n’ont pas tous échappé au désir de se démarquer avant tout de « toutes les violences »... Et comme le gouvernement s’est montré assez habile non seulement pour éviter à la fois les bavures policières et un recours disproportionné aux mesures d’état d’urgence... le cri de la révolte des banlieues a pu finir étouffé par les murs de la prison.

Cette révolte aura donc été aussi l’occasion pour le pouvoir de faire un pas en avant supplémentaire dans la logique policière, une logique qui est encore loin d’être pleinement déployée. Elle a permis à la police d’expérimenter à large échelle de nouvelles méthodes de répression, et au gouvernement de vérifier en situation exceptionnelle l’efficacité des outils législatifs récemment mis en place, qui transforment plus ouvertement que jamais la justice en bras répressif du pouvoir. Mais le gouvernement n’a pas hésité non plus à jouer sans vergogne de l’amalgame en désignant l’immigration comme source de délinquance et de troubles, et à prendre dans la foulée une avalanche de mesures de restriction du droit au séjour des immigrés qui attendaient sans doute le bon moment pour sortir du placard. Rappelons quand même qu’à la suite de ces émeutes 4402 jeunes ont été arrêtés et gardés à vue, 762 écroués dont une centaine de mineurs, 562 incarcérés et 422 condamnés en comparution immédiate à des peines de prison ferme (chiffres du 8 décembre). Il faut mener bataille pour les en sortir, c’est le minimum que l’on puisse faire de notre position d’extériorité. Sans compter que formuler les raisons d’une telle bataille peut nous permettre de commencer à articuler notre révolte avec la leur. Car il est urgent d’aider à ce que la révolte de cette très jeune génération de prolétaires en rencontre d’autres, plus difficilement réductibles par la seule répression.

Fuite en avant et rustines

Heureusement, cette perspective n’est pas à exclure, car, du point de vue de la paix sociale, ces logiques sécuritaire et policière relèvent de la fuite en avant. Elles ne sont en effet qu’une façon de mettre un étouffoir sur une marmite qui bout sous l’effet de tensions sociales grandissantes. Le capital impose de plus en plus brutalement sa loi au monde du travail, la concurrence s’exacerbe, le fossé se creuse entre riches et pauvres, les classes sociales tendent à se séparer géographiquement, et les gouvernements, fondamentalement, accompagnent le mouvement. La décentralisation a encouragé la concurrence entre municipalités et régions, qui désormais jouent ouvertement leur propre promotion, déliées, elles, de tout souci de cohésion sociale hors de leur territoire. Et surtout le train de mesures législatives visant à légaliser et à élargir le champ de la précarisation du travail, mesures mises en oeuvre depuis deux décennies, par la gauche comme par la droite, dans une remarquable continuité, signifie, pour une masse croissante de gens, insécurité matérielle grandissante. Or cette insécurité-là, faute de trouver un débouché dans la lutte contre l’adversaire capitaliste, alimente tous les sentiments d’insécurité. Du coup, la machine s’est emballée, au point que la peur de la prolétarisation des classes moyennes est sans doute devenue, quasi clandestinement, le principal moteur de la ségrégation sociale à l’œuvre depuis vingt ans, dont la manifestation la plus grave, la plus radicale, est sans doute la ségrégation scolaire.

Comment expliquer ce recul du souci de cohésion sociale dans la classe dirigeante ? Bien des raisons peuvent être avancées, mais la disparition de l’adversaire « soviétique » depuis la chute du Mur n’est sans doute pas la moins déterminante : le compromis entre les classes tel qu’il avait été élaboré dans l’après-guerre et qui permettait de faire contrepoids à l’attrait du modèle rival en organisant une forme de redistribution des revenus au caractère inégalitaire contenu, semble être devenu désormais pour la classe dirigeante un carcan dont il faut s’émanciper.

Comment s’étonner dans ce contexte du « fiasco des politiques de la ville », constat que les émeutes - reconnaissons-leur aussi ce mérite-là - ont contraint les concepteurs de la paix sociale à faire publiquement ? Comment croire que leurs mesures de pénalisation des municipalités qui enfreignent les règles de « l’indispensable mixité sociale » (la sarkozienne en tête) sauront enrayer ce mouvement de séparation ? Comment croire que la « discrimination positive » puisse être autre chose que de pauvres rustines quand la barque de « l’école républicaine » prend l’eau de toutes parts ?

Le recours à la répression n’éteindra pas les tensions sociales, tout le monde le sait bien. Pire, il ne fera que renforcer la ghettoïsation dénoncée, en enfermant les jeunes émeutiers qui goûtent actuellement à la prison dans une haine focalisée sur les forces de répression, aveugle au bras qui les meut. Et, tout aussi grave, il encourage les discours de stigmatisation des immigrés produits par une droite imbécile et arrogante, discours qui peuvent s’avérer d’une dangerosité redoutable dans un contexte où les milieux populaires qui ont encore quelque chose à perdre se sentent profondément menacés par les effets délétères de la mondialisation capitaliste. Si d’autres sursauts de révolte tardent à jaillir sous des formes plus immédiatement unificatrices, capables de toucher y compris le monde du travail, ces discours pourraient bien amplifier et radicaliser le phénomène de droitisation des milieux populaires à l’œuvre depuis une vingtaine d’années mais jusque-là relativement contenu, à la fois par ce qui reste de l’héritage du mouvement ouvrier et par le poids de classes moyennes, chez qui le « politiquement correct » fait encore cohésion. Et le risque que comporte cette droitisation des milieux populaires, c’est bien moins la « fascisation » que la dynamique régressive qu’elle pourrait enclencher dans le cadre même de cette « démocratie », dont l’exemple américain est là pour nous faire entrevoir l’ampleur les formes potentielles [2].

Bien sûr, un tel scénario n’est pas inévitable. Et il n’est pas dit que les gouvernements, surtout si la droite ne trouve pas de nouveau tour de passe-passe pour se maintenir au pouvoir aux prochaines élections, ne réussissent pas à mettre en oeuvre de nouvelles formes de gestion des « quartiers » capables de calmer les tensions pendant quelque temps. On voit d’ailleurs déjà se dessiner quelques pistes dans ce sens. Les médiations associatives sont (provisoirement ?) réhabilitées dans leurs fonctions - reste à voir comment elles réussiront à jouer leur rôle dans un contexte radicalisé. Il n’est en outre pas exclu que, revenant sur la prétention sarkozienne à soumettre la moindre parcelle de territoire national au contrôle policier de l’Etat, le pouvoir choisisse plutôt, ou même parallèlement, de céder du terrain aux caïds, puisque, plus encore que les islamistes, ils ont prouvé dans ce moment d’émeutes qu’ils étaient les vrais pacificateurs des ghettos. Du côté du patronat, relayé en cela au plus haut niveau de l’Etat, semble en outre se dessiner l’option « lutte contre les discriminations ». C’est là une réponse habile, puisqu’elle semble prendre acte des protestations montantes (venues à la fois d’associations de vigilance démocratique, de chargés de la police des relations de travail et des jeunes concernés, conjonction qu’il devient donc difficile d’ignorer pour le pouvoir), tout en esquivant la question de la nature et de la qualité du travail proposé sur le marché capitaliste - question que la révolte des banlieues pose pourtant, à ceux du moins qui veulent bien l’entendre. Si cette option se confirme, il est permis de penser que la classe dirigeante est en train de faire un nouveau choix « à l’américaine », en aidant à la constitution d’une petite classe moyenne issue des banlieues, qui pourra absorber les individus les plus revendicatifs et désamorcer ainsi leur potentiel subversif en les sortant du milieu qui les a fait naître - et qui, lui, restera prisonnier du ghetto.

Chercher des pistes vers l’unité dans la lutte

Que faire de cohérent, et de possible au regard des forces dont nous disposons, pour éviter que l’esprit de révolte né dans les banlieues en ce mois de novembre ne meure sous l’éteignoir répressif et intégrateur ? D’abord, peut-être, éliminer les fausses pistes qui se dessinent déjà. Les mobilisations « indigénistes », par exemple, qui, en désignant l’héritage colonial - dont la réalité ne fait certes pas discussion - comme source de toutes les discriminations, donc en faisant l’impasse sur la question de l’exploitation et sur les tensions de classe, risquent fort de vivifier une contestation à base identitaire qui pourrait bien accompagner, malgré elle peut-être, l’option patronale dont il vient d’être question. Plus que jamais, me semble-t-il, il faut viser tout ce qui peut faire l’unité des classes subordonnées. Car le risque le plus grand est peut-être de voir se développer une guerre entre pauvres, alimentée par le heurt de deux logiques, celle de la révolte brute et celle de la peur. Une guerre qui ne laissera d’autre échappatoire que la fuite pour ceux qui en auront encore les moyens et rendra le processus de ghettoïsation quasi irrémédiable. Comment, notamment, articuler les luttes des marginalisés du travail et celles des salariés ? Cette question, à l’ordre du jour depuis bien longtemps, est devenue aujourd’hui pressante, et le deviendra encore plus quand les effets des délocalisations se seront fait pleinement sentir. Dix ans plus tôt, un petit milieu de syndicalistes radicaux a cherché à répondre à cette question en créant Agir ensemble contre le chômage et en organisant la première marche des chômeurs. Cette expérience, qui n’était pas dépourvue d’ambiguïtés - la moindre n’étant pas le fait de batailler pour une représentation institutionnelle des chômeurs - a montré toutes ses limites lorsqu’est né un vrai mouvement de lutte de chômeurs en 1997-98 [3]. Pourtant il est à regretter que l’essoufflement de cette expérience ait laissé cette recherche collective par l’action militante en suspens. La montée de la précarité ne s’est pas (encore ?) traduite par une montée proportionnelle des luttes des précaires, les pistes restent donc à explorer.

L’affaiblissement des forces militantes de terrain observable ces dernières années - des années marquées par le repli qui suit les grandes défaites - interdit de penser que cette exploration puisse être reprise hors d’un contexte de lutte concrète. Sans doute s’agit-il de chercher toutes les jonctions possibles entre les multiples petites luttes qui naissent de façon éparse et isolée. Pour ceux qui travaillent avec constance depuis quelques années à organiser, par l’entraide et la « propagande », l’élargissement et le soutien aux luttes des secteurs les plus précarisés du monde du travail, il convient de tenter, chaque fois que c’est possible, de faire la jonction avec le monde des exclus du travail, afin que le monde du travail n’apparaisse plus seulement comme le lieu de toutes les dévalorisations, mais aussi comme un lieu potentiel de socialisation et de solidarité dans la lutte. Les luttes de « l’immigration », centrées actuellement sur la question du droit au séjour et prisonnières de l’affrontement avec l’appareil répressif de l’Etat, pourraient aussi être un moment de fusion, si elles faisaient un pas en avant en posant les problèmes de société qui sont derrière la question de l’immigration, et en faisant le lien avec les luttes antipatronales.

Et puis nous pouvons, nous devons aussi chercher des pistes ailleurs, au-delà des frontières, notamment dans des pays plus neufs que la vieille Europe, où le travail salarié est resté une rareté mais où l’histoire récente est riche d’insurrections populaires de grande ampleur [4]... Il y a sans doute là des enseignements à chercher pour tenter de concevoir comment cette « grande nation » en crise, dont la classe dirigeante semble devenue incapable de gérer les contradictions, peut trouver la voie qui pourrait la mener des révoltes collectives éparses à la transformation sociale émancipatrice.

[1] Il est remarquable qu’au milieu de dizaines de titres traitant de la question de l’islam, du voile et des incompatibilités interethniques dans les populations marginalisées des banlieues, on n’ait trouvé ces dernières années pour centrer leur attention sur la réalité sociale des banlieues que les sociologues Beaud et Pialoux, auteurs de livres qui éclairent puissamment les événements d’aujourd’hui : 80 % au bac et après ?, Violences urbaines, violence sociale, Pays de malheur. Ils sont aussi auteurs d’un texte court et lumineux sur les dernières émeutes, « La ’racaille’ et les ’vrais jeunes’. Critique d’une vision binaire du monde des cités », paru dans Liens socio n° 2, disponible en ligne : http://www.liens-socio.org/IMG/pdf/...

[2] Voir notamment « Comment la droite américaine exploitait les émeutes », de Serge Halimi, dans Le Monde diplomatique de décembre 2005, p. 20-21.

[3] Pour plus de détails, voir l’article « Entre revendication et subversion. Le mouvement des chômeurs en France », disponible sur le site www.laquestionsociale.org

[4] La Question sociale a publié deux articles concernant certaines de ces luttes : dans le numéro 2, « Bolivie : ’guerre du gaz’ ou guerre sociale ? » et, dans ce numéro 3, « La guerre du prix des transports ».


Le même ennemi ?

Par Daniel Blanchard

« Le même ennemi », « une révolte qui est aussi la nôtre » : ces expressions, qui sont données comme des évidences (au moins pour nous) me paraissent très problématiques. Elles ne trouvent leur sens qu’au niveau abstrait, objectif comme on dit en langage marxiste, c’est-à-dire comme produit d’une analyse globale de la société en termes de classes et de la dynamique sociale comme lutte de classe. Objectivement, certes, les jeunes qui ont mis le feu aux banlieues ont pour ennemis l’Etat, la classe dominante, etc. Mais rien dans leur pratique n’a laissé deviner qu’ils en avaient conscience ; ces ennemis-là, leurs actes ne les ont pas même désignés. Et si l’on s’en tient à leurs ennemis manifestes, ceux à qui ils s’en sont pris effectivement - pompiers, profs, chauffeurs de bus, petits commerçants du quartier, lycéens il n’y a pas longtemps…- on ne peut pas dire que cela fasse sens pour nous. Alors, « le même ennemi » ? Oui : les flics. Pour le reste, pure abstraction.

De même quand tu crédites cette « révolte brute, sans médiation, » qui a réussi à « sortir d’une dimension strictement locale » d’avoir « fait bouger le rapport de force ». Mais entre qui et qui ? Entre ces jeunes et les flics, juges, franchouillards racistes, patrons, etc. ? Ou entre le gouvernement et les réformistes (timides) ? Pour gagner quoi ? Plus de pompiers en tout genre, une police de proximité, peut-être ? Le rapport de force, tu me parais l’évaluer de façon bien plus réaliste, plus loin, quand tu constates que « le désir d’ordre a rapidement pris le dessus » dans la population, permettant au gouvernement de « faire un pas de plus dans la logique répressive » et dissuadant « toute la gauche et même l’extrême gauche de faire quoi que ce soit de sérieux pour le contrer. » C’est bien là qu’est le rapport de force et s’il a bougé, on ne peut pas dire que ce soit au bénéfice des plus opprimés… Ce qui, bizarrement, à mes yeux, ne t’empêche pas d’affirmer que « l’existence même de ces émeutes disqualifie pour longtemps, espérons-le, les appels aux solutions répressives… » Ces solutions-là sont au contraire à l’ordre du jour pour longtemps, même si elles se trouvent combinées avec une politique de cooptation d’une mince couche moyenne issue des banlieues.

Au total, donc, ton texte ne me paraît pas très cohérent. Et c’est dû, je crois, à l’acharnement que tu mets à trouver du positif dans des événements qui te troublent passablement, tu le reconnais au début, et qui à moi m’apparaissent comme non seulement révélateurs d’un malheur sans fond mais comme, en eux-mêmes, un malheur. Sans parler des centaines - des milliers ? - de malheureux gosses qui vont se retrouver en prison, je ne crois pas que ces « violences » aient le moindre effet positif sur la condition des habitants des cités, même en termes de rapports de force. Je ne crois pas qu’elles aient fait naître « un nouvel acteur politique ». Précisément, parce que par elles, ces gens - jeunes ou non - ne sont pas entrés dans la polis. Ces violences ne sont pas « urbaines », elles sont « périurbaines » - en italien, les banlieues sont, si je ne me trompe, des periferie. Je ne joue pas sur les mots. Je crois que ce trait est essentiel : cette révolte est née et est restée en vase clos, elle n’a pas même cherché à pénétrer, sauf sur le mode du spectacle, dans la ville, la cité, le centre actif de la société, le foyer de l’oppression et de l’exclusion. On peut parler de révolte si on veut, mais une révolte contre rien ni personne : elle ne s’en est prise ni aux « maîtres » ni aux symboles de la domination, elle n’a désigné aucun « ennemi » qui soit véritablement responsable de l’ignominie infligée à ces jeunes. Non seulement elle n’a pas visé les responsables de l’exclusion mais elle a consisté en une tentative désespérée et délirante de retourner l’exclusion : exclure le centre, pour ainsi dire. « Ce tas de boue où nous croupissons, c’est notre tas de boue, n’y mettez pas les pieds. Et pour vous en dissuader, nous voulons vous faire peur… » (je dis ça en écho à des conversations qu’un copain prof de collège technique à Montreuil m’a rapportées : nous voulons faire peur, lui disent certains de ses élèves). Et on pourrait ajouter que, pour faire peur, il faut être incompréhensible, et, par exemple, absurde et salaud : on brûle les voitures des parents, on détruit ses maisons - de merde - ses écoles, etc. Fête de l’autodestruction, feux de joie et de désespoir (on n’a plus rien à perdre). Etc.

Mais à mon tour, je me mets à parler à leur place, à eux qui ne peuvent, ou sans doute, plutôt, ne veulent pas parler - et ce que j’ai dit là est tout autant une imposture que de voir dans ces incendies la naissance d’un nouveau sujet politique ou de vouloir à tout prix les faire entrer dans la dynamique de la lutte de classe. En tout cas, je ne vois pas comment je peux discerner de la positivité là où ces jeunes n’ont pas voulu en mettre. Choisir mon camp ? Evidemment que je ne vais pas me prononcer contre eux. Mais pour ? En tant qu’êtres humains opprimés, oui, mais pas pour ce qu’ils ont fait là. Contre la racaille gouvernementale, bien sûr, et tout le système politico-judiciaro-policier qui se déchaîne contre eux, etc. Affirmer ma solidarité - platonique - avec eux ? Plutôt lutter pour obtenir l’amnistie de tous ceux qui se seront fait condamner.

Que la condition des habitants de ces banlieues soit le produit et même le produit délibéré - et pas un dommage collatéral - de la société de classe, c’est évident. Et si on veut l’intégrer à la dynamique de la lutte de classe, c’est en tant qu’arme de la classe dominante : un déterrent, un instrument de dissuasion - et on peut, je crois, interpréter la virulence du racisme dans les milieux populaires comme, dans une large mesure, une réaction de terrorisés : « Nous ne sommes pas comme eux, tout plutôt que de devenir ça. » Les relégués des banlieues sont exclus non seulement des rapports de production mais des rapports sociaux en général, et ils n’ont pas trouvé le moyen d’y rentrer - en tout cas, à mon avis, pas cette fois. Je crois que si on veut évaluer sobrement, comme dirait Marx, le « rapport de force », il faut voir ce fait nouveau que le chômage que la classe dirigeante a imposé depuis une trentaine d’années ne se limite plus à la constitution d’une « armée industrielle de réserve » pour discipliner la force de travail. Il tend, et sans doute vise, à rejeter une partie de la population au-delà même de cette armée de réserve, dans une extériorité, un néant social et donc humain. Il faut prendre la mesure du potentiel de destruction de la substance humaine auquel le capitalisme est parvenu, sans même avoir besoin de recourir à la guerre. Ce sont des gens en partie détruits qui se sont manifestés, et ils l’ont fait en tant que tels, détruits dans leur culture d’origine, dans leurs aspirations les plus élémentaires et même, au moins chez certains, dans leur capacité de percevoir autrui (je pense à ce pauvre bougre battu à mort parce qu’il photographiait des réverbères ou au propos de cette fille cité par Beaud et Pialoux [1]. : « Nous, dans la cité, c’est le couvre-feu permanent »). Ils ne se reconstruiront qu’en rentrant dans la société - par effraction, c’est sûr - pour parler et agir en s’adressant aux autres. Peut-être, espérons-le, y a-t-il moyen de les y aider, mais pas en parlant à leur place, fût-ce parce qu’il faut « prendre son camp ».

1 L’article de Beaud et Pialoux me paraît très bien, juste et précis. Il fournit à la fois une explication causale convaincante (mais pas nouvelle) à l’explosion des banlieues et des raisons de sympathiser avec ces jeunes par-dessus la distance disons anthropologique immense qui nous sépare d’eux. Mais je ne vois pas qu’il apporte, à leur comportement, un sens que nous puissions reprendre à notre compte ou verser au compte de la lutte de classe, - qui ne consiste pas, que je sache, dans l’ensemble des faits et gestes engendrés chez les dominés par la domination


Cher Daniel,

J’ai volontairement laissé filer le temps avant de te répondre, afin que les choses se décantent un peu et que les vrais enjeux de ce débat s’éclaircissent dans ma tête.

Je ne sais si je me suis vraiment « acharnée à trouver du positif » dans les événements en question, mais j’ai bien fait le choix, oui, de laisser parler l’empathie que je ressentais pour ces jeunes qui osaient donner corps à leur révolte. C’est d’ailleurs le véritable sens que je donnais à l’idée de « faire un choix de camp ». J’ai alors volontairement fait usage d’une expression dont usent, donc que comprennent, les militants révolutionnaires avec lesquels j’ai été plus d’une fois engagée dans des luttes communes et qui, face à cette expression de révolte qui n’entrait pas dans leurs schémas mentaux, ont pour la plupart surtout cherché à s’en démarquer. Mais j’aurais pu tout aussi bien dire : « Mettons nos révoltes en commun avec la leur, et non pas nos peurs en commun avec celles du pouvoir. » Ou encore : « Toute révolte collective contre le pouvoir est un appel à l’unité dans la lutte. Quand le moment de la révolte arrive, il faut savoir s’y joindre (sinon physiquement, du moins émotionnellement et intellectuellement). » A présent qu’il est à peu près admis par tous qu’il s’agissait bel et bien d’un mouvement collectif de révolte, ce choix ne s’impose plus de la même manière, et je m’autoriserais sans doute plus facilement à exprimer mes propres réticences d’ordre éthique quant aux formes qu’a prises cette révolte ; mais au moment où j’écrivais (début décembre), où il nous arrivait de différents bords et sur différents registres un flot de discours contribuant tous à réduire ces émeutes à une forme exacerbée de délinquance, il me semblait nécessaire d’affirmer un « choix de camp » comme une manière d’établir un préalable dans l’analyse. A savoir : il s’agit bien d’un mouvement social, usons des outils intellectuels dont nous disposons pour tenter de comprendre pourquoi il s’exprime ainsi, et non pour nous en démarquer. Pour autant, il ne s’agit pas d’endosser « l’ensemble des faits et gestes engendrés chez les dominés par la domination », comme tu me le fais faire, ne serait-ce que parce que la domination engendre d’abord et surtout de la soumission chez les dominés, alors que c’est la révolte qui m’interpelle et que, en l’occurrence, j’invitais à assumer comme étant la nôtre.

Je dirais même que ta réponse me renforce dans ma conviction que ce « choix de camp » était bien un préalable nécessaire pour commencer à comprendre le sens de ces émeutes. Tu ne sembles en effet voir dans les divers événements dont parlent les médias à propos des banlieues qu’un ensemble flou, au fond assez « incompréhensible ». Ce qui t’amène à classer dans la même catégorie les gosses qui cherchent à faire peur, les agressions physiques contre les chauffeurs de bus, les pompiers, les profs, le « couvre-feu permanent » que subissent les jeunes filles des quartiers - tous événements que le pouvoir englobe sous le terme de « délinquance » et qui font le quotidien de ces quartiers - et cette vague d’incendies qui, elle, constitue un moment de rupture du quotidien, en réaction aux exactions des flics et à l’arrogance d’un ministre. Plus grave à mes yeux, tu fais porter aux émeutiers de novembre la responsabilité des agressions contre les lycéens de mars 2005, alors que 1) rien ne prouve qu’il se soit agi des mêmes individus ; 2) même si tel était le cas, les ressorts de ces deux événements sont différents.

Faire « un choix de camp » a été pour beaucoup, dans l’histoire du mouvement ouvrier, une façon de s’extirper mentalement de sa première « peau » sociale, celle qu’on a plus héritée que choisie, et il me semble que si cette démarche a été plus d’une fois exploitée par les pouvoirs staliniens pour tuer l’esprit critique en jouant sur le registre de la culpabilité, l’idée continue à avoir une certaine force lorsqu’il s’agit, comme dans ce cas, d’essayer de dépasser les frontières mentales que la ségrégation géographique et sociale a créées entre les diverses catégories de dominés. Et, vu la progression des phénomènes de ségrégation, je crains que cette exigence ne s’impose à nous - nous qui voulons changer le monde - avec de plus en plus d’insistance.

Cela m’amène à une autre de tes remarques, à laquelle je ne peux répondre que par une question : qu’auraient-ils dû faire d’autre, ces jeunes émeutiers, pour « entrer dans la polis », dans leur position de « périphériques » cernés par les forces de répression ? Je ne vois pas. Et si cette « entrée » était nécessaire pour acquérir une légitimité politique, n’était-ce pas à ceux qui disposent des repères et des codes nécessaires d’y contribuer en relayant leur révolte avec le langage et les formes du politique ? Or, si on a bien entendu quelques voix dans ce sens, elles ont été noyées sous le concert des réprobations, des perplexités, des « pas comme ça »… N’est-ce pas affligeant de constater que, si ces émeutes sont en train peu à peu d’accéder au statut de mouvement social, c’est surtout grâce aux RG et, avec un peu de retard, à certains sociologues d’Etat ?

D’ailleurs, quand je disais espérer que les appels aux solutions répressives « républicaines » se trouveraient disqualifiés par cette révolte, je ne supposais pas (comme tu sembles l’avoir interprété en parlant de « contradiction ») que les émeutes désamorceraient en général le besoin d’ordre et que leur répression serait massivement condamnée, mais je surestimais peut-être bien la capacité autocritique de ceux auxquels je faisais allusion, à savoir les militants de la « laïcité », tous les « républicains » qui ont fait appel à une solution répressive dans l’affaire du voile : ils pourraient bien, en effet, être les derniers à vouloir entendre la révolte qui s’est exprimée dans ces émeutes, comme ils sont restés aveugles et sourds aux contradictions sociales qui agitent le monde des banlieues et qui prennent des formes si peu lisibles dans le cadre de pensée « républicain », comme le retour au port du voile.

Ils n’ont pas désigné leur ennemi, dis-tu, tout en disant plus loin : si, les flics. Mais tous les mouvements sociaux ne s’en prennent-ils pas, au moins au départ, à l’ennemi le plus immédiat, le plus visible ? Les grévistes et manifestants de 1995 ou de 2003 s’en prenaient à Juppé, à Fillon, au Medef… qui ne sont pas non plus « l’ennemi » à eux tout seuls, seulement une de ses composantes, et, pourtant, à l’époque, l’idée que tu étais dans le camp des contestataires s’imposait à toi comme une évidence, je suppose. Certes, les flics sont « objectivement » plus l’instrument de l’ennemi que l’ennemi lui-même, mais, dans les banlieues, ils sont un instrument particulièrement actif, entreprenant (d’ailleurs la source de la « haine », de la rage, n’est-elle pas plutôt dans la part d’autonomie dont use le flic dans sa fonction que dans la fonction elle-même ?). Alors, pourquoi le fait qu’il faille en passer par une certaine abstraction pour parler d’ennemi commun devient-il soudain problématique ? L’idée de classe, sur laquelle s’appuie l’idée de solidarité de classe dans la tradition du mouvement ouvrier, n’est-elle pas elle-même une abstraction ?

D’ailleurs je ne suis pas sûre qu’il n’y ait eu que les flics de « désigné » dans ces émeutes. Certes, les voitures n’étaient sans doute qu’un instrument facile pour l’incendie et le spectacle. Mais pour que l’acte de mettre le feu soit une forme de « désespoir » ou d’« autodestruction », il faut qu’il y ait une forme d’attachement, même simplement utilitariste, à l’objet que l’on brûle. Or, de toute évidence, pour les jeunes les bagnoles font simplement partie du cadre banal et gris de la consommation. Ca se prend et ça se jette. Les écoles ? Plus compliqué… mais comment exclure qu’elles soient perçues comme faisant partie de l’ennemi ?… Les équipements sportifs… certes… Mais même à supposer qu’il y ait de la rage destructrice dans ces gestes, la destruction d’un cadre vécu comme pourri ne traduit-elle pas une force de vie, plus que la part de nihilisme que laisse supposer ce concept d’autodestruction ?

Quant à la question des rapports de force, avant d’évoquer la répression et le besoin d’ordre, je me suis contentée de dire que les émeutiers les avaient fait bouger, autrement dit, que le consensus qui fonde la paix sociale au quotidien a été ébranlé. Cet ébranlement n’est-il pas la première condition pour que s’ouvre la possibilité d’un changement social ? Certes, ceux qui en prennent l’initiative prennent aussi un risque, celui de se faire écraser - et les émeutiers l’ont pris, ce risque, et comment ! - mais qu’ils se soient fait violemment réprimer n’enlève rien au fait qu’ils ont rompu avec le sentiment d’impuissance, qu’ils ont découvert qu’ils représentaient une force, capable de contraindre le pouvoir à leur répondre, fût-ce par la répression. Quant à savoir si au total les rapports de force ont bougé en leur faveur ou en leur défaveur, plusieurs réponses contradictoires sont possibles, en fonction du moment où l’on observe l’évolution des choses et de la largeur du champ d’observation : après les concessions du gouvernement, il y a eu certes la répression et la demande d’ordre ; mais après et malgré la répression, après et malgré la grande peur, il y a tout ce qui a bougé et bouge encore dans les têtes, tous les débats qui ont lieu dans les foyers, dans les médias, dans les milieux militants, mais aussi et surtout dans les banlieues… Bref, une forme d’effervescence qui pourrait bien changer insensiblement la donne, y compris pour les incarcérés : une fois sortis de prison, ceux-ci trouveront peut-être un terrain plus favorable à l’élaboration politique de leur révolte.

Et si l’on élargit le regard pour regarder l’évolution des rapports de force à l’échelle du camp (encore lui…) des dominés, on peut même aller plus loin : après la défaite de 2003 sur la réforme des retraites et la « non-lutte » de 2004 sur celle de la Sécu, qui avaient laissé les catégories sociales les plus prêtes à se mobiliser dans un état de désorientation et de démoralisation, les émeutes ont redistribué les cartes et montré que le gouvernement peut être poussé dans ses retranchements. Il est donc permis de penser qu’elles ont un joué un rôle dans la remontée de la combativité que l’on commence à sentir en ce moment, avec les mobilisations en cours contre le CPE (qui ont d’ailleurs inscrit l’amnistie pour les émeutiers parmi leurs revendications).

Alors, « pas entrés dans la polis » ? Encore une fois, c’est peut-être surtout du regard que l’on porte sur eux que cela dépend.

Nicole (février 2006)


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Où commence la politique ?
dimanche 8 novembre 2009 à 15h09

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