Nous sommes ici, cela va de soi, parce que nous voulons combattre le racisme, la xénophobie, le chauvinisme et tout ce qui s’y apparente. Cela au nom d’une position première : nous reconnaissons à tous les êtres humains une valeur égale en tant qu’êtres humains et nous affirmons le devoir de la collectivité de leur accorder les mêmes possibilités effectives quant au développement de leurs facultés. Loin de pouvoir être confortablement assise sur une prétendue évidence ou nécessité transcendantale des « droits de l’homme », cette affirmation engendre des paradoxes de première grandeur, et notamment une antinomie que j’ai maintes fois soulignée et que l’on peut définir abstraitement comme l’antinomie entre l’universalisme concernant les êtres humains et l’universalisme concernant les « cultures » (les institutions imaginaires de la société) des êtres humains. J’y reviendrai à la fin.
Mais ce combat, comme tous les autres, a été à notre époque souvent détourné et retourné de la manière la plus incroyablement cynique. Pour ne prendre qu’un exemple, l’État russe se proclame antiraciste et antichauvin, alors que l’antisémitisme encouragé en sous-main par les pouvoirs bat son plein en Russie et que des dizaines de nations et d’ethnies restent toujours de force dans la grande prison des peuples. On parle toujours – et à juste titre – de l’extermination des Indiens d’Amérique. Je n’ai jamais vu personne se poser la question : comment une langue qui n’était, il y a cinq siècles, parlée que de Moscou à Nijni-Novgorod a-t-elle pu atteindre les rives du Pacifique, et si cela s’est passé sous les applaudissements enthousiastes des Tatars, des Bouriates, des Samoyèdes et autres Toungouzes.
C’est là une première raison pour laquelle nous nous devons d’être particulièrement rigoureux et exigeants au plan de la réflexion. Une deuxième, tout aussi importante, est qu’ici, comme dans toutes les questions portant sur une catégorie social-historique générale – la Nation, le Pouvoir, l’État, la Religion, la Famille, etc. –, le dérapage est presque inévitable. À toute thèse que l’on pourrait énoncer, il est d’une facilité déconcertante de trouver des contre-exemples – et le péché mignon des auteurs, dans ces domaines, c’est le manque du réflexe qui prévaut dans toutes les autres disciplines : ce que je dis n’est-il pas contredit par un contre-exemple possible ? Tous les six mois, on lit de grandioses théories échafaudées sur ces thèmes, et l’on se surprend, encore, à s’étonner : l’auteur n’a-t-il donc jamais entendu parler de la Suisse ou de la Chine ? de Byzance ou des monarchies chrétiennes ibériennes ? d’Athènes ou de la Nouvelle-Angleterre ? des Esquimaux ou des Kung ? Après quatre, ou vingt-cinq, siècles d’autocritique de la pensée, on continue de voir fleurir les généralisations béates à partir d’une idée survenue à l’auteur.
Une anecdote, peut-être amusante, me conduit à un des centres de la question. Comme vous l’avez vu dans l’annonce du colloque, mon prénom est Cornelius – en vieux français, et pour mes amis, Corneille. J’ai été baptisé dans la religion chrétienne orthodoxe, et pour que je sois baptisé, il fallait qu’il y eût un saint éponyme, et en effet il y avait un aghios Kornélios, translitération grecque du latin Cornélius – de la gens Cornelia, qui avait donné son nom à des centaines de milliers d’habitants de l’Empire –, lequel Kornélios a été sanctifié moyennant une histoire qui est racontée dans les Actes (10-11) et que je résume. Ce Corneille, centurion d’une cohorte italique, vivait à Césarée, faisait de larges aumônes au peuple et craignait Dieu qu’il priait sans cesse. Après la visite d’un ange, il invite chez lui Simon, le surnommé Pierre. Celui-ci, en route, a aussi une vision dont le sens est qu’il n’y a plus de nourritures pures et impures. Arrivé à Césarée, il dîne chez Corneille – dîner chez un goy est, selon la Loi, abomination – et pendant qu’il y parle, l’Esprit saint tombe sur tous ceux qui écoutaient ses paroles, ce qui surprend au plus haut point les compagnons juifs de Pierre, qui assistent à la scène, puisque l’Esprit saint s’était aussi répandu sur les non-circoncis, qui s’étaient mis à parler en langues et à magnifier Dieu. Plus tard, revenant à Jérusalem, Pierre a à répondre aux amers reproches de ses autres compagnons circoncis ; il s’en explique, après quoi ceux-ci se calment, disant que Dieu a octroyé aussi bien aux « nations » la repentance afin qu’elles vivent.
Cette histoire a évidemment de multiples significations. C’est la première fois dans le Nouveau Testament qu’est affirmée l’égalité des « nations » devant Dieu, et la non-nécessité du passage par le judaïsme pour devenir chrétien. Ce qui m’importe encore plus, c’est la contraposée de ces propositions. Les compagnons de Pierre « s’étonnent fortement » (« exéstésan » dit l’original grec des Actes : ex-istamai, ek-sister, sortir de soi-même) que le Saint-Esprit veuille bien se répandre sur toutes les « nations ». Pourquoi ? Parce que, évidemment, le Saint-Esprit ne pouvait avoir affaire jusque-là qu’à des juifs – et au mieux à cette secte particulière de juifs qui se réclamait de Jésus de Nazareth. Mais aussi, elle nous renvoie par implication négative à des spécifications de la culture hébraïque – ici, je commence à être désagréable – qui pour les autres ne vont pas de soi, c’est le moins qu’on puisse dire. Ne pas accepter de manger chez les goïm, lorsqu’on sait la place que le repas en commun tient dans la socialisation et l’histoire de l’humanité ? On relit alors l’Ancien Testament attentivement, notamment les livres relatifs à la conquête de la Terre promise, et l’on voit que le peuple élu n’est pas simplement une notion théologique, mais éminemment pratique. Les expressions littérales de l’Ancien Testament sont du reste très belles si l’on peut dire (malheureusement, je ne puis le lire que dans la version grecque des Septante, ultérieure de peu à la conquête d’Alexandre. Je sais qu’il y a des problèmes ; je ne pense pas qu’ils affectent ce que je vais dire). On y voit que tous les peuples habitant le « périmètre » de la Terre promise sont passés par « le fil de l’épée » (dia stomatos romphaias) et cela sans discrimination de sexe ou d’âge, qu’aucune tentative de les « convertir » n’est faite, que leurs temples sont détruits, leurs bois sacrés rasés, tout ceci sur ordre direct de Yahvé. Comme si cela ne suffisait pas, les interdictions abondent concernant l’adoption de leurs coutumes (bdelygma, abomination, miasma, souillure) et les relations sexuelles avec eux (porneia, prostitution ; mot qui revient obsessivement dans les premiers livres de l’Ancien Testament). La simple honnêteté oblige de dire que l’Ancien Testament est le premier document raciste écrit que l’on possède dans l’histoire. Le racisme hébreu est le premier dont nous ayons des traces écrites – ce qui ne signifie certes pas qu’il soit le premier absolument. Tout laisserait plutôt supposer le contraire. Simplement, et heureusement, si j’ose dire, le Peuple élu est un peuple comme les autres [1].
Je trouve nécessaire de rappeler cela ne serait-ce que parce que l’idée que le racisme ou simplement la haine de l’autre est une invention spécifique de l’Occident est une des âneries qui jouissent actuellement d’une grande circulation.
Sans pouvoir m’attarder sur les divers aspects de l’évolution historique et leur énorme complexité, je noterai simplement :
a) que parmi les peuples à religion monothéiste, les Hébreux ont quand même cette ambiguë supériorité : une fois la Palestine conquise (il y a trois mille ans – je ne sais rien d’aujourd’hui) et les habitants antérieurs « normalisés » d’une façon ou d’une autre, ils laissent le monde tranquille. Ils sont le Peuple élu, leur croyance est trop bonne pour les autres, il n’y a aucun effort de conversion systématique (mais pas de refus de la conversion non plus) [2] ;
b) les deux autres religions monothéistes, inspirées de l’Ancien Testament et « succédant » historiquement à l’hébraïsme, ne sont malheureusement pas aussi aristocratiques : leur Dieu est bon pour tous ; si les autres n’en veulent pas, ils seront obligés de l’ingurgiter de force ou bien seront exterminés. Inutile de s’étendre, à ce point de vue, sur l’histoire du christianisme – ou plutôt impossible : au contraire, il serait non seulement utile mais urgent de la refaire car, depuis la fin du XIXième siècle et des grands « critiques », tout semble oublié, et des versions à l’eau de rose de la diffusion du christianisme sont propagées. On oublie que lorsque les chrétiens s’emparent de l’Empire romain via Constantin, ils sont une minorité, qu’ils ne deviennent majorité que par les persécutions, le chantage, la destruction massive des temples, des statues, des lieux de culte et des manuscrits anciens – et finalement par des dispositions légales (Théodose le Grand) interdisant à des non-chrétiens d’habiter l’Empire. Cette ardeur des vrais chrétiens à défendre le vrai Dieu par le fer, le feu et le sang est constamment présente dans l’histoire du christianisme, oriental comme occidental (hérétiques, Saxons, croisades, Juifs, Indiens d’Amérique, objets de la charité de la sainte Inquisition, etc.). De même, il faudrait restituer face à la flagornerie ambiante la vraie histoire de la propagation à peine croyable de l’islam. Ce n’est certainement pas le charme des paroles du Prophète qui a islamisé (et la plupart du temps arabisé) des populations allant de l’Èbre à Sarawak et de Zanzibar à Tachkent. La supériorité, du point de vue des conquis, de l’islam sur le christianisme était que sous le premier on pouvait survivre en acceptant d’être exploité et privé plus ou moins de droits sans se convertir, alors qu’en terre chrétienne l’allodoxe, même chrétien (cf. les guerres de religion au XVIe- XVIIe s.), n’était pas en général tolérable ;
c) contrairement à ce qui a pu être dit (par un de ces chocs en retour répondant à la « renaissance » du monothéisme), ce n’est pas le polythéisme en tant que tel qui assure l’égal respect de l’autre. Il est vrai qu’en Grèce, ou à Rome, il y a tolérance presque parfaite de la religion ou de la « race » des autres ; mais cela concerne la Grèce et Rome – non pas le polythéisme en tant que tel. Pour ne prendre qu’un exemple, l’hindouisme non seulement est intrinsèquement et intérieurement « raciste » (castes), mais a nourri autant de massacres sanglants au cours de son histoire que n’importe quel monothéisme, et continue de le faire.
L’idée qui me semble centrale est que le racisme participe de quelque chose de beaucoup plus universel que l’on ne veut bien l’admettre d’habitude. Le racisme est un rejeton, ou un avatar, particulièrement aigu et exacerbé, je serais même tenté de dire : une spécification monstrueuse, d’un trait empiriquement presque universel des sociétés humaines. Il s’agit de l’apparente incapacité de se constituer comme soi sans exclure l’autre – et l’apparente incapacité d’exclure l’autre sans le dévaloriser et, finalement, le haïr.
Comme toujours lorsqu’il s’agit de l’institution de la société, le thème a nécessairement deux versants : celui de l’imaginaire social instituant des significations imaginaires et des institutions qu’il crée ; et celui du psychisme des êtres humains singuliers et de ce que celui-ci impose comme contraintes à l’institution de la société et en subit de sa part à elle.
Je ne m’étendrai pas sur le cas de l’institution de la société ; j’en ai souvent parlé ailleurs [3]. La société – chaque société – s’institue en créant son propre monde. Cela ne signifie pas seulement des « représentations », des « valeurs », etc. À la base de tout cela, il y a un mode du représenter, une catégorisation du monde, une esthétique et une logique, comme aussi un mode du valoriser – et sans doute aussi un mode chaque fois particulier de l’être affecté. Dans cette création du monde trouve toujours place, d’une manière ou d’une autre, l’existence d’autres humains, et d’autres sociétés. Il faut distinguer entre la constitution d’autres mythiques, totalement ou en partie (les Sauveurs blancs pour les Aztèques, les Éthiopes pour les Grecs homériques), qui peuvent être « supérieurs » ou « inférieurs », voire monstrueux ; et la constitution des autres réels, des sociétés effectivement rencontrées. Voici un schéma très rudimentaire pour penser le deuxième cas. Dans un premier temps mythique (ou, ce qui revient au même, « logiquement premier »), il n’y a pas d’autres. Puis, ceux-ci sont rencontrés (le temps mythique ou logiquement premier est celui de l’autoposition de l’institution). Pour ce qui nous importe ici, trois possibilités s’ouvrent, trivialement : les institutions de ces autres (et donc, ces autres eux-mêmes !) peuvent être considérées comme supérieures (aux « nôtres »), comme inférieures, ou comme « équivalentes ». Remarquons tout de suite que le premier cas entraînerait à la fois une contradiction logique et un suicide réel. La considération des institutions « étrangères » comme supérieures par l’institution d’une société (non pas par tel ou tel individu) n’a pas lieu d’être : cette institution n’aurait qu’à céder la place à l’autre. Si la loi française enjoint aux tribunaux : « Dans tous les cas, appliquez la loi allemande », elle se supprime comme loi française. Il se peut que telle ou telle institution, au sens secondaire du terme, soit considérée comme bonne à adopter, et le soit effectivement ; mais l’adoption globale et sans réserve essentielle des institutions nucléaires d’une autre société impliquerait la dissolution de la société emprunteuse comme telle.
La rencontre ne laisse donc que deux possibilités : les autres sont inférieurs, les autres sont égaux à nous. L’expérience prouve, comme on dit, que la première voie est suivie presque toujours, la seconde presque jamais. Il y a à cela une apparente « raison ». Dire que les autres sont « égaux à nous » ne pourrait pas signifier égaux dans l’indifférenciation : car cela impliquerait, par exemple, qu’il est égal que je mange du porc ou que je n’en mange pas, que je coupe les mains des voleurs ou non, etc. Tout deviendrait alors indiffèrent et serait désinvesti Cela aurait dû signifier que les autres sont simplement autres ; autrement dit, que non seulement les langues, ou les folklores, ou les manières de table, mais les institutions globalement, comme tout et dans le détail, sont incomparables. Cela – qui en un sens, mais en un sens seulement, est la vérité – ne peut apparaître « naturellement » dans l’histoire, et il ne devrait pas être difficile de comprendre pourquoi. Cette « incompatibilité » reviendrait, pour les sujets de la culture considérée, à tolérer chez les autres ce qui pour eux est abomination ; et, malgré les facilités que se donnent aujourd’hui les défenseurs des droits de l’homme, elle fait surgir des questions théoriquement insolubles dans le cas des conflits entre cultures, comme le montrent les exemples déjà cités et comme je tâcherai de le montrer encore à la fin de ces notations.
Cette idée, en paroles si simple et si vraie : les autres sont tout simplement autres, est une création historique qui va à contre-pente des tendances « spontanées » de l’institution de la société. Les autres ont presque toujours été institués comme inférieurs. Cela n’est pas une fatalité, ou une nécessité logique, c’est simplement l’extrême probabilité, la « pente naturelle » des institutions humaines. Le mode le plus simple du valoir des institutions pour leurs propres sujets est évidemment l’affirmation – qui n’a pas besoin d’être explicite – qu’elles sont les seules « vraies » – et que donc les dieux, croyances, coutumes, etc., des autres sont faux. En ce sens, l’infériorité des autres n’est que l’autre face de l’affirmation de la vérité propre des institutions de la société – Ego (au sens où l’on parle d’Ego dans la description des systèmes de parenté). Vérité propre prise comme excluant toute autre, rendant tout le reste erreur positive et, dans les cas les plus beaux, diaboliquement pernicieuse (le cas des monothéismes et des marxismes-léninismes est obvie, mais non le seul).
Pourquoi parler de probabilité extrême et de pente naturelle ? Parce qu’il ne peut pas y avoir de fondation véritable de l’institution (fondation « rationnelle » ou « réelle »). Son seul fondement étant la croyance en elle et, plus spécifiquement, le fait qu’elle prétend rendre le monde et la vie cohérents (sensés), elle se trouve en danger mortel dès que la preuve est administrée que d’autres manières de rendre la vie et le monde cohérents et sensés existent. Ici notre question recoupe celle de la religion au sens le plus général, que j’ai discutée ailleurs [4].
Probabilité extrême, mais non pas nécessité ou fatalité : le contraire, bien que hautement improbable – comme la démocratie est hautement improbable dans l’histoire –, est quand même possible. L’indice en est la relative et modeste, mais réelle quand même, transformation à cet égard de certaines sociétés modernes, et le combat qui y est mené contre la misoxénie (et qui est certes loin d’être terminé, même dans chacun de nous).
Tout cela concerne l’exclusion de l’altérité externe en général. Mais la question du racisme est beaucoup plus spécifique : pourquoi ce qui aurait pu rester simple affirmation de l’« infériorité » des autres devient discrimination, mépris, confinement pour s’exacerber finalement en rage, haine et folie meurtrière ?
Malgré toutes les tentatives faites de divers côtés, je ne pense pas que nous puissions trouver une « explication » générale de ce fait, qu’il y ait à la question une réponse autre qu’historique au sens fort. L’exclusion de l’autre n’a pas pris partout et toujours, loin s’en faut, la forme du racisme. L’antisémitisme et son histoire dans les pays chrétiens sont connus : aucune « loi générale » ne peut expliquer les localisations spatiales et temporelles des explosions de ce délire. Autre exemple, peut-être plus parlant encore. L’Empire ottoman, une fois la conquête faite, a toujours mené une politique d’assimilation puis d’exploitation et de capitis diminutio des conquis non assimilés (sans cette assimilation massive, il n’y aurait pas aujourd’hui de nation turque). Puis soudain, à deux reprises – 1895-1896, 1915-1916 –, les Arméniens (soumis toujours, il est vrai, à une répression beaucoup plus cruelle que les autres nationalités de l’Empire) font l’objet de deux monstrueux massacres en masse, alors que les autres allogènes de l’Empire (et notamment les Grecs, encore très nombreux en Asie mineure en 1915-1916 et dont l’État est pratiquement en guerre avec la Turquie) ne sont pas persécutés.
À partir du moment où il y a la fixation raciste, on le sait, les « autres » ne sont pas seulement exclus et inférieurs ; ils deviennent, comme individus et comme collectivité, point de support d’une cristallisation imaginaire seconde qui les dote d’une série d’attributs et, derrière ces attributs, d’une essence mauvaise et perverse qui justifie d’avance tout ce que l’on se propose de leur faire subir. Sur cet imaginaire, notamment antijuif en Europe, la littérature est immense et je n’ai rien à y ajouter [5]. Sauf qu’il me paraît plus que superficiel de présenter cet imaginaire – baptisé, de surcroît, « idéologie » – comme fabriqué de toutes pièces par des classes ou des groupes politiques pour assurer leur domination ou pour y parvenir. En Europe, un sentiment antijuif diffus et « rampant » a circulé sans doute tout le temps depuis le XIe siècle au moins. Il a parfois été ranimé et revivifié aux moments où le corps social éprouvait avec une intensité plus forte que d’habitude le besoin de trouver un mauvais objet « interne-externe » (l’« ennemi intérieur » est tellement commode), un bouc émissaire prétendument marqué déjà de soi-même comme bouc. Mais ces revivifications n’obéissent pas à des lois et à des règles ; impossible, par exemple, de lier les profondes crises économiques subies pendant cent cinquante ans par l’Angleterre à une explosion quelconque d’antisémitisme – alors que depuis quinze ans de telles explosions, mais dirigées contre les Noirs, commencent à s’y produire.
Ici une parenthèse. L’opinion commune et les auteurs les plus remarquables – je pense, par exemple, à Hannah Arendt – semblent trouver intolérable dans le racisme le fait que l’on haïsse quelqu’un pour ce dont il n’est pas responsable, sa « naissance » ou sa « race ». Cela est certes abominable, mais les remarques qui précèdent montrent que cette vue est erronée, ou insuffisante, qu’elle ne saisit pas l’essence et la spécificité du racisme – tant il est vrai, je crois, que devant l’ensemble des phénomènes dont le racisme est la pointe la plus aiguë une combinaison de vertige et d’horreur de l’horreur fait vaciller les esprits les mieux faits. Tenir quelqu’un pour coupable parce qu’il appartient à une collectivité à laquelle il n’a pas « choisi » d’appartenir n’est pas le propre du racisme. Tout nationalisme musclé, en tout cas tout chauvinisme, considère toujours les autres (certains autres, et de toute façon les « ennemis héréditaires ») comme coupables d’être ce qu’ils sont, d’appartenir à une collectivité à laquelle ils n’ont pas choisi d’appartenir. Ilya Ehrenbourg l’avait formulé avec la brutale clarté de la grande période stalinienne : « Les seuls bons Allemands sont les Allemands morts. » ( = Être né allemand, c’est déjà mériter la mort.) La même chose vaut pour les persécutions religieuses ou les guerres à composante religieuse. Parmi tous les conquérants qui ont massacré les infidèles à la gloire du Dieu du jour, je ne vois pas un seul qui ait demandé aux massacrés s’ils avaient « volontairement » choisi leur foi.
La logique nous force ici encore de dire quelque chose de désagréable. La seule véritable spécificité du racisme (relativement aux diverses variétés de la haine des autres), la seule qui soit décisoire, comme disent les logiciens, est celle-ci : le vrai racisme ne permet pas aux autres d’abjurer (ou les persécute, ou les soupçonne, alors qu’ils ont abjuré : marranes). Le désagréable est que nous devons convenir que nous trouverions le racisme moins abominable s’il se contentait d’obtenir des conversions forcées (comme le christianisme, l’islam, etc.). Mais le racisme ne veut pas la conversion des autres, il veut leur mort. À l’origine de l’expansion de l’islam il y a quelques centaines de milliers d’Arabes ; à l’origine de l’Empire turc, il y a quelques milliers d’Ottomans. Le reste, c’est le produit des conversions des populations conquises (forcées ou induites, peu importe). Mais pour le racisme, l’autre est inconvertible. On voit aussitôt la quasi-nécessité de l’étayage de l’imaginaire raciste sur des caractéristiques physiques (donc irréversibles) constantes ou prétendues telles. Un nationaliste français ou allemand « bien compris », instrumentalement rationnel (c’est-à-dire précisément dégagé du surcroît imaginaire du racisme), devrait être enchanté si les Allemands ou les Français demandaient par centaines de milliers leur naturalisation dans le pays d’en face. Parfois d’ailleurs on naturalise à titre posthume les morts glorieux de l’ennemi. Peu après mon arrivée en France, en 1946, je crois, un grand article dans Le Monde célébrait « Bach, génie latin ». (Moins raffinés, les Russes déménageaient les usines de leur zone et, au lieu d’inventer une ascendance russe de Kant, ils l’ont fait naître et mourir à Kaliningrad.) Mais Hitler n’avait aucune envie de s’approprier Marx, Einstein ou Freud comme génies germaniques, et les juifs les mieux assimilés ont été envoyés à Auschwitz tout comme les autres.
Rejet de l’autre en tant qu’autre : composante, non pas nécessaire, mais extrêmement probable de l’institution de la société. « Naturelle » – au sens où l’hétéronomie de la société est « naturelle ». Son dépassement exige une création à contre-pente – donc improbable.
Nous pouvons en trouver la contrepartie – je ne dis nullement la « cause » – au plan du psychisme de l’être humain singulier. Je serai bref. Une face de la haine de l’autre en tant qu’autre est immédiatement compréhensible ; elle est, on peut dire, le simple envers de l’amour de soi, de l’investissement de soi. Peu importe la fallace qu’il contient, le syllogisme du sujet face à l’autre est aussi toujours : si j’affirme la valeur de A, je dois aussi affirmer la non-valeur de non-A. La fallace consiste évidemment en ceci que la valeur de A se présente comme exclusive de toute autre : A (ce que je suis) vaut – et ce qui vaut est A. Ce qui est, au mieux, inclusion ou appartenance (A appartient à la classe des objets ayant une valeur) devient fallacieusement une équivalence ou représentativité : A est le type même de ce qui vaut. La fallace apparaît certes sous un autre jour, ne l’oublions pas, dans les situations extrêmes, dans la douleur, face à la mort. Ce n’est pas notre sujet.
Ce pseudo-raisonnement (universellement répandu) donnerait lieu seulement aux différentes formes de dévalorisation ou de rejet auxquelles allusion a déjà été faite. Mais une autre face de la haine de soi est plus intéressante et, je crois, moins évoquée d’habitude : la haine de l’autre comme autre face d’une haine de soi inconsciente [6]. Reprenons la question par un autre bout. L’existence de l’autre comme telle peut-elle me mettre en danger, moi ? (Nous parlons évidemment du monde inconscient dans lequel le fait élémentaire que « moi » n’existe pas, d’une infinité de manières, en dehors de l’autre et des autres, brille par son absence comme dans les théories « individualistes » contemporaines.) Elle le peut, sous une condition : qu’au plus profond de la forteresse égocentrée une voix répète, doucement mais inlassablement : nos murailles sont en plastique, notre acropole en papier mâché. Et qu’est-ce qui pourrait rendre audibles et crédibles ces paroles qui s’opposent à tous les mécanismes qui ont permis à l’être humain d’être quelque chose (paysan chrétien français ou poète arabe musulman, que sais-je ?) ? Non pas certes un « doute intellectuel » qui n’a guère d’existence et en tout cas pas de force propre dans les couches profondes ici en cause, mais un facteur situé dans la proximité immédiate des origines, ce qui subsiste de la monade psychique et de son refus acharné de la réalité, devenu maintenant refus, rejet et détestation de l’individu en lequel elle a dû se transformer, et qu’elle continue, fantomatiquement, de hanter. Ce qui fait que la face visible, « diurne », construite, parlante du sujet est toujours l’objet d’un investissement double et contradictoire : positif en tant que le sujet est un substitut de soi pour la monade psychique, négatif en tant qu’il est la trace visible et réelle de son éclatement.
De sorte que la haine de soi, loin de caractériser typiquement les juifs, comme on l’a dit, est une composante de tout être humain, et, comme tout le reste, objet d’une élaboration psychique ininterrompue. Et je pense que c’est cette haine de soi, habituellement et évidemment intolérable sous sa forme ouverte, qui nourrit les formes les plus poussées de la haine de l’autre et se décharge dans ses manifestations les plus cruelles et les plus archaïques.
De ce point de vue, l’on peut dire que les expressions extrêmes de la haine de l’autre – et le racisme en est, sociologiquement, la plus extrême pour la raison déjà dite de l’inconvertibilité – constituent de monstrueux déplacements psychiques moyennant lesquels le sujet peut garder l’affect en changeant d’objet. C’est pourquoi il ne veut surtout pas se retrouver dans l’objet (il ne veut pas que le juif se convertisse ou connaisse la philosophie allemande mieux que lui), alors que la première forme de rejet, la dévalorisation de l’autre, se satisfait généralement de la « reconnaissance » par l’autre que constituent sa défaite ou sa conversion.
Le dépassement de la première forme psychique de la haine de l’autre apparaîtrait ne pas exiger, après tout, beaucoup plus que ce qui est déjà impliqué dans la vie en société : l’existence des menuisiers ne met pas en cause la valeur des plombiers, et l’existence des Japonais ne devrait pas mettre en cause la valeur des Chinois.
Le dépassement de la deuxième forme impliquerait sans doute des élaborations psychiques et sociales beaucoup plus profondes. Elle requiert – comme du reste la démocratie, au sens de l’autonomie – une acceptation de notre mortalité « réelle » et totale, de notre deuxième mort venant après notre mort à la totalité imaginaire, à la toute-puissance, à l’inclusion de l’univers en nous.
Mais en rester là serait rester dans la schizophrénie euphorique des boys-scouts intellectuels des dernières décennies, qui prônent à la fois les droits de l’homme et la différence radicale des cultures comme interdisant tout jugement de valeur sur des cultures autres. Comment peut-on alors juger (et éventuellement s’opposer à) la culture nazie, ou stalinienne, les régimes de Pinochet, de Menghistu, de Khomeyni ? Ne sont-ce pas là des « structures » historiques différentes, incomparables, et également intéressantes ?
Le discours des droits de l’homme s’est, dans les faits, appuyé sur les hypothèses tacites du libéralisme et du marxisme traditionnels : le rouleau-compresseur du « progrès » amènerait tous les peuples à la même culture (en fait, la nôtre – énorme commodité politique des pseudo-philosophies de l’histoire). Les questions que je posais plus haut seraient alors automatiquement résolues – au plus après un ou deux « accidents malheureux » (guerres mondiales, par exemple).
C’est le contraire qui s’est, surtout, passé. Les « autres » ont assimilé tant bien que mal, la plupart du temps, certains instruments de la culture occidentale, une partie de ce qui relève de l’ensembliste-identitaire qu’elle a créé – mais nullement les significations imaginaires de la liberté, de l’égalité, de la loi, de l’interrogation indéfinie. La victoire planétaire de l’Occident est victoire des mitraillettes, des jeeps et de la télévision – non pas du habeas corpus, de la souveraineté populaire, de la responsabilité du citoyen.
Ainsi, ce qui était auparavant le simple problème « théorique », qui a certes fait couler des océans de sang dans l’histoire, auquel je faisais allusion plus haut : comment une culture pourrait-elle admettre qu’il existe des cultures autres qui lui sont incomparables et pour lesquelles sont aliments ce qui pour elle est souillure ?, devient un des problèmes politiques pratiques majeurs de notre époque, porte au paroxysme par l’apparente antinomie au sein de notre propre culture. Nous prétendons à la fois que nous sommes une culture parmi d’autres, et que cette culture est unique en tant qu’elle reconnaît l’altérité des autres (ce qui ne s’était jamais fait auparavant, et ce que les autres cultures ne lui rendent pas), et en tant qu’elle a posé des significations imaginaires sociales, et des règles qui en découlent, qui ont valeur universelle : pour prendre l’exemple le plus facile, les droits de l’homme. Et que faites-vous à l’égard des cultures qui explicitement rejettent les « droits de l’homme » (cf. l’Iran de Khomeyni) – sans parler de celles, l’écrasante majorité, qui les piétinent quotidiennement dans les faits tout en souscrivant à des déclarations hypocrites et cyniques ?
Je termine par un simple exemple. On a longuement parlé il y a quelques années – moins maintenant, je ne sais pas pourquoi – de l’excision et de l’infibulation des fillettes pratiquées comme règle générale dans une foule de pays musulmans africains (les populations concernées me semblent beaucoup plus vastes qu’il n’a été dit). Tout cela se passe en Afrique, là-bas, in der Turkei, comme disent les bourgeois philistins de Faust. Vous vous indignez, vous protestez – vous n’y pouvez rien. Puis un jour, ici, à Paris, vous découvrez que votre employé de maison (ouvrier, collaborateur, confrère) que vous estimez beaucoup se prépare à la cérémonie d’excision-infibulation de sa fillette. Si vous ne dites rien, vous lésez les droits de l’homme (le habeas corpus de cette fillette). Si vous essayez de changer les idées du père, vous le déculturez, vous transgressez le principe de l’incomparabilité des cultures.
Le combat contre le racisme est toujours essentiel. Il ne doit pas servir de prétexte pour démissionner devant la défense de valeurs qui ont été créées « chez nous », que nous pensons être valables pour tous, qui n’ont rien à voir avec la race ou la couleur de la peau et auxquelles nous voulons, oui, raisonnablement convertir toute l’humanité.
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