L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation

lundi 12 octobre 2009
par  LieuxCommuns

Article d’André Gorz paru dans la revue « Actuel Marx », 2nd semestre 1992, n°12, Repris dans « Ecologica », Galilée, 2008

L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation

André Gorz

À Dick Howard

Selon qu’elle est scientifique ou politique, l’écologie recouvre deux démarches distinctes quoique interconnectées. Je mettrai d’abord l’accent sur la différence plus que sur l’interconnexion de leur objet. Car il importe d’éviter que la démarche politique soit présentée comme le résultat qui s’impose avec une « nécessité absolue » à la lumière de l’ « analyse scientifique » et que soit réédité sous une nouvelle forme le genre de dogmatisme scien-tiste et antipolitique qui, dans sa version « diamat », a prétendu élever au rang de nécessités scientifiquement démontrées des pratiques et des conceptions politiques dont le caractère spécifiquement politique se trouvait par là même nié.

En tant que science, l’écologie fait apparaître la civilisation dans son interaction avec l’écosystème terrestre, c’est-à-dire avec ce qui constitue la base naturelle, le contexte non (re)productible de l’activité humaine. À la différence des systèmes industriels, l’écosystème naturel possède une capacité autogénératrice et autoréorganisatrice qui, due à son extrême diversité et complexité, lui permet de s’autoréguler et d’évoluer dans le sens de la complexité et de la diversité croissantes. Cette capacité d’autorégénération et d’autoréorganisation est endommagée par des techniques qui tendent à rationaliser et à dominer la nature, à la rendre prévisible et calculable. « Nos déferlements technologiques, écrit Edgar Morin, perturbent non seulement les cycles biologiques, mais les boucles chimiques primaires. En réponse, on développe des technologies de contrôle qui soulignent les effets de ces maux tout en développant les causes.1 »

À partir de là, deux approches sont possibles. La première, qui s’appuie sur l’étude scientifique de l’écosystème, cherche à déterminer scientifiquement les techniques et les seuils de pollution écolo-giquement supportables, c’est-à-dire les conditions et les limites dans lesquelles le développement de la technosphère industrielle peut être poursuivi sans compromettre les capacités autogénératrices de l’écosphère. Cette approche ne rompt pas fondamentalement avec l’industrialisme et son hégémonie de la raison instrumentale. Elle reconnaît la nécessité de limiter le pillage des ressources naturelles et de lui substituer une gestion rationnelle à long terme de l’air, de l’eau, des sols, des forêts et des océans, ce qui implique des politiques de limitation des rejets, de recyclage et de développement de techniques non destructrices pour le milieu naturel.

Les politiques de « préservation du milieu naturel » (lequel en anglais s’appelle environment, « environnement » étant un anglicisme) ne tendent donc point, à la différence de l’écologie politique, à une pacification des rapports avec la nature ou à la « réconciliation » avec elle ; elles tendent à la ménager (au double sens de « ménagement » et de management) en prenant en compte la nécessité d’en préserver au moins les capacités d’autorégénération les plus fondamentales. De cette nécessité on déduira des mesures qui s’imposent dans l’intérêt de l’humanité tout entière et au respect desquelles les Etats devront contraindre les décideurs économiques et les consommateurs individuels.

La prise en compte de contraintes écologiques par les Etats se traduira alors par des interdictions, réglementations administratives, taxations, subventions et pénalités. Elle aura donc pour effet de renforcer Vhétérorégulation du fonctionnement de la société. Ce fonctionnement devra devenir plus ou moins « éco-compatible » indépendamment de l’intention propre des acteurs sociaux. Des « média régulateurs » tels que le pouvoir administratif et le système des prix sont chargés de canaliser les comportements des consommateurs et les décisions des investisseurs vers un but qu’ils n’auront besoin ni d’approuver ni de comprendre pour le réaliser. Ils le réaliseront parce que l’administration aura su fonctionnaliser les motivations et les intérêts individuels en vue d’un résultat qui leur demeure étranger. L’hétérorégulation fiscale et monétaire a, selon ses partisans, l’avantage de conduire au but de l’éco-compatibilité sans que les mentalités, le système des valeurs, les motivations et les intérêts économiques des acteurs sociaux aient à changer. Au contraire, c’est en faisant fond, tout en les manipulant, sur ces motivations et ces intérêts, que le but sera atteint. Sa poursuite impliquera ainsi une extension de ce que Habermas a appelé la « colonisation du monde vécu », c’est-à-dire l’utilisation, par les gérants du système, de motivations individuelles existantes pour leur faire produire des résultats ne correspondant à aucune intention des individus.

La prise en compte des contraintes écologiques se traduit ainsi, dans le cadre de l’industrialisme et de la logique du marché, par une extension du pouvoir techno-bureaucratique. Or, cette approche relève d’une conception prémoderne typiquement antipolitique. Elle abolit l’autonomie du politique en faveur de l’expertocratie, en érigeant l’État et les experts d’Etat en juges des contenus de l’intérêt général et des moyens d’y soumettre les individus. L’universel est séparé du particulier, l’intérêt supérieur de l’humanité est séparé de la liberté et de la capacité de jugement autonome des individus. Or, comme l’a montré Dick Howard2, le politique se définit originairement par sa structure bipolaire : il doit être et ne peut rien être d’autre que la médiation publique sans cesse recommencée entre les droits de l’individu, fondés sur son autonomie, et l’intérêt de la société dans son ensemble, qui à la fois fonde et conditionne ces droits. Toute démarche tendant à abolir la tension entre ces deux pôles est une négation du politique et de la modernité à la fois ; et cela vaut en particulier, cela va de soi, pour les experto-craties qui dénient aux individus la capacité de juger et les soumettent à un pouvoir « éclairé » se réclamant de l’intérêt supérieur d’une cause qui dépasse leur entendement.

L’ambiguïté de l’impératif écologique vient de là : à partir du moment où il est pris à leur compte par les appareils de pouvoir, il sert à renforcer leur domination sur la vie quotidienne et le milieu social, et entre en conflit avec les aspirations originaires du mouvement écologique lui-même en tant que mouvement politico-culturel. Le clivage interne de ce mouvement entre une aile technocratique et une aile radicale-démocratique a là sa raison profonde.

Le sens originaire du mouvement

Le mouvement écologique est né bien avant que la détérioration du milieu et de la qualité de vie pose une question de survie à l’humanité. Il est né originellement d’une protestation spontanée contre la destruction de la culture du quotidien par les appareils de pouvoir économique et administratif. Et par « culture du quotidien », j’entends l’ensemble des savoirs intuitifs, des savoir-faire vernaculaires (au sens qu’Ivan Illich donne à ce terme), des habitudes, des normes et des conduites allant de soi, grâce auxquels les individus peuvent interpréter, comprendre et assumer leur insertion dans ce monde qui les entoure.

La « nature » dont le mouvement exige la protection n’est pas la Nature des naturalistes ni celle de l’écologie scientifique : c’est fondamentalement le milieu qui paraît « naturel » parce que ses structures et son fonctionnement sont accessibles à une compréhension intuitive ; parce qu’il correspond au besoin d’épanouissement des facultés sensorielles et motrices ; parce que sa conformation familière permet aux individus de s’y orienter, d’interagir, de communiquer « spontanément » en vertu d’aptitudes qui n’ont jamais eu à être enseignées formellement.

La « défense de la nature » doit donc être comprise originairement comme défense d’un monde vécu, lequel se définit notamment par le fait que le résultat des activités correspond aux intentions qui les portent, autrement dit que les individus sociaux y voient, comprennent et maîtrisent l’aboutissement de leurs actes.

Or, plus une société devient complexe, moins son fonctionnement est intuitivement intelligible. La masse des savoirs mise en œuvre dans la production, l’administration, les échanges, le droit dépasse de loin les capacités d’un individu ou d’un groupe. Chacun de ceux-ci ne détient qu’un savoir partiel, spécialisé, que des procédures organisationnelles préétablies, des appareils, vont coordonner et organiser en vue d’un résultat qui dépasse ce que les individus sont capables de vouloir. La société complexe ressemble ainsi à une grande machinerie : elle est, en tant que social, un système dont le fonctionnement exige des individus fonctionnellement spécialisés à la manière des organes d’un corps ou d’une machine. Les savoirs spécialisés en fonction de l’exigence systématique du tout social ne contiennent plus, si complexes et savants qu’ils soient, de ressources culturelles suffisantes pour permettre aux individus de s’orienter dans le monde, de donner sens à ce qu’ils font ou de comprendre le sens de ce à quoi ils concourent. Le système envahit et marginalise le monde vécu, c’est-à-dire le monde accessible à la compréhension intuitive et à la saisie pratico-sen-sorielle. Il enlève aux individus la possibilité d’avoir un monde et de l’avoir en commun. C’est contre les différentes formes de cette expropriation qu’une résistance s’est progressivement organisée.

Les premières manifestations de ce qui allait devenir le mouvement écologique3 étaient dirigées, en Amérique du Nord puis en Europe, contre des mégatechnologies en faveur desquelles les industries privées et/ou les administrations publiques dépossédaient les citoyens de leur milieu de vie. Ce milieu était bouleversé, technicisé, bétonné, colonisé pour correspondre aux exigences de la mégamachine industrielle. Celle-ci aliénait aux habitants le peu qu’il leur restait du milieu « naturel », les agressait par des nuisances et, plus fondamentalement, confisquait le domaine public au profit d’appareils techniques qui symbolisaient la violation par le capital et par l’Etat du droit des individus à déterminer eux-mêmes leur façon de vivre ensemble, de produire et de consommer.

Cette violation a été particulièrement flagrante dans le cas de l’électronucléaire : le programme de construction de centrales reposait sur des choix politico-économiques travestis en choix techniquement rationnels et socialement nécessaires. Il prévoyait une croissance très forte des besoins d’énergie, privilégiait les plus fortes concentrations des techniques les plus lourdes pour faire face à ces besoins, créait des corps de techniciens obligés au secret professionnel et à une discipline quasi militaire ; bref, il faisait de l’évaluation des besoins et de la manière de les satisfaire le domaine réservé d’une caste d’experts s’abritant derrière un savoir supérieur, prétendument inaccessible à la population. Il mettait celle-ci en tutelle dans l’intérêt des industries les plus capitalistiques et de la domination renforcée de l’appareil d’Etat4. Le même genre de mise en tutelle s’opère de manière plus diffuse dans tous les domaines où la professionnalisation - et la formalisation juridique, la spécialisation qu’elle entraîne - discrédite les savoirs vernaculaires et détruit la capacité des individus à se prendre en charge eux-mêmes. Ce sont là les « professions incapacitantes » (disabling professions) qu’Ivan Illich a dénoncées.5

La résistance à cette destruction de la capacité de se prendre en charge, autrement dit de l’autonomie existentielle des individus et des groupes ou communautés, est à l’origine de composantes spécifiques du mouvement écologique : réseaux d’entraide de malades, mouvements en faveur de médecines alternatives, mouvement pour le droit à l’avortement, mouvement pour le droit de mourir « dans la dignité », mouvement de défense des langues, cultures et « pays », etc. La motivation profonde est toujours de défendre le « monde vécu » contre le règne des experts, contre la quantification et l’évaluation monétaire, contre la substitution de rapports marchands, de clientèle, de dépendance à la capacité d’autonomie et d’autodétermination des individus.

En apparence du moins, le mouvement était purement « culturel ». Dans la mesure où les partis politiques se préoccupaient avant tout du pouvoir de gérer le système dans l’intérêt de leurs clientèles électorales, le mouvement écologique devait leur paraître antipolitique : son affaire était de « changer la vie », de la soustraire au système et aux gérants du système en cherchant à gagner sur celui-ci des espaces d’autonomie et de socialité vécues.

Or, à partir de 1972, ces demandes d’apparence culturelle ont reçu un fondement objectif par le rapport d’un groupe de scientifiques britanniques, Blueprint for Survival, et, peu après, par le rapport commandité par le Club de Rome, Limits to Growth. L’impossibilité de poursuivre dans la voie de la croissance des économies industrielles, la destruc-tivité du modèle capitaliste de développement et de consommation, la rupture du lien entre « plus » et « mieux » rendaient nécessaire un changement radical des techniques et des finalités de la production, donc du mode de vie. Les demandes « culturelles » du mouvement écologique se trouvaient ainsi objectivement fondées par l’urgente nécessité, scientifiquement démontrable, d’une rupture avec l’industrialisme dominant et sa religion de la croissance. L’écologis-me pouvait donc devenir un mouvement politique puisque la défense du monde vécu n’était pas simplement une aspiration sectorielle et locale sans portée générale, mais se révélait conforme à l’intérêt général de l’humanité et du monde vivant dans son ensemble. L’inverse toutefois n’est pas vrai : la prise en compte des intérêts écologiques de l’humanité ne prend pas nécessairement, nous l’avons vu, la forme, souhaitable du point de vue des individus, d’une défense ou, mieux, d’une reconquête du monde vécu. Elle peut prendre au contraire la forme technocratique d’un renforcement des contraintes et des manipulations exercées par le sous-système administratif II est impossible de fonder la politique sur une nécessité ou sur une science sans du même coup le nier dans son autonomie spécifique et établir une « nécessaire » dictature « scientifique », également totalitaire lorsqu’elle se réclame des exigences de l’écosystème que lorsqu’elle se réclame (comme faisait le « diamat ») des « lois du matérialisme dialectique ».

Le problème qui se pose à l’écologie politique est donc celui des modalités pratiques qui permettent la prise en compte des exigences de l’écosystème par le jugement propre d’individus autonomes, poursuivant leur propre fin au sein de leur monde vécu. C’est le problème du couplage rétroactif entre nécessité et nor-mativité ou, si l’on préfère, de la traduction de nécessités objectives en conduites normatives correspondant à des exigences vécues, à la lumière desquelles les nécessités objectives sont à leur tour mises en forme. Ce n’est là rien d’autre que le problème de la démocratie.

L’autolimitation

Chez Marx, ce problème paraissait soluble dans la mesure où l’industrialisme devait engendrer les conditions objectives et la capacité subjective de l’autogestion généralisée. Il devait aboutir à une société (communiste) où

... l’homme social, les producteurs associés règlent de façon rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettent à leur contrôle collectif au lieu de se laisser aveuglément dominer par eux ; et ils accomplissent ces échanges avec le moins d’efforts possibles et dans les conditions les plus dignes et les plus adéquates à leur nature humaine. Mais la nécessité n’en subsiste pas moins. Et le règne de la liberté ne peut s’édifier que sur le règne de la nécessité6.

La nécessité, autrement dit, est assumée par les producteurs associés selon la double exigence normative du moindre effort et de la plus grande satisfaction dans le travail, d’une part, et de la gestion rationnelle, intelligible pour tout un chacun, des « échanges avec la nature », d’autre part. La rationalité de celle-ci consistera à la fois en un ménagement de l’écosystème et en l’emploi de moyens de production que les producteurs associés puissent maîtriser, c’est-à-dire autogérer au lieu d’être dominés par leur gigantisme et leur complexité.

Dans le cadre de l’autogestion, la liberté reposera sur la faculté des « producteurs associés » & arbitrer entre la quantité et la qualité de travail que requièrent, par unité de produit, différents moyens et différentes méthodes de production ; mais aussi entre l’étendue des besoins ou des désirs qu’ils souhaitent satisfaire et l’importance de l’effort qu ’ils jugent acceptable de déployer. Cet arbitrage, fondé sur des normes vécues et communes, conduira par exemple à travailler de façon plus détendue et gratifiante (plus « conforme à la nature humaine ») au prix d’une productivité moindre : il conduira aussi à limiter les besoins et les désirs pour pouvoir limiter l’effort à fournir. En pratique, la norme selon laquelle on règle le niveau de l’effort en fonction du niveau de satisfaction recherché et vice versa le niveau de satisfaction de l’effort auquel on consent, est la norme du suffisant.

Or, l’établissement d’une norme du suffisant est incompatible - en raison de l’autolimitation des besoins et de l’effort consenti qu’elle implique -avec la recherche du rendement maximal qui constitue l’essence de la rationalité et de la rationalisation économiques. De fait, la rationalité économique n’a jamais pu s’exprimer conformément à son essence dans les sociétés précapitalistes. Elle y a toujours été endiguée et entravée (embedded selon l’expression de Karl Polanyi) par des ententes entre producteurs et entre marchands pour interdire la libre concurrence sur des marchés libres. Elle n’a jamais pu être imposée aux producteurs tant qu’ils étaient maîtres de leurs moyens de production et libres, par conséquent, de déterminer eux-mêmes l’intensité, la durée et les horaires de leur travail. Le recul de l’autoproduction et l’expansion de la production pour le marché n’y ont rien changé : les corporations ou les guildes dictaient aux marchands des prix uniformes pour chaque qualité par elles définies et prohibaient sévèrement toute forme de concurrence. Les rapports entre producteurs et marchands étaient immuablement contractuels et les marchands eux-mêmes trouvaient leur compte dans le fait qu’ils étaient abrités contre la concurrence sur un marché libre. La norme du suffisant - gain suffisant pour l’artisan, bénéfice suffisant pour le marchand - était si bien enracinée dans le mode de vie traditionnel qu’il était impossible d’obtenir des ouvriers un travail plus intense ou plus prolongé en leur promettant un gain plus élevé. L’ouvrier « ne se demandait pas, écrit Max Weber, combien puis-je gagner par jour si je fournis le plus de travail possible, mais : combien dois-je travailler pour gagner les deux marks cinquante que je recevais jusqu’à présent et qui couvrent mes besoins courants7. »

Dans le livre premier du Capital, Marx cite une vaste littérature qui atteste l’extrême difficulté qu’eurent les patrons des manufactures et des premières « fabriques automatiques » à obtenir de leur main-d’œuvre un travail régulier, à plein temps, jour après jour et semaine après semaine. Pour les y contraindre, il ne suffisait pas - comme l’avaient fait les manufacturiers - de leur enlever la propriété des moyens de production, il fallait également, après avoir ruiné l’artisanat, réduire la rémunération des ouvriers par unité de produit afin de les contraindre à travailler plus pour obtenir le suffisant ; et il fallait, à cette fin, leur enlever la maîtrise des moyens de production afin de pouvoir leur imposer une organisation et une division du travail par lesquelles la nature, la quantité et l’intensité du travail à fournir leur seraient dictées comme des contraintes coulées dans la matière.

La mécanisation était le moyen par excellence de parvenir à ce résultat : elle substituait aux moyens de production mus et maniés par les ouvriers, des machines

... mues par un automate qui se meut lui-même comme l’instrument de travail du travailleur individuel [...] L’activité de l’ouvrier, réduite à une pure abstraction, est déterminée et réglée de tous côtés par le mouvement de la machinerie [...] La science qui contraint les membres inanimés de la machinerie à fonctionner, de par sa construction, comme un automate remplissant sa mission, cette science n’existe pas dans la conscience de l’ouvrier mais agit sur lui comme une puissance étrangère, la puissance de la machine. L’appropriation du travail vivant par le travail matérialisé [...], inhérente au concept de capital, est posée dans la production fondée sur la machinerie comme un caractère du processus de production lui-même8.

Le travailleur individuel n’est « plus qu’un accessoire vivant de cette machinerie », sa « capacité de travail disparaît comme infiniment petite, de même que disparaît dans le produit tout rapport au besoin immédiat du producteur et donc à la valeur d’usage immédiate »9.

On ne saurait mieux dire que l’instrument de travail est ainsi rendu inappropriable pour le travailleur et que cette séparation du travailleur d’avec le produit et la séparation du travailleur d’avec le travail lui-même qui, désormais, existe à l’extérieur de lui comme l’exigence muette, coulée dans l’organisation matérielle, de tâches quantifiées, prédéterminées et rigoureusement programmées, demandent à être remplies10.

C’est sur la base de cette triple dépossession seulement que la production peut s’émanciper de l’arbitrage des producteurs directs, c’est-à-dire devenir indépendante du rapport entre les besoins et les désirs qu’ils éprouvent, l’importance de l’effort qu’ils sont disposés à fournir pour les satisfaire, l’intensité, la durée et la qualité de cet effort.

C’est encore cette triple dépossession qui a permis des spécialisations fonctionnelles de plus en plus étroites, l’accumulation et la combinaison, dans un même processus de production, d’une masse de savoirs techno-scientifiques relevant de disciplines hétérogènes, incapables de communiquer et de se coordonner entre elles, et dont l’organisation productive requérait un état-major et une structure pyramidale quasi militaire.

C’est sur cette base seulement que l’industrialisation, c’est-à-dire l’accumulation du capital, a été possible. C’est seulement en séparant les producteurs directs des moyens de production et du résultat de la production qu’il a été possible de leur faire produire des surplus dépassant leurs besoins et d’utiliser ces « surplus économiques » à la multiplication des moyens de production et à l’accroissement de leur puissance. À supposer, en effet, que les moyens de production industriels aient été développés originellement par les producteurs associés eux-mêmes, les entreprises seraient restées maîtrisables par eux, ils n’auraient cessé d’autolimiter et leurs besoins et la nature et l’intensité de leur travail. Par conséquent, l’industrialisation n’aurait pas abouti à des concentrations que leur taille et leur complexité soustraient au pouvoir d’arbitrage des producteurs. Le « développement économique » n aurait pu dépasser un certain seuil, la concurrence aurait été contenue et la norme du suffisant aurait continué de régler les « échanges avec la nature ».

En éliminant le pouvoir des producteurs directs dans et sur la production, le capital a finalement pu émanciper la production vis-à-vis des besoins ressentis et sélectionner ou créer les besoins, ainsi que la manière de les satisfaire, en fonction du critère de la plus grande rentabilité. La production est ainsi devenue, avant tout, un moyen pour le capital de s’accroître ; elle est avant tout au service des « besoins » du capital et ce n’est que dans la mesure où le capital a besoin de consommateurs pour ses produits que la production est aussi au service de besoins humains. Ces besoins, toutefois, ne sont plus des besoins ou des désirs « naturels », spontanément éprouvés, ce sont des besoins et des désirs produits en fonction des besoins de rentabilité du capital. Le capital se sert des besoins qu’il sert en vue de son propre accroissement, lequel demande en retour la croissance des besoins. Le modèle de consommation du capitalisme développé résulte ainsi de l’exigence propre au capital de créer le plus grand nombre possible de besoins et de les satisfaire par le plus grand flux possible de marchandises. La recherche de l’efficacité maximale dans la mise en valeur du capital exige ainsi l’inefficacité maximale dans la couverture des besoins : le gaspillage maximum.

Cette autonomisation de la production aurait été beaucoup plus difficile si les travailleurs avaient pu proportionner leur durée de travail au revenu dont ils estimaient avoir besoin. À mesure que la productivité et les salaires s’élevaient, une fraction croissante de la population active aurait choisi, ou pu choisir, de travailler moins et d’autolimiter la croissance de sa consommation. Cette tendance s’est, en fait, réaffirmée à l’apogée de l’anarcho-syndicalisme sous la forme du travail intermittent ou de la semaine de trois à quatre jours pratiquée dans la métallurgie parisienne, entre autres, par les « sublimes simples » et les « vrais sublimes » dont parle Poulot11. Contre cette réapparition d’une autolimitation selon la norme du suffisant, une réglementation stricte des conditions d’embauche a été introduite en Angleterre en 1910 : elle réservait l’embauche à ceux et à celles qui s’engageaient à travailler à plein temps. En faisant du plein temps la condition de l’emploi, le capital ne s’assurait pas seulement la domination sur la main-d’œuvre, la prévisibilité du rendement et du coût du travail, il étendait sa domination sur le mode de vie des travailleurs. Il ne laissait de place, dans leur vie, que pour le travail fonctionnel et rémunéré au service du capital, d’une part, et la consommation au service du capital, d’autre part. L’individu social devait se définir comme travailleur-consommateur, comme « client » du capital en tant qu’il dépendait à la fois du salaire perçu et des marchandises achetées. Il devait ne produire rien de ce qu’il consommait, ne consommer rien de ce qu’il produisait, n’avoir aucune existence sociale et publique, en dehors de celle qui était médiée par le capital : le temps de non-travail devait demeurer le temps de l’existence privée-, du divertissement, du repos, de la vacance. C’est à la demande de réduire la durée du travail que le patronat a toujours opposé la résistance la plus âpre. Il a préféré accorder des congés payés plus longs. Car les vacances sont, par excellence, une interruption programmée de la vie active, temps de pure consommation, qui ne s’intègre pas dans la vie de tous les jours, ne l’enrichit pas de dimensions nouvelles, ne lui confère pas une autonomie accrue ni un autre contenu que celui du rôle professionnel.

L’autolimitation comme projet social

Dans des sociétés industrielles complexes, il est impossible d’obtenir une restructuration éco-compa-tible de la production et de la consommation en rendant simplement aux travailleurs le droit d’autolimiter leur effort, autrement dit : la possibilité de choisir leur temps de travail, le droit au « temps choisi ». Aucune corrélation évidente n’existe, en effet, entre le volume de la production et le temps de travail. L’automatisation ayant aboli cette corrélation en permettant de produire de plus en plus de richesses avec de moins en moins de travail, « le travail cesse d’être la mesure de la richesse et le temps de travail la mesure du travail » (Marx). De plus, la diminution du volume de travail nécessaire ne bénéficie pas à l’ensemble de la population active potentielle et n’apporte pas une émancipation ou un espoir d’autonomie accrue ni aux actifs ni aux chômeurs. Enfin, il n’existe aucune norme communément acceptée de suffisant qui pourrait servir de référence à l’autolimitation. Et pourtant, celle-ci demeure la seule voie non autoritaire, démocratique vers une civilisation industrielle éco-compatible.

La difficulté que nous rencontrons ici n’est pourtant absolument pas insurmontable. Elle signifie essentiellement que le capitalisme a aboli tout ce qui, dans la tradition, dans le mode de vie, dans la civilisation quotidienne, pouvait servir d’ancrage à une norme commune du suffisant ; et qu’il a aboli en même temps la perspective que le choix de travailler et de consommer moins puisse donner accès à une vie meilleure et plus libre. Ce qui a été aboli n’est cependant pas impossible à rétablir. Seulement, ce rétablissement ne peut se fonder sur une tradition ni sur des corrélations existantes : il doit être institué ; il relève du politique, plus précisément de l’écopolitique et du projet écosocial.

Le sens fondamental d’une politique écosociale, telle qu’elle a été longuement débattue par les Verts allemands12 et européens durant les années 1980 et telle qu’elle émerge aujourd’hui dans l’écologie politique française13, est de rétablir politiquement la corrélation entre moins de travail et moins de consommation d’une part, plus d’autonomie et plus de sécurité existentielles, d’autre part, pour chacun et chacune. Il s’agit, autrement dit, de garantir institu-tionnellement aux individus qu’une réduction générale de la durée de travail ouvrira à tous les avantages que chacun pouvait en obtenir jadis pour lui-même : une vie plus libre, plus détendue et plus riche. L’autolimitation se déplace ainsi du niveau du choix individuel au niveau du projet social. La norme du suffisant, faute d’ancrage traditionnel, est à définir politiquement.

Sans entrer ici dans le détail de questions que j’ai discutées ailleurs, je rappelle seulement que la politique écosociale consiste principalement à rendre la garantie d’un revenu suffisant indépendant de la durée du travail (laquelle ne peut que décroître) et éventuellement du travail lui-même ; à redistribuer le travail socialement nécessaire de manière que tout le monde puisse travailler et travailler à la fois mieux et moins ; à créer des espaces d’autonomie dans lesquels le temps libéré du travail puisse être employé par les individus à des activités de leur choix, y compris des autoproductions de biens et de services qui réduiront leur dépendance du marché et des prises en charge professionnelles ou administratives, et leur permettront de reconstituer un tissu de solidarités et de socialité vécues, fait de réseaux d’aide mutuelle, d’échange de services, de coopératives informelles. La libération du temps, la libération du travail hétéronome, fonctionnellement spécialisé, doivent être conçues comme une politique d’ensemble qui demande aussi qu’on repense l’architecture et l’urbanisme, les équipements et services publics, les rapports ville-campagne, de manière à décloisonner les sphères de vie et d’activité, à favoriser les échanges autoorganisés14.

L’écologie politique fait ainsi des changements éco-logiquement nécessaires dans la manière de produire et de consommer le levier de changements normative-ment souhaitables dans le mode de vie et les relations sociales. La défense du milieu de vie au sens écologique et la reconstitution d’un monde vécu se conditionnent et se soutiennent l’une l’autre. L’une et l’autre exigent que la vie et le milieu de vie soient soustraits à la domination de l’économique, que croissent les sphères d’activité dans lesquelles la rationalité économique ne s’applique pas. Cette exigence, en vérité, est aussi vieille que la civilisation. Depuis le ricardien anonyme dont Marx aimait à citer le pamphlet daté de 1821 jusqu’à Keynes et Leontieff, les grands théoriciens de l’économie moderne ont tous fait du temps rendu disponible (du disposable timê) pour les activités « qui valent pour elles-mêmes comme leur propre fin » (« die sich aïs Selbstzweck gilt », selon l’expression de Marx dans les Grundisse) « la vraie mesure de la richesse ». Ce qui revient à dire : l’activité économique n’a de sens qu’au service d’autre chose qu’elle-même. C’est que l’économie est par excellence une forme de la « raison cognitive-instrumentale », c’est-à-dire une science du calcul de l’efficacité des moyens et du choix des moyens les plus efficaces à mettre en œuvre en vue d’une fin. Elle est inapplicable aux fins qui ne sont pas distinctes des moyens employés, et elle ne peut pas elle-même déterminer les fins à réaliser. Quand aucune fin ne lui est prescrite, elle choisit les fins pour lesquelles elle dispose des moyens les plus efficaces : elle prendra pour but la croissance de la sphère dans laquelle sa rationalité peut se déployer et tendra à lui soumettre toutes les autres sphères, y compris la vie et les bases naturelles de la vie.

Cette domination de la rationalité économique sur toutes les autres formes de rationalité est l’essence du capitalisme. Laissé à lui-même, il aboutirait à l’extinction de la vie et donc de lui-même. S’il doit avoir un sens, ce ne peut être que de créer les conditions de sa propre suppression.

Notes

1 Edgar Morin, La Vie de la Vie, Le Seuil, 1980, p. 94-95.

2 Notamment dans la préface à la deuxième édition de From Marx to Kant, Londres, Macmillan Press, 1992 et New York, St Martin, 1992. Du même auteur, voir aussi l’excellent The Marxian Legacy, Londres, Macmillan Press, 1988. J’avais donné du politique une définition voisine dans le dernier chapitre et la postface d’Adieux au prolétariat., Le Seuil, 1981.

3 Celui-ci n’est évidemment pas la seule forme de protestation contre la destruction du monde vécu. Chauvinisme, racisme, xénophobie, antisémitisme sont autant de refus de l’incompréhensible et menaçante complexité d’un monde changeant. Ils expliquent la disparition de son ordonnance familière par la conspiration de forces maléfiques allogènes et la corruption des couches dirigeantes. Autrement dit, ils expliquent une réalité devenue inaccessible à la compréhension intuitive par des causes qui, elles, sont intuitivement accessibles.

4 Dans La Prophétie antinucléaire (Le Seuil, 1980), Alain Touraine et al. ont démontré qu’en mettant l’accent sur le danger des centrales, le mouvement était motivé non par la peur, mais par le désir de contester l’omniscience dans laquelle se drapaient les experts, au risque de fourvoyer le débat dans des querelles techniques au détriment de son fond politique.

5 Cf. Némésis médicale (Le Seuil, 1975), Le Travail fantôme (Le Seuil, 1981) et Le Chômage créateur (Le Seuil, 1997).

6 Karl Marx, Le Capital, livre III, section 7, ch. 48.

7 Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Pion, 1985, p. 61.

8 Karl Marx, Grundisse... op. cit., p. 583-589.

9 Ibid., loc. cit.

10 J’ai montré ailleurs que la machinerie et la science qui s’y matérialise ne sont pas appropriables non plus par le « travailleur collectif productif » (Gesamtarbeiter), lequel englobe une multiplicité de collectifs séparés et dispersés fonctionnelle-ment spécialisés, ce qui rend pratiquement impossibles la concertation entre les collectifs et leur contrôle sur le produit final. Ce contrôle exigerait une organisation et des états-majors qui, comme dans les combinats de l’ex-RDA, reproduisent la séparation et la dépossession dont il est question plus haut.

11 Cf. Denis Poulot, Le Sublime, ou le travailleur comme il est en 1870 et ce qu’il peut être, La Découverte, 1980. Voir aussi l’excellente étude de Christian Topalov, « Invention du chômage et politiques sociales au début du siècle », Les Temps modernes, n° 496-497, novembre-décembre 1987.

12 Je ne citerai ici que quatre ouvrages contenant une bibliographie extensive : Michael Opielka (dir.), Die Okoso-ziale Frage, Francfort-sur-le-Main, Fischer Alernativ, 1985 ; Joseph Huber, Die Regenbogen Gesellschaft. Okologie und Socialpolitik, Fischer Alternativ, 1985 ; Michael Opielka, Georg Vobruba (dir.), Das garantierte Grundeinkommen, Fischer Alternativ, 1986 ; Michael Opielka, Llona Ostner (dir.), Umbau des Sozialstaats, Essen, Klartext, 1987.

13 Voir notamment Les Verts et l’économie, Gentilly, 1992 (document des Verts), ainsi que le périodique Transversales Science Culture et les ouvrages de Guy Aznar : Non aux loisirs non à la retraite, Galilée, 1978 ; Tous à mi-temps, ou le scénario bleu, Le Seuil, 1981 ; Le Travail, c’est fini. A plein toute la vie, Belfond, 1990.

14 Voir à ce sujet Nordal Akerman, « Can Sweden be Shrunk ? », Development Dialogue, n° 2, 1979.


Commentaires

Quels outils ?
mercredi 27 janvier 2010 à 18h37

Beau projet, mais il reste encore à renforcer les outils pour le réaliser. Il y aurait peut-être des connexions à faire avec les ébauches intellectuelles qui reprennent la pensée des réseaux pour essayer de reconstruire une alternative politique, par exemple : http://yannickrumpala.files.wordpress.com/2009/01/rumpala-la-connaissance-et-la-praxis-des-reseaux-comme-projet-politique2.pdf

vendredi 29 janvier 2010 à 11h09 - par  LieuxCommuns

Merci d’indiquer l’intérêt du texte mis en lien dans le commentaire du 27.01...

C’est un charabia universitaire ressassant une lubie déjà vieille (la fascination pour les réseaux est déjà passée de mode !) pour n’en rationciner que les fausses platitudes stériles. Pour ceux qui ont raté le coche et qui pensent encore que le principe du réseau est politiquement subversif, lire vite « Vivre et penser comme des porcs » de Giles Châtelet (1998) est salutaire. Extrait (voir rubrique « citations ») :

"Cette fascination pour la fluidité et les réseaux résulte d’une confusion entre horizontalité et démocratie. Elle s’acharne à faire le siège de forteresses abandonnées sans comprendre que l’effectivité véritable du pouvoir est d’autant plus féroce qu’elle est invisible, que les formations horizontales qui esquissent la future ville mondiale, bien loin de « démocratiser », accélèrent la concentration de foyers de décision capables d’agir discrètement partout et nulle part sans que cette confrontation soit compromise par toute la pompe de verticalité trop visible. (…) avec la Surclasse, nous touchons du doigt une des « réussites » les plus incontestables de l’« anarcho-mercantilisme » : avoir su tirer profit d’une certaine putréfaction des idées libertaire – putréfaction inévitable dès qu’elles renoncent à un idéal révolutionnaire – en se juchant sur les nouvelles technologies pour propager l’envie et le conformisme à la vitesse de la lumière. »

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samedi 10 avril 2010 à 11h49 - par  

Le texte mis en lien peut paraître moins creux que la citation de Gilles Châtelet. Si on le lit bien, on voit que ce n’est pas une vague fascination pour la métaphore du réseau, mais une invitation à utiliser l’outillage sociologique désormais disponible pour justement rendre ce pouvoir visible, précisément en « traçant » les réseaux qui le constituent, en mettant en lumière les noeuds de ces réseaux où se concentrent les foyers de décision. Car l’enjeu est justement de les repérer, d’appréhender les ramifications grâce auxquelles ils se maintiennent. C’est donc pouvoir suivre les déplacements, les reconfigurations du pouvoir, en évitant ainsi de le réifier. Il y a un autre billet, qui reprécise l’intention du texte original : http://yannickrumpala.wordpress.com/2010/03/10/autre-monde-autre-reseaux/

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