La démocratie insurgeante

Miguel Abensour
lundi 12 octobre 2009
par  LieuxCommuns

Intervention retranscrite de M. Abensour à la Cité-Philo en 2008.
Traduction en italien ici : Democrazia insorgente e istituzione .

Les signes d’une renaissance de Marx sont multiples. A l’évidence, face à la crise financière, de divers côtés on a pu lire des analyses invoquant une actualité de Marx retrouvée. Dans la mesure où le capitalisme, à la faveur de cette crise, a cessé d’être l’horizon indépassable des sociétés humaines, on reconnaît légitimement (erreur)…on recommence légitimement à s’interroger sur l’altérité sociale dont est porteuse l’œuvre de Marx. Et pas plus tard qu’hier nous avons pu lire les uns et les autres un papier dans « Libération » avec le titre « Marx et le principe Espérance », donc reprenant le titre du grand livre d’Ernst Bloch qui a considéré que l’œuvre de Marx loin de sonner la fin de l’utopie, élaborait une autre forme d’utopie qu’il appelait l’utopie concrète. Mais ce n’est aucun de ces signes que je retiendrai. Je me tournerai plutôt vers la question politique. Au lieu de faire une fois encore de Marx le Fourrier des formes de domination totale, je choisirai plutôt de m’interroger sur le Marx-penseur du politique et plus précisément sur le jeune Marx, théoricien de la « vraie démocratie » en 1843 dans le texte « Critique du droit politique hégélien  ». En précisant aussitôt qu’à mes yeux le texte de 1843 n’est pas un feu d’artifice, une percée exceptionnelle qui illuminerait pour un moment l’œuvre de Marx pour s’éteindre aussitôt. Bien plutôt ce texte qui s’efforce de penser l’énigme de la « vraie démocratie » ou la « vraie démocratie » en tant qu’énigme de l’histoire résolue, a valeur de révélation. Révélation d’une dimension latente, souterraine de l’œuvre de Marx, prête à ressurgir et susceptible de se réveiller sous le choc de l’événement. C’est pourquoi dans « La démocratie contre l’Etat  », j’ai tenté de montrer qu’il y avait comme une continuité, comme une affinité entre le texte de 1843 et l’interprétation marxienne de la Commune de Paris en 1871. On peut en effet mettre en scène une confrontation entre 1843 et 1871, la Commune de Paris, par la juxtaposition de deux formules. En 1843 pour les français modernes selon Marx, l’institution de la « vraie démocratie » signifiait la disparition de l‘Etat ou plus précisément de l’Etat politique. En 1871 pour ces autres français modernes que furent les « communards » dans ce que Marx appelle de façon assez curieuse la « Constitution Communale », il s’agissait de briser le pouvoir d’Etat. Mais avant d’approfondir cette dimension de Marx un préalable s’impose. D’ailleurs vous l’avez évoqué : de quel Marx s’agit-il ? D’un Marx du marxisme ou des marxismes, ou pour reprendre le titre de Maximilien Rubel, du Marx critique du marxisme, de celui qui déclarait, « tout ce que je sais moi, c’est que je ne suis pas marxiste » ? Alors on peut considérer que l’effondrement des régimes marxistes a eu l’effet de nous rendre Marx et de nous permettre de nouveau de considérer son œuvre comme une œuvre de pensée, à l’écart de toutes les concrétions idéologiques de parti ou d’Etat qui se sont accumulées et qui ont fait écran entre lui et nous. Et là, je pourrais citer, mais comme je n’ai pas beaucoup de temps je ne vais pas m’étendre, soit Michel Henry qui par exemple dans son « Marx » de 1976, a montré entre autres que le marxisme s’est édifié dans l’ignorance des œuvres philosophiques de Marx qui furent seulement publiées à partir de 1920 par Riazanov ; soit Maximilien Rubel, plus politique, qui justement a toujours refusé la moindre identification entre Marx et le marxisme, au point d’ériger Marx en critique du marxisme. Et c’est pour ça qu’à une date récente avec Louis Janover j’ai publié « ’Maximilien Rubel, pour redécouvrir Marx ». J’en viens maintenant à la question politique.

Dans cette idée de « vraie démocratie » ou dans le texte de 1843, il y a, me semble-t-il, trois éléments extrêmement précieux. D’abord permettre à l’alternative que…à laquelle on tend à nous soumettre sans arrêt : soit il faudrait adopter une conception modérée de la démocratie parce que la démocratie dans son mouvement aurait une certaine dangerosité, et je pense par exemple aux travaux de Pierre Manent, soit au contraire il s’agirait de rejeter la démocratie en tant que forme de domination masquée : la démocratie serait une illusion dont il faudrait se débarrasser... Or, justement dans le texte de 1843 Marx avec cette idée de « vraie démocratie » ouvre une autre voie qui nous permet de se débarrasser de cette alternative, puisqu’il s’agit de s’interroger sur la démocratie en sa vérité, c’est-à-dire de mettre en lumière les caractères qui disqualifient aussi bien la thèse de la modération que la thèse de l’illusion. Qu’est-ce que la démocratie en sa vérité ? Le deuxième point, et cette réponse est étonnante, c’est que, effectivement, d’après les français modernes, certainement Victor Considerant et d’autres, l’avènement de la démocratie va de pair, entraîne la disparition de l’Etat politique. Et telle est l’intuition si féconde de Marx en 1843 de cette alliance, de cette coexistence entre l’avènement de la « vraie démocratie » et la disparition de l’Etat politique, de la forme-Etat ou plutôt de l’Etat en tant que forme ; la démocratie dans sa visée la plus profonde travaille à la disparition de la relation dominant-dominé et elle est orientée en tant que « vraie démocratie » à la non-domination. Donc l’on peut jeter une passerelle entre 1843 et 1871. Et cela nous permet d’aller d’un pas plus loin, c’est-à-dire d’affirmer que la « vraie démocratie » ne peut exister que pour autant qu’elle se dresse contre l’Etat. Donc on peut parler d’une exception de la démocratie et qui tient à la mise en œuvre de ce que l’on pourrait appeler la réduction, c’est-à-dire un processus qui permet toujours de ramener la forme-démocratie, l’objectivation démocratique, au sujet qui la produit c’est-à-dire au demos et à son action libre. Tel est le processus de réduction. Donc, il s’agit de faire retour à ce qui produit la démocratie, et ensuite d’obtenir par un processus de blocage qui est propre à la réduction, un arrêt ou un blocage du mouvement de l’objectivation démocratique, c’est-à-dire la création d’une société et d’une communauté politique démocratiques ; bloquer lors de cette objectivation son mouvement vers la dégénérescence et vers l’aliénation, c’est-à-dire le fait que tout à coup l’Etat se dresse comme une forme étrangère contre ceux qui l’ont créée. Donc la « vraie démocratie » grâce à la réduction permet de rendre, de faire en sorte que l’agir politique reste ce qu’il est, c’est-à-dire résiste à une transfiguration de l’action politique en une forme, organisatrice, unificatrice et totalisante, ce que serait l’Etat politique. La thèse essentielle de Marx c’est que la lutte contre l’Etat, en tant que forme, est inscrite dans la logique même de la démocratie. Il semblerait, si vous voulez, que cette…au fond…cette thèse de Marx, cette intuition de Marx, ait disparu de la critique marxienne. Le seul à mes yeux qui semble y avoir été sensible ces dernières années, c’est Jacques Rancière dans l’opposition qu’il fait entre ce qu’il appelle la « police », c’est-à-dire l’organisation, l’établissement des corps, et de l’autre la politique, c’est-à-dire comme interruption justement du dispositif de la police. Et il voit bien qu’il y a deux logiques, qu’il y a d’une part une logique que l’on pourrait appeler policière entre guillemets, dans la distribution des places, dans l’établissement des corps, et une autre logique, la logique politique, qui correspond à un trait égalitaire.

Alors quand j’étais venu à Lille il y a quelques années, on m’avait fait des reproches, en me disant, ou des objections, en me disant que cette « vraie démocratie », que j’ai appelée après insurgeante, ignorait l’institution ou accordait peu de place à l’institution. Donc la démocratie se déroberait au passage de la négativité à l’institution, il existerait un antagonisme nécessaire entre insurgeance et institution. Certes cette critique met le doigt sur une difficulté essentielle. Mais outrageusement simplificatrice serait la représentation des rapports entre la démocratie que j’appelle « insurgeante », et l’institution, sous le seul signe de l’antagonisme, comme si l’une se déployait toujours dans une effervescence instantanée et l’autre était immanquablement en proie à un statisme marmoréen. Une première réplique provisoire s’impose. Il existe une relation possible, compatible, entre démocratie, « vraie démocratie », et institution, dès lors que l’Acte constitutionnel reconnaît au peuple le droit à l’insurrection comme dans la Constitution de 1793. Et demander son retour comme au moment des insurrections de Prairial par exemple en 1795 c’était revendiquer la légitimité de l’insurrection. Or, précisément la défaite de l’insurrection de Prairial de 1795, a eu pour effet que la nouvelle Constitution de l’an III qui sacralisait l’ordre propriétaire, a supprimé aussitôt le droit à l’insurrection, portant un coup irrémédiable à l’imaginaire politique. Mais il ne suffit pas à la démocratie insurgeante d’être liée à l’institution du droit à l’insurrection pour résoudre le problème. Encore faut-il remarquer que cette démocratie ayant pour principe la non-domination, ne se déploie pas dans un espace-temps politiquement vide et indifférencié. Son rapport à l’effervescence ne doit pas faire illusion, l’effervescence n’est pas l’instantanéité. Elle n’appartient pas davantage au seul présent. Ainsi peut-elle, pour sauver l’agir politique du peuple, se tourner vers des institutions qui au moment de leur création ont eu pour finalité de favoriser l’exercice de cette action. Ainsi lors des événements de Prairial, l’insurrection prît appui sur les sections parisiennes et les députés Montagnards qui la soutinrent, firent voter le 1er prairial dans la Convention envahie, la permanence des sections qui avait été supprimée par un décret du 9 septembre 1793. Donc de même que la démocratie insurgeante peut instaurer une circulation entre insurgeance et institution, elle peut mettre en œuvre une circulation entre présent de l’événement et le passé dans la mesure où ils s’y rencontrent des institutions émancipatrices qui sont autant de promesses de liberté.

Une complexité du même ordre se révèle – et non pas une facilité ou une clarté – une complexité du même ordre se révèle, si l’on prend le problème du côté de l’institution. Pour ce faire peut-être convient-il d’emprunter la voie ouverte par Saint-Just dans les « Institutions républicaines », à savoir l’opposition entre les institutions d’une part et les lois de l’autre, la prééminence étant accordée aux institutions et la méfiance réservée aux lois, comme il apparaît dans le manuscrit de Saint-Just. Je cite : « une loi contraire aux institutions est tyrannique. Obéir aux lois, cela n’est pas clair. Car la loi n’est souvent autre chose que la volonté de celui qui l’impose. On a le droit de résister aux lois oppressives ». Donc sans rentrer dans l’ensemble de la démarche de Saint-Just, notons que la République doit d’abord être constituée par un tissu institutionnel, sorte d’assise première qui se distingue aussi bien du gouvernement, ce que Saint-Just appelle « la machine à gouvernement », que des lois, toujours susceptibles de dissimuler des actes de pouvoir arbitraires. Ces institutions qui ont pour finalité de lier les citoyens et les citoyennes par des rapports généreux, doivent porter en elles tant dans leur forme que dans leur teneur comme une naissance de la République et comme son anticipation sous forme de totalité dynamique. Même si la pensée de Saint-Just n’a pas totalement abouti, retenons qu’il a su mettre en lumière une spécificité de l’institution, irréductible aux lois et « la machine à gouvernement ». Spécificité qui a été reconnue de même par Marx. Dans « Les luttes de Classe en France », à propos de la révolution de 1848 où il remarque que la République de février ’48, République bourgeoise, fût obligée sous la pression du prolétariat de se doter, je cite, « d’institutions sociales », où il discerne même si c’est pour en critiquer la timidité, un mouvement qui consiste à dépasser la République bourgeoise, je cite toujours, « en idées, en imagination ». L’institution, plus matrice que cadre, contient en elle une dimension imaginaire d’anticipation qui par elle-même possède une puissance incitative de nature à faire naître, à engendrer des mœurs, ou plutôt des attitudes et des conduites qui vont dans la direction de l’émancipation qu’elle annonce. C’est en ce sens que l’institution, système d’anticipation disait Gilles Deleuze, s’oppose à la loi, dans la mesure où elle porte en elle un appel, l’appel d’une liberté à d’autres libertés qui la différencie radicalement de l’obligation propre à la loi, assortie de sanctions en cas de non-respect.

Reste une objection : n’y aurait-il pas incompatibilité, contradiction, entre l’insurgeance se manifestant dans un présent en effervescence, en proie à une mobilité extrême et l’institution ? Incompatibilité à plusieurs faces, cette effervescence serait telle que l’institution aurait du mal à y prendre place. En outre l’institution tendrait non à l’immobilisme mais tout au moins à une stabilité qui en tant que telle résisterait au changement, à la temporalité de la démocratie. Sur le premier point il se peut que l’insurgeance, grâce à une circulation entre le présent et le passé prenne appui sur certaines institutions qui informent un contexte politique donné. Ou même, il se peut que la démocratie pour persévérer dans son être et ne pas se réduire à un feu d’artifice, appelle, suscite en quelque sorte l’institution, destinée en ce cas à articuler le principe de non-domination et un certain ancrage dans le temps dans la confrontation des deux temporalités. Quant au second point, c’est-à-dire la stabilité de l’institution, il faut se garder de conclure hâtivement. Selon Merleau-Ponty l’institution dote l’expérience d’une dimension durable. Mais ce caractère durable qui se poursuit dans le temps, équivaut d’autant moins à un immobilisme que dans la dimension durable peut se laisser percevoir une durée créatrice, innovatrice, au sens bergsonien. Aussi la question se pose-t-elle de savoir si le caractère d’anticipation de l’institution, son rapport à l’imaginaire, ne travaille pas de l’intérieur la durabilité, comme si la dimension durable au lieu d’être résistance, obstacle au changement, se transformait en tremplin, s’avérait être une assise permettant de par sa stabilité relative la mise en œuvre de l’invention et de l’innovation. Dans cette conception anticipatrice de l’institution il importerait de privilégier la durée créatrice au détriment de la durée lente et uniforme à l’origine du ralentissement et de l’équilibre. C’est un théoricien de l’institution, Maurice Hauriou, à qui nous devons de regarder l’institution différemment ; c’est-à-dire la distinction entre deux formes de la durée. Le même écrivait : « l’institution est à tous égards la catégorie du mouvement ». La traversée de ces deux complexités tant du côté de l’insurgeance que du côté de l’institution peut permettre d’entrevoir comment penser ensemble la démocratie insurgeante, sa temporalité propre, et l’institution, dans la mesure où cette dernière, saisie à son tour dans sa temporalité spécifique, loin d’être étrangère à l’effervescence démocratique, de la contrecarrer, peut d’autant mieux y répondre que telle la démocratie on peut la concevoir et la pratiquer contre l’Etat. Notamment si elle apparaît comme la manifestation d’un droit non-étatique voire antiétatique, le droit social. En effet la pensée de l’institution s’accompagne souvent de la thèse selon laquelle l’Etat n’est pas la source primaire du droit. Si nous restons à l’écoute de Saint-Just et de ses précieuses distinctions entre lois et institutions, nous comprendrons alors que c’est entre la loi, la « machine à gouvernement » d’une part, et la démocratie insurgeante de l’autre qu’il y a conflit, incompatibilité, mais non entre elle et l’institution. …Voilà, je vous remercie de votre attention.


Commentaires

La démocratie insurgeante
samedi 7 août 2010 à 16h12

L’articulation qu’il rétablit entre l’institution et la "démocratie insurgeante" est précieuse, elle replace l’institution du côté du droit social et l¹extraie du politique, développant ainsi les propos de Lire Saint-Just, son introduction aux OC de St Just (Gallimard 2004). En outre, on peut lire dans les lignes que j¹en extraie ici (pp. 34 à 36), à la lumière de l¹involution actuelle, la connexion exacte, quasi identifiée, du processus de marchandisation de la société avec les effets fonctionnels du politique comme institution de ³blocage² du social passant tout entier sous son emprise, le tout donnant une exacte description du fascisme (je mets les passages à ce sujet en italique) :

"(...) Il faut dissocier droit et pouvoir, un ordre juridique et donc social est concevable indépendamment de tout phénomène de contrainte et d¹autorité. (...) Le lien politique n¹aboutit qu¹à une sociabilité par interdépendance où les individus essentiellement distincts se délimitent réciproquement et ne connaissent qu¹une liaison externe. Dès que la loi politique pénètre dans l¹état civil, les rapports les plus naturels sont vécus sur le mode du conflit et des rapports de dépendance se substituent à des rapports d¹union. Autrui, dans une telle société, est perçu comme un obstacle et la relation à autrui comme une relation d¹antagonisme ; la cité n¹est plus qu¹un assemblage de citoyens hostiles, divisés, se ménageant les uns les autres selon l¹équilibre du rapport de force, et seulement liés par l¹Etat qui se superpose à eux de l¹extérieur. L¹expression juridique d¹une telle forme de sociabilité ne peut être qu¹un ordre de coordination, autrement dit le contrat, instrument nécessaire à la médiation entre des individus séparés. A l¹inverse, la forme de sociabilité valorisée est spontanée. [...] Forme de sociabilité par interpénétration où, malgré les différences l¹identité prévaut, elle donne naissance à un doit d¹intégration, résolument anticontractuel, le droit social. [...] L¹Etat, la médiation contractuelle des volontés, ne crée pas la société. [...] L¹ordre social existe donc en tant qu¹ordre autonome, indépendant de l¹ordre étatique qui n¹a pour effet que de troubler cet ordre premier."

Le 10 Thermidor (28 juillet) 1794, les institutions (françaises) se coupent définitivement du droit social et retombent sous l¹autorité du politique. Elles ne s¹en émanciperont pas, bien que les rappels au droit social y taillent quelques brèches à la Libération ­ qui seront de nouveau grignotés élections après élections.

De même, on peut remarquer que les institutions mondiales issues de l¹ONU furent également vouées dans un premier temps à protéger les droits sociaux universels.

Depuis 2005, force est de constater qu¹elles sont passés sous l¹autorité politique ­ en l¹occurrence celle de la barbarie libérale faisant loi sur le droit social et relayée à tous les niveaux de l¹emprise étatique (nations) et supra-étatique (unions continentales).

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