Repenser la psyché

dimanche 6 septembre 2009
par  LieuxCommuns

Nous venons de perdre un camarade, un copain, un ami.
Jean-Franklin est mort vendredi 22 août 2014, et tout s’est assombri.

Notre travail ne serait pas le même sans ses critiques, ses désaccords, ses encouragements continus, son inextinguible rage contre l’injustice et la bêtise, ses appels à ne cesser de les combattre sous aucun prétexte. Ses derniers propos étaient des exhortations à la vie qui continue et recommence.
On retrouve sans peine le son de sa voix lorsqu’il écrit : « la barbarie où nous sommes fait du refus de ce monde une exigence éthique, plus exactement : une ultime façon de conserver notre humanité. Que cela marche ou pas est une autre question. »

Tout ceux qui cherchent l’émancipation viennent de perdre un des leurs.

Nous lui avons rendu hommage

Compte-rendu d’une séance de travail extrait du bulletin du IVième groupe, retranscrit et communiqué par J. F. Narodetzki.

Repenser la psyché

Gerassimos Stephanatos

Discutants : Evelyne Tysbaert, Jean Peuch-Lestrade

Rendre compte, dans l’espace imparti, d’une conférence aussi dense, d’une telle ampleur, et qui suppose connus les composants de la théorie de Castoriadis – je ne pourrai que faire de même – n’est pas chose aisée. D’autant que cette théorie emporte une ontologie nouvelle, dont la métapsychologie dépend ; laquelle, pour reprendre les mots dont Castoriadis usait à l’endroit de la théorie de Mélanie Klein, est à la fois freudienne et autre. La restitution en sera plus que lacunaire.

Repenser la psyché avec Castoriadis, c’est repenser la psychanalyse comme « activité pratico-poiétique », ce pour quoi Gerassimos Stephanatos a voulu retracer « le chemin parcouru, du noyau représentatif originaire – postulé au-delà de l’inconscient freudien et relié au corps – jusqu’au je chargé de maintenir l’unité de la subjectivité et de garantir son rapport à l’institution sociale ». Sur ce chemin, il signalera les principaux points de rencontre entre l’œuvre de Castoriadis et celle d’Aulagnier : la question de l’activité représentative originaire et celle du « travail créateur de construction de soi-même et du monde » que Stephanatos appelle « poièsis de soi ». L’une et l’autre théorisations signent, selon lui, « le recentrage de la psychanalyse sur le sens et la signification au lieu du signifiant structuraliste », ainsi que sur la temporalité, l’historicité et la représentation.

Chez Castoriadis, de fait, l’ontologie trinitaire de Lacan (R.S.I.), qui promeut la réduction de l’imaginaire au « spéculaire », et son mélange, « dans une confusion lamentable », « avec le ‘leurre’ et l’‘illusion’ » (« La psychanalyse, projet et élucidation », Topique, n° 19), vole en éclats. L’imaginaire « radical », pilier de la théorie castoriadienne, est en effet racine commune de l’imaginaire effectif (ou de l’imagination « seconde », reproductive et combinatoire) et du symbolique, qui le présuppose comme le symbolisme « présuppose la capacité de voir dans une chose ce qu’elle n’est pas, de la voir autre qu’elle n’est » ; « c’est finalement la capacité élémentaire et irréductible d’évoquer une image » (L’Institution imaginaire de la société, pp. 177-78). Précédant tant le sujet que la chose ou l’idée, l’imaginaire radical est puissance indéterminée, mais déterminante, de création incessante de significations, de formes et d’images ; il est « créateur » du monde des significations imaginaires centrales qui assurent la cohésion de la vie sociale. (Je relève que cette précédence n’est pas sans évoquer celle du symbolique lévi-straussien, repris par Lacan ; ce point mériterait discussion.)

Repenser la psyché à partir de Castoriadis, c’est aussi, souligne Stephanatos, « postuler l’imagination radicale comme activité originaire de phantasmatisation, qui préexiste et préside à toute organisation, même rudimentaire, de la pulsion », conditionne « l’accès de la pulsion à l’existence psychique », et constitue un « fonds » représentatif originaire, auquel la pulsion « emprunte ‘au départ’ sa délégation par représentation ». Activité imageante – antérieure, donc, au phantasme tel que pensé par Freud – qui est « matrice de tout ce qui fera sens par la suite », et où Stephanatos voit une correspondance avec le pictogramme d’Aulagnier. A ceci près que, si cette dernière traite la question de la genèse des éléments de la représentation pictographique (d’où sont-ils tirés ?) au moyen de la métaphore de la métabolisation et en postulant un emprunt fait par l’originaire au modèle sensoriel ingestion = plaisir / expulsion = déplaisir, Castoriadis se refuse à chercher l’origine de la représentation hors de la représentation elle-même : « il ne peut y avoir de vie psychique si la psyché n’est pas capacité originaire de faire surgir des représentations, et, ‘au départ’, une première représentation qui doit d’une certaine manière contenir en elle la possibilité d’organisation de toute représentation » (L’institution…, p.384). « Cercle de la création » castoriadien (du créé et des éléments de la création), où la psyché s’auto-constitue comme instance monadique originaire, sous les auspices d’une triple défonctionnalisation : de la représentation, de l’imagination (détachée des besoins vitaux) et du plaisir (investissement du plaisir de représentation au détriment du plaisir d’organe).

La « monade originaire », sous les espèces de laquelle Castoriadis se représente les prémices de la vie psychique, pousse donc la thèse du narcissisme primaire jusqu’à ses ultimes conséquences : une clôture absolue sur « soi ». Cette clôture du « pour-soi » est celle d’un état « unitaire » où proto-sujet et proto-objet seraient identiques, « où le désir est immédiatement représentation (i.e. possession psychique du désiré) », dit Stephanatos. La perte ni le manque n’y joue aucun rôle, puisque l’objet n’a pas encore été constitué. L’aliénation première est ici celle de l’autre au proto-sujet « par son appropriation totale dans le phantasme où l’autre et l’objet ne sont que comme le sujet », ajoute-t-il : l’aliénation au désir de l’autre est seconde. « Folie » unificatrice de la psyché monadique, où se met en œuvre l’équation soi=tout=plaisir=sens. C’est l’unité de la figure, du sens et du plaisir précédant toute séparation et toute différenciation, ni refoulée ni refoulable, état originaire à jamais inaccessible, que la psyché tentera de rétablir par l’identification (mais aussi et d’abord par l’hallucination et la phantasmatisation), qui permet à Castoriadis de soutenir que « la psyché est son propre objet perdu ».

La rupture, jamais achevée, de cette clôture en vue de l’avènement du je s’accomplira au fil de la « socialisation de la psyché », que Castoriadis théorise comme introjection des significations imaginaires sociales par l’infans, grâce à l’investissement du premier autre maternel (premier représentant du monde social-historique, donc de l’institution, pour Castoriadis ; « porte-parole » de l’ensemble, pour Aulagnier). Histoire conflictuelle, faite d’une succession de ruptures violentes, qui est indissociablement celle d’une psychogenèse et d’une sociogenèse dont l’aboutissement, dit-il, est « l’émergence de l’individu social comme coexistence toujours impossible et toujours réalisée d’un monde privé, singulier (kosmos idios) et d’un monde public commun et partagé (kosmos koinos) ». « Individu social », à entendre comme individu en partie capable, dans le meilleur des cas, de remplacer ses objets propres d’investissement par des objets socialement reconnus, devenus causes de plaisir pour la psyché, et de faire usage des représentations fournies par la Kultur, la société et l’histoire pour « représenter et se représenter le monde et son monde ». Le moindre de ces « objets sociaux » n’étant pas le langage, dont Castoriadis écrit qu’il pose le fait de parler comme activité déjà sublimée.

De sa conception de l’imaginaire découle celle de la cure comme auto-transformation créatrice, co-produite par l’analysant et son analyste, où le travail analytique, impossible à codifier, participe davantage, Stephanatos y insiste, de la construction interprétative « poiétique » que de la traduction inconscient/conscient. La construction du passé du sujet « n’est pas du passé re-composé, dit-il, mais du passé créé-recréé permettant […] justement à l’analysant de devenir co-auteur d’une histoire […] qui n’est plus vécue comme fatalité ».

L’objectif de l’analyse, selon Castoriadis, n’est autre que de permettre au je de « devenir une subjectivité réfléchissante, capable de délibération et volonté […], qui a cessé d’être une machine pseudo-rationnelle et socialement adaptée, et a reconnu et libéré l’imagination au noyau de la psyché » (Le Monde morcelé, p. 144-45). Où la réflexion est justement « effort pour briser la clôture ». On comprend que, pour lui, la pratique analytique ne puisse être que congruente avec le projet d’autonomie qui soutient toute son œuvre – laquelle s’oppose, en cela aussi, à la métaphysique lacanienne du sujet-assujetti – projet dont cette pratique est un vecteur, mais aussi bien un moment.

Ce projet ne semble pas tout à fait étranger à la pensée de celui qui fixait à la cure cette tâche : non pas « rendre impossibles les réactions morbides, mais […] offrir au moi du malade la liberté de se décider pour ceci ou pour cela » (Le Moi et le Ça).

Discussion

Un enregistrement défectueux du débat me contraint à ne donner qu’un résumé des propos des deux « discutants » qui ont bien voulu me communiquer leurs notes. Toutes mes excuses aux autres intervenants.

Evelyne Tisbaert (...enregistrement défectueux...)

Jean Peuch-Lestrade s’interroge sur le peu d’écho que la pensée de Castoriadis rencontre au Quatrième Groupe, à la différence de celle d’Aulagnier. Il regrette que Stephanatos n’ait pas abordé la dimension politique de la pensée de Castoriadis, indissociable de sa conception de la psyché. Il se demande, d’autre part, si nous sommes d’accord avec Castoriadis pour considérer que la psychanalyse, « activité pratico-poiétique » rejoignant le projet d’autonomie humaine, n’est pas une science.

Il souligne l’intérêt de la logique proposée par Castoriadis (logique des magmas) pour penser l’inconscient, la diversité irréductible des éléments de la psyché et le conflit entre les instances psychiques et la pluralité (celle des identifications, par exemple) – quand le modèle freudien ne parvient pas à rendre compte de cette diversité. Ce dernier, qui relève de la logique « identitaire-ensembliste » et familialiste, permet en revanche de passer du registre plural au registre de l’un, sans solution de continuité (ainsi de l’identification au père de la préhistoire personnelle).

Peuch-Lestrade tient la défonctionnalisation de l’imagination pour l’apport fondamental de Castoriadis et rappelle son insistance sur le registre de la création au plan psychique, comme capacité de faire surgir une première représentation sur laquelle s’étaiera la pulsion – quand Aulagnier recourt, pour le pictogramme, au modèle de l’emprunt au sensoriel.

De cette défonctionnalisation, la monade psychique serait le moment « mythique », dont le solipsisme recoupe, certes, un « courant » de l’œuvre de Freud, mais Peuch-Lestrade y voit un postulat rendu nécessaire par la cohérence de la théorie castoriadienne, remis en cause, en particulier, par les compétences innées des nourrissons. L’ « erreur » de Castoriadis consisterait non pas en la thèse de la clôture solipsiste (qu’on retrouve dans le solipsisme mélancolique, l’idéologie totalitaire ou la cohérence des systèmes philosophiques), mais plutôt en ce qu’il postule cette monade comme étant à l’origine du fonctionnement psychique dont la socialisation de la psyché viendrait dégager le sujet : référence au modèle freudien de la régression vers un état unitaire que Castoriadis ne critique pas. Selon Peuch-Lestrade, la monade ne serait pas à l’orée du fonctionnement psychique, mais à celle du fonctionnement objectal. La clôture solipsiste serait une conquête du sujet sur le monde, auquel la psyché impose un conflit permanent entre les pôles d’attraction contradictoires de son fonctionnement que sont la défonctionnalisaton de l’imagination, la clôture et la socialisation. Ce que viennent illustrer l’autisme infantile, par sa difficulté à mettre en place la défonctionnalisation de l’imagination, et la psychose, par sa difficulté à mettre en place la socialisation de la psyché.

Jean-Franklin Narodetzki


Commentaires

Sur « Repenser la psyché »
dimanche 20 septembre 2009 à 11h23

Sur “REPENSER LA PSYCHE”

A propos du “noyau représentatif originaire – postulé au-delà de l’inconscient freudien et relié au corps”, ne serait-ce pas plus juste de concevoir ce NRO comme “postulé en-deça de l’inconscient...” ? Il est bon que soit ici réaffirmé le lien psyché-soma comme originaire de la représentation (sinon de l’imaginaire radical ?). Mais ne pourrait-on pas parler, pour mieux le distinguer, de noyau “représentationnel” (plutôt que “représentatif”) pour signifier qu’il est simplement, à ce stade, en puissance de représentation (mais c’est un terme laid et il faudrait trouver mieux). D’autre part, je préfère aussi parler de “constante monadique” plutôt que “monade originaire”, car je suis plutôt encline à percevoir la monade comme un impératif psychique, plutôt que comme état ou objet, noyau ou, pire, “centre” de la psyché. Car aussi bien l’impératif monadique peut être, sous certaines conditions, surdéterminant, autant il peut être aussi, sous certaines conditions, défectueux, ou “abîmé”. Pour autant, il est vital à la formation d’une individualité consciente d’elle-même en tant que “Un” et constamment capable à la fois de se reconnaître (ipséïté) en autrui tout en s’en distinguant (altérité). Je suis extrêmement sensible, sur ces questions, à ce que l’autisme pourrait nous en dire – il est possible que, lorsque Castoriadis évoquait la pédiatrie avec S. Barbery au sujet de la monade, il ait eu aussi ce souci présent à l’esprit. Je postule cela parce que ça me semble logique.

Que les théorisations d’Aulagnier et de Castoriadis signent “le recentrage de la psychanalyse sur le sens et la signification au lieu du signifiant structuraliste, ainsi que sur la temporalité, l’historicité et la représentation” : oui, j’applaudis des deux mains et j’y ajouterai la symbolisation (ou re-symbolisation), élargie à l’acception sociale-imaginaire du terme et non strictement lacanienne, sans pour autant réfuter la validité basique de cette spécification, mais en la contextualisant dans ce “rapport au monde” que le monde lui-même en tant qu’institué impose à la psyché, afin de dégager, ensuite, la possibilité d’un rapport au monde pouvant être aussi compris réciproquement comme “monde à être” du point de vue du sujet autonome.

Le paragraphe qui synthétise ce en quoi Castoriadis et Aulagnier rompent avec le lacanisme est remarquablement clair. J’y ajouterai que la question se pose alors, et doit trouver réponse par l’observation pratique, de l’articulation “imaginaire radical/ impératif monadique” : nature de cette articulation, ses perturbations, ses obligations constructives. Car, d’une part, on peut poser le fonctionnement de l’imaginaire radical comme ouvert et postuler d’autre part l’impératif monadique comme, non pas “fermé” (surtout pas fermé !), mais comme exigence de cohérence, nécessité d’agréger du cohérent (bien en-deçà même de toute signification déjà socialisée). Dans cette perspective, l’imaginaire radical agrégé participe forcément de la constitution monadique, et la soutient ; en retour, cette dernière tend toujours à “unifier” cet IR. Bien des pathologies peuvent surgir de dysfonctionnements dans cette articulation (notamment lorsqu’il y aurait domination de l’une des deux polarités sur l’autre, sous l’influence du social) et éclairer celle-ci d’autant. Bien des “illusions” collectives aussi.

Lorsque M. Stéphanatos rapporte “l’activité imageante” au pictogramme d’Aulagnier : je suis tout à fait d’accord. Et, à mon sens, cette “activité imageante” n’est pas, et ne peut être, indépendante de l’IR. Il souligne l’écart entre Castoriadis et Aulagnier à ce propos (Aulagnier “fixant” le pictogramme dans une genèse qui lui suppose une antériorité, Castoriadis renvoyant la représentation à elle-même). Pour ma part, je pense que les deux dimensions non seulement sont justes, mais coexistent (et cela tout au long de la vie psychique) et je pense que le trauma de la naissance pourrait être “la source” de l’éclatement ET de la synergie de ces deux vecteurs (tout comme il y a synergie entre la monade et l’IR). La représentativité étant toujours et à la fois auto-justifiée et simultanément aux prises avec le temps, c’est-à-dire la mémoire, le devenir, la modification. L’imaginaire radical de la psyché nouvelle-née achoppe inévitablement sur le sensoriel : il n’y a pas ici, de mon point de vue, contradiction entre le pictogramme d’Aulagnier et la représentation au sens créateur de Castoriadis bien qu’effectivement, le renvoi au sensoriel pour faire comprendre le choix du terme “pictogramme” porte à confusion chez Aulagnier. Mais je doute qu’elle identifie entièrement le pictogramme au sensoriel, comme on pourrait le dire par exemple d’une cicatrice sur la peau. L’IR tisse du soma dès la naissance, que l’impératif monadique absorbe aussitôt, dans l’indifférencié seul d’abord, certes, mais dans l’indifférencié aussi tout le temps. Point qui a son importance lorsqu’on considère les comportements collectifs “aveugles”.

En revanche, sur la monade originaire comme clôture, je suis plus dubitative. Que l’en-soi et le pour-soi y occupent une fonction vitalement déterminante, c’est certain. Mais, si cette monade n’est pas ouverte dès le départ, elle ne peut se développer, soutenir l’évolution de la formation psychique, exiger l’agrégation. Par ailleurs, il me semble que ce que nous observons comme “clôture” dans l’autisme (c’est-à-dire pb d’ordre spatial) pourrait être plutôt l’incapacité pour la monade de s’intégrer au temps et le temps, autrement dit, de l’agréger tout en s’y agrégeant elle-même (est-ce le commencement qui ferait défaut ?) : il serait possible ici que l’imaginaire radical soit en jeu, en défaut – car la prime représentation du temps, dans la psyché, est nécessairement du ressort de l’IR. Celui-ci se retrouverait en quelque sorte piégé, générant en compensation la “surfonctionnalisation” de l’imagination – et le blocage de ce qu’on pourrait appeler la “respiration” monadique.

Mais la question reste : la monade est-elle unité ouverte “par nature”, dès le départ, ou bien est-ce son articulation à l’IR qui lui apporte cette pénétrabilité vitale ? Cette question rejoint ce que, plus haut, je dis d’une représentativité qui, à la fois, ne connaîtrait pas d’autre fin ni de source d’elle-même tout en étant constamment en prise avec le temps : comment, dans la genèse de sa formation, la psyché intègre-t-elle le temps, comment le temps l’investit-il, s’il le fait (et jusqu’où) ? On aurait affaire là à une représentation fondamentale (ou trauma, constellation ou “scène inaugurale”) – représentation qui, elle-même, lance pour ainsi dire la psyché dans le temps, dans l’histoire, et dans les aléas de son “devenir à être”.

Agamben postule ce qu’il appelle “la Voix” comme ce qui, antérieur à l’accès à la parole et l’inaugurant, ouvre à la psyché l’ordre du langage en même temps que celui du temps (la Voix comme “appel du sens” chez Agamben est évidemment présente chez l’enfant sourd, elle peut se tisser d’une infinité de signes insonores mais pour autant tous créateurs de transformations permanentes, d’animations non aléatoires). Cela pourrait, du point de vue de la totalité qu’elle vise, infliger une “blessure” à l’exigence monadique – son incomplétude – à la faveur précisément de laquelle l’IR, ici, vient, par le détour des représentations données et imaginées la “compléter”, la reconstituer, mais en l’obligeant à l’ouverture. Cela donnerait raison à M. Peuch-Lestrade posant “la monade” comme orée de l’objectal. On pourrait aussi supposer que le “défaut” de la Voix pourrait constituer une cause de l’autisme. Pour autant, la prégnation de la “Voix” sur la psyché procède évidemment de l’IR – mais non de la monade (cela rejoint le rôle de l’IR évoqué dans la formation de l’autisme, supra, à propos de la formation d’une “représentation” du temps, si tant est qu’une telle représentation puisse, dans la psyché, se constituer à la fois dans la stabilité et la modification permanente, ce qui reste à démontrer). Et s’il y a un tant soit peu de vrai dans cette hypothèse, alors l’ex/communication qu’opère l’imaginaire institué de la société contemporaine sur l’imagination radicale pourrait bien ne pas être totalement étrangère à la progression des troubles & pathologies psychiques de nature autistiques (sans exclure les facteurs biologiques).

Je pense que le narcissisme doit être radicalement distingué de l’exigence monadique “originaire”. Les rapprocher au sens où le narcissisme consacrerait une sorte d’absolu de la monade serait une erreur. Le narcissisme participe nécessairement de la socialisation (autrement dit de l’imaginaire “second”) de l’impératif monadique. Dans cet “imaginaire second” qui s’entretisse dans les premiers temps de la vie psychique, est déjà refoulé/transformé l’imaginaire radical : l’impératif monadique “s’accroche” alors au narcissisme, précisément pour subsister (en tant que puissance d’agrégation cohérente), au moins durant un temps. Qu’il y reste accroché, ça c’est une autre histoire... C’est donc là où le vecteur temporel, “historique” défendu par Aulagnier prend sa raison : pour rester “fidèle à elle-même” (autrement dit monadique), la représentation doit précisément changer, ou tout au moins et au fil de son développement se modifier, se déguiser, s’artefacter, se sophistiquer. Mais elle n’y perd, évidemment, jamais sa nature d’imaginaire radical (c’est-à-dire en puissance de création sociale, même par inertie), dont elle est l’émanation (la représentation pour elle-même).

Si, effectivement, Castoriadis “postule la monade comme étant à l’origine du fonctionnement psychique dont la socialisation de la psyché viendrait dégager le sujet, référence au modèle freudien de la régression vers un état unitaire que Castoriadis ne critique pas”, alors je serais d’accord avec M. Peuch-Lestrade qui voit là une erreur. Toutefois, je ne suis pas trop d’accord avec lui lorsqu’il situe la monade à l’orée du fonctionnement objectal (donc second par rapport au fonctionnement psychique per se). Je pense avec Castoriadis que “l”impératif monadique” (qu’on peut qualifier “d’impératif catégorique”, du point de vue psychique, pour l’individu) est nécessairement premier. Mais il n’est pas une “monade” accomplie. Sous cet angle, la psyché n’est donc jamais totalement accomplie, adéquate à elle-même. Mais pour autant elle n’est jamais totalement non plus “son propre objet perdu”.

Peut-être peut-on dire alors, avec M. Peuch-Lestrade cette fois, que le “basculement” de la psyché dans l’auto-représentation de la monade “absolument accomplie” (et s’étant aliéné en quelque sorte l’IR) peut, ici, piéger la psyché dans l’objectal. Il y a toujours bien sûr oscillation, déséquilibre permanent dont la seule résolution possible n’est évidemment pas “l’équilibre” immobilisé, mais au contraire le mouvement, le changement, l’évolution, la pleine entrée de la psyché dans le temps, ce qui implique aussi pour elle de pouvoir, du point de vue de l’impératif monadique, agir dans une certaine mesure SUR le temps. Le blocage, là, est social et principalement : économique. Entre tous ces termes, qui recouvrent des réalités encore imprécises, sont nécessairement et toujours en jeu, en synergie, deux impératifs au fond : “l’ensembliste-identitaire” (impératif monadique) et le flot des représentations (imaginaire radical). L’un et l’autre présentant un certain degré d’autonomie, le conflit, et avec lui la création, la poïesis, en résultent.

Il reste que j’ai, comme toujours, énormément de mal à accepter la validité du terme de “clôture” : ce n’est certainement pas parce que l’autisme nous en donne l’image (et reste que c’est nous qui la formons, “du dehors”, cette image, décuplée par l’indicible souffrance de l’autiste), qu’il peut valider l’hypothèse de la monade castoriadisienne comme clôture (même si Castoriadis lui-même y prête parfois le flanc). La monade “clôturée” est d’abord une monade “hors du temps” - ce temps forcément partagé, qui la met aussi en partage à elle-même et, au-delà d’elle, met en partage la souffrance, et la transformation.

Anne Vernet 19.09.09

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