Repenser la psyché
Gerassimos Stephanatos
Discutants : Evelyne Tysbaert, Jean Peuch-Lestrade
Rendre compte, dans l’espace imparti, d’une conférence aussi dense, d’une telle ampleur, et qui suppose connus les composants de la théorie de Castoriadis – je ne pourrai que faire de même – n’est pas chose aisée. D’autant que cette théorie emporte une ontologie nouvelle, dont la métapsychologie dépend ; laquelle, pour reprendre les mots dont Castoriadis usait à l’endroit de la théorie de Mélanie Klein, est à la fois freudienne et autre. La restitution en sera plus que lacunaire.
Repenser la psyché avec Castoriadis, c’est repenser la psychanalyse comme « activité pratico-poiétique », ce pour quoi Gerassimos Stephanatos a voulu retracer « le chemin parcouru, du noyau représentatif originaire – postulé au-delà de l’inconscient freudien et relié au corps – jusqu’au je chargé de maintenir l’unité de la subjectivité et de garantir son rapport à l’institution sociale ». Sur ce chemin, il signalera les principaux points de rencontre entre l’œuvre de Castoriadis et celle d’Aulagnier : la question de l’activité représentative originaire et celle du « travail créateur de construction de soi-même et du monde » que Stephanatos appelle « poièsis de soi ». L’une et l’autre théorisations signent, selon lui, « le recentrage de la psychanalyse sur le sens et la signification au lieu du signifiant structuraliste », ainsi que sur la temporalité, l’historicité et la représentation.
Chez Castoriadis, de fait, l’ontologie trinitaire de Lacan (R.S.I.), qui promeut la réduction de l’imaginaire au « spéculaire », et son mélange, « dans une confusion lamentable », « avec le ‘leurre’ et l’‘illusion’ » (« La psychanalyse, projet et élucidation », Topique, n° 19), vole en éclats. L’imaginaire « radical », pilier de la théorie castoriadienne, est en effet racine commune de l’imaginaire effectif (ou de l’imagination « seconde », reproductive et combinatoire) et du symbolique, qui le présuppose comme le symbolisme « présuppose la capacité de voir dans une chose ce qu’elle n’est pas, de la voir autre qu’elle n’est » ; « c’est finalement la capacité élémentaire et irréductible d’évoquer une image » (L’Institution imaginaire de la société, pp. 177-78). Précédant tant le sujet que la chose ou l’idée, l’imaginaire radical est puissance indéterminée, mais déterminante, de création incessante de significations, de formes et d’images ; il est « créateur » du monde des significations imaginaires centrales qui assurent la cohésion de la vie sociale. (Je relève que cette précédence n’est pas sans évoquer celle du symbolique lévi-straussien, repris par Lacan ; ce point mériterait discussion.)
Repenser la psyché à partir de Castoriadis, c’est aussi, souligne Stephanatos, « postuler l’imagination radicale comme activité originaire de phantasmatisation, qui préexiste et préside à toute organisation, même rudimentaire, de la pulsion », conditionne « l’accès de la pulsion à l’existence psychique », et constitue un « fonds » représentatif originaire, auquel la pulsion « emprunte ‘au départ’ sa délégation par représentation ». Activité imageante – antérieure, donc, au phantasme tel que pensé par Freud – qui est « matrice de tout ce qui fera sens par la suite », et où Stephanatos voit une correspondance avec le pictogramme d’Aulagnier. A ceci près que, si cette dernière traite la question de la genèse des éléments de la représentation pictographique (d’où sont-ils tirés ?) au moyen de la métaphore de la métabolisation et en postulant un emprunt fait par l’originaire au modèle sensoriel ingestion = plaisir / expulsion = déplaisir, Castoriadis se refuse à chercher l’origine de la représentation hors de la représentation elle-même : « il ne peut y avoir de vie psychique si la psyché n’est pas capacité originaire de faire surgir des représentations, et, ‘au départ’, une première représentation qui doit d’une certaine manière contenir en elle la possibilité d’organisation de toute représentation » (L’institution…, p.384). « Cercle de la création » castoriadien (du créé et des éléments de la création), où la psyché s’auto-constitue comme instance monadique originaire, sous les auspices d’une triple défonctionnalisation : de la représentation, de l’imagination (détachée des besoins vitaux) et du plaisir (investissement du plaisir de représentation au détriment du plaisir d’organe).
La « monade originaire », sous les espèces de laquelle Castoriadis se représente les prémices de la vie psychique, pousse donc la thèse du narcissisme primaire jusqu’à ses ultimes conséquences : une clôture absolue sur « soi ». Cette clôture du « pour-soi » est celle d’un état « unitaire » où proto-sujet et proto-objet seraient identiques, « où le désir est immédiatement représentation (i.e. possession psychique du désiré) », dit Stephanatos. La perte ni le manque n’y joue aucun rôle, puisque l’objet n’a pas encore été constitué. L’aliénation première est ici celle de l’autre au proto-sujet « par son appropriation totale dans le phantasme où l’autre et l’objet ne sont que comme le sujet », ajoute-t-il : l’aliénation au désir de l’autre est seconde. « Folie » unificatrice de la psyché monadique, où se met en œuvre l’équation soi=tout=plaisir=sens. C’est l’unité de la figure, du sens et du plaisir précédant toute séparation et toute différenciation, ni refoulée ni refoulable, état originaire à jamais inaccessible, que la psyché tentera de rétablir par l’identification (mais aussi et d’abord par l’hallucination et la phantasmatisation), qui permet à Castoriadis de soutenir que « la psyché est son propre objet perdu ».
La rupture, jamais achevée, de cette clôture en vue de l’avènement du je s’accomplira au fil de la « socialisation de la psyché », que Castoriadis théorise comme introjection des significations imaginaires sociales par l’infans, grâce à l’investissement du premier autre maternel (premier représentant du monde social-historique, donc de l’institution, pour Castoriadis ; « porte-parole » de l’ensemble, pour Aulagnier). Histoire conflictuelle, faite d’une succession de ruptures violentes, qui est indissociablement celle d’une psychogenèse et d’une sociogenèse dont l’aboutissement, dit-il, est « l’émergence de l’individu social comme coexistence toujours impossible et toujours réalisée d’un monde privé, singulier (kosmos idios) et d’un monde public commun et partagé (kosmos koinos) ». « Individu social », à entendre comme individu en partie capable, dans le meilleur des cas, de remplacer ses objets propres d’investissement par des objets socialement reconnus, devenus causes de plaisir pour la psyché, et de faire usage des représentations fournies par la Kultur, la société et l’histoire pour « représenter et se représenter le monde et son monde ». Le moindre de ces « objets sociaux » n’étant pas le langage, dont Castoriadis écrit qu’il pose le fait de parler comme activité déjà sublimée.
De sa conception de l’imaginaire découle celle de la cure comme auto-transformation créatrice, co-produite par l’analysant et son analyste, où le travail analytique, impossible à codifier, participe davantage, Stephanatos y insiste, de la construction interprétative « poiétique » que de la traduction inconscient/conscient. La construction du passé du sujet « n’est pas du passé re-composé, dit-il, mais du passé créé-recréé permettant […] justement à l’analysant de devenir co-auteur d’une histoire […] qui n’est plus vécue comme fatalité ».
L’objectif de l’analyse, selon Castoriadis, n’est autre que de permettre au je de « devenir une subjectivité réfléchissante, capable de délibération et volonté […], qui a cessé d’être une machine pseudo-rationnelle et socialement adaptée, et a reconnu et libéré l’imagination au noyau de la psyché » (Le Monde morcelé, p. 144-45). Où la réflexion est justement « effort pour briser la clôture ». On comprend que, pour lui, la pratique analytique ne puisse être que congruente avec le projet d’autonomie qui soutient toute son œuvre – laquelle s’oppose, en cela aussi, à la métaphysique lacanienne du sujet-assujetti – projet dont cette pratique est un vecteur, mais aussi bien un moment.
Ce projet ne semble pas tout à fait étranger à la pensée de celui qui fixait à la cure cette tâche : non pas « rendre impossibles les réactions morbides, mais […] offrir au moi du malade la liberté de se décider pour ceci ou pour cela » (Le Moi et le Ça).
Discussion
Un enregistrement défectueux du débat me contraint à ne donner qu’un résumé des propos des deux « discutants » qui ont bien voulu me communiquer leurs notes. Toutes mes excuses aux autres intervenants.
Evelyne Tisbaert (...enregistrement défectueux...)
Jean Peuch-Lestrade s’interroge sur le peu d’écho que la pensée de Castoriadis rencontre au Quatrième Groupe, à la différence de celle d’Aulagnier. Il regrette que Stephanatos n’ait pas abordé la dimension politique de la pensée de Castoriadis, indissociable de sa conception de la psyché. Il se demande, d’autre part, si nous sommes d’accord avec Castoriadis pour considérer que la psychanalyse, « activité pratico-poiétique » rejoignant le projet d’autonomie humaine, n’est pas une science.
Il souligne l’intérêt de la logique proposée par Castoriadis (logique des magmas) pour penser l’inconscient, la diversité irréductible des éléments de la psyché et le conflit entre les instances psychiques et la pluralité (celle des identifications, par exemple) – quand le modèle freudien ne parvient pas à rendre compte de cette diversité. Ce dernier, qui relève de la logique « identitaire-ensembliste » et familialiste, permet en revanche de passer du registre plural au registre de l’un, sans solution de continuité (ainsi de l’identification au père de la préhistoire personnelle).
Peuch-Lestrade tient la défonctionnalisation de l’imagination pour l’apport fondamental de Castoriadis et rappelle son insistance sur le registre de la création au plan psychique, comme capacité de faire surgir une première représentation sur laquelle s’étaiera la pulsion – quand Aulagnier recourt, pour le pictogramme, au modèle de l’emprunt au sensoriel.
De cette défonctionnalisation, la monade psychique serait le moment « mythique », dont le solipsisme recoupe, certes, un « courant » de l’œuvre de Freud, mais Peuch-Lestrade y voit un postulat rendu nécessaire par la cohérence de la théorie castoriadienne, remis en cause, en particulier, par les compétences innées des nourrissons. L’ « erreur » de Castoriadis consisterait non pas en la thèse de la clôture solipsiste (qu’on retrouve dans le solipsisme mélancolique, l’idéologie totalitaire ou la cohérence des systèmes philosophiques), mais plutôt en ce qu’il postule cette monade comme étant à l’origine du fonctionnement psychique dont la socialisation de la psyché viendrait dégager le sujet : référence au modèle freudien de la régression vers un état unitaire que Castoriadis ne critique pas. Selon Peuch-Lestrade, la monade ne serait pas à l’orée du fonctionnement psychique, mais à celle du fonctionnement objectal. La clôture solipsiste serait une conquête du sujet sur le monde, auquel la psyché impose un conflit permanent entre les pôles d’attraction contradictoires de son fonctionnement que sont la défonctionnalisaton de l’imagination, la clôture et la socialisation. Ce que viennent illustrer l’autisme infantile, par sa difficulté à mettre en place la défonctionnalisation de l’imagination, et la psychose, par sa difficulté à mettre en place la socialisation de la psyché.
Jean-Franklin Narodetzki
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